François Tassart : Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de chambre (1883-1893), Plon Nourrit et Cie, 1911, pp. 217-235.
Chapitre XIV Chapitre XV Chapitre XVI

Chapitre XV
Novembre 1889 — Juillet 1890

Retour à Paris. — Installation avenue Victor-Hugo. — Le voisinage gênant du boulanger. — Procès. — Le dîner de l’expert. — Atmosphère d’influenza. — Conversation mouvementée sur les fins dernières. — M. de Maupassant veut une fin conforme aux intentions chrétiennes de son entourage. — M. Taine et le Champ d’oliviers. — M. de Maupassant détruit son manuscrit sur l’Italie en haine de Crispi. — La Russe aux visites mystérieuses. — Lettre de Cannes. — Fin tragique de Pussy cachée à son maître. — Persécuté par le boulanger, Maupassant déménage rue Boccador et va chez le baron de R... en Angleterre. — Profil flamand. — Notre cœur est terminé. — Victor Koning et Musotte. — Régime de suralimentation. — La maladie revient... — À Aix-les-Bains. — La princesse russe et ses gardes du corps. — Le décor et les personnages de l’Âme étrangère sont en place. — La corde du pendu.
Paris. Novembre. — Nous déménageons. Nous allons de la rue Montchanin à l’avenue Victor-Hugo, malgré tout ce que j’ai pu dire à mon maître pour le détourner de cette installation défectueuse dans un entresol situé au-dessus des fours d’un boulanger.

25 novembre. — Il y a cinq jours que nous sommes dans le nouvel appartement. Ce matin, Monsieur me dit : « Vous voyez, François, si je vous avais écouté, je ne serais pas venu dans cet appartement, où je me trouve bien ; et je n’entends nullement le bruit du pétrin la nuit... »
Malheureusement, comme il arrive trop souvent dans cette vie de misère, les choses agréables passent vite, et cette bonne tranquillité ne fut pas de longue durée. Toutes les nuits montait des sous-sols un fracas qui aurait sans peine réveillé un sourd. Alors, on fit démarches sur démarches près de l’architecte qui avait loué cet appartement à mon maître. On ne put rien obtenir de raisonnable. Il fallut agir par les voies de droit. Le 18 décembre, Monsieur se vit octroyer par le tribunal la nomination d’un expert qui devait passer une partie de la nuit dans l’appartement pour procéder à un constat.
Pour introduire l’expert sans éveiller les soupçons des concierges et du boulanger, mon maître donna un dîner auquel cet homme de loi fut convié. Il n’eut donc qu’à rester un peu plus tard que les autres invités pour se rendre compte des bruits nocturnes qui faisaient trépider la maison jusqu’au sixième étage.
Architecte de la Ville de Paris, il me parut un homme distingué et d’un tact parfait. La conversation, pendant le dîner, fut agitée, troublante même, pour quelqu’un qui y assistait, comme moi, sans y prendre part. Plusieurs causes contribuèrent à la passionner. D’abord les conditions différentes des personnes présentes, et aussi, sans doute, l’atmosphère d’inquiétude engendrée par l’épidémie d’influenza que nous subissions, et qui fut si meurtrière. Tout le monde était impressionné et les systèmes nerveux les mieux établis se troublaient.
Il y avait là plusieurs médecins ; leur science, à propos de cette épidémie, fut très discutée, contestée assez vivement. Les docteurs se défendirent crânement, mais ils ne furent pas les plus forts.
Une de ces dames, avec une logique documentée à propos et vraiment déconcertante, leur donna le coup final. Alors un grand calme s’établit dans la salle à manger ; la flamme des bougies vacilla sous l’effet de la chaleur et l’on sentit une gêne indéfinissable ; tout le monde semblait mal à son aise.
Cependant peu à peu la conversation reprit. Cette fois, l’on attaqua la question de la mort et de la survie. Évidemment tous ces gens ne tenaient pas beaucoup à ce bas monde, non, mais la crainte de l’au-delà était profonde en eux et cela amena une dissertation à perte de vue sur l’âme !
Bien des hypothèses furent présentées pour démontrer son existence, mais le doute restait la note dominante. L’un des docteurs saisit alors cette occasion de prendre une revanche ; il entreprit de prouver, par une thèse très habilement conçue pour la circonstance, que l’âme était une pure invention, qu’elle n’existait pas.
Un calme absolu succéda à ces négations. Mon maître avait gardé un long silence. Tout à coup, d’une voix très ferme, il dit : « Si j’étais dangereusement malade, et si les personnes qui m’entoureraient en ce moment me présentaient un prêtre, je le recevrais pour leur être agréable ! »
Ces paroles causèrent une telle surprise que les convives semblèrent saisis, effarés. Ils avaient l’air de se demander s’ils avaient bien compris. Quelques dames voulurent approuver mon maître. Les exclamations se croisaient, les protestations avaient peine à se faire jour dans le tumulte général. On voulait faire retirer à mon maître les paroles qu’il avait dites ; quelqu’un alla jusqu’à lui dire : « Je suis certain que cette réception de prêtre ne serait que pour consoler et réconforter l’entourage, toujours à plaindre en pareille circonstance. » Cette insistance tenace froissa mon maître ; il ne répondit pas directement. Il prit une rose dans la corbeille du milieu de la table et l’effeuilla sur son assiette très lentement, comme s’il eût désiré ne pas voir arriver la dernière pétale. Son sourire contraint me fit comprendre qu’il souhaitait que ses invités eussent un peu plus de délicatesse en ne touchant pas à son indépendance d’opinion. Ces jolies feuilles blanches, légèrement parfumées, qu’il froissait entre ses doigts, en un autre moment lui auraient inspiré quelque poésie... Sa pensée était loin...
Le lendemain matin mon maître trouva sur la table du salon ces mots de l’expert : constatation de bruits plus que suffisants. De ce fait il reçut la résiliation de son bail. Malgré la satisfaction que lui donnait ce mot, je remarquai qu’il restait sombre ; lorsque je lui apportai son thé, il me dit : « Comme il y a des gens instruits qui ont l’esprit déplacé en société ! Mais je m’en souviendrai. Après tout, s’il me plaisait de recevoir un prêtre à mon lit de mort, je serais bien libre, je suppose ! Puis, ajouta-t-il, ma manière de voir ne changera jamais sur ce sujet, mais je ne veux pas accepter ces mises en demeure, qui tendent à me forcer de penser comme d’autres... »
Le soir de ce même jour, il rentra gai, avec son bon entrain ordinaire. Je l’aidai à s’habiller, et il me raconta qu’il venait de chez M. Taine. « Je suis allé, me dit-il, lui faire la lecture de ma nouvelle le Champ d’oliviers. Dans son ravissement, il m’a déclaré que c’était de l’Eschyle. » Puis, me regardant, il vit que je ne comprenais pas ; alors il m’expliqua qu’Eschyle était un auteur incomparable, un poète de génie, le véritable créateur de la tragédie grecque.
Une dame au teint pâle est déjà à notre porte, avenue Victor-Hugo, dès 9 heures du matin ; elle demande M. de Maupassant... Je crois l’avoir déjà vue ; c’est une Russe qui fait un peu de littérature, mais elle incline surtout du côté de la politique...
Après son déjeuner, mon maître sort ; je passe dans la bibliothèque pour remettre de l’ordre et charger le feu. Je vois que les petits amours qui surmontaient les chenets d’Henri II disparaissaient sous des choses noires qui avaient voltigé jusque sur le tapis. C’était du papier brûlé ; sur la dalle du marbre, des petits bouts de feuilles manuscrites avaient échappé à la flamme. À ces bribes, je reconnus que c’était le manuscrit sur l’Italie qui gisait là parmi les cendres.
J’avais peine à en croire mes yeux. J’allais me diriger vers le coin de la bibliothèque, où se trouvait la veille le manuscrit, quand j’aperçus sur la table de mon maître quelques feuillets où il avait noté au crayon bleu : à revoir... Plus de doute, ce manuscrit de 220 pages, d’une valeur inestimable, n’existait plus !... Il contenait les souvenirs des voyages que mon maître avait faits en Italie.
Il y disait, avec une pitié encore plus expressive que celle qui a inspiré son article intitulé la Guerre, les sentiments qui lui étaient familiers sur ce grand sujet. Il montrait les dames de Vicence enfermées au fond d’une caverne, les luttes de Pise, de Florence et de Milan... C’était si bien rendu, si bien raconté, qu’on suivait les événements comme s’ils se fussent passés devant nous. On en était troublé, on sentait l’odeur du sang chaud des champs de bataille qu’il décrivait ; c’était, en un mot, empoignant comme une réalité.
Puis, mon maître traitait des arts et surtout des hommes de génie supérieurs de ce pays. À la page 176, il donnait la biographie d’un touriste malade en voyage et soigné dans une chambre d’hôtel par son serviteur. Dans ce fait si simple, l’auteur de Notre Cœur s’était surpassé. Toute la sensibilité de l’être souffrant avait parlé, cela m’avait paru d’un sentiment si intense que M. de Maupassant n’avait rien fait de plus beau, à mon avis.
Par la suite, dans la Vie errante, quelques pages qui avaient échappé au feu furent arrangées et publiées... Je tentai de savoir la cause de cette destruction. Mais mon maître resta impénétrable sur ce point ; seulement, bien des fois, il me disait en parlant de Crispi : « Cet être bas fait assez de mal à son pays ! C’est au point que je ne veux même plus lire ce que cet homme sans conception fait dire par ses journaux à propos de la France et du tempérament de son peuple. Mais, ajoutait-il, si un jour je me trouvais en face de lui, je ne sais si je pourrais me retenir ! Je crois que je lui dirais des choses qui lui feraient peine à entendre... »
Après avoir entendu plusieurs fois Monsieur s’exprimer avec tant d’aigreur sur le compte de l’Italie, j’en ai conclu qu’il a préféré sacrifier son œuvre plutôt que de dire du bien d’un pays dont les dirigeants poursuivaient la France de leur animosité perfide.
Mais tout de même, pourquoi avoir détruit son beau manuscrit ! Détruit ! Cela pouvait-il servir la politique russe, que venait sans doute défendre cette Slave de la patrie de Tourguenef aux visites si matinales ?

Nous arrivons aux premiers jours de janvier 1890, je suis pris d’une forte influenza. Ne voulant pas subir plus longtemps le bruit du boulanger, mon maître se décide à partir pour Cannes. « Nous ne déménagerons, dit-il, qu’au mois d’avril. » Chose singulière ! il semble me laisser ici avec une certaine satisfaction, que je ne m’explique pas : « Vous n’êtes pas assez bien portant, me dit-il, pour que je vous emmène. Du reste, vous aurez probablement d’autres crises de cette vilaine maladie. Reposez-vous, soignez-vous bien, je vous écrirai et vous donnerai des nouvelles de Madame. »
Du 12 janvier au 15 mars, date du retour de mon maître à Paris, je reçus plusieurs lettres, toutes à peu près pareilles :
Mon bon François,
Je vous remercie d’avoir fait mes commissions et d’être arrivé à un résultat chez l’éditeur. Je suis content que votre santé soit meilleure. Cherchez-moi un appartement pour avril ; qu’il soit bien confortable, avec salle de bain. Je m’en rapporte à vous ; ce que vous ferez sera bien.
Madame est assez contente de sa santé pour le moment. Du reste, l’hiver, ses yeux sont toujours mieux.
Croyez, mon bon François, etc...
Je remarque que mon maître ne me parle pas de sa santé à lui.

Lorsqu’il revint à Paris, je le trouvai bien plus fatigué qu’au retour de notre voyage d’Italie.
Il n’avait plus ses caresses habituelles pour Pussy. Il est vrai que cette petite bête devenait de plus en plus sauvage, elle se sauvait à l’approche de tout le monde. Monsieur me dit qu’elle avait besoin de grand air et de liberté. Je la plaçai chez une concierge d’un hôtel particulier de notre avenue, où il y avait un jardin et des écuries.
Je pensais que, là, elle serait bien, quand dix jours après ce brave homme vint me dire que, sur l’avis du vétérinaire, on avait dû abattre la pauvre bête. Cette nouvelle me peina beaucoup ; tous ceux qui l’avaient connue si intelligente, si gentille, n’en revenaient pas. Je n’en parlai pas à mon maître ; il était bien inutile de l’attrister en lui racontant la fin tragique de cette pauvre petite bête qu’il avait tant caressée...

Nous sommes aux derniers jours de mars ; mon maître a arrêté un appartement rue Boccador, mais nous ne déménagerons que le 30 avril. Monsieur est mieux, mais pas assez bien, me dit-il, pour entreprendre les derniers chapitres de Notre Cœur. Le bruit de la boulangerie l’empêche toujours de dormir la nuit, ce dont il souffre beaucoup. Comme il a quelques jours devant lui, qu’il ne peut utiliser à Paris, il se décide à aller en Angleterre, chez son ami, le baron de R..., qui ne cesse de réclamer la visite qu’il lui doit depuis son séjour à Étretat.

En revenant d’Angleterre, à peine entré dans l’appartement, Monsieur me demande si son bain est prêt, et me dit : « Je m’y mets tout de suite, car vous ne pouvez croire comme je suis las, courbaturé de la tête aux pieds. Je ne me sens plus ; ces diables d’Anglais, cette soi-disant société distinguée m’ont mis dans cet état incroyable, tellement ils sont ennuyeux et agaçants de fatuité et de non-sens ! Vraiment, quels gens insupportables ! Aussi ai-je abrégé mon séjour. Je ne suis resté là-bas que huit jours, et croyez bien que si je n’avais pas trouvé dans ce pays insipide une Flamande de Gand, au sang généreux, avec un superbe profil et une gorge, oh une gorge !... du marbre comme je suis certain que Van Dyck, leur grand peintre, n’en a pas rencontré dans sa longue carrière ! Sûrement, sans cette beauté, je serais revenu dans les quarante-huit heures... »
Un peu plus tard, en 1892, je rencontrai le baron dans l’avenue des Champs-Élysées. Il s’apitoya sincèrement sur le sort de son ami, mais avec les mots, les phrases, d’un homme qui se sent lui-même bien malade. Le bon souvenir qu’il eut à l’adresse de mon maître me toucha profondément. En me quittant, il ajouta : « C’est bien malheureux, un si bel esprit, un littérateur qui touchait à la perfection ! Et une bonne humeur toujours égale ! »

30 avril. Rue Boccador. — Nous sommes ici depuis deux jours, et mon maître appelle Kakléter pour lui faire poser les grands rideaux de sa chambre qu’on a dû transformer. « C’est, dit-il, ce qu’il y a de plus pressé. »
Le troisième jour, sa chambre et la bibliothèque sont terminées ; il a ses deux pièces pour travailler et il finit Notre Cœur sans aucune peine, tout en donnant des conseils à son tapissier, qui tend entièrement le salon d’un vert olive. Le plafond est fait d’une tapisserie à grands personnages ; sur les panneaux on dresse aussi des tapisseries représentant des paysages et des verdures. Le tapis est saumon, le mobilier se compose de fauteuils, chaises et canapés presque tous de différents styles, mais la plupart de style Louis XVI et recouverts de soies anciennes. Sur la cheminée, un bloc de marbre blanc, superbe ; c’est une pendule pur Louis XVI, avec ses deux candélabres très bas. Les rideaux sont bien assortis de tons ; la dorure des portes et des glaces a disparu sous les étoffes. L’ensemble est d’un bon goût parfait et donne à mon maître un beau salon.
La salle à manger n’a que des meubles anciens ; sur les murs, il a placé quelques tableaux et des plats de vieux Rouen. C’est très bien. Cette salle prend jour par une grande baie vitrée, qui donne sur l’avenue, d’où l’on aperçoit le pont de l’Alma et, bien en face, dans le ciel, s’élance la tour Eiffel, que Monsieur n’admire pas beaucoup, sauf lorsqu’il se produit des orages. Il s’intéresse à voir les serpentins électriques courir le long de ces enchevêtrements d’échelles de fer. Il reste parfois longtemps à sa grande fenêtre, comme il l’appelle, pour regarder ce phénomène et tout ce qui se passe dans ce grand espace qu’on a devant soi. Ici, mon maître a un appartement parfait : salle de bains et de douches, salle d’armes et cinq pièces en plein ciel, au Midi, toutes indépendantes. En laissant ouvertes toutes les portes qui se trouvent placées en enfilade, il peut faire une marche de 22 mètres en ligne droite. C’est un rêve pour lui qui aime tant marcher en travaillant.

18 mai. — J’ai, depuis quelques jours déjà, installé la garçonnière de mon maître, ici, tout près, dans le bas de notre rue même, et, malgré cela, il reçoit ici une femme. Voilà pourquoi la mise en place des rideaux de sa chambre était si pressée !
Comme c’est singulier ! Je la connais à peine, cette femme ; en entrant, elle prononce seulement le nom de M. de Maupassant, et, sans me regarder, comme un automate, elle entre au salon. Ni ce jour-là ni les jours suivants, Monsieur ne me dit mot du passage à la maison de cette presque inconnue.
Un matin que mon maître faisait les cent pas d’un bout à l’autre de son appartement, il vint me trouver dans la salle à manger et me dit : « J’ai des douleurs dans les jointures. À partir de demain, je commencerai une série de bains de vapeur. Je vous prie de tout tenir prêt. » Après en avoir pris trois ou quatre, et quoique mous ayons écourté l’opération au point de ramener le bain à dix minutes, Monsieur dut cesser ce genre de réactif. Il n’était pas depuis cinq minutes dans son fauteuil, qu’en un clin d’œil tout le sang lui montait à la tête. Il le reconnut et, pour éviter la congestion, il se remit à prendre sa douche simple, toujours, bien entendu, suivie de frictions sur tout le corps au gant de crin humecté d’eau de Cologne.

Notre Cœur est terminé ; mon maître l’a donné à la Revue des Deux Mondes pour une première publication. Il me prévient que M. Koning, directeur du Gymnase, viendra un de ces matins...
Après cette visite, pendant laquelle j’avais entendu la forte voix de commandement de ce monsieur, mon maître raconta ce que ce directeur de théâtre était venu faire maison : « Il m’a demandé de bien vouloir lui refaire totalement, selon ma manière de voir et aussi un peu d’après ses données à lui, le manuscrit d’une petite pièce que M. X... a tirée d’une de mes nouvelles. La chose me paraît très facile ; il me donne un mois pour ce travail, mais je lui ai fixé rendez-vous ici dans quinze jours et ce sera fait. »
Ce monsieur fut exact à venir prendre le manuscrit, qu’il lut à haute voix avant de l’emporter. Quelle voix ! Je n’en avais jamais entendu de si forte. À certains passages, qu’il trouvait réussis, il criait et laissait entendre toute sa joie de directeur et peut-être aussi d’artiste... Il s’aperçut tout de même que mon maître avait omis plusieurs ficelles par lui indiquées ; il lui en fit la remarque, mais non un reproche, et, très content, il partit. Je le vois encore dans l’antichambre, gros, court, la figure enluminée, des cheveux d’un noir de jais. De sa grosse main, rouge et potelée, il enfonçait le manuscrit de Musotte au plus profond de la poche intérieure de son veston, et, serrant la main de mon maître, il lui dit, comme adieu : « J’espère, Monsieur, que lorsque je vais avoir la direction de ce théâtre, — je crois qu’il s’agissait du Vaudeville — vous ne pourrez pas me refuser une bonne pièce de vous, qui sera une excellente affaire pour mon théâtre, et pour vous un triomphe, je vous l’assure. » Mon maître le laissa partir sans réponse, mais il riait doucement dans sa moustache ; c’était presque un acquiescement.

Juin. — Les médecins que mon maître voit en ce moment sont partisans d’une nourriture très reconstituante, sans tenir compte de la difficulté de ses digestions. Il faut qu’il mange beaucoup, au moins quatre fois par jour. Le matin, je lui donne un lait de poule ; à midi, viande saignante, purée et fromage ; à 4 heures, une crème cuite ; le soir, dîner complet. Il se maintient avec ce régime forcé en nourriture facilement assimilable, mais n’obtient pas de progrès vers un mieux, comme je le souhaiterais... Il donne plusieurs dîners et reçoit des compliments sur sa confortable et jolie installation. On admire ses magnifiques plats en vieux Rouen ; un de ses invités, grand amateur, les convoite, mais à aucun prix Monsieur ne veut s’en séparer ; ils sont, du reste, beaux, de peinture fine, ovales et à anses détachées, ce qui augmente beaucoup leur valeur. Le lendemain de ce dîner, mon maître passa la revue de ses plats et les consolida. On ne saurait prendre trop de précautions !
Le 17 juin, vers 2 heures, Monsieur s’en va chez son éditeur pour le lancement de son nouveau livre. Notre cœur va paraître le 20, et, cette fois, il a du travail pour plusieurs après-midi. Mais il a quelque chose que je ne définis pas. Il tourne, me parle, je vois qu’il n’a pas cet enthousiasme qui accompagnait d’ordinaire la publication d’un de ses romans. Il finit par me dire : « Vous ne pouvez comprendre comme la partie commerciale m’est désagréable ! »

Fin juin. — Notre Cœur a eu une bonne presse ; les éditions s’enlèvent. De ce côté, M. de Maupassant a lieu d’être satisfait. Il n’en est pas de même de sa santé. Pourtant, depuis un mois, il ne va pour ainsi dire plus dans le monde ; le soir, il n’a plus de chat à caresser, à brosser. Alors c’est de ses cheveux, à lui, qu’il s’amuse dans l’obscurité à faire sortir des étincelles électriques qui font, ma foi, assez de bruit sous le passage du peigne, surtout à la partie qui entoure ses oreilles. Il fait une promenade après son dîner, rentre, se repose avant de se coucher ; malgré ces ménagements, il dort mal. De 11 heures du soir à 2 heures du matin, il m’appelle toujours trois ou quatre fois, soit pour une tasse de camomille, soit pour des ventouses à poser. C’est un procédé qui me paraît efficace, car, presque chaque fois, nous réussissons à faire disparaître la douleur ou tout au moins à la calmer.
La dame inconnue est revenue plusieurs fois. Son attitude n’a pas varié ; elle entre et sort toujours de même, ce n’est pas une cocotte ; quoiqu’elle soit trop parfumée, elle n’a rien des professionnelles, elle n’appartient pas non plus à cette société du monde distingué où l’on rit et que mon maître a fréquentée. C’est une bourgeoise du plus grand chic ; elle a tout à fait le genre de ces grandes dames qui ont été élevées soit aux Oiseaux, soit au Sacré-Coeur. Elle en a gardé les bonnes et rigides manières.
Je ne crois pas me tromper, je connais le cachet de ces maisons ; j’ai pu pendant plusieurs années l’apprécier chez des personnes d’un rang très élevé où j’ai servi avant d’entrer chez Monsieur. Je ne lui ai pas beaucoup parlé, mais je sens très bien par qui a été modelée cette intelligence qui ne se découvre pas et qui est d’une étendue surprenante.
Elle est d’une beauté remarquable et porte avec un chic suprême ses costumes tailleur, toujours gris perle ou gris cendré, serrés à la taille par une ceinture tissée en vrais fils d’or. Ses chapeaux sont simples et toujours assortis à la robe, et sur son bras elle porte un petit collet, si le temps est douteux ou à la pluie...

Le 3 juillet, nous sommes à Aix-les-Bains. Mon maître nous installe dans un pavillon dépendant de l’Hôtel de l’Europe. Ce joli nid est dans un chemin perdu, sur le coteau qui s’élève du côté du Revard. La vue y est belle ; on aperçoit la Dent du Chat, bien en face, qui domine la chaîne de montagnes contournant le lac du Bourget dans sa partie sud-ouest. M. de Maupassant prend ses repas à l’hôtel, puisqu’il n’est pas venu ici pour écrire, mais pour glaner des notes en vue de l’Âme étrangère.
Plusieurs fois dans la journée, il va à la Villa des Fleurs ; il suit de près et partout, autant que c’est possible, une princesse russe qui habite le pavillon occupé autrefois par l’impératrice Eugénie...
Un jour, il me donna rendez-vous pour le soir « à sa pépinière de fleurs humaines », comme il disait, et il me montra la dame en question... Après avoir perdu deux louis aux petits chevaux, je me retirai et j’allai jusqu’au bord du lac qui répétait à l’infini l’image de la lune à sa surface.
Je suivis longtemps le serpentin de gazon qui court selon le dessin capricieux du bord du lac ; j’entendais, dans le calme profond de la nuit, couler l’eau des sources qui descendait en murmurant. Quel joli souvenir j’ai gardé de cette soirée ! Cette belle clarté, ce grand calme, ce léger bruit d’eau, cette douce tiédeur et ce bon parfum d’herbe que le soleil a chauffée toute la journée ! J’aurais volontiers couché à la belle étoile, surtout si j’avais eu à ma disposition un bateau où je me serais laissé bercer sur cette eau si claire et si limpide. Mais ce n’est pas tout que de rêver, mon maître devait être rentré : je me hâtai de réintégrer notre pavillon.
Le lendemain, au déjeuner des courriers, grâce à quelques mots de russe, je liai connaissance avec le valet de chambre de la princesse. La veille, nous avions fait rouler les billes sur le tapis vert du café, et, le jour suivant, à 4 heures de l’après-midi, je prenais un exquis thé russe à la crème, dans le salon de la dame de compagnie de Son Altesse. Deux jours plus tard, nous allions ensemble au théâtre du Cercle.
Dès ce moment, je puis livrer à mon maître les renseignements qu’il désirait ardemment sur cette personnalité exotique et il sut en tirer un merveilleux parti.
Notre princesse avait sa place marquée au bon endroit dans l’Âme étrangère1. Je n’ai jamais compris au juste comment Monsieur pensait interpréter la situation de cette dame dans son roman. Ce que je puis dire, c’est qu’à côté de mille petits détails intéressants de la vie de cette princesse, il y avait un fait qui m’avait frappé : c’est qu’elle avait deux amants qui ne la quittaient jamais et qui, comme deux benjamins aimés et dociles, dormaient dans deux petits lits placés de chaque côté de celui de Son Altesse. Le prince-époux était, paraît-il, un fonctionnaire très haut placé, qui ne venait que rarement en France, tout juste lorsque son service l’exigeait.

Une après-midi, il faisait tellement chaud que je renonçai à toute promenade. Je revins au chalet, porteur d’une caisse de raisin, car ici M. de Maupassant suivait toujours, en même temps que sa série de douches, une cure de raisin blanc. Il m’entend rentrer et m’appelle. Je lui montrai la caisse de fruits qu’il trouva à son goût et qu’il posa sur une table à côté de son lit. Puis il me dit : « Par cette chaleur intolérable, j’ai pensé qu’il ne serait pas prudent de faire une promenade. Aussi me suis-je étendu sur mon lit, et, pour une fois dans votre vie que vous n’avez pas trop de travail, essayez aussi de reposer. Ici, dans ce fond, nous manquons d’air... »
Tout en mangeant du raisin, il se mit à me raconter son Âme étrangère. Mais j’étais tellement accablé par la chaleur, dans cette chambre, que je ne pus me rappeler ce qu’il m’avait dit. Me voyant suffoqué par la température, il m’autorisa à ouvrir la porte du salon et un peu la fenêtre qui regardait le Nord. Cela me ranima un peu ; Monsieur riait tout en grapillonnant son raisin.
Puis il me dit : « Ce que je vais vous raconter maintenant n’est pas du roman, mais du réel. Eh bien ! voilà : M. X... a adjoint à sa femme, chez lui, une jeune Grecque fort belle, ma foi, presque de pure race. Sa candeur, sa naïveté, sa jeunesse, m’ont un peu gêné jusqu’à présent ; mais je ne crois pas le moment éloigné où je franchirai l’obstacle. Ce serait vraiment malheureux de laisser ce vieux... ce serait une lâcheté sans nom... un crime de lèse-amour !... »
Il se mit à rire de tout cœur... et, revenant à la grande chaleur qui nous incommodait : « Si cela continue, ajouta-t-il, je vais envoyer un mot à Bernard et à Raymond et nous partirons prendre la mer le plus tôt possible. Sous la voile, nous serons toujours mieux. Je vous préviendrai à temps. Mais, dites-moi, si, par hasard, vous voyez un accident, un crime quelconque, enfin quelque chose où il y ait mort d’homme, mort violente, venez me prévenir aussitôt, car je voudrais prendre quelques notes sur ce sujet. »
Deux ou trois jours après, je revenais d’une promenade sur la route de Marlioz, quand j’aperçois, derrière un buisson, le corps d’un homme qui pendait à une branche d’arbre. « Du coup, me dis-je, voilà l’affaire de mon maître. » Mais tout de suite arrivèrent deux gendarmes, suivis d’une femme ; ils coupèrent la corde, le sujet était déjà mort, quoique tiède encore...
Je partis quand même au pas gymnastique prévenir mon maître. Mais j’eus une déception : il me dit qu’il lui fallait une mort violente par le revolver ou le couteau, ou un écrasement avec du sang, etc...

Nous sommes montés plusieurs fois au Revard. Mon maître regarde longtemps, avec une grande attention, toutes ces montagnes et ces paysages, qui entourent Aix-les-Bains. Certain jour, nous restons là-haut jusqu’à la nuit. Monsieur veut se rendre compte des moindres nuances qui apparaissent dans tout ce vaste panorama que nous avons en face de nous, par un beau coucher de soleil. Il est content, il trouve le tableau parfait : le soleil a disparu à droite, dans une vallée, il éclaire encore le lac dans toute sa longueur et donne à ses eaux une teinte d’incendie superbe ; les hauts sommets des montagnes sont maintenant dans l’ombre. C’est la nuit qui arrive.
En descendant, mon maître me dit : « Vous avez bien vu ? Eh bien, tout cela, vous le retrouverez dans mon roman. Aix et ses environs me donneront un cadre merveilleux pour faire mouvoir mes personnages. Je suis satisfait. C’était beau, et je sens que tout ce que j’ai vu est bien imprimé là. » Ce disant il se toucha le front.

22 juillet. — Mon maître paraît gai aujourd’hui, et, entre deux rires qui en disent long, il m’annonce que nous partons pour Cannes le surlendemain par le train du soir pour éviter la chaleur du jour : « Nous passerons via Valence ; j’avais bien pensé au chemin de fer des Alpes par Grenoble, mais il faudrait prendre presque tout le temps des trains omnibus, cela serait plus fatigant. J’ai maintenant tous mes documents, mes personnages sont bien chacun à leur place ; il n’y a plus à y revenir, je vois mon affaire très claire, absolument nette. »
J’annonçai à mon ami le valet de chambre de la princesse russe mon prochain départ. Il parut contrarié. Le soir, pour le distraire, je l’emmenai à la Villa des Fleurs et je l’initiai au jeu des petits chevaux, où j’étais venu avec la ferme intention de retrouver les deux louis que j’y avais laissés quelques jours auparavant. Quand mon ami eut compris le système, je me mis à jouer pour mon propre compte, il me suivit dans mon jeu. Pendant une heure, la chance nous favorisa ; après quoi il y eut des hauts et des bas. À 11 heures, je lui dis que je m’en tenais là. Mais lui, à toute force voulait continuer ; une pâleur étrange avait remplacé le ton rouge violet de sa figure, ses yeux étaient comme deux lumières ardentes. Je le voyais bien pris ; mais tout de même je l’emmenai ; il voulait me payer n’importe quoi, pourvu que ce fût extraordinaire et à n’importe quel prix. Alors je lui dis : « Mon ami, le bonheur n’est pas éternel, et la chance encore moins. Quand on vient d’avoir eu un bon quart d’heure, le mieux est de prendre un modeste verre de bière, d’aller rêver dans son lit et de continuer de croire que l’on gagne toujours... »
Le lendemain, en arrivant pour le déjeuner, je remarquai que notre table, contrairement à nos habitudes, portait des coupes à champagne. Mon ami le Russe me dit que c’était lui qui offrait ce bon vin de France à tout le monde à l’occasion de mon départ, et ajouta qu’il n’avait jamais pu arriver à compter les louis qu’il avait gagnés la veille aux petits chevaux...
Tout le personnel des clients de l’hôtel prit avec plaisir sa part de ces libations extraordinaires et une franche gaîté régnait à la fin du repas. Mais il y avait un secret dont personne ne se doutait, c’est que ce jus vermeil qu’on venait de déguster était dû à la chance venue de la corde du pendu que j’avais découvert huit jours auparavant sur la route de Marlioz.

1 Voir page 24 de l’Âme étrangère.

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