François Tassart : Nouveaux souvenirs intimes sur Guy de Maupassant, texte établi, annoté et présenté par Pierre Cogny, Nizet, 1962, pp. 25-29.
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III
EN NÈGRE

Février 18...
Vers neuf heures du soir, un monsieur arrive à la maison portant à la main un coffret dans le genre de ceux qu’emploient les livreurs de pharmacie. Il dépose, dans l’antichambre, cette boîte dont les angles garnis de métal brillaient comme de l’argent, sur la console où il l’avait placée ; puis, avec la grâce d’un mylord anglais, il se prêta le mieux du monde à ce que je lui retire son pardessus, et, d’un geste bref, il ôta son chapeau qu’il plaça lui-même au porte-manteau. Alors sous la lumière éblouissante du gaz, m’apparut la tête la plus extraordinaire qu’on ait jamais vue au parterre d’un théâtre de la Ville Lumière ; un crâne d’un rouge violacé, pareil à celui des nomades de l’Algérie, qui vont au marché de la ville la plus voisine pour se faire appliquer chez le barbier des ventouses scarifiées, autour une couronne d’un roux éteint, passé, rappelant celle qui joue au vent du désert à la naissance de la bosse de ces grands et infatigables quadrupèdes, que leur sobriété légendaire rend si utiles aux caravanes dans les sables brûlants du désert africain. Introduit dans le cabinet de toilette cet homme rangea avec ordre et symétrie, sur la table, une quantité de petits flacons, une variété de petits pinceaux et un nombre respectable de tampons d’ouate. Mon maître était assis sur sa chaise basse de travail, enveloppé d’un grand peignoir et de serviettes, ne laissant à nu que le cou et la tête et l’artiste, car c’en était un, se mit à l’œuvre : ses doigts longs et maigres, fripés comme ceux d’une lavandière, couraient, glissaient avec une dextérité qui ne manquait pas de grâce sur le cou et le visage de « Bel Ami » qui montrait en ce moment l’impassibilité forcée de quelqu’un qui brave une douleur. En ce calme voulu on sentait bien que cette opération était désagréable à M. de Maupassant. Alors, pourquoi, dira-t-on, se laisser imposer une pareille torture ?
Déjà les cheveux prennent la teinte de l’encre violette, et après un travail acharné, et force tampons imbibés des teintures les plus diverses, ils arrivent à prendre un beau noir d’ébène ; puis à l’aide de ses pinceaux, l’artiste lui dessine le tour de la bouche des yeux et du nez. En ce moment, celui qui avait l’aspect d’un nègre, est secoué de quelques mouvements nerveux ; l’opérateur qui s’en aperçoit, lui dit : « Cela va être fini, Monsieur ». Et cela sur un ton de douceur que prendrait une mère tendre pour son amour de bébé qui n’aime pas qu’on lui fasse sa toilette. M. de Maupassant remet alors quelques louis dans la main de ce coiffeur d’un nouveau genre qui se confond en remerciements et lui laisse un flacon de céréolithe1 pour enlever les traces de teintures diverses et se nettoyer la tête et les cheveux quand il voudra revenir à son état normal.
Une heure plus tard, mon maître était habillé, souliers vernis, chaussettes de soie noire, un pantalon bleu très clair un gilet à raies blanches et or, un habit rouge à boutons de métal ; le col blanc de sa chemise faisait ressortir le noir de son cou et de son visage. Coiffé d’une chéchia, M. de Maupassant se regarde dans la glace et n’a pas même un de ces sourires de satisfaction dont les nègres sont si prodigues, pour montrer la blancheur de leurs dents, quand ils se voient en si belle tenue. Mon maître se dirige alors vers le salon où il est reçu par les exclamations de Jacquot, qui monte et descend sur son perchoir, de toute la vitesse qu’il peut fournir, tant il était étonné à la vue de ce visage noir et de cet habit rouge. Il se calme enfin, et revenu de sa surprise, il dit avec force : « Maupassant ! Maupassant ! te voilà de retour... » et il rit de tout son cœur. « Vous voyez, me dit alors, mon maître, tout d’abord, ce perroquet a cru avoir retrouvé en moi un ami de son pays natal, mais il s’est aperçu bien vite de son erreur, et pour me prouver qu’il n’était pas dupe de mon déguisement, il m’a tenu le même langage que quand je rentre de voyage. — Cela me surprend d’autant moins, repris-je, que j’ai été témoin dans mon pays d’un trait analogue, qui prouve bien l’esprit des bêtes. Une dame avait un geai à qui elle avait appris à parler, et souvent avec beaucoup d’à-propos ; elle recevait presque toutes les semaines un officier qui venait faire sa partie ; dès que le geai l’apercevait, s’il était en tenue, il criait : « Portez armes ! ! ! ». Si, au contraire, il était en civil, il lui disait « Bonjour, capitaine ».

*

Les douze coups de minuit venaient de sonner au cartel de la salle à manger, et, douillettement installé auprès du feu, j’étais absorbé par les Trois Mousquetaires que je lisais avec le plus vif intérêt ; et cet intérêt était d’autant plus vif, que j’en étais au passage où le héros d’Alexandre Dumas vient de faire avec succès son voyage à Londres, et que Mme Bonacieux devient presque aimable2 ; c’était réellement captivant. La clef de la porte d’entrée tourne dans la serrure ; c’est mon maître qui rentre. « Ah ! vous êtes là, me dit-il, quelle chance ! un bain tout de suite, s’il vous plaît ! »
Dès qu’il fut dans son bain : « Décidément, dit-il, je ne suis pas fait pour les mascarades, j’aime cependant les déguisements et les intrigues sous le masque, c’est d’autant plus amusant qu’on connaît les personnes auxquelles on parle et qu’on n’est pas connu d’elles, j’ai joué pourtant pas mal de rôles au théâtre, aux Verguies3 avec mes amis : Fontaine et autres ». Tout en passant sur son cou, son visage et sa tête la mixture que lui avait remise le coiffeur, il me conta plusieurs soirées historiques, dont quelques unes s’étaient terminées dramatiquement, entre autres, celle donnée par Charles VI, roi de France, à l’occasion du mariage d’un de ses favoris4. Le roi et plusieurs seigneurs étaient déguisés en satyres, le maillot dont ils étaient revêtus avait été enduit de résine sur laquelle étaient collées quantité de plumes ; le feu prit à l’un de ces déguisements, qui se communiqua à celui du roi et de plusieurs autres seigneurs. Le roi ne dut son salut qu’à la présence d’esprit de la Duchesse de Berry qui l’enveloppa dans sa longue robe mais quatre autres Seigneurs furent atrocement brûlés et moururent trois jours après dans des souffrances épouvantables.
Le poète satirique Scarron, qui dans une folie de Carnaval, se jeta tout en sueur dans la Mayenne où, saisi d’un froid très vif, il fut retiré perclus de rhumatismes, qui devaient faire de lui le cul-de-jatte qu’il est resté jusqu’à sa mort (sic).
Et pendant ce temps-là, mon maître avait employé tout le contenu du flacon de céréolithe sans obtenir le moindre résultat. Il essaya alors de la vaseline sans plus de succès. « Alors, dit-il, essayons le savon de Marseille ». Et ses deux mains armées d’un gros morceau de cette substance, il se frottait énergiquement, il plongeait la tête à plusieurs reprises dans la baignoire. Et chaque fois que cette boule noire, qui a écrit « Mouche5 » disparaissait sous l’eau, on apercevait une multitude de bulles de savon remontant à la surface, simulant autant d’yeux de poissons, semblables à de petites buées que chaque vague recouvre au passage. Et la tête plongeait et replongeait sans cesse, sans rien perdre de sa couleur de moricaud. Cependant, au bout d’un temps qui me parut fort long, il ne restait plus qu’une teinte bronzée, puis le teint devint plus clair et tout à fait normal, avec le brillant d’un verni sous lequel courait un sang bleu.
Je présentai une glace à mon maître, qui devant le résultat obtenu poussa deux exclamations : « Ah ! Ah ! » sonores qui témoignaient bien de la joie qu’il éprouvait d’être enfin débarrassé de son horrible couleur de Négrito. Et dire que Piroli, assise sur le meuble gothique à la tête de la baignoire, assista à toute cette scène sans broncher, laissant seulement entendre de temps à autres, quelques légers miaulements, qui, comme une plainte à peine formulée, laissaient croire qu’elle n’était tout de même pas sans une certaine inquiétude sur le résultat de la longue lessive à laquelle se livrait son maître.
M. de Maupassant en sortant de son bain se regarda dans la glace et satisfait de se retrouver lui-même, écarta de son index la paupière de son œil gauche, geste qui lui était familier. « Croiriez-vous, me dit-il, que pas un des invités de M. le Comte Zernuski n’a eu la perspicacité de Jacquot. Je suis rentré sans avoir été reconnu ». C’est par cette réflexion philosophique sur l’esprit des bêtes que se termina cette émouvante odyssée.

1 Il doit s’agir d’un onguent solidifié à base de cérat. Le cérat était alors très répandu et n’est plus employé en raison de la rapidité avec laquelle il devient rance.
2 Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, chap. 23 : « Le rendez-vous ».
3 Les Verguies : nom de la villa de Mme de Maupassant, à Étretat, où Maupassant séjourna dès l’enfance. Il devait continuer la tradition des mascarades, fêtes et joyeuses frairies dans la villa qu’il fit construire sur un terrain offert par sa mère, La Guillette.
4 Allusion au bal des Ardents (1398), demeuré célèbre.
5 Mouche parut dans L’Écho de Paris du 7 février 1890.

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