François Tassart : Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de chambre (1883-1893), Plon Nourrit et Cie, 1911, pp. 48-63.
Chapitre III Chapitre IV Chapitre V

Chapitre IV
Mai 1885 — Juin 1886

Étretat. — Les canards de Barbarie. — Le chant du coq. — Prouesses de tir. — Paff. — Grosses chaleurs. — Promenades. — Ouverture de la chasse. — Salammbô. — Départ d’Étretat. — Séjour à Paris. — Arrivée à Antibes. — La villa Muterse. — Janvier 1886. — La récolte des olives. — Mme de Maupassant. — La Louisette. — Le Bel-Ami. — Retour à Paris rue Montchanin. — Nous regrettons le soleil du Midi. — Mademoiselle Perle et les Sœurs Rondoli. — Une promenade au parc Monceau. — L’élégante liseuse.
Étretat, fin mai 1885. — Nous arrivons à Étretat ; tout était déjà bien avancé, les arbres avaient leurs feuilles, les rosiers étaient déjà en boutons tout près de fleurir, les fraisiers préparaient leurs petites fleurs blanches, ils avaient les pieds bien humides pour le moment. Un matin, on apporta de chez Mme Valois deux canards de Barbarie, tout bleus. Mon maître prévenu vint lui-même les mettre à la mare, et tout de suite, très gentiment, ils se mirent à nager, et plongèrent trois ou quatre fois de suite, puis se secouèrent, en battant des ailes. Ils semblaient tout joyeux, et avaient l’air de se dire que cette petite mare leur plaisait beaucoup, et avait sans doute été faite spécialement pour eux, si petits...
Mon maître remit un pourboire au porteur et se retira en constatant que les canards ne cherchaient pas à s’échapper, qu’ils seraient donc vite habitués... Après le déjeuner, je leur portai à manger une bonne pâtée. Mon maître vint assister au repas : « Sont-ils beaux ! s’écria-t-il ; quel joli plumage ! Vous leur donnerez toujours plus que le nécessaire, sans quoi ils mangeraient le pain que je donne aux poissons. »
Piroli ne quittait pas son maître, mais à la vue des canards, elle alla se blottir sous les fusains qui entouraient la mare, remuant la queue et roulant de grands yeux, se demandant sans doute ce que pouvait bien être ce genre de bêtes qu’elle n’avait pas encore vues ; du reste, elle se familiarisa très vite et ne tarda pas à vouloir jouer avec les petits canards ; comme à son approche ils se sauvaient, elle devint très brave, fit même quelques tentatives pour les atteindre, mais lorsqu’elle sentit ses pattes se mouiller, elle y renonça. Alors, mon maître lui dit : « J’espère, mademoiselle Piroli, que vous n’allez pas prendre ces petits Barbarie pour de gros oiseaux et leur faire des misères. Ah ! mais non, car je me fâcherais ! »
Puis il la prit dans ses bras, et, en quelques jours, elle comprit que ces petites boules bleues faisaient partie de la maison. Comme nous rentrions nous aperçûmes une grande femme qui venait dans l’allée. « C’est Marie Seize, s’écria-t-il, elle a vu les volets ouverts, elle ne perd pas de temps. » Puis il reprit : « Enfin ! » en poussant un soupir, et Marie Seize eut sa large aumône.
Comme l’année dernière, les poules sont très belles ; le coq est moins imposant que son prédécesseur, mais il se rattrape par son chant. Un jour, mon maître m’appelle : « Ce coq est terrible ; il chante, il a une voix extraordinaire, mais je suis sûr que vous ne savez pas le nombre de fois que chante un bon coq à son réveil. » J’avouai mon ignorance. « Eh bien, me dit-il, à son premier chant, il donne de trente-quatre à trente-cinq séries ; à son deuxième dix-sept ; pour le troisième et les suivants, c’est variable. » Plusieurs fois, me souvenant de ces observations de mon maître, je constatai que notre coq donnait bien les séries de chant voulues ; donc, c’était un bon coq.

2 juin. — Mon maître me demanda de lui porter ses pistolets au tir ; il y arriva avant moi, et il tira vingt coups, sur deux cartons ; je constatai quinze mouches et cinq balles dans le blanc. Comme je lui disais : « C’est un coup brillant. — Oui, c’est bon, brillant, si vous le voulez. » Et riant, il ajoute : « Mais on ne peut pas être toujours brillant. Tenez ! vous connaissez mon ami, M. E..., il a quarante ans, il est fort comme un abatteur de bœufs de la Villette, eh bien ! dernièrement auprès de Mme X... il n’a pas été du tout brillant !... Mais j’ai assez tiré pour aujourd’hui, enlevez-moi tout cela ; je vais préparer les boules. Ces dames vont venir. »
Quelques jours après, mon maître était à son tir quand je m’entends appeler. Vite, je viens avec des balles, croyant qu’il en manquait : « Mais, me dit-il, ce n’est pas pour cela que je vous appelle. Je ne peux plus retirer cette baguette du pistolet ; voyez, elle tient vraiment fort. Nous allons tirer chacun par un bout et de toutes nos forces. » À plusieurs reprises mon maître m’envoya dans le vide, car chacun donnait tout ce qu’il pouvait. Cependant après bien des efforts, nous sommes arrivés tout de même à nos fins, mais nous avions chaud et nos mains avaient une petite danse de Saint-Guy.
Tandis qu’il rechargeait le pistolet : « Attendez un peu, François, me dit-il, je vais vous montrer que malgré les efforts que je viens de faire, je ne tremble pas. » Et, le bras tendu, tenant son pistolet, il ajouta : « Vous voyez sur cet arbre la première feuille de cette petite branche isolée de droite ? Je vais la couper juste à la naissance de son attache. » En effet, le coup partit, la petite feuille tournoya dans l’air et descendit dans l’herbe pour prendre sa place de feuille morte. Nous avons mesuré la distance, elle était de vingt-huit pas, et mon maître me disait : « J’en tirerais dix comme cela à la file... » Soudain, on entendit des voix : « Ce sont ces dames, me dit-il, ramassez tout, je vous prie, et passez un peu cette baguette au papier de verre très fin. »

Étretat, fin juin. — Mon maître avait acheté pour la chasse un chien d’arrêt tout dressé : il vient d’arriver. Cette jolie bête fut tout de suite attachée à son maître, qui, dès le matin, allait la prendre au chenil ; elle ne le quittait plus qu’à l’heure des repas. Monsieur était enchanté de son chien, un superbe épagneul Pont-Audemer, avec une très jolie coiffe, des yeux intelligents ; il ne lui manquait que la parole. Il poussait la perfection jusqu’à ne pas courir après les poules. Aussi mon maître l’aimait-il beaucoup et me disait : « Je crois que ce joli Paff sera un précieux auxiliaire à la chasse. » Plusieurs fois, pendant l’été, le garde vint chercher Paff pour le conduire à la ferme de M. Martin et le promener sur le terrain de la chasse.

Juillet. — M. de Maupassant s’est amusé à tirer quelques feux d’artifice ; mais cette année nous avions eu de très fortes chaleurs qui avaient tout desséché, jusqu’aux joncs marins de la côte, qui avaient changé leur ton vert habituel contre une teinte acajou terni, demi-morts, la tête inclinée vers le sol ; ils étaient tout à fait à point pour flamber, et c’est du reste ce qui se produisit. Plusieurs assistants coururent pour éteindre ce commencement d’incendie avec leurs pieds, mais ce n’était ni prudent ni pratique. J’y allai à mon tour avec un fort paillasson tout imbibé d’eau, et j’eus raison facilement du feu en foulant les herbes qui flambaient, avec cet instrument simple, mais tout à fait de circonstance. De retour au jardin, j’entendis M. le Dr Pouchet qui disait à mon maître : « C’est un débrouillard, votre François. » Mon maître lui répondit : « Oui, c’est un garçon de ressource, il n’est jamais embarrassé, non pas seulement pour éteindre les incendies, mais pour tout. »

Août. — La Guillette est entièrement occupée par des amis. La chaleur se fait de plus en plus sentir ; ce ne sont plus seulement les fraisiers qu’il faut rafraîchir, mais tous les arbustes, si l’on veut les conserver. Aussi tous les matins, de très bonne heure, le jardinier, sa femme, moi, et même Monsieur, qui s’en fait un amusement, nous arrosons ferme avant que le soleil n’arrive, et ainsi nous avons toujours de la verdure et de jolies fleurs.
L’après-midi, mon maître est toujours pris par ses invités. Un jour il les conduit au Casino, une autre fois sur la côte pour voir le Trou à l’homme, puis l’Aiguille, aussi la Chambre aux demoiselles. On revient par les bois Valois pour trouver un peu de fraîcheur, on visite aussi parfois la Fontaine aux mousses par l’Escalier du curé.

Cette année, la chasse ouvre quinze jours plus tôt que d’habitude. Mon maître n’en est pas fâché, il lui tarde d’essayer son nouveau fusil ; il a fait toutes ses cartouches lui-même, pour être sûr, dit-il, de ses doses de poudre et obtenir une régularité parfaite dans son tir.
Le jour venu, il a six invités ; le rendez-vous est pour 9 heures, afin de faire un tour le matin. À midi, retour à la ferme pour le déjeuner. Mon maître est venu me regarder faire l’omelette sur un feu de bois dans la grande cheminée garnie des ustensiles nécessaires à la cuisine. Tout est en fer forgé et brillant comme de l’argent. Tout bas, mon maître me disait : « Cela fait plaisir de voir une si belle cheminée, si bien garnie et si bien tenue. » Puis on se met à table, et l’omelette bourrée de champignons, de truffes d’un doré foncé, imprégnée d’un excellent beurre frais, relevée à peine, est servie. Tout le monde la trouve exquise et l’on proclame que le feu de bois est encore ce qu’il y a de plus pratique pour les choses qui demandent à être enlevées.
À une heure, les chasseurs reprennent la plaine. Il fait chaud, les petites cailles sont paresseuses, les perdreaux aussi, le tableau est très beau : cent quarante-trois pièces. Pour un territoire de chasse relativement restreint, c’était magnifique. Mon maître arrivait premier avec trente-sept pièces, M. Arraux avec vingt-trois... Monsieur est très content, il attribue son succès à son fusil et à son jeune Paff, qui s’est montré parfait, et aussi à la fabrication de ses cartouches, qu’il continuera de faire lui-même.
Un jour de chasse, vers la fin de septembre, le voiturier oublia de nous envoyer chercher. Il faisait encore plus chaud que d’ordinaire. Quand mon maître voit le soleil se coucher, il décide de revenir à pied à Étretat. Il me passe son fusil, nous nous mettons en marche au pas gymnastique, et, en vingt-cinq minutes, nous avions fait une route de cinq kilomètres. Mon maître, que cette promenade amusait, me disait : « Vous voyez, François, si un général pouvait obtenir une telle marche de ses hommes, cela suffirait en certains cas pour remporter une victoire tout à fait inattendue. » Oui, mais nous étions aussi mouillés qu’en sortant d’un bain, et je crois bien que les pauvres soldats, s’ils étaient soumis à une marche pareille, ne pourraient pas soutenir un tel effort.
À l’arrière-saison, Monsieur chasse le lapin avec ses petits bassets, qui sont vraiment remarquables, tant par leurs qualités cynégétiques que par leur résistance à la fatigue. J’avais pitié d’eux, il me semblait que leurs jambes courtes et si drôlement tournées n’étaient pas faites pour un exercice si dur.
Un soir, il pleut, la tempête fait rage. M. de Maupassant est resté seul toute la soirée. En montant se coucher, il traverse la cuisine, et voit sur la table Salammbô fermé. « Eh bien, me dit-il, vous l’avez fini ? » Je réponds : « Oui, monsieur, cela me paraît très beau, mais il faudrait que je le relise plusieurs fois, pour le bien comprendre. » À quoi mon maître répondit : « Votre franchise me fait plaisir, je sais qu’il n’en peut être autrement. Cette œuvre représente le travail de quinze années du plus bel et, sans nul doute, du plus fort esprit de notre siècle. » J’avais la main gauche posée sur un autre livre. « Tiens ! me dit mon maître, qu’avez-vous là ? » Je retirai ma main et lui laissai voir : Un grimoire du Pape Honorius le Grand. Je lui dis : « Monsieur, je ne m’occupe pas de sciences occultes, je ne crois même pas que rien de ce que contient ce livre d’oracles soit réalisable ; mais j’aime cependant le revoir quelquefois parce que c’est le livre dans lequel mon père m’apprit à lire. » Mon maître répondit : « Elle est très belle, cette édition ; moi, je ne me suis jamais occupé de cette science, mais je sais certains hommes qui s’adonnèrent à ces choses-là et qui n’étaient pas des sots. »

Antibes. 1885-1886. — Nous avons quitté Étretat le 25 novembre, et après un séjour de quelques semaines à Paris, le temps nécessaire pour que mon maître mette ses affaires d’éditeur en ordre, nous étions, la veille de Noël, en possession de la Villa Muterse dans le cap d’Antibes. Cette maison, déjà ancienne, a d’un côté l’aspect d’un long mur ; aucune issue, ni fenêtres, ni portes ; la façade regarde le Sud et donne sur une grande cour bordée de très beaux bouquets d’arbres. On aperçoit des champs, de belles vignes en rapport, plus loin des oliviers, et tout là-bas, au bout du cap, un grand phare blanc.
L’hiver était doux ; tous les jours après son déjeuner, mon maître venait s’asseoir avec sa mère sur un banc placé devant le salon, en plein soleil et bien abrité de cet air froid du Nord, qui descend parfois des Alpes couvertes de neige, si éloignées en apparence lorsqu’il fait beau, et si rapprochées les jours assez rares où les cimes retiennent les nuages.
Sur ce banc, mon maître est si heureux d’être seul avec sa mère ! Tout à leur aise ils discutent la charpente d’une future nouvelle ; on remanie le plan, puis on arrive à se mettre d’accord, et alors mon maître s’écrie en riant : « Voilà qui est parfait, ma nouvelle retombe d’aplomb sur ses pattes comme le chat du concierge. » Ce chat faisait en effet avec mon maître des parties de jeux sans fin sur le banc et cette petite bête, qui paraissait si triste lorsque nous sommes arrivés, a vite compris qu’elle avait trouvé un compagnon et un ami. Aussi était-elle tous les jours fidèle au rendez-vous et ne se lassait pas de ces bonnes parties. Il était si joli, ce minet à la fourrure douce et épaisse, blanc et gris foncé, avec sa petite tête où brillaient des yeux jaunes vraiment intelligents ! Cela donna à mon maître l’idée d’écrire sa chronique sur les chats.
Le matin, il se plaît beaucoup à faire les cent pas dans une allée, à droite de la maison, formée d’énormes lauriers d’espèces variées, de poivriers, de beaux palmiers Au bout, la serre, puis un plant d’oliviers, dont plusieurs centenaires ou à tronc bifurqué ; les deux parties poussent très bien quoique ne prenant vie qu’à une seule souche ; sur le faîte, de très longues branches se dressent comme si elles voulaient s’élancer plus haut encore vers le ciel.
Mon maître aimait se promener sous ces arbres ; il y passa plusieurs matinées, s’intéressant à la récolte des olives. Des femmes portant des vêtements d’hommes étaient perchées dans les branches ; armées d’une gaule, elles frappaient fortement autour d’elles et les fruits tombaient sans bruit sur la couche de verdure qui couvre la terre. Des ramasseuses les mettaient alors dans des paniers, et ensuite dans des sacs. Monsieur, qui était grand observateur, suivit très attentivement cette cueillette, et plus d’une fois, non content d’avoir passé la matinée à regarder ce travail, il voulait y retourner l’après-midi. Dès qu’il avait fini sa partie avec le chat, il s’en allait par le sentier qui passe sous les oliviers, où les femmes travaillaient, son chapeau gris un peu enfoncé sur les yeux, sa grosse canne à pic à la main. Il faisait alors semblant de marcher vite tout en retenant son pas, et s’arrangeait pour passer le plus près possible des groupes de ramasseuses ; le soir, pendant le dîner, il racontait à sa mère toute sa satisfaction d’avoir pu examiner les détails de cette récolte qui pourraient lui servir plus tard. « Car vraiment, ajoutait-il, à part le côté comique, on y trouve beaucoup de poésie. » Mme de Maupassant raconta alors à son fils une de ses courses au fond de la Corse sauvage où elle avait vu ce même travail, fait par des êtres plus étranges encore. « Ils avaient, disait-elle, des costumes que je ne puis te définir, mais qui, je t’assure, auraient fait peur à tout autre qu’à moi. Si tu voyais ce spectacle, tu aurais plus que de la poésie, tu aurais la sensation de l’extraordinaire. Il y a aussi dans ce pays des oliviers monstres ; parfois, leur tronc est si incliné qu’il revient toucher la terre, la suit pendant plusieurs mètres, puis repart, montant droit comme un arbre rajeuni. »
Je dois dire que Mme de Maupassant ne connaissait pas la peur ; elle avait parcouru toute seule et à pied, sa grande canne à pic à la main, l’Italie dans tous les sens, pénétrant jusque dans les coins les plus reculés. Elle avait exploré aussi une partie des Deux-Siciles, puis la Corse qu’elle affectionnait par-dessus tout, car elle y avait trouvé des impressions particulières conformes à son tempérament, des paysages absolument sauvages, d’une beauté primitive, puis « les rochers et la mer qui se marient là comme nulle part ailleurs », disait-elle, « et donnent un ensemble qu’on n’oublie pas ». Il ne se passait pas de jour que Madame ne parlât de bandits et de vendetta, toujours avec cet enthousiasme qui lui était si particulier, faisant à son fils le tableau des choses qu’elle avait vues et cela dans une langue qui n’appartient qu’aux véritables lettrés ; dans ses récits, ses expressions rappelaient tout à fait la manière de Flaubert.
Souvent, le soir, quand mon maître était absent, elle nous racontait à moi et à Marie, sa femme de chambre, des scènes fantastiques dont elle avait été témoin pendant ses deux années de séjour en Corse. Parfois, elle mettait tant d’impétuosité à nous redire ces aventures si extraordinaires et souvent pleines de mystère que je sentais des frissons me passer dans le dos. Elle nous avoua aussi qu’elle n’avait jamais rien mangé de meilleur que les délicieuses petites grives à la chair délicate qu’on lui servait à déjeuner chez les bandits, entre autres dans la caverne de Bellacoscia dans le maquis. Madame ajoutait : « Tous ces hommes ont toujours été pour moi d’une très grande prévenance et d’une politesse supérieure. »

De temps à autre, mon maître fait une sortie avec sa Louisette qui est sur un corps mort dans le port Aubernon (baie de la Salice). Cette barque ne pouvant servir qu’à de petites promenades, il achète le Bel-Ami afin de pouvoir faire de véritables courses le long des côtes. Ce bâteau se déplace facilement pour la sortie et l’entrée des ports ; mon maître en est content. Maintenant il s’arrête peu sur le banc ; sitôt le déjeuner terminé, il descend à Antibes voir son Bel-Ami. M. Muterse, ancien capitaine de la marine, l’accompagne souvent dans ces sorties avec son nouveau bateau ; ils sont devenus par la suite de vrais amis, ayant l’un pour l’autre une très grande estime. Ce fut M. Muterse qui donna à mon maître Bernard, ce marin aussi prudent qu’avisé, souple, aux bonnes manières, matelot parfait pour la navigation de plaisance.
Mon maître, après plusieurs sorties, ne tarda pas à acquérir les connaissances pratiques indispensables pour le maniement de son bateau. Il reçut à déjeuner des personnes du monde de Cannes ; l’après-midi était consacrée à des promenades en mer sur le Bel-Ami. Une fois même il alla jusqu’à Nice.
Un jour que j’avais été porter les plaids à bord, je regardais du haut de la jetée le yacht, emportant toute la société vers le large. Quand il avait toute sa voilure bien gonflée, il ne se présentait pas mal, il coupait bien de l’avant, mais sa couleur noire n’était pas heureuse, bien qu’elle fût rehaussée d’un cercle jaune qui lui faisait une ceinture d’or. Sa forme plate ne plut jamais à mon maître.
Notre séjour dans le cap touchait à son terme. Finies, ces belles soirées, où j’allais errer par les chemins qui courent comme des rubans blancs à travers des plaines couvertes de serpolet et de thym parfumés, formant sous les rayons de la lune un tapis brillant. Les grands troncs des oliviers jetaient sur la route des ombres fantastiques, souvent emmêlées par le double jeu de la lune et du feu du phare planté là, tout au bout de cette pointe de terre, nommée la Garoupe.
Un soir, mon maître arrive un peu en retard pour le dîner. Tout de suite il se met à raconter qu’il vient de louer un chalet se composant de deux corps de bâtiment, l’un au Sud, l’autre au Nord, « de sorte, disait-il, que cette maison peut être habitée pendant toutes les saisons ; Madame s’y installera tout à fait et nous, nous pourrons venir à n’importe quel moment. C’est très beau, il y a une vue splendide ; la propriété touche à la route d’Antibes à Cannes ; la petite montagne où elle est située s’appelle la Badine ».
Nous restons encore quelques jours à Antibes, pour permettre à M. Gervex de finir le portrait de mon maître. Puis, nous partons pour Paris.

Paris, 4 mars, rue Montchanin. — Il fait froid, le temps n’est pas beau ; le calorifère est allumé, l’appartement est bien chauffé. Monsieur prend son bain de rentrée et Piroli, assise à côté de la lampe juive, sur le petit meuble gothique, suit des yeux tous les mouvements de son maître, mécontente de le voir là où elle ne peut l’atteindre pour jouer avec lui.
M. de Maupassant s’occupe de faire composer les premières épreuves de son roman Mont-Oriol. En revenant d’une visite à son éditeur, il achète une superbe peau d’ours blanc, qui couvrait en partie le parquet du salon ; cela faisait très bon effet, donnait un peu de gaîté à cette pièce située au Nord, si monotone et si triste après le séjour du Midi.
Monsieur avait en ce moment pour médecin le docteur X... qui lui ordonna des bains de vapeur. On aménagea donc en bas une salle avec un grand fauteuil en osier et des couvertures de laine ; on recouvrait le tout d’un grand caoutchouc spécial. Ce traitement lui réussit très bien ; il prenait sa douche en sortant de son bain de vapeur et obtenait de très fortes réactions. Il en fut très satisfait.

Pour des êtres encore tout imprégnés du bon soleil du Midi, que nous venions de quitter, cet appartement, que mon maître avait pourtant si bien aménagé, semblait trop étroit, trop chaud, surtout trop peu aéré. Cette chambre, de trois mètres de côté, toute tendue d’étoffes et de tapisseries, recevait à peine de lumière et l’air ne s’y renouvelait que par la communication de la pièce voisine. Monsieur dormait mal dans cette taupinière. Une fois je me risquai à lui dire que nous serions mieux dans un cinquième avec un grand balcon, — mais je n’eus pas de succès. Pour le moment, il était tout à fait entiché d’un rez-de-chaussée.
Pour comble d’ennui, dans une cour voisine, il y avait des chiens qui aboyaient toute la nuit, et pour des personnes au sommeil léger, c’est bien énervant. Je me renseignai pour savoir s’il n’y aurait pas moyen de modifier cet état de choses, mais j’appris que le plus proche voisin de ces chiens bruyants avait fait un procès à leur propriétaire et qu’il n’avait rien obtenu du tribunal, si ce n’est de payer les frais.
M. de Maupassant a définitivement fait son bureau de la serre, sous le plafond lumineux ; la lumière venant d’en haut lui fatigue moins les yeux, puis il y a moins de bruit que sur la rue... La table Louis XVI, ornée de cuivres, disparaissait sous le travail en train : deux nouvelles, Mademoiselle Perle et les Sœurs Rondoli, laissaient voir leurs titres ; un roman, non baptisé encore, portait une série de noms, orthographiés de différentes manières et écrits en gothique, en ronde. Tous ces travaux marchaient de front sans compter les deux chroniques par semaine qu’il donnait aux journaux.
Je me permis un jour de dire à mon maître que tant de travail à la fois devait lui fatiguer le cerveau : « Mais non, me répondit-il, je suis si bien entraîné ! Quand je suis fatigué d’une chose, j’en prends une autre pour me délasser. Cependant à partir d’aujourd’hui, j’ai résolu de supprimer de mon travail la politique qui m’ennuie. Voici mon dernier article, vous voudrez bien le porter au Figaro cette après-midi. J’y passerai un de ces jours pour prévenir ces messieurs qu’ils n’aient plus à compter sur moi pour le genre d’articles que je leur donnais. »

Le lendemain d’une superbe journée du mois de mai mon maître me fit le récit suivant :

« Hier, je suis allé faire une visite au comte Cernuschi. Son hôtel du parc Monceau est superbe et majestueux. L’intérieur ne ressemble en rien aux maisons ordinaires, c’est un vrai musée. Il y a des céramiques intéressantes, mais ce qu’il y a de vraiment curieux, c’est son salon, très grand, élevé de plus de douze mètres dans lequel il a réuni une collection de bronzes japonais de toute beauté, un bouddha de Méjouro monté sous un dais, le tout haut de sept à huit mètres, puis un brûle-parfum de Kioto, un autre représentant un dragon et d’une finesse tout artistique ; il a aussi un dieu de la guerre chinois et un japonais, ils sont cocasses dans la drôlerie de leur accoutrement, sans parler de leurs figures bizarres aux barbes pointues. Il a sûrement chez lui des objets de très grande valeur. En sortant de chez M. de Cernuschi, je voulais me rendre avenue Friedland ; je pouvais prendre l’allée centrale du parc ou celle des nourrices à gauche, c’était mon plus court chemin, mais je ne sais pourquoi, je pris à droite, l’allée qui longe le boulevard de Courcelles. Je passai à côté de la mare aux canards où se trouvent deux cygnes blancs bien chétifs. Peu après je remarquai une dame assise, seule, lisant un livre qui paraissait l’occuper entièrement. Quelques pas plus loin, je m’assis un moment, admirant la pose gracieuse de cette dame qui, toute à sa lecture, ne voyait rien de ce qui se passait à ses côtés ; puis je m’éloignai un peu pour m’asseoir au soleil. Là, j’avais près de moi, sur un banc, un ménage d’un certain âge ; la femme faisait du crochet et le mari dormait, le teint rouge, congestionné, signe d’une digestion pénible. Je me trouvais bien à cette place ; le soleil filtrant entre les branches, me frappait juste sur les jambes, cette belle verdure fraîche me faisait du bien aux yeux ; j’entendais craquer les bourgeons au-dessus de ma tête, faisant un bruit semblable aux grosses gouttes de pluie lorsqu’elles tombent sur les feuilles.

« Il est délicieux, ce parc, en cette saison ; j’y ai passé un moment très agréable ; je me sentais pris par une rêverie très douce, j’étais comme sous l’influence d’un de ces fins parfums d’Orient, parfums des dieux, qui vous font passer par les rêves les plus extraordinaires... J’en fus arraché par le bruit que faisaient trois jardiniers qui venaient pour planter une superbe musacée. Je pris plaisir à assister à l’opération : les jardiniers prenaient un soin tout particulier pour remuer la plante, ils n’y touchaient qu’avec une grande délicatesse, enfin lorsqu’elle fut en place, je me levai pour l’admirer de près. Elle était vraiment jolie. Je quittai le parc sous le charme du calme que j’y avais trouvé et aussi de la satisfaction que j’avais éprouvée à regarder cette ravissante plante. »

C’est sur l’emplacement de cette musacée, qui avait tant charmé mon maître, que se trouve aujourd’hui le monument élevé à sa mémoire. C’est le pendant du saule de Musset !

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