François Tassart : Nouveaux souvenirs intimes sur Guy de Maupassant, texte établi, annoté et présenté par Pierre Cogny, Nizet, 1962, pp. 30-36.
Chapitre III Chapitre IV Chapitre V

IV
LA CHAMBRE AUX SOUVENIRS

La chambre aux souvenirs décrite et photographiée par M. de Maupassant se trouvait située rue Boccador, et c’était en octobre 1891.
Les arbres de l’avenue et de la place de l’Alma portaient encore fièrement leurs secondes feuilles empreintes du vert tendre de l’automne. La grande voûte de l’Hippodrome apparaissait toute brillante, entourée de maisons blanches très gaies, des équipages se croisaient, les uns couleurs argent avec livrées bleues, d’autres couleurs or avec des livrées vertes. Puis, au-delà de la ligne foncée de la Seine se dressait la tour Eiffel1 semblable à un géant fantastique, énorme, apparu sur un océan de ciel. Ce coin de Paris vu ainsi, pourquoi me fait-il autant de plaisir que les cimes des Pyrénées ? Que voulez-vous, après avoir battu pendant tant d’années l’asphalte, on y revient toujours avec une joie qui vous remue l’âme comme à la vue du clocher de votre village. Puis, aujourd’hui, le soleil brillait franc et doré. Bientôt il gagna les fenêtres et l’intérieur de l’appartement. C’est alors que M. de Maupassant me dit : « Je crois que le moment est propice » et nous nous mîmes à photographier sa chambre et la bibliothèque, un grand meuble ancien dans le fond de la salle à manger. Le haut du même cliché présente le médaillon en plâtre de Flaubert qui servit à mouler le bronze de son monument à Rouen.
Les clichés plongés au bain, nous sommes revenus dans la chambre et M. de Maupassant se mit à la décrire en disant : « Oui, ma chambre est pour moi d’un grand intérêt, reflète beaucoup de moi-même, car tout ce qu’elle renferme sont des souvenirs précieux qui se rattachent à ma vie littéraire. Ainsi, ce lit Louis XIII à colonnes, qui n’est pas bien beau et trop lourd m’a toujours suivi depuis ma sortie du Collège. Que de bonnes nuits de sommeil il m’a données, et que de nouvelles j’y ai préparées le matin, encore bien au chaud, sous les édredons, regardant son ciel, garni d’une toile Louis XVI d’un vert tendre qui a gardé toute sa fraîcheur d’antan et sur laquelle sont semées les engrelures de soie. Je ne m’explique pas pourquoi mes yeux éprouvent toujours une sensation agréable à la vue de cette toile d’un ton si doux et si charmant.
La tapisserie qui en garnit le fond représente une chasse au sanglier : le dessin en a été fait par le Comte de Dammartin dans l’enclos du château de Sorel2, au bord de l’Eure, la Comtesse... exécuta ce travail qu’elle offrit à mon grand-père de Maupassant après un dîner de chasse à courre.
Ce châle, tapis des Indes qui me sert de couvre-lit, a été porté par ma grand-mère Le Poittevin, et cette bergère était sa préférée. C’est bien confortablement assise sur ces coussins de duvet qu’elle donna les premières leçons à son fils Alfred qui lui profitèrent très bien, puisqu’à sa fin prématurée, à trente ans, M. Bouilhet3, le poète rouennais l’avait classé comme l’un des futurs maîtres de la rime.
Et ce fauteuil Louis XVI est celui dans lequel mon grand-père Le Poittevin revoyait les classiques. Puis la table de nuit Louis XVI à rouleaux que, si elle ne venait pas de mon grand-père, j’aurais déjà mise de côté, tant son roulement m’est désagréable.
Ces deux vases que voici ont toute une histoire que je vais vous dire en quelques mots brefs ; ma mère avait reçu en cadeau de noce une pendule empire montée sur des colonnes libres et qui avait un timbre assez fort : elle la plaça sur la cheminée de sa chambre à coucher de retour de son voyage de noce. Dès la première nuit elle remarqua le son de cette pendule et se dit : « Comme c’est singulier, elle sonne fort, puis elle se répète doucement. On croirait qu’elle veut s’assurer qu’on l’a bien entendue ». Quelques nuits passèrent, et un jour que ma mère se trouvait près de la cheminée au moment de la sonnerie de ce timbre qui l’intriguait, elle ne fut pas peu surprise de constater que c’était ces deux vases qui faisaient écho, répétant harmonieusement les sons de la pendule. M. de Maupassant frappa légèrement avec un couteau à papier le bronze de Rodin qui était entre les vases de la cheminée. Ils répétèrent fidèlement le son du bronze. À la vue des vases en vieux chine rose on était bien près de penser que les figures étranges garnies de petites mèches de poil dont ils étaient de-ci de-là décorés, étaient pour quelque chose dans cette répétition des sons. Sur cette réflexion M. de Maupassant me répondit : « Ces masques aux yeux bridés sont ceux d’une race dont les membres ont été les auteurs de la première civilisation ». J’aurais pu écrire sur ce fait une nouvelle assez sensationnelle, mais on est toujours à dire : « Oh ! Maupassant ! ».
Cependant voyez comme on met le feu aux poudres sans raison ; le bas de cette armoire sur laquelle j’ai fait ajouter un dessus avec la glace, a appartenu au mobilier fameux de ma nouvelle : « Qui sait ?4 ». C’est mon oncle Le Poittevin qui l’avait achetée sans savoir ; il me l’a repassée quand M. Flaubert et M. Lapierre5 l’eurent reconnue, car ce mobilier avait été volé dans les environs de Rouen, et ce sont ces deux derniers qui me contèrent cette histoire qu’on a trouvée si fantastique. Il est vrai de dire que mon héros y met toute la bonne volonté possible quand il retrouve ses bibelots et qu’il dit : « Songez, songez à l’état de mon âme ». Et, agonisant d’émotion, car je suis brave, j’avançais comme un chevalier des époques ténébreuses pénétrant en un séjour de sortilèges. Je retrouvais de pas en pas tout ce qui m’avait appartenu, mes lustres, mes livres, mes tableaux, mes étoffes, tout, sauf le bureau rempli de mes lettres que je n’aperçus point. Puis cette tapisserie qui garnit ce panneau de droite, la tentation de Jésus par Satan, faisait également partie du mobilier de ma nouvelle « Qui sait ? »
Ensuite, cette glace qui ne dit pas grand chose, vous croyez peut être que je vais prétendre qu’elle a éclairé le visage de Diane de Poitiers, ou de la Pompadour. Non, non, c’est bien plus simple, mais plus littéraire. C’est elle, ce petit carreau qui a montré à George Sand son premier fil d’argent. Eh ! oui à la vue de ce cheveu elle s’écria, « c’est la faute de Flaubert » ... On s’est demandé pourquoi la faute à Flaubert, ce brave qui n’avait jamais fait de peine à personne et n’aurait sûrement pas fait de mal à une mouche. Après avoir réfléchi on a cru avoir trouvé puisque ce fait s’était produit à la suite d’une réunion littéraire intime pendant laquelle Flaubert avait bien parlé de l’œuvre de Musset.
Quant à cette jolie miniature, je vais vous conter pourquoi elle n’est pas au salon avec celles de la famille.
Où je restais, rue Clauzel6, la maison était modeste, il y avait plusieurs appartements, par étage. Un jour que je sortais sur le palier une dame me présenta ce petit portrait, me priant de lui remettre en retour quelque argent, et elle ajouta timidement : « Je dois me rendre à la maternité, et je suis... ». De fait, sa situation demandait son passage en ce genre d’établissement. Je lui ai donné vingt francs et l’ai priée de garder sa miniature ce qu’elle fit en maugréant doucement, puis elle m’adressa les remerciements d’une personne bien élevée.
Huit ou dix ans après cette courte entrevue, je reçus de cette même dame, dont je n’avais plus entendu parler, par la poste, un petit coffret qui contenait ce bijou ; en même temps une lettre dans laquelle elle me priait d’accepter ce petit portrait en souvenir, et suivaient des remerciements sincères. Puis par une phrase bien tournée elle s’amusait d’un larcin : « Oui, disait-elle, comment et pourquoi, je ne sais, mais un matin que votre domestique faisait votre ménage, la porte ouverte, je vous ai subtilisé sur votre bureau une strophe de vers. Puis je les ai lus, relus, et plus je les relisais, plus je croyais que vous les aviez écrits à mon intention. Je dois vous avouer qu’en ce temps-là mon esprit était encore aux chimères, mais enfin avouez tout de même que vous m’aviez vue et que vous avez pensé à moi en les composant. Comme je suis tenace !... ». Et elle terminait sa lettre en me disant que depuis son séjour rue Clauzel sa situation s’était bien améliorée. Elle ajoutait : « Je suis bien heureuse de la vôtre, et je suis avec une attention religieuse tout ce qui paraît écrit de votre plume. Agréez, Monsieur toute ma reconnaissance et laissez-moi croire, je vous prie, que votre esprit de gentilhomme m’a pardonné mon larcin. — Marie Van de Bélune ».
Les cachets de cette lettre portaient le nom de Lille, et je me suis souvenu que j’avais remarqué que cette dame possédait de la distinction et avait de la ressemblance avec sa miniature aux cheveux de lin.
Ce chiffon est un talisman que m’a offert la grosse juive de Tunis, vous vous rappelez, cette femme qui n’était plus qu’une boule de graisse. Je n’ai pas su si c’était le guide ou le Docteur Charvot qui l’avait avertie de ma venue. Toujours est-il qu’elle m’a reçu en me donnant mon nom, de plus elle eut à mon adresse et à celle de mon œuvre quelques phrases qui dénotaient une personne au courant de notre littérature. Eh ! oui, je ne sais si je pourrai jamais écrire ce que j’ai vu de ces races intéressantes de Tunis.
Ces deux têtes de chiens sont celles de Mathô et de Daphné, ces deux charmantes bêtes qui furent les compagnons aimables et joyeux de ma première jeunesse, tous deux d’une intelligence remarquable et doués de bonnes qualités physiques. Celui-ci, Mathô, était un nageur de première force comme moi, il s’enfonçait dans l’eau et en remontait les lames avec une rapidité étonnante. C’est lui, ce brave toutou, qui m’accompagnait dans mon bateau quand j’allais seul flâner en mer, je m’allongeais au fond de la frêle embarcation. Que de lectures j’ai faites ainsi pendant que la marée montante nous conduisait vers le rivage !... En ces heures le brave Mathô devenait pilote. Debout, ses deux pattes appuyées sur le bastingage, de son œil de sphinx et de son flair subtil, il sondait tout ce qui nous entourait en-dessus et en-dessous. Il ne manquait pas de me signaler le moindre fait anormal. Quant à Daphné, sans être une fille de Pénée, elle possédait des qualités admirables.
Cette soie rose aux tons désuets avec son reste ardent de l’époque Louis XVI, je l’ai trouvée, c’est le cas de le dire, sur le seuil de la superbe chapelle Palatine à Palerme. J’avais donné quelques sous à une personne qui vendait des objets de piété à la porte et elle me dit : « Vous êtes Français ? ». « Oui, lui ai-je répondu ». « Eh bien, j’ai des choses anciennes. Si vous voulez les voir ». Vous vous rappelez les belles dentelles.
Cette chapelle Palatine avait produit une grande impression sur M. de Maupassant. Voici ce qu’il en dit dans son volume La Vie errante7 (p. 80).
— « Quand on pénètre dans la chapelle, on demeure d’abord saisi comme en face d’une chose surprenante, dont on subit la puissance avant de l’avoir comprise. La beauté colorée et calme, pénétrante et irrésistible de cette petite église qui est le plus absolu chef-d’œuvre imaginable, vous laisse immobile devant ces murs couverts d’immenses mosaïques à fond d’or, luisant d’une clarté douce et éclairant le monument entier, d’une lumière sombre, entraînant aussitôt la pensée en des paysages bibliques et divins. On voit, debout dans un ciel de feu tous ceux qui furent mêlés à la vie de l’Homme-Dieu ».
Cette photographie fut tirée d’une curieuse mosaïque, ajouta-t-il, représentant le Labyrinthe de Crète avec le Minotaure au centre, et près de l’entrée une barque amenant Thésée et son fils. Elle fut trouvée sur l’emplacement de la métropole d’Hadrumète près de Sousse. J’ai relaté la chose dans mes voyages.
Puis, M. de Maupassant désignant du bout du pied le tapis ajouta : « Cette carpette si curieuse, avec sa longue chevelure de laine, avec ses couleurs bigarrées et étranges qui ont tant intrigué la pauvre Piroli. Que pouvait-elle chercher dans la trame de ce tapis, la fouillant de ses pattes et de son nez. Quelle odeur y trouvait-elle ? je me le demande : peut être le parfum de quelque encens mystérieux dont les Arabes ont coutume de se servir pour leurs offices religieux, intéressants par certains côtés, surtout à la Mosquée de Kairouan.
Enfin, se tournant vers le salon dont toutes les doubles portes étaient ouvertes, montrant l’armoire qui se trouve dans la salle à manger, il expliqua encore : « Je crois que ce meuble fera bien en photographie et aussi le buste de Flaubert au-dessus de cette porte ». Puis pénétrant dans sa bibliothèque il ajouta : « Flaubert et vous, avez été mes auxiliaires... ». Quand M. de Maupassant prononçait ce nom de Flaubert sa voix prenait des tons tendres et exprimait toute sa reconnaissance à son Maître8.

1 La tour Eiffel avait alors tout l’attrait de la nouveauté, puisque construite pour l’Exposition de 1889. Paul Alexis, dans Quelques souvenirs sur Maupassant (Journal, 8 juillet 1893) note : « C’était pendant l’Exposition et il se montrait très irrité contre la tour Eiffel. Une sorte d’ennemi personnel, la tour ».
2 Château de la Renaissance, construit par la famille Séguier. Il s’agit de la famille des Chabannes, comtes de Dammartin, dont le berceau est à Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne).
3 Alfred Le Poittevin, frère de Laure et ami intime de Flaubert, au même titre que Louis Bouilhet (1822-1869).
4 Qui Sait ?, paru dans L’Écho de Paris du 6 avril 1890 est un des contes où Maupassant a décrit de la manière la plus poignante, et presque sous forme clinique, l’angoisse de la folie, ce qui ne signifie nullement qu’il faille voir là une des premières atteintes de son mal.
5 Charles Lapierre, né à Gisors le 21 mai 1828, après des études au Lycée de Rouen, fit carrière dans le journalisme au Moniteur du Loiret à Orléans, puis au Nouvelliste de Rouen qu’il dirigea jusqu’en 1892. Il mourut le 19 août 1893.
6 Maupassant habita, pendant les premières années de son séjour à Paris, 17, rue Clauzel, une maison mal famée, qu’il quitta pour la rue Dulong.
7 Maupassant, dans le passage cité par François, commençait sa description en ces termes : « La chapelle Palatine, la plus belle qui soit au monde, le plus surprenant bijou religieux rêvé par la pensée humaine et exécuté par des mains d’artiste, est enfermée dans la lourde construction du Palais-Royal, ancienne forteresse construite par les Normands ».
8 François, dans une note manuscrite, demandait qui possédait le tableau de Riou représentant le Bel Ami, et il ajoutait : « Ce tableau, M. de Maupassant l’avait placé en dernier lieu à la droite de la cheminée de son salon, rue Boccador, juste à hauteur d’homme, et, quand le matin il avait salué d’un regard affectueux son maître Flaubert, il allait au tableau qui représentait son Bel Ami ».

Chapitre III Chapitre IV Chapitre V