François Tassart : Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de chambre (1883-1893), Plon Nourrit et Cie, 1911, pp. 64-74.
Chapitre IV Chapitre V Chapitre VI

Chapitre V
Octobre 1886 — Mai 1887

Au chalet des Alpes. — Le cadre d’un nouveau roman. — Promenades pittoresques. — René Maizeroy et Aurélien Scholl. — Visites princières et mondaines. — Un tremblement de terre. — La maison menace ruine. — Piroli est heureuse de retourner à Paris. — Style naturaliste d’une marquise.
Antibes, Chalet des Alpes. 2 octobre. — Mon maître marche de long en large dans son cabinet de travail, situé au deuxième étage ; je devrais plutôt dire qu’il va d’une fenêtre à l’autre, car cette pièce formant demi-cercle est trouée de cinq ouvertures. Quelle que soit celle où l’on regarde, on a l’immensité devant soi, à perte de vue. Du côté Nord, ce sont d’abord, semés partout, les faîtes des petites montagnes couvertes de sapins et, adossés à leurs flancs, l’on aperçoit des groupes de maisons formant des villages. Toutes sont peintes en rose et blanc, l’effet en est pittoresque et ravissant.
Puis la chaîne des Alpes se déroule jusqu’à la frontière, on entrevoit l’Italie, Nice, la promenade des Anglais et le superbe golfe des Anges dans toute son étendue ; bordant le golfe, une ligne noire : c’est la voie ferrée. Plus près, un fort dans la mer en forme d’étoile, Antibes, avec deux tours carrées et ses remparts à la Vauban, les glacis, le champ de manœuvres tout gris, près duquel se détache un quadrilatère vert foncé. C’est le cimetière des Antibois, ombragé de cyprès élancés, semblant se mirer dans les eaux de la petite crique qui entoure le port. Un cimetière, dans cette anse, près de la mer si bleue, donne l’impression d’avoir été placé là pour que ceux qui y reposent soient bercés par ses vagues.
Par les fenêtres au Sud, le cap avec son immense fouillis de verdure aux reflets argentés ; plus à droite, le golfe Juan et les îles de Lérins se voient très bien. C’est dans cet observatoire incomparable que mon maître va jeter le plan d’un roman sur lequel il compte beaucoup. Puissent ces merveilleux sites, ce panorama splendide, cette si belle nature qui charme les yeux et remplit le cœur l’aider et l’inspirer pour mener à bien l’œuvre qu’il va concevoir ! Tel fut le vœu que je fis quand j’eus, avec lui, parcouru des yeux ces régions superbes qui nous entouraient, nous séparaient du reste du monde et nous plaçaient dans un cadre merveilleux, fait à souhait pour ceux qui éprouvent le besoin de l’isolement et du repos.
Pendant la journée la chaleur est encore très forte ; en revanche les soirées sont délicieuses ; le ciel, où les étoiles fourmillent, est d’une clarté admirable. Je regrette que l’astronome d’Étretat soit si loin, car je pense que ce serait pour lui une joie de voir cette voûte constellée, que nous admirons tous les soirs. Piroli est là, qui fait la chasse aux cri-cris et s’arrête parfois devant le trop grand nombre de vers luisants qui lui font peur.
Lorsque arrive l’heure de dormir, on se décide avec peine à quitter le jardin où il fait si bon ; les nuits sont si douces qu’elles font penser à ce paradis terrestre dont parle l’histoire sainte. Je dors la fenêtre ouverte ; cette tiédeur qui vient du dehors est si bonne, si parfumée ! Sous son influence on a un sommeil calme et bienfaisant.
Les hiverneurs ne sont pas encore arrivés. M. de Maupassant organise son temps ; il se lève à 8 heures, descend prendre l’air dans le jardin à l’ombre des poivriers qui laissent descendre leurs branches légères vers la terre, comme les saules pleureurs. Ils sont gais et reposants tout l’hiver, ces pipers avec leurs feuilles couleur de plomb qui semblent argentées quand le vent les fouette... Mon maître travaille jusqu’à 11 heures, prend sa douche et déjeune à midi ; vers 2 heures, il fait une promenade, souvent dans les forêts qui se trouvent à droite de Vallauris et s’étendent très loin vers la montagne.
Un jour, il s’égara dans ces bois, où les ravins seuls servent de routes ; il était 9 heures et demie du soir quand il rentra ; nous étions tous très inquiets. Il nous raconta les péripéties de sa promenade, les arbres géants qu’il avait vus sur les rochers, dans des endroits presque inaccessibles ; il termina en disant : « Sans ma boussole, je ne puis dire quand je serais sorti de ce bois ; j’étais bien perdu !... »
Deux fois par semaine, il faisait des armes à la maison avec un prévôt militaire ; quoique plutôt faible dans ce sport, il y prenait un certain plaisir. En tout cas, il y mettait toute sa bonne volonté.

Fin octobre. — Il fait armer son bateau, et prend un deuxième matelot, un robuste gaillard qui s’appelle Raymond. C’est le beau-frère de Bernard. On fait une sortie avec le Bel-Ami ; ils vont jusqu’à Cannes et Saint-Raphaël ; mon maître revient enchanté de sa promenade. M. Maizeroy vient passer quelques jours à la maison, puis M. Aurélien Scholl arrive à son tour pour y séjourner quelque temps.

Novembre. — Mon maître s’absente vingt-quatre heures par semaine, du jeudi au vendredi à midi. En dehors de cette fugue, il passe son temps dans son cabinet de travail ou à bord de son yacht... Du cabinet de travail, on aperçoit très bien l’extrémité du mât de Bel-Ami. Il est convenu avec Bernard que lorsqu’il croira au beau temps, il hissera le pavillon dès 9 heures du matin de façon qu’avant 11 heures on sache si oui ou non on sortira l’après-midi.
Plusieurs fois mon maître demande à sa mère d’aller faire une promenade en mer, sur son bateau qui marche maintenant très bien ; mais Madame remercie, disant qu’elle préfère ses courses à pied qui sont salutaires à sa santé. « Ainsi, ajoute-t-elle, tantôt, je vais faire une visite chez Mme King, au château de La Pinède ; puis mon intention est de pousser jusqu’à la pointe du cap. Si tu es dans ces parages, je te verrai ; car à la forme de ses voiles, je reconnaîtrais ton bateau parmi cent. »

Mon maître a donné plusieurs déjeuners aux Altesses de Cannes, et toutes s’accordent à lui dire que les Alpes vues d’ici, sont incomparablement plus belles que de n’importe quel autre point de la côte, ce qui paraît lui faire grand plaisir. Aussi se confond-il en remerciements et politesses de toutes sortes auprès de ces grandes dames, au point que quelquefois je me demandais s’il n’allait pas un peu loin, car pour qui le connaissait bien comme moi, sa finesse laissait paraître une légère pointe d’ironie, qu’il savait, il est vrai, dissimuler sous une phrase aimable et bien tournée.
Le lendemain de ces déjeuners, M. de Maupassant parlait toujours beaucoup, ce qui était contraire à ses habitudes à la maison. Voici en substance ses confidences :

« Voyez-vous, ces dames du monde n’ont rien qui plaise ; elles ont de l’esprit, c’est vrai, mais de l’esprit fait au moule, comme un gâteau de riz assaisonné d’une crème. Leur esprit vient de leur instruction du Sacré-Cœur ; toujours les mêmes phrases, faites des mêmes mots — C’est le riz ! — Puis toutes les banalités qu’elles ont recueillies dans la société depuis. — C’est la crème ! Et toujours elles vous servent le même plat. Vous savez combien j’adore le riz, mais tout de même, je me refuserais à en manger tous les jours.

« Je ne puis établir aucune comparaison entre ces femmes du monde et les femmes artistes nées dans un milieu intellectuel. Ces dernières vous donnent des joies par l’imprévu de tout ce qu’elles vous disent ; leur verbiage ne s’arrête pas court, elles vous parlent musées, théâtre, musique, montagnes, villes, et tout cela dit d’une façon qui vous ensorcelle, au point que souvent on perd la notion du temps. On resterait volontiers anéanti dans les coussins du divan, se croyant transporté au milieu de quelque cité de féerie... »

Après avoir ainsi donné libre court à ses réflexions, mon maître me dit : « La corbeille qui ornait la table hier était très réussie. Où pouvez-vous trouver toutes ces fleurs ? Je n’en vois nulle part. » Je répondis qu’en cherchant bien on en trouvait encore.

Nous sommes à la veille de la fête Sainte-Colette, qui est toujours l’objet d’une réjouissance intime. L’hiver qui existe à peine sur le littoral a déjà fait place au printemps qui a tout changé à plaisir dans le jardin. Ce pays du soleil, qu’on dit être le plus beau du monde, semble ne pas vouloir perdre sa réputation.
Ce matin, vers 5 heures et demie, toutes les sonnettes de la maison se sont mises à sonner avec furie, la charpente de toute la partie Nord du chalet se tordait, faisant un bruit effroyable, comme si toute la maison s’effondrait.
D’un bond, je saute hors du lit, j’arrive à l’escalier sans m’être rendu compte de ce qui se passait. J’entends alors Monsieur qui crie de toute la force de ses poumons : « Vite, dehors, c’est un tremblement de terre ! » Mais déjà la première secousse est passée. « Habillons-nous à la hâte, dit-il, et descendons dans le jardin, car d’ici quelques minutes nous allons avoir la contre-secousse. »
Nous étions descendus. Monsieur frappait le sol d’un pied impatient, parce que sa mère et la femme de chambre ne descendaient pas. La seconde secousse eut lieu ; enfin Madame arriva, disant : « Tu sais, mon pauvre enfant, dans un cas pareil, sauve-toi, mais ne t’occupe pas de moi, je t’en prie ; car il m’est impossible de me presser, et puis, tu sais, tous les tremblements de terre du monde me laissent indifférente. »
Nous sommes alors entrés dans la petite maison du jardinier, faite d’un rez-de-chaussée seulement. C’était plus prudent, d’après M. de Maupassant, car il croyait à d’autres secousses. Je fis du feu dans l’âtre et préparai le nécessaire pour le déjeuner. Quand arriva notre laitière, encore tout effarée, sous le coup de la frayeur qu’elle avait eue, et la voix entrecoupée de petits hoquets, elle se mit à geindre : « Oui, Messieurs, je me trouvais en pleine montée de la Badine, quand tout à coup je sentis que je perdais l’équilibre, j’allais tomber en arrière ; instinctivement je fis un effort pour me ramener en avant. Mais mes bidons de lait, que j’avais sur la tête, étaient allés tomber bien loin. » Elle essuya une larme qui lui venait au bord des yeux et ajouta : « Pour ce matin, je ne puis vous donner du lait ; c’est la faute à ce maudit tremblement de terre... »
Après avoir pris du thé, nous sommes rentrés comme des braves dans le chalet quoiqu’il eût de belles crevasses, apparentes partout. On prit le parti de laisser toutes les portes ouvertes, et de se préparer à sortir aussitôt qu’on sentirait la moindre ondulation sous les pieds.
Vers 8 heures, mon maître est prêt pour prendre sa douche. Une secousse sérieuse se produit de nouveau, mais nous ne nous sommes plus dérangés, nous étions déjà faits un peu à ce genre de surprise. En somme, nous étions indemnes et il y avait peu de chose de cassé dans la maison. Il n’en était pas de même à la villa voisine : les plafonds étaient tombés, et avaient fait beaucoup de dégâts. Heureusement, il n’y avait pas eu d’accident de personne.
L’après-midi, mon maître alla au bureau télégraphique et apprit le désastre épouvantable de Nice. Antibes était aussi bien atteint, surtout dans ses vieilles rues, mais on ne compta qu’un mort et quelques blessés.
Le soir, Monsieur nous dit que, d’après les indications de l’observatoire de Nice, il y avait tout lieu de s’attendre encore à de nouvelles secousses, mais moins fortes. Ce n’était guère rassurant pour aller se coucher. Madame déclara que, quoi qu’il arrivât, il ne fallait pas la déranger, elle ne descendrait plus pour des tremblements de terre !
Une semaine s’écoula, pendant laquelle on apprit les malheurs en Italie ; mon maître, étant un jour à Nice, passa au bureau météorologique qui avait enregistré dix-sept secousses depuis le premier jour de ce bouleversement, et on lui confirma qu’il y en aurait encore.
Rentré à la maison, il fit mander M. Mary, entrepreneur à Antibes. Ce dernier examina la maison et fut d’avis qu’il serait de la plus grande imprudence de continuer d’habiter la partie à deux étages, qui pouvait d’un moment à l’autre s’écrouler, les lézardes étant continues de la cave aux combles, de plus, les planchers étaient séparés des murs ; ils faisaient l’effet de tremplins quand on marchait dessus.
Mon maître dut donc quitter son bureau ; il s’installa dans une galerie vitrée située au-dessus du grand vestibule d’entrée qui lui servait de salle d’armes. Ce fut dans ce couloir long de douze mètres que pendant six semaines je couchai sur un matelas posé sur le parquet ; durant tout ce temps, !a porte resta grande ouverte nuit et jour, j’avais seulement mis un rideau pour que l’air ne vînt pas me frapper directement sur les yeux...
On s’habitue à tout ; nous ne pensions pas à avoir peur ; Monsieur, qui d’ordinaire verrouillait jusqu’à la porte de sa chambre, couchait maintenant pour ainsi dire à la belle étoile ; toutes les issues de la maison étaient ouvertes sur la grande route, que ne cesse de sillonner nuit et jour la crème des vagabonds vomis par l’Italie sur toute la côte, marchant vers Toulon et Marseille. Je dois dire que jamais aucun d’eux ne fut même impoli avec nous ; mais aussi, lors même que le même chemineau revenait quatre fois à la charge dans la journée, je ne faisais pas semblant de le reconnaître, et je lui donnais sans réflexion aucune une nouvelle obole.
Parfois, le soir, j’allais avec mon maître jusqu’au bout du jardin, sur le versant d’où l’on voyait Nice. On apercevait la longue rangée des becs de gaz de la promenade des Anglais, et toujours on en revenait à parler du tremblement de terre ; mon maître en faisait une description qui donnait la chair de poule, et me mettait la mort dans l’âme pour toute la nuit.
Un soir, on remarqua que les feux de bivouacs avaient beaucoup augmenté sur les fortifications d’Antibes ; plus de deux cents ménages vivaient là maintenant, ayant dû quitter leurs demeures qui menaçaient ruines, après tant de secousses répétées. Mon maître m’emmena un soir les visiter ; il fut très généreux pour ces gens qu’il voyait vraiment dans le besoin. C’était un tableau navrant de misère et de tristesse ; sur deux paillasses réunies dormaient la mère et quatre enfants. À côté, toute une famille, depuis l’aïeule jusqu’aux derniers venus ; par-ci par-là, des poêles, des veilleuses, des lampes juives, accrochées à des montants en bois. C’était lugubre, mais heureusement il ne faisait pas froid.
Je suis surpris que Monsieur n’ait pas écrit un article sur cette misère grouillante que sa plume aurait si bien rendue. Il n’aurait eu qu’à écrire le récit qu’il en fit à sa mère le lendemain.

Fin mars. — Notre maison est encore debout ; les crevasses continuent seulement à s’élargir, surtout au-dessus des portes et des fenêtres.
Pour oublier nos tribulations, je vais de temps à autre faire la cueillette de violettes dans les champs avec des voisins. Nous sommes quelquefois quinze, c’est très amusant, chacun dit son mot pour rire, sans trop s’attarder, car il s’agit de ne pas perdre de temps. Chacun a sa petite corbeille et ses deux rangées ; on met son amour-propre à finir le premier. Plusieurs fois, pendant ces petites parties, mon maître passe près de nous, il paraît presque tenté de faire comme nous.

Dans notre jardin tout est en fleur, un petit arbousier a déjà ses fruits mûrs, rouges comme des fraises.
Nous quittons le chalet fin avril après avoir subi soixante-douze secousses...
Les ordres sont donnés ; les maçons vont prendre notre place...

En arrivant à Paris, nous trouvons l’appartement bien chauffé. Piroli reconnaît bien son chez soi. Elle est surtout heureuse d’avoir retrouvé son rideau de perles et la peau d’ours qui a une odeur toute particulière, qu’elle cherche toujours à définir ; elle en gratte les poils à contre-sens, y met son nez et flaire longuement, sans doute dans l’espoir d’arriver à savoir ce que peut bien être cette énorme bête... Elle semble satisfaite et a repris tout de suite toutes ses anciennes habitudes. Il n’en est pas de même de mon maître ; il paraît déjà fatigué et ne s’en cache pas, il voit trop de monde et surtout reçoit trop d’invitations ; on ne cesse pas de le harceler.
Une après-midi qu’il était sorti, une petite charrette anglaise toute jaune s’arrête devant la maison ; il en descend une jeune dame serrée dans un costume tailleur d’un joli gris, le chapeau de même couleur. Je lui ouvre, elle me demande d’un ton bref si M. de Maupassant est chez lui. Je lui réponds : « Non, Monsieur est sorti. — Eh bien, j’entre, me dit-elle, donnez-moi de quoi écrire. » Et sur une feuille de papier écolier qui se trouvait sur le bureau, elle écrit de haut en bas ce seul mot : Cochon...
Quand mon maître rentra, il vit la feuille, la lut et rit très haut : « Que le diable les emporte toutes ! » s’écria-t-il soudain.
Il ajouta : « Cette jeune marquise, qui écrit si bien, est la fille d’un ancien ministre de l’Empire. Mais je ne veux pas la voir... J’en ai par-dessus la tête... Du reste, je vous le dis tout de suite, François, je ne veux plus rester à Paris ; ici on ne me laisse pas respirer ; c’est assommant !... Je viens de louer à Chatou... »

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