François Tassart : Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de chambre (1883-1893), Plon Nourrit et Cie, 1911, pp. 165-194.
Chapitre XI Chapitre XII Chapitre XIII

Chapitre XII
Avril — Août 1889

À Poissy. — François a connu Flaubert. — Madame Bovary à l’office. — Zola et Maupassant. — Les Rougon-Macquart jugés par un loyal serviteur. — Pot-Bouille est un déni de justice. — Parallèle entre Zola et Flaubert par Maupassant. — La danse du ventre rue Montchanin. — Séjour à Triel. — Le repas à la Guinguette. — Maupassant raconte ses luttes avec des chiens furieux. — Sauvetage nocturne. — La femme de l’ingénieur — Pourquoi pas de médaille de sauvetage ? — En passant devant Médan. — MM. Zola et H. Pessard déjeunent à la maison. — Le régime de suralimentation du docteur Grubby. — Gaie promenade en bateau à vapeur. — Dîner sur l’eau. — Une page du Décaméron. — Retour à Étretat. — Notre Cœur. — Indices de surmenage. — La peur des araignées.
Paris, fin d’avril 1889. — Le soleil est beau, cette année, à Paris. Hier, mon maître a eu la migraine et aujourd’hui il a les yeux rouges. Il ne se plaint pas, il sait souffrir ; c’est à peine s’il prend un peu d’éther ou d’antipyrine pour ces grands maux de tête. Ce qu’il regrette le plus, ce sont les journées de travail perdues, car à la suite de ces crises, il a besoin d’un repos absolu. Alors, je lui prépare des mets absolument légers ; son estomac le tracasse aussi parfois, me dit-il, mais je le crois tout de même bon, puisque jamais il n’a manqué une digestion. Malgré cela, ses souffrances sont peut-être nerveuses.
Son appartement lui déplaît, le bruit incessant des voitures sur ces gros pavés le fatigue ; puis, comme point de vue, ce terrain vague, clos de planches noires espacées, que le soleil baigne à plaisir de ses rayons, cela lui fait l’effet d’un non-sens, d’une chose qui ne doit pas être. Pour cacher cette horreur ensoleillée, Monsieur se décide à mettre des rideaux de vitrage en toile verte, aux fenêtres. C’est bien adoucissant pour la vue, mais aussi cela rend l’appartement sombre et triste ! Il faut chercher à tâtons les objets dont on a besoin et l’on a toujours peur de casser quelque chose... Mon maître s’ennuie tellement dans ce logis qu’il est bien décidé à se remettre au canotage et il me dit : « Je vous emmène demain à Poissy où j’ai fait transporter mes bateaux ; car, à Chatou, ce n’était plus tenable, à cause du voisinage. Il y avait vraiment trop de demi-mondaines. Je le regrette pour Alphonse et Mme Papillon qui ont toujours été très gentils pour moi et qui prenaient grand soin de mes bateaux... Il est nécessaire que vous fassiez connaissance avec les propriétaires de l’Hôtel de l’Esturgeon et aussi avec le gardien de mes bateaux. »
À 8 heures du matin, il me sonne : « Êtes-vous prêt, François ? me dit-il, car il faut que nous prenions le premier train pour arriver à l’heure du déjeuner. » Nous partons... En arrivant à Poissy, mon maître alla chez le gardien de ses bateaux et le pria de venir immédiatement voir ce qu’il y avait à faire pour que tout fût en état dans quinze jours. En passant devant l’hôtel, il commanda le déjeuner.
Au garage, M. de Maupassant s’expliqua longuement avec le gardien, puis il m’envoya chercher un constructeur peintre. Enfin, tout étant bien convenu, nous revenons déjeuner, et il me dit : « J’ai vraiment bien fait de vous emmener ; ils sont peu intelligents et il faudra que nous venions de temps en temps, l’un ou l’autre... »
Aussitôt après le déjeuner, il consulta son indicateur : « Nous n’avons pas de train direct maintenant, dit-il, et je ne puis canoter, il n’y a rien en état... Eh bien ! Je vais faire un tour jusqu’à Villennes ; si vous voulez m’accompagner, cela vous fera connaître le pays, au cas où vous auriez à y aller plus tard. »
Nous voilà en route ; nous dépassons les avenues de Poissy qui longent le fleuve, puis nous arrivons à des petites prairies semées de bouquets d’arbres ; sur la gauche, au-delà de la voie ferrée, nous apercevons un château tout blanc dans un site merveilleux ; ici, nous marchons dans un bien joli sentier, Monsieur en avant, car il n’y a place que pour une personne. « Comme c’est beau, me dit-il, la nature en pleine éclosion ! »

En effet, il était charmant, ce sentier qui courait le long d’un talus couvert d’herbe et de mousse ; dans les champs, sur le coteau, tous les cerisiers étaient en fleurs ; à droite, des ronces géantes grimpaient sur les arbustes ; puis, le long de la Seine, de grands peupliers piquaient leurs cimes dans le ciel... Arrivés à un endroit où le sentier s’élargissait, nous trouvons un petit chemin qui descendait vers la Seine ; Monsieur s’arrêta et, se tournant vers un petit sous-bois, il me dit : « Cette trouée me fait penser à Flaubert... Pendant que j’y pense, je vous prie, François, de ne pas me laisser oublier que c’est jeudi prochain que doit avoir lieu notre réunion du comité à Rouen pour le monument Flaubert. Je l’ai bien inscrit sur mon carnet, mais il est plus sûr d’être deux à s’en souvenir. Ne m’avez-vous pas dit que vous l’aviez connu ?... — Oui, Monsieur, j’ai eu le très grand honneur de servir à table M. Flaubert, en 1876 et 1877, chez Mme de T*** qui habitait rue Murillo, dans la cour contiguë à la maison de M. Flaubert. Mes souvenirs sont d’autant plus précis que je fus très surpris quand le maître d’hôtel me dit, en me désignant M. Flaubert : “Vous voyez ce monsieur ; il faut toujours le servir le premier, même avant les dames.”

« Il occupait la place de droite près de la maîtresse de maison et Claudius Popelin celle de gauche. “Cela se fait ainsi, me dit le maître d’hôtel, parce que ce monsieur est un esprit supérieur, un écrivain remarquable. Du reste, je vous donnerai à lire un de ses livres et vous pourrez en juger par vous-même.” Il me donna Madame Bovary, que je lus d’abord tout seul. Ce livre m’impressionna vivement ; je le trouvai tellement juste et si saisissant que j’en fis la lecture à haute voix pendant plusieurs soirées à la cuisine devant tout le personnel assemblé. Cette lecture suscita des discussions entre les femmes de chambre à propos de la première sortie à cheval de Mme Bovary avec le seigneur son voisin, et cela devint encore plus sérieux quand je lus le passage où Mme Bovary, en revenant du château, un matin, se trouve devant la hutte aux prises avec le braconnier chasseur. La bonne anglaise disait : “Oh ! yes ! moi, à la place de Mme Bovary, je serais entrée dans la hutte très gentiment, je l’aurais étourdi, enveloppé de fausses caresses, puis je lui aurais arraché son fusil, et j’aurais tué, lui ! Comme cela, il n’aurait pas pu dire aux gens du pays qu’il avait vu moi revenir du château !”

« Pour mon compte, Monsieur, je vous dirai que j’ai longtemps rêvé du pharmacien. De la fenêtre de notre cuisine, on pouvait voir jusque dans la salle à manger de M. Flaubert. Après la lecture de Madame Bovary, cette fenêtre était toujours occupée par une ou deux femmes de chambre qui cherchaient à apercevoir l’auteur de ce beau livre. L’une disait : “J’ai vu un coin de sa robe de chambre”, l’autre : “J’ai aperçu son crâne tout nu.” Une troisième ajoutait : “Moi, j’ai vu ses longues mèches de cheveux qui lui descendaient sur le dos.” »

Je parlais toujours ; mon maître m’écoutait, heureux de m’entendre, dans ma grande simplicité, parler de M. Flaubert qu’il aimait tant... Nous arrivions sous le fameux sophora de Villennes, aux bras gigantesques, sous lesquels on a installé un restaurant et toutes sortes de jeux. Monsieur me demande si je veux prendre quelque chose, je remercie. Alors il me dit : « Venez par ici, nous allons traverser la voie ferrée et je vais vous faire voir l’endroit où l’on embarque, pour le cas où nous aurions à le faire un jour. » De l’embarcadère, il me montra au loin le pont de Triel.
Après avoir retraversé la voie du chemin de fer et tourné à droite, nous longeons une vieille église cachée en partie par un rideau de feuilles naissantes ; puis, par un petit chemin, nous arrivons en haut du coteau sur une grande route. De là, on découvre un panorama grandiose.
M. de Maupassant s’arrêta pour bien regarder, puis il me dit : « Voyez, François, comme c’est imposant, ce point de vue, cette plaine immense ! Là-bas, en face, la forêt de Saint-Germain ; plus à gauche, la chaîne de Cheverchemont, plus bas Triel et Vaux, Meulan, dans le fond Mantes la Jolie, vers laquelle coule ce beau fleuve enjolivé de toutes ses îles. Il faut aussi que vous sachiez que cette route-ci conduit à Médan, chez M. Zola. J’aurai sans doute à vous y envoyer. Maintenant, nous allons prendre de ce côté par les bois, je les connais tous, nous ne nous perdrons pas, soyez-en bien sûr... Ce Zola est un écrivain de première force. Avez-vous lu quelque chose de lui ? »
Je répondis : « Oui, monsieur, mais peu ; les Rougon-Macquart seulement. — Hé ! fit mon maître, eh bien ? — Oh ! Monsieur, je ne sais trop quoi vous dire, car c’est de la littérature et je n’y entends goutte... »

M. de Maupassant me dit : « Vous vous rattrapez bien en cuisine ; on ne peut pas tout savoir. Mais enfin, vous avez lu les Rougon-Macquart ? — Oui, Monsieur, et puisque vous désirez savoir ce que j’en pense, je vais vous le dire. M. Zola a beaucoup trop exagéré en parlant des domestiques ; il fait dire à ces pauvres bonnes toutes sortes d’horreurs ; dans Pot-Bouille, il leur fait crier par les fenêtres des cours des mots sales, malpropres. Je vous répète, Monsieur, qu’il a exagéré. Je suis domestique depuis vingt-cinq ans et jamais je n’ai entendu des propos approchant de ceux que M. Zola met dans la bouche de ses personnages. Puis, son Trublot, je veux bien croire qu’il existe ; mais c’est un sujet très rare. Je ne dis pas que les bonnes, les cuisinières, n’ont pas leurs désirs d’amour comme les autres femmes. Non, mais de là à dire qu’elles en sont toutes là, prêtes à cacher des Trublot derrière les portes de leur cuisine, en attendant le moment de les faire monter dans leur mansarde, non, Monsieur, non !

« M. Zola a pris ses documents bien bas ; je me demande où il a pu aller les chercher. Ce n’est pas bien de s’en prendre à de pauvres êtres sans défense, qui sont souvent très intéressants. Que de fois dans une journée la plupart d’entre elles foulent aux pieds leur amour-propre pour garder leur place et rester honnêtes ! Et cela pour toucher à la fin du mois trente francs, sur lesquels elles s’achètent le strict nécessaire et envoient le reste à leurs bons vieux parents, encore surchargés de jeunes enfants ou souvent infirmes !

« J’aurais, certes, trouvé beaucoup mieux que M. Zola mît en relief l’honnêteté, le dévouement des domestiques, les épreuves qu’ils ont souvent à supporter ; car il ne faut pas, dans la plupart des maisons, avoir de caractère, il faut toujours s’effacer ; si l’on vous humilie, ne pas avoir l’air de s’en apercevoir. Le travail est souvent dur, sans réconfort ni encouragement, car on est séparé de ses parents ; tout cela et beaucoup d’autres détails auraient offert un meilleur sujet d’étude à ce M. Zola et, certes, cela se rencontre plus souvent que les histoires dégoûtantes qu’il a racontées et qu’il a certainement inventées, car il n’est pas dans le vrai, il n’a pas vu ce qu’il a écrit. Cela n’existe pas et, sûrement, je ne suis pas le seul à penser qu’il faut avoir en soi-même des pensées viles et malsaines pour faire sortir de son cerveau des choses aussi répugnantes qui, je le répète, n’ont jamais existé. »

Je me démenais comme un beau diable, j’en avais chaud. M. de Maupassant souriait, de temps en temps il hochait la tête, frappait plus ou moins fort la terre avec sa canne. Enfin il me dit :

« Croyez, François, que Zola n’a pas voulu atteindre ces braves filles dont vous me parlez si bien. Il a voulu seulement montrer dans cette classe de la société le côté défectueux. Son œuvre est très bien, mais, comme toujours, il a cherché un grand effet pour la vente. S’il avait écrit dans le sens de ce que vous venez de dire, il n’aurait rien vendu, tandis qu’avec ce qu’il a fait, tous les appétits malsains vont se jeter sur ses livres, ce sera une curée, et l’argent, qui était tout ce qu’il visait, affluera. C’est, selon moi, un tort, car pour qu’un artiste donne vraiment sa mesure, il ne doit penser qu’à son œuvre et être absolument désintéressé.

« Ainsi, voyez Flaubert, dont nous parlions tout à l’heure, c’est sûrement celui qui a fait rendre à la langue française le plus de grâce et d’harmonie. Aussi quelle patience et quel désintéressement ! Comme tant d’autres, il aurait pu publier des romans et se faire des revenus, mais il a préféré suivre sa vocation d’artiste et s’enfermer pendant quinze années pour écrire Salammbô !

« Aussi plus tard, dans cent ans, dans deux siècles, je dirai même quand la société aura passé par des convulsions terribles et que la République vraie aura trouvé sa voie, quand des couches nouvelles assainies et assagies auront surgi des artistes, des littérateurs de premier ordre, eh bien, soyez sûr que presque tous les écrivains de ce siècle seront oubliés, tandis que la belle œuvre de Flaubert apparaîtra en plein rayonnement. Tous les gens intelligents voudront la lire, parce qu’ils sentiront ce qu’on peut tirer d’une œuvre aussi forte et aussi noble. »

Ces dernières paroles, mon maître les prononça très haut, faisant le geste de les lancer dans l’espace.
Nous avions traversé le bois, un village et toute une étendue de plaine ; Monsieur regarda sa montre et dit : « Il est 4 heures 25 ; il nous reste trente minutes pour nous rendre à la gare, dont nous sommes à environ quatre kilomètres. C’est très faisable. Vous y êtes, François ? » Et serrant sa canne dans sa main droite, il prend son pas de grand marcheur.
Arrivés à la gare, nous avons circulé sur les quais pour ne pas nous refroidir, car nous avions chaud. Puis, Monsieur me montra une maison toute couverte de vigne vierge et de lierre : « C’est là, me dit-il, que M. Meissonier, le grand peintre, habite l’été... »

Rue Montchanin, 25 avril 1889, 9 heures du matin. — M. de Maupassant est debout, près de la cheminée de sa chambre. Il met des pièces d’or en piles.

« Vous voyez, me dit-il, tout ceci est mon gain d’hier soir. La somme est rondelette, mais je ne veux pas en garder un sou. Cette après-midi, j’irai au bureau de bienfaisance. Je ne sais pas pourquoi tous ces gens du monde me forcent à jouer. Ainsi, hier, la réunion était chez mon ami X..., l’avocat, vous savez bien, celui qui est venu déjeuner avec moi l’année dernière. À cette soirée, les dames étaient en majorité. Sur leurs instances, je dus consentir à jouer ; toutefois, je les prévins qu’elles avaient tort, car il était probable que leurs belles cagnottes iraient aux pauvres...

« Je ne comprends pas cette aversion qui est en moi pour tous les jeux d’argent, alors que j’ai tant d’entrain pour les jeux d’esprit et encore plus pour tout ce qui est entraînement physique. »


Les premiers jours de mai 1889, mon maître fait venir rue Montchanin une troupe d’Arabes, qui arrivait d’Alger, pour donner des représentations à l’Exposition. Il profita de l’occasion pour offrir à quelques amis privilégiés la primeur du savoir-faire de ces artistes d’Afrique, artistes drôles, originaux.
L’une des femmes, en entrant, me sauta au cou en me disant des choses très aimables : « Je te reconnais, toi, tu es venu à Alger, je me souviens de toi, oh oui, oui ! » Et elle ne cessait de m’embrasser, ce qui me gênait beaucoup, tandis que Monsieur riait à se tordre. Il intervint : « Mais il est très possible que Madame vous ait vu à Alger, après tout, puisque vous y avez été. » La jeune personne, encouragée par ces paroles, ne me lâchait pas ; elle était, ma foi, très gentille avec sa petite figure ronde et brune, ses beaux yeux veloutés. Seulement je ne sais si elle avait eu chaud, mais une odeur fade, sauvage, plus écœurante qu’appétissante, se dégageait de sa poitrine presque entièrement découverte, ornée seulement d’un collier de sequins qui, à chaque mouvement de tête, rendait un son de ferraille. Il y avait douze femmes et quatre hommes, plus leur barnum.
Dans le salon, elles paraissent gênées, tournant sur elles-mêmes, se prenant les pieds dans les tapis et dans le bas de leurs robes qu’elles portaient longues, aussi bien par devant que par derrière, et avec une ampleur telle qu’on aurait pu croire qu’elles avaient des crinolines. Les présentations finies, leur guide les fit asseoir tous en rond et ils commencèrent leurs boum-boum de musique, chants et cris. Après le premier morceau, on les fit passer dans la salle à manger, pour prendre des gâteaux et boire du champagne.
Ce bon vin de France leur fut offert comme étant une boisson spéciale fabriquée à leur intention, car au vin, même le plus fin, Mahomet leur interdisait de goûter et ils ne voulaient pas lui désobéir. Après chaque danse ou morceau de musique, on les rafraîchissait toujours d’un ou deux verres de champagne.
Elles voulaient toutes maintenant faire la danse du ventre, même les plus âgées. Alors ce fut un sabbat de tous les diables, c’était à qui produirait les contorsions les plus agiles et vraiment les plus extraordinaires. Ce n’était plus intéressant, du reste : c’était vu de trop près ; enfin l’on en était arrivé au point que les acteurs s’amusaient plus que les spectateurs. À chaque instant mon maître quittait le salon et allait dans sa chambre jusqu’à la serre, accompagné d’une invitée et, tout en marchant, il enfonçait les mains dans ses poches, comme il a l’habitude de le faire quand il est seul et qu’il se promène à travers l’appartement, cherchant à mettre au point une phrase qui ne prend pas la forme qu’il veut.
Le chef d’orchestre fait de son mieux pour remettre encore une fois sur pied tout son monde. Quelques-unes de ces dames sont sur les divans et les canapés, perdues dans les coussins, d’autres par terre, assises sur la grande peau d’ours blanc ou accroupies sur les tapis. Les musiciens essayent tant bien que mal de mettre leurs instruments d’accord ; on arrive tout de même à jouer un dernier morceau. Mais quelle cacophonie ! Chacun allait à sa guise ; je ne puis dire l’aspect étrange produit par tous ces gens avec leurs costumes différents qui s’agitaient dans des postures désordonnées ; on aurait volontiers pensé à une réunion de fantoches s’agitant dans un méli-mélo fantastique. Une dernière fois on les rafraîchit, mais je ne leur donnai que de l’orangeade. Enfin, l’heure des adieux arriva. Il fallut tout le sang-froid du guide pour organiser le départ ; ce fut long, il y en avait toujours qui n’étaient pas prêts, car tous avaient perdu quelque objet plus ou moins important de leur costume. Ma petite almée ne manqua pas de venir me dire au revoir, car elle persistait à me prendre pour un invité, parce que j’étais en habit et cravate blanche.
Quatre voitures étaient à la porte, tout le monde y fut bientôt monté. En ce moment, je ne sais si le guide se trompa ou si ce fut moi qui compris mal les indications données ; toujours est-il que les huit personnes, qui devaient aller 52, boulevard Latour-Maubourg, furent conduites 72, boulevard Voltaire, pendant que ceux qui devaient coucher à cette dernière adresse échouèrent à Latour-Maubourg.
Ce ne fut que le lendemain matin qu’ils s’aperçurent qu’il y avait eu erreur.

Un matin de la fin de mai, M. de Maupassant m’emmène à Triel ; il s’agit de choisir une villa pour y passer une partie de l’été. Mon maître voulait quitter Paris, sans trop s’en éloigner cependant, pour le cas où il désirerait faire un tour à l’Exposition.
C’est tout à l’extrémité de Triel, près de Vaux, que Monsieur trouve son affaire. La villa est enfouie dans les arbres et fait face à la Seine ; un des côtés de la maison est en bordure du chemin de halage.
Nous revenons en suivant la rivière jusqu’au pont de péage qui relie Triel à Vernouillet, où se trouve la gare du chemin de fer. Mon maître ne voulait pas revenir tout de suite à Paris ; les rives du fleuve, déjà toutes fleuries, le retenaient. Il choisit une de ces tonnelles de restaurant d’où la vue domine la rivière au loin, et là, on nous servit à déjeuner...
M. de Maupassant était assis, le regard tourné vers le pont ; il voyait la Seine couler à perte de vue, jusqu’aux îles de Meulan. Sur la rive opposée, de distance en distance, des bouquets de grands arbres miraient leurs hautes silhouettes dans l’eau fugitive et y faisaient de grandes taches sombres.
Monsieur regardait tous ces détails avec une attention passionnée ; on eût dit qu’il les flairait aussi, car on voyait palpiter les ailes de son nez et son front se plisser dans l’effort de son observation. Tout son être était pris par la contemplation du paysage. Un imperceptible sourire errait sur ses lèvres... Le spectacle l’occupait entièrement ; il le gravait en lui pour le mieux saisir, le mieux définir et imprimer définitivement dans son œuvre cette sensation agréable qu’il éprouvait. En ce moment, son visage, tout de sérénité, donnait l’impression absolue du contentement...
Cependant, à la grande lumière du jour, ce visage offrait quelques signes de fatigue, mais l’expression en était si intelligente qu’elle effaçait tout.
En commandant le déjeuner à la servante, M. de Maupassant lui demanda que ce fût soigné : « Moi, je prendrai de l’eau de Saint-Galmier comme boisson. » Se tournant vers moi : « Vous, François, vous prendrez ce que vous voudrez. » Quand la jeune fille fut partie, il ajouta : « J’ai toujours plus de confiance dans ces restaurants populaires, lorsque c’est servi par des femmes. » Puis, il se mit à me raconter quelques anecdotes qui lui étaient arrivées au temps où il canotait régulièrement.
« Une fois, j’étais parti de Croissy pour me rendre à Paris, avec l’intention de canoter une partie de la nuit. Mais arrivé au-delà de Carrières-Saint-Denis, à un endroit nommé la Folie, là où la voie ferrée, qui va de Paris à Maisons-Lafitte, franchit la Seine, je cassai un de mes avirons. Alors j’amarrai ma yole à la berge et je partis à pied pour Paris. J’arrivais à Bezons en suivant toujurs la berge de la Seine, quand un énorme chien, gui gardait des dépôts, se dressa devant moi. Je n’avais rien pour me défendre, pas même une canne ; j’étais en pantalon de coutil et en maillot. Dans cette situation, je jugeai la lutte inégale et me jetai à la nage pour traverser la Seine. L’animal en fit autant ; il n’arriva pas à me rejoindre, parce que, bon nageur, je l’amusais. Je lui fis remonter le courant, ce qui lui était très difficile et c’est ce qui me sauva. Le lendemain, en allant chercher mon bateau, je passai chez le propriétaire du chien pour le prévenir que si ce fait se représentait, je n’hésiterais pas à tuer l’animal d’un coup de revolver. Il prit la chose de haut et me dit que ce serait alors à lui que j’aurais affaire ; sur quoi, je le quittai en lui répétant que si l’occasion se présentait, je casserais sûrement la tête du chien, et que s’il voulait alors se présenter, ce serait avec une réelle satisfaction que je le recevrais. Je vous assure que j’aurais souhaité que la chose arrivât, j’aurais administré à cette brute une correction dont elle se serait souvenue. Je ne crains pas un homme de première force, je le battrais neuf fois sur dix par ma grande agilité. »
Mon maître était en veine de souvenirs. Il poursuivit :

« Je ne vous ai jamais raconté ce qui m’est arrivé un soir à Étretat ? Je ne me rappelle pas l’heure qu’il était, mais le ciel était couvert, et vous savez que dans le val, entre ces deux côtes, la nuit est toujours plus opaque. J’allais arriver à la haie du jardin, je n’avais rien aperçu d’anormal, quand, du côté des noisetiers, un énorme chien me sauta à la gorge sans me prévenir. Son attaque fut si forte que je faillis tomber à la renverse. J’avais à peine repris mon équilibre qu’il se jeta sur moi une deuxième fois. Alors, je le saisis à la gorge de ma main gauche et, de mon bras droit, je lui entourai le cou pour le rendre impuissant et l’étrangler si j’en avais la force. Sa position était mauvaise ; il le comprit sans doute, car il fit un effort suprême pour se dégager, et cela nous fit rouler tous deux ainsi cramponnés dans le fossé qui borde la route. J’avais le dessus, il était presque sur le dos ; sa rage était en ce moment à son comble, tout son corps frémissait et sa voix grondait épouvantablement. Moi, je m’étais ressaisi et je fis le mouvement de me plier en deux pour lui poser mon genou sur la gorge, quand par hasard je trouvai sous ma main droite une assez grosse pierre anguleuse. Je la saisis et, sans prendre le temps de la réflexion, je la lui enfonçai dans la gueule, le plus profondément que je pus. Au bout d’un moment je compris que l’animal se rendait, son corps ne bougeait presque plus. Je retirai ma main, laissant la pierre et, avec mille précautions, je me dégageai. Je courus ramasser ma canne que j’avais laissée tomber sur le chemin pour la lui asséner et finir de l’assommer. Mais la lutte était terminée, j’entendis le chien qui se sauvait parmi les blés du champ voisin, et cela sans grognements aucuns. J’en étais stupéfait.

« Mes vêtements furent perdus ; j’avais les mains abîmées, je les trempai dans un bon bain de coaltar saponiné, puis j’en imbibai des linges dont je les enveloppai toute la nuit. Le lendemain matin, je constatai que je n’avais pas de morsures graves. Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction quand, en ouvrant, la porte d’entrée, je vis couché sur le paillasson mon animal de la veille ! Il m’aperçut, se leva et, tout en se traînant, vint à moi comme pour me demander pardon. Je lui présentai mes mains meurtries, il les lécha avec douceur, je lui donnai alors du lait à boire, pour réparer les avaries de sa gorge. Il but. Après que je lui eus fait quelques caresses, il partit. Pendant deux ou trois saisons, sans excepter un jour, ce chien se trouva à ma porte à n’importe quelle heure que je descendisse.

« Un jour, Cramoyson voulut le chasser ; mais je le priai de n’en rien faire. Cette pauvre bête ne pouvait m’expliquer le motif pour lequel elle m’avait attaqué, mais j’étais touché de sa fidélité à venir me rendre sa visite quotidienne et, puisque cela lui faisait plaisir, je ne voulais pas qu’on la chassât. Nous étions devenus de très bons amis, notre première rencontre avait été orageuse, terrible même, mais c’était oublié. Tous deux, nous étions d’accord pour reconnaître qu’il y avait eu malentendu ; nous étions nés pour être des amis et non des ennemis. J’ai su depuis que l’animal appartenait au directeur du magasin Old England qui habitait une villa à Étretat. »

Notre déjeuner tirait à sa fin. Le dessert était sur la table, c’était du gâteau de riz. « Comme cela se trouve bien ! » dit mon maître. Dès qu’il fut servi, il ajouta : « Vous savez, François, que l’eau fait ressortir avantageusement le goût des plats sucrés ? » Il se fit apporter par la servante un verre blanc et me versa de son eau de Saint-Galmier. En effet, le gâteau me parut meilleur avec cette eau.
Tout en continuant de manger, Monsieur laissa tomber son lorgnon aux verres fumés, sans doute pour mieux voir la Seine. Il ne se lassait pas de la regarder :

« Ah ! me dit-il, je la connais, cette Seine, aussi bien dessus que dessous. Que de plongeons j’y ai faits ! Il y a quelques années, je quittai Sartrouville pour venir habiter Croissy afin de ne plus avoir à passer l’écluse de Port-Marly où, quand il y avait trop à attendre, je prenais ma yole sur mon épaule et la portais de l’autre côté. Voilà pourquoi j’ai l’épaule droite un peu creusée. Je louai une modeste maison à Croissy. Là, j’avais quelques voisins, entre autres un ingénieur distingué qui, pour faire plaisir à sa femme, était venu passer quelque temps en banlieue.

« Une nuit, j’entends qu’on m’appelle au dehors. J’ouvre ma fenêtre, c’était mon ami qui venait me dire qu’il craignait que sa femme ne se fût jetée dans la Seine. Il me demandait si je ne pouvais lui venir en aide pour la rechercher. Sa voix émue disait combien il avait le cœur gros. Je n’oublierai jamais l’impression que me fit la voix de cet homme me suppliant de l’accompagner. Je le voyais désespéré ; aussi je n’hésitai pas, je mis mon caleçon de bain et cinq minutes après, je plongeais à l’endroit où mon ami croyait que sa femme avait disparu. Pendant plus d’une heure, je fouillai en tous sens les fonds du fleuve aux environs de la place indiquée, mais je ne découvris rien. Je lui dis alors que sa femme ne devait pas être dans la Seine ; il semblait en douter, tant il était convaincu qu’elle devait y être.

« Peut-être l’en avait-elle menacé ? Je ne voulais pas être indiscret, mais je tâchai de lui remonter le moral en lui disant que l’oiseau était simplement envolé de la cage, et ne tarderait pas à revenir en regrettant sa fugue. “Le long de cette berge, lui dis-je, par cette nuit claire pleine de douceur, son cœur agité se sera calmé et assagi, se rappelant toute la poésie de ces lieux avec le souvenir de vos bonnes heures passées ensemble et qu’elle ne pourra pas oublier. Soyez sans crainte, elle ne saurait rester longtemps absente ; ne nous faisons donc pas trop de bile, attendons avec patience.”

« Quelques jours après, j’entends la porte de ma petite maison s’ouvrir, je vois entrer mon ami. Il me tendait les deux mains, rayonnant de bonheur. Tout de suite il me dit : “Ma femme est revenue !... Je l’aime encore plus qu’avant, si c’est possible. Pendant son absence, elle s’est débarrassée complètement de tous ces parfums exagérés que je n’aime pas. Maintenant, croyez-moi, mon cher ami, de tout son corps et de ses vêtements s’exhale cette bonne odeur fraîche, que je respirais l’autre nuit, lorsque vous plongiez si hardiment dans l’eau.” Aujourd’hui, ils vivent très heureux, m’a-t-on dit ; je les vois rarement ; je suis tellement pris... toujours et partout. »

Nous quittons le restaurant. Monsieur marche d’un bon pas sur le pont. Après avoir payé les sous du péage, je le rejoins : « Ce pont suspendu et tremblant, me dit-il, fait l’effet d’un vieillard atteint de la danse de Saint-Guy, et cette Seine, je la connais, elle m’a donné de bons moments et aussi des rhumatismes dont je ne puis me débarrasser. Je lui tiens un peu rancune pour ces derniers, peut-être plus encore parce qu’elle m’a refusé jusqu’à présent l’occasion d’avoir la médaille de sauvetage. J’ai pourtant retiré de ses eaux treize noyés, onze morts et deux vivants. Les morts ne comptent pas. Mes deux vivants, faisant partie de sociétés, restent donc aussi sans effet. Alors il faudrait une occasion nouvelle pour avoir ma médaille, que je souhaite tant. Pour moi, elle vaut toutes les “Légion d’honneur” possibles. »
Dans le train, nous prenons chacun un coin à reculons, nous sommes seuls. En passant à Médan, mon maître donne un coup d’œil par la portière et il dit : « Zola est peut-être à Médan, les fenêtres de son cabinet sont ouvertes. »

18 juin. — Nous sommes à Triel déjà installés. Mon maître a été chercher sa yole à Poissy, et il me charge d’aller y prendre le bateau Tonneau. Cette embarcation, ainsi dénommée parce que le constructeur l’avait faite absolument ronde en dessous, était destinée à devenir le canot du Bel-Ami, mais elle ne put jamais tenir la mer. Une après-midi, je vais la chercher ; Monsieur était là, il embarqua avec moi et nous sommes descendus lentement entre les grands arbres, Villennes d’un côté et les îles de l’autre.
Mon maître ne parlait pas, il pensait ; son regard rêveur derrière son pince-nez se promenait sur toutes ces belles verdures, sur ces fleurs qui garnissent les berges riantes du fleuve. Après avoir dépassé Villennes, il me montra une maison :
« Reconnaissez-vous cela ? » Je lui répondis : « Oui, la maison de M. Zola. » Mon maître reprit :
« Il se donne un mal de tous les diables. Ne s’est-il pas mis dans la tête de faire un roman sur chaque catégorie d’ouvriers ? C’est une vraie corvée qu’il s’impose là ; et puis, enfin, un romancier de talent ne doit pas faire de ces choses-là. J’y ai souvent pensé ; selon moi, un écrivain ne doit écrire que ce qu’il ressent ; pour bien rendre une chose, il faut l’avoir vue et comprise. Je dirai même : il faut plus que la sentir, il faut l’aimer ou la détester, être en somme imprégné des moindres détails de son sujet et les voir bien distinctement, en un mot, les avoir étudiés à fond. Ce n’est pas moi qui suivrai Zola dans cette voie. Je ne veux écrire que ce qui me plaît, sur un sujet qui m’intéresse. Je veux garder le genre que j’ai adopté, et conserver mon cachet personnel. Après-demain, Zola et Hector Pessard, qui habite Triel avec sa mère pendant une partie de l’année, viendront déjeuner à la maison... »
Nous arrivons au pont de Triel, mon maître me prit les avirons, car je ne tirais pas assez fort à son gré. Comme nous passions en face de la propriété de M. Pessard, je crois qu’il eût été honteux d’être vu marchant à une pareille allure, surtout filant au cours de l’eau. Question d’amour-propre.
Le surlendemain, au déjeuner, mon maître avait placé en face de lui M. Zola et à sa droite son ami M. Pessard. La conversation fut des plus banales, touchant à peine à la littérature. Les noms de quelques confrères furent prononcés, sans s’y arrêter. On causait à bâtons rompus ; ce n’était qu’arrêts et reprises, sans suite, malgré les efforts de M. Pessard qui cherchait à exciter l’intérêt.
À chaque instant, pareils à deux chats qui s’épient, les deux grands romanciers se jetaient un coup d’œil, puis vite baissaient les yeux sur leur assiette, comme si vraiment ce qu’elle contenait les eût intéressés beaucoup. Ce n’était pas du tout le genre de mon maître, lui toujours si franc et si jovial. Enfin, la glace ne se rompit pas.
Aussitôt après le déjeuner, M. Zola partit faire sa promenade habituelle à Cheverchemont, et mon maître alla visiter les champignonnières de Temple et de Vaux avec son ami M. Pessard. À 4 heures, je servis le thé de Monsieur ; il était étendu sur sa chaise longue ; il se releva brusquement, et sans me regarder se mit à donner ses impressions :
« Ce Zola, je le considère comme un grand écrivain, une valeur littéraire considérable ! »
Puis, me regardant, il ajouta d’un ton amer et répulsif : « Lui... personnellement, je ne l’aime pas !... »
Un moment après, il vint me chercher pour ramasser les petites branches qu’il avait coupées dans les massifs en bordure du chemin d’entrée conduisant à une belle pelouse. Il me disait : « Vous voyez, François, que c’est bien mieux ainsi ? » Je répondis : « Oui, certes, mais le petit sentier qui conduit au puits aurait bien besoin de pareille opération. » Il y vint et coupa beaucoup de pousses, même des branches. Il travaillait de tout cœur, il avait chaud ; et, mon Dieu, comme il paraissait content et heureux, il éprouvait, sûrement, plus de plaisir là tout en se mouillant, car il n’y avait pas longtemps qu’il avait plu, qu’à une grande soirée chez une Altesse.
Quand ce fut fini : « Je crois vraiment, s’écria-t-il, que j’aurais fait un bon jardinier ; en tout cas, cela m’amuse beaucoup ! »

15 juillet. — M. Maupassant essaye de quelques bains de Seine en remplacement de douches, mais cela ne lui réussit pas.
Aujourd’hui, un jeune ménage de ses amis de Paris est venu le surprendre. Ils restent à dîner, cela lui fait grand plaisir. Pendant le repas, il leur raconte sa visite au docteur Grubby, de la rue Saint-Lazare à Paris et explique le régime extrêmement compliqué qu’il lui a donné : pas de pain, mais, à la place, trois fois par jour des pommes de terre à l’anglaise, des œufs le plus possible, sous toutes les formes, du poisson de mer à tous les repas, beaucoup de volaille et de viande de boucherie, ainsi que des purées, peu de légumes verts, pas du tout de gibier ni de vin, mais au moins deux litres de lait par jour. « Je ne parle pas, ajouta-t-il, des médicaments, ce serait trop long ; mais je me demande comment mon estomac pourra résister à cette masse de nourriture... »

Le 17, l’oculiste est venu déjeuner avec Monsieur, dont les yeux ne vont pas mieux. Le 20, il retourne chez son docteur Grubby, et le soir il me raconte qu’il l’a fait parler : « Quand, me dit-il, il a eu débité sa litanie, je l’ai fixé dans les yeux avec insistance. Alors il s’est lâché : “À vous, monsieur de Maupassant, qui êtes un homme intelligent, je préfère vous dire la vérité. Je ne traite que par la persuasion ; cependant, permettez-moi de vous dire que j’obtiens de bons résultats, et vous voyez bien vous-même que dans toutes les choses que je vous donne, il y en a qui peuvent vous être très utiles et vous faire le plus grand bien.” » M. de Maupassant conclut : « J’étais fixé ».
Dans la suite, j’ai essayé autant que possible de faire suivre, sans exagération, ce régime à mon maître ; car sûrement il avait du bon comme reconstituant.
Ce docteur Grubby s’éteignit vers 1899, âgé de quatre-vingt-treize ans, et, bizarrerie du hasard, dans les derniers mois de sa vie, il ne voulait plus rien prendre que du consommé, et il exigeait que sa bonne vînt le chercher au café de François, l’ancien serviteur de M. Guy de Maupassant.

Monsieur, quoique fatigué, donna, à cette date, quelques repas, entre autres un déjeuner qui demeurera fameux par sa matelote d’anguille baptisée matelote à la Mère Didier, qui doit être restée dans le souvenir de quelques convives. Ils n’ont pas dû oublier davantage l’embarquement sous l’ondée furieuse sur le Saint-Georges, yacht de plaisance, qu’on avait amarré en face de la maison pour une excursion dans l’après-midi.
Tout le monde paraissait pressé d’aller à bord ; on se rendit sur la berge, mais à peine y était-on que la pluie redoubla. Elle fouettait avec rage, en tous sens, mais cela n’empêchait pas tout le monde de rire. Ces dames, au lieu de se servir de leurs ombrelles, les jetèrent dans l’embarcation qui les conduisaient au bateau ; aussi furent-elles trempées. Qu’importe ! on riait quand même !... Quand tout le monde fut embarque et qu’on se fut un peu reconnu, le Saint-Georges jeta des poum, poum impressionnants. C’est qu’il est à vapeur, celui-là. Notre Bel-Ami s’en va, lui, sans faire de bruit, il glisse sur l’eau doucement, aussi gracieux qu’un cygne, ne donnant aucune trépidation, ni odeur de charbon. Enfin, ici, il y a la vapeur, nous allons voir.
La pluie a cessé, ce n’était qu’un fort grain ; le côté de Mantes est déjà bien découvert, il ne reste plus que quelques nuages blancs et lourds qui courent au ciel. Le soleil tombe d’aplomb sur le pont, où ces dames sont venues s’installer, demandant à l’astre d’en haut de se maintenir pour achever de les sécher.
Le Saint-Georges vire ; on passe sous le pont élastique de Triel. Je me retourne, on ne voyait déjà plus notre villa ; on passe Villennes ; à Médan, pas une personne n’a une parole pour M. Zola, devant la maison de qui on défile. Poissy est brûlé. Il marche bien, ce bateau et je le constate avec plaisir, car c’est avec lui que nous devons parcourir la Meuse, de Namur à Rotterdam. Nous arrivons à Herblay ; ici, la campagne n’est pas belle ; le propriétaire du yacht va à terre pour acheter des poulets, afin, dit-il, de corser un peu son dîner, qui lui paraît plus que médiocre en comparaison du déjeuner que Maupassant a offert ; on lui dit qu’à bord ce n’est pas la même chose que chez soi. Mais sa vanité est en jeu, il n’écoute personne, et rapporte deux poulets étiques, nerveux, aux os saillants. Même sans ce supplément inutile, il y avait un dîner très complet et très bon.
Le temps s’est tout à fait remis, le soleil très chaud a fait oublier l’orage, tout le monde est assis à l’arrière sur le pont. On est gai et, de temps à autre, quelques notes d’un morceau d’opéra courent sur le sillage que fait le Saint-Georges et vont se perdre dans les buissons qui bordent les rives du fleuve. On organise une partie de mouchoir, mais elle n’a pas de succès. Ce jeu n’est, sans doute, pas fait pour le grand air.
Du reste, il n’est pas besoin de jeux ; le propriétaire de ce bateau se charge de distraire son monde ; à ses bonnes manières de gentilhomme il sait joindre les cocasseries les plus amusantes. Puis, il est beau garçon, il sait plaire, il a une magnifique chevelure noire, une moustache brune, légère et fine, la bouche rose, comme celle d’une jeune fille, un menton un peu pointu, tout brillant encore du dernier coup de rasoir. Aussi a-t-il du succès près de ces dames.
Je remarque qu’une d’elles surtout ne cesse de le regarder, ses yeux ne le quittent pas ; parfois, elle les ouvre très grands, puis lentement les paupières se rapprochent, comme s’il s’en échappait une caresse, et gardent pendant un long moment la forme d’une amande à peine ouverte. Quel jeu des yeux ! En même temps, je vois ses narines qui se dilatent ; ses lèvres, du rose, ont passé au mauve pâle, presque blanc ; un gros soupir du cœur gonfle son corsage. Ah ! belle dame, vous nous faites assister là à un véritable appel d’amour ; tout en vous semble dire à celui que vous regardez : « C’est bien moi, n’est-ce pas, que tu préfères à toutes ? » Et lui, s’en apercevait bien, il comprenait son état d’âme ; aussi était-il pour elle plein de petits soins et de délicatesse ; lorsqu’il prononçait son nom, tout vibrait en lui. Tout son être était pris ; quand il lui parlait, c’était avec une douceur infinie ; on sentait trembler son cœur.
Mon maître aussi avait sa part de succès près de ces dames ; mais ce beau brun éclipsait tout. Monsieur n’en était pas jaloux, au contraire, il le suivait toujours et s’arrangeait pour faciliter les succès à son ami. Il y avait aussi à bord un artiste peintre (aimable à ses moments, mais trop souvent distrait, rêvant à la toile, au portrait qui était resté à l’atelier sur le chevalet), un chef de bureau d’un ministère et deux hommes du monde, qui sans aucun souci du protocole, me donnaient un coup de main pour étendre la nappe sur la table et mettre le couvert...
On dîne de bonne heure pendant qu’il fait jour et aussi parce que tout le monde est mis en appétit par cette promenade sur l’eau et au grand air. À table, toujours la même franche gaîté ; on se joue des tours, et les plats disparaissent comme par enchantement. Le champagne est le vin préféré, et la superbe aurore boréale qui embrase en ce moment le ciel lui donne, dans les coupes de cristal taillé, une jolie teinte rosée. Du reste, les visages de toute la société me paraissent aussi un peu rosés. Mon rôle est fini de ce côté et je vais dîner à l’avant avec les mécaniciens. La nuit vient, on se trouve dans les ténèbres, les feux de côté du bateau jettent leurs lumières en avant et ne donnent aucune clarté sur le pont ; on allume des lanternes vénitiennes, aussitôt l’animation reprend. Là-haut, les étoiles paraissent toutes petites ; l’une d’elles file, une jeune comtesse s’écrie : « Oh ! c’est le ciel qui envoie un baiser à la terre ! »
Le peintre, qui a maintenant sous les yeux une sorte de tableau de féerie avec ces dames assises en groupe à l’arrière du bateau éclairé de girandoles de toutes couleurs, sort de son état semi-léthargique et répond : « Oui, Madame, un vrai baiser de feu. » Puis, il donne la description scientifique de ce phénomène, mais cela ne satisfait pas la comtesse.
« Je suis sûre, monsieur de Maupassant, dit-elle, que vous connaissez quelque chose sur le baiser de ces puissants éléments. — Bien peu, madame, répondit l’auteur d’Une Vie, et je le déplore dans ce cas qui paraît vous intéresser. Mais sur l’art du baiser, de l’amour, si vous préférez, voyez ce que nous dit Michelet sur les habitants des mers et aussi certains végétaux, ils savent se donner des félicités bien au-dessus de tout ce que... »
La dame ne le laissa pas achever ; elle lui prît précipitamment le bras et ils allèrent à l’autre bout du bateau achever leur conversation, au grand désappointement des autres invités qui voulaient aussi entendre la fin de l’explication.
Il y eut des récriminations, on les obligea à revenir ; ils riaient tellement tous deux qu’il fallut presque les porter pour les ramener à leurs places, mais il fut impossible d’obtenir le moindre éclaircissement sur la définition du Baiser et de l’Amour.
Tout redevint silence quand une autre belle dame se mit à dire tout le bonheur et le bien-être qu’elle éprouvait dans cette charmante promenade sur l’eau, par cette soirée sereine, avec des amis et des amies aussi gais : « Il me semble que j’y resterais volontiers toute la nuit, en souhaitant même qu’elle se prolongeât indéfiniment. »
Alors mon maître lui dit : « C’est un plaisir que j’ai souvent savouré. Que de fois l’aube m’a surpris sur ce beau fleuve, par là, du côté de Chatou ! — Pas seul, j’espère ? » interrogea la dame avec une certaine vivacité... Monsieur ne répondant pas, toutes les femmes, en chœur, le sommèrent de s’exécuter. Mais celui qui a écrit Au bord de l’eau, ce poème vécu et d’une si grande puissance, sut s’en tirer sans prononcer ni oui, ni non, ce qui faisait trépigner les belles passagères, et le mot de fin Normand vint sur toutes les lèvres...
Le ciel s’était démesurément agrandi, on n’apercevait que des lumières éparses. Je me disais : « Depuis le temps qu’on navigue, nous allons sans doute aller débarquer à Mantes ou à Elbeuf. Un tour à la Maupassant. Tout le monde sera obligé de coucher à l’hôtel. » Mais je me trompais ; à une heure du matin, nous abordons au pont de Saint-Germain. Des landaus sont là, qui attendent pour ramener à Paris ces dames et quelques messieurs. Mon maître, ses amis les plus intrépides et moi, nous allons prendre le train à Saint-Germain et nous rentrons à 3 heures du matin rue Montchanin.
Le 21 juillet, Monsieur se décide à rentrer à Paris. Il n’est pas heureux avec ses médecins ; la semaine dernière, c’était le docteur Grubby qui lui avouait qu’il le traitait par la persuasion ; aujourd’hui, c’est son oculiste qui lui laisse entendre que le mal des yeux ne fait que suivre l’état général, et que pour obtenir du mieux, il faudrait améliorer son état de santé. Sur ce, Monsieur pense que le voisinage de la Seine est peut-être pour beaucoup dans l’état nerveux dont il souffre en ce moment. Aussi il ordonne de remonter les bateaux au garage de Poissy, et le 25, il part pour Paris, où j’arrive également le soir avec la voiture de déménagement.
Le 27, nous prenons le train pour Étretat où M. de Maupassant retrouve avec grande satisfaction sa forte douche, à l’eau très froide de son puits. Après quelques jours, il constate un mieux sensible et se remet au travail. Notre Cœur est sur le chantier, mais il l’abandonne pendant une semaine pour écrire une chronique destinée au Gaulois, et une nouvelle qui lui est subitement venue à l’idée.
Il me dit : « Je l’ai absolument toute, debout dans l’esprit. » De fait, il l’écrit en quatre jours ; elle remplissait soixante-douze pages de papier écolier, et pas une rature. Lorsqu’elle fut finie, mon maître la fit copier, car il voulait garder le manuscrit.
Pendant ce travail, la jeune Pussy était montée sur le bureau de mon maître. En quelques coups de crayon, il prit sa silhouette : « Vous voyez, me dit-il, cette petite Pussy-là. Eh bien, j’aurai de la peine à l’habituer à rester sur ma table de travail aussi tranquillement que sa mère. Elle a un tempérament beaucoup plus sensible, plus chat, le bruit de ma plume courant sur le papier trouble son repos ; toujours elle garde l’attitude que vous lui voyez là, prête à venir donner son léger coup de patte sur ma plume qui grince un peu. Si mon fournisseur ordinaire a du papier plus glacé, vous pourrez le prendre de préférence... »

La société habituelle de mon maître est arrivée ici en partie et l’après-midi on joue au tennis. De 6 à 7 heures, Monsieur fait des armes dans le jardin ; il préfère le grand air à sa salle d’armes.
À peu près tous les jours, on dîne à la Guillette ; le soir, on fait des projections d’ombres chinoises ou l’on joue des comédies. Le nouveau salon, réuni à l’ancienne salle à manger, se prête tout à fait à ces sortes de divertissements.
Un matin, comme j’arrivais du jardin avec mon tablier plein de haricots verts, je trouve mon maître à la cuisine, regardant sa carte céleste, et, cette fois, il est de méchante humeur. Il me dit sur un ton bref : « François, je vous prie de faire attention et de fermer toutes les fenêtres de la maison avant la tombée du jour. Cette nuit, j’ai à peine dormi, j’ai essayé les lits de toutes les chambres, et il y avait des araignées dans toutes. J’éprouve pour ces bêtes une grande répulsion, je ne puis m’expliquer pourquoi, mais je les ai en horreur. Ces vilaines bêtes montent le long des balcons et arrivent ainsi aux fenêtres. Fermez donc avant la nuit, je vous en prie. »
Dans le courant de l’après-midi qui suivit cette mauvaise nuit, Monsieur me demanda de monter au premier avec deux lampes allumées. Il avait tout fermé, fenêtres et volets ; il faisait partout nuit noire. Nous commençons la chasse aux araignées ; nous passons d’abord en revue trois chambres, où nous ne trouvons que quelques petites bêtes aux longues pattes minces qui portent un petit corps, et qui sont absolument inoffensives. Elles passèrent tout de même de vie à trépas. Ensuite, nous nous rendîmes dans la chambre bleue, réservée aux amis. Monsieur plaça d’abord une lampe dans chaque coin du côté de la fenêtre, puis il remua les rideaux ; cette fois, on vit s’échapper deux fortes araignées, qui vite se réfugièrent derrière la glace de la cheminée.
Je proposai de retirer cette glace qui n’était pas grande. Mais mon maître s’y refusa : « Non, non, je craindrais qu’il n’arrivât quelque accident au fronton de cette glace qui, d’après ce que m’a dit ma mère, est l’œuvre d’un mystique, et qui représente les armes des Lepoitevin, s’ils avaient porté leurs titres de noblesse. »
En effet, ce fronton était fragile et délicat. On voyait dans le bas deux lances qui supportaient plusieurs vases vides de fleurs paraissant manquer un peu d’aplomb. Ces vases étaient surmontés de deux amours marchant avec une peine visible sur le tranchant des glaives ; ils semblaient faire un effort pour atteindre deux tètes de léopards, et leurs petites figures poupines semblaient aussi vouloir s’embrasser. Le tout était recouvert de peinture blanche, peu avantageuse pour le sujet.
M. de Maupassant tira alors le lit au milieu de la chambre, puis il me fit quitter ma faction du côté des lampes pour venir l’aider à tendre une grande bande d’étoffe noire dans l’alcôve. Après quoi, il me fit approcher une lumière contre le mur pour bien éclairer le derrière de la glace. Pendant ce temps, il s’était caché derrière la toile noire, où il se mit à émettre des sons imitant une douce musique. Ce ne fut pas long, les deux gaillardes sortirent de leur retraite, gagnèrent le bord de la corniche et, au pas de course, se réfugièrent dans la partie sombre, entre la toile noire et le fond de l’alcôve, où elles furent capturées. On mit leurs cadavres sur une assiette avec ceux des petites araignées prises les premières, et escortés de Pussy et de Pel, nous allâmes porter ces dépouilles peu ragoûtantes à la mare aux poissons. Les cadavres des plus petits insectes furent de suite happés, mais pour ceux des gros, cela prit un certain temps. Ce que voyant, mon maître me dit : « J’ai peut-être eu tort de donner ces grosses araignées aux poissons, car elles ont des ventouses très venimeuses. Vous voyez comme les poissons hésitent à les prendre. Sentiraient-ils le venin ? C’est très possible. Ce sont des bêtes aussi dangereuses par leurs fortes serres que par le venin qu’elles jettent de leurs ventouses. »
Pussy assistait, très sérieuse, à cette séance. Quant à Pel, il gambadait sans arrêt et sautait de temps en temps après son maître. Ce pauvre Pel n’a rien du « comme il faut » ni de l’intelligence de son père, le grave Paff !

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