François Tassart : Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de chambre (1883-1893), Plon Nourrit et Cie, 1911, pp. 96-108.
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Chapitre VIII
Octobre — Novembre 1887

Voyage en Algérie. — Alger-la-Blanche. — Installation rue Ledru-Rollin. — Promenade impressionnante au cap Matifou avec M. Masqueray. — En suivant les « Désenchantées ». — Ce que disent les femmes arabes à la mosquée. — Aux bains d’Hammam-Righa. — Chasse infructueuse. — Les marabouts musulmans et Voltaire. — En route vers la Kabylie.
Marseille, le 3 octobre. — Monsieur occupe à l’hôtel Noailles sa chambre habituelle, qui a vue sur la Cannebière.
Vers 11 heures, il me dit : « Vous pouvez disposer de votre journée aujourd’hui ; j’ai les places à bord pour demain midi, je vais déjeuner à la Réserve et je serai ici vers 6 heures pour le dîner. »
Le lendemain matin, mon maître m’emmène voir dans le vieux Port un yacht désarmé qu’on lui avait signalé comme étant à vendre ; la forme lui plaisait, et ses dimensions répondaient bien à ce qu’il désirait comme bateau.
Notre traversée a été très bonne, pas de mer, un temps superbe. Nous arrivons à Alger, qu’on aperçoit toute blanche, bâtie en amphithéâtre. Le débarquement n’est pas facile, il est même désagréable avec tous ces Arabes qui s’emparent de vos bagages, malgré vous, et les portent dans un hôtel quelconque. Heureusement pour les nôtres, ils ne se sont pas trompés, nous sommes descendus au grand hôtel de l’Oasis sur le port.
Le lendemain, à 9 heures, Monsieur était déjà prêt à sortir : « Voici, François, ce que j’ai décidé. Comme je ne pense pas travailler à l’hôtel, je vais prendre un appartement pour être tranquille chez moi. Vous allez, je vous prie, voir dans le quartier, si vous trouvez quelque chose qui nous convienne ; moi, je vais visiter Mustapha, que je connais, et si je trouve une petite villa ou un étage qui réponde à ce que je veux, je demanderai à ma mère de venir ici passer l’hiver avec moi. »
Enfin, c’est rue Ledru-Rollin que nous avons fini par prendre un appartement, après en avoir visité plusieurs, et vu bien des loueuses, algériennes, arabes, mauresques et juives aux grands yeux de velours.
Ce logement, quoique ayant deux pièces au Midi, n’était pas gai ; son seul avantage était d’être près de la poste. Nous habitions le troisième, il fallait un porteur d’eau ; je pris celui que m’envoya la concierge, il était petit et maigre, un vrai Biskri, pieds et jambes nus, borgne de l’œil droit ; son œil gauche était tellement mobile et fuyant que je ne pus jamais en voir la couleur. Je fis les conditions à tant la semaine et lui accordai une bonne moyenne, un prix de voyageur. En signe de contentement, sans doute, il se mit à battre de ses doigts maigres la cruche de cuivre qu’il tenait sous son bras.

Le 11 octobre, à une heure, je finissais de déjeuner, seul comme toujours, devant ma petite table de bois blanc adossée au mur, quand mon attention fut attirée par la danse qu’exécutait mon café dans mon verre ; j’allai tout de suite le dire à Monsieur, lui donnant des détails précis qui ne laissaient pas de doute sur l’existence de secousses sismiques.
Le soir, en dînant, M. de Maupassant me dit : « Vous savez, vous aviez raison, vous ne vous êtes pas trompé, c’était bien un tremblement de terre. L’appareil du cercle des officiers a enregistré, à midi cinquante-six minutes, trois oscillations de plusieurs secondes, allant de l’Est à l’Ouest. » Il ajouta : « Je suis heureux d’avoir rencontré ici tous ces officiers, leur société m’est très agréable ; tous sont des hommes charmants, bien élevés, instruits, même quelques-uns sont assez forts en littérature. Quoique nous soyons en terre française, il y a la Méditerranée entre nous et la mère patrie, cela suffit à nous donner la sensation d’être en pays étranger, surtout lorsqu’on voit tous ces Arabes circuler dans les rues et qu’on entend leur charabia. On est dépaysé, et cela réconforte de trouver de vrais Français qui parlent notre langue, comme à Paris. Si l’on écoutait bien, je crois qu’on entendrait leur cœur battre quand on parle des boulevards et de la Maison Dorée. Jeudi j’aurai plusieurs de ces officiers à déjeuner avec M. Masqueray et M. Bureau. »

Le 14 octobre, Monsieur me dit : « François, demain je vais avec M. Masqueray faire un tour jusqu’à la pointe du cap Matifou. Voulez-vous venir avec nous ? Peut-être n’aurez-vous jamais pareille occasion... Vous prendrez mon fusil avec quelques cartouches, de différents plombs. Si je peux abattre quelques oiseaux, cela me sera toujours agréable. »
Nous partons par le train de 5 h. 48 du matin. Dès notre sortie d’Alger, nous apercevons la mer phosphorescente, superbe ; quelques minutes après, le soleil, semblant faire un grand effort, laisse voir là-bas, entre l’horizon et l’eau, une toute petite partie de son disque, qui embrase immédiatement la mer. Un quart d’heure après, nous arrivons à la halte d’Hussein-Dey et le train s’arrête. Ces messieurs descendent tout de suite sur le quai, et nous assistons au plus beau lever de soleil que l’on puisse imaginer ; nous sommes en extase, en un émerveillement que je ne puis décrire.
Monsieur s’appuie de la main gauche sur le bras de M. Masqueray et, de sa main droite, il ne cesse de faire de grands gestes qui soulignent la démonstration qu’il débite à haute voix. M. Masqueray, plus grand, se plie un peu, sous la pression de la main de mon maître, et, tout près de lui, l’oreille tendue, avec une expression de ravissement intense, il écoute son ami avec un plaisir qui se reflète sur toute sa physionomie, surtout dans ses grands yeux brillants, si prompts à exprimer son enthousiasme et son émotion.
Voici ce que j’ai retenu de cette conversation :
« Mon cher ami, ceci est plus que de la féerie, c’est une apothéose, mais une apothéose sans nom ; il n’existe pas de mots pouvant traduire une chose si belle, cela surpasse tout ; c’est plus que splendide, c’est extraordinaire ; tellement beau, qu’on ne peut rendre l’impression qui nous transporte, qui nous envahit ; c’est de la magie... Cette mer !... ce ciel !... Jamais je n’ai rien vu d’aussi captivant et qui me remue aussi profondément !... »
M. Masqueray s’incline légèrement vers mon maître et approuve, puis, dans des termes scientifiques que je ne saurais reproduire, il donne à son tour une explication sur ce genre de phénomène.
Le train avait sifflé et marchait déjà, quand je pus décider ces messieurs à remonter.
Le reste du voyage fut d’un moindre intérêt, bien que la vue que l’on a sur la pleine mer de la pointe de ce cap avancé soit superbe. Le paysage n’avait plus aucun attrait pour moi ; j’étais tout au plaisir que me procurait la conversation de ces deux hommes d’esprit qui se comprenaient si bien tous deux.

M. de Maupassant allait souvent dîner au Palais d’été, à Mustapha supérieur, chez M. Tirman, qui lui avait expliqué ses vues sur l’avenir de l’Algérie, sur les barrages à construire, l’abandon du budget à la colonie, la question des chemins de fer, etc. Tout cela paraissait intéresser mon maître ; mais sa figure était bien plus expressive quand il me racontait sa promenade du vendredi, sur la route du cimetière arabe, qui l’amusait à un tel point qu’il aimait à la recommencer deux fois en un jour.
« Voyez, me disait-il, ce que sont les coutumes de ces races... Ces Arabes, qui laissent à peine sortir leurs femmes pour aller à la mosquée, les envoient chaque vendredi assez loin dans la campagne faire des simagrées sur les tombes de leurs parents défunts, et redresser les quelques cailloux pointus qui ornent ces silos d’os humains enfouis là. Lorsqu’elles sortent de leurs Champs-Élysées dépourvus de charme, la plupart d’entre elles redeviennent femmes. Ainsi aujourd’hui, j’ai fait deux fois la route de Mustapha inférieur jusqu’au jardin d’Hussein-Dey, pour m’en rendre compte. Eh bien, plusieurs de ces femmes, quand elles n’étaient que deux et qu’elles savaient n’être pas vues, ont levé leur voile à mon approche. Leur visage, qui ne voit jamais le jour, est d’un blanc de craie et l’on dirait que les joues de quelques-unes d’entre elles sont légèrement veloutées de poudre mauve. Avec leurs grands yeux noirs, la plupart sont très jolies ainsi. »
Et un sourire se perd dans la moustache de mon maître.
Une autre fois, Monsieur m’indique une petite mosquée, tout à fait derrière la Casbah, près d’un jardin public qui surplombe la route de Saint-Eugène. Cette petite demeure est très jolie pour un saint de Mahomet ; mon maître l’a décrite dans un de ses Voyages. Je me résous à y faire une visite. Je dois enlever mes souliers pour entrer dans le sanctuaire. Dès le seuil, j’entends des plaintes douces et traînantes. Je m’approche et je vois des femmes qui geignent, qui font des gestes bizarres, invoquant sans doute un saint quelconque. En somme, je ne comprends rien à cette mise en scène.
En sortant, je me trouve en face du gardien du square qui m’interpelle : « Y avez-vous compris quelque chose ? » Je lui réponds : « Ma foi, non. — Eh non ! Reprit-il sur un ton moqueur, et avec un accent méridional, vous ne pouvez pas comprendre, ne connaissant pas la langue arabe. Tous ces bons enfants de France sont logés à la même enseigne !... Savez-vous ce qu’elles font là, toutes ces femmes, dans des postures si étranges et si risibles ? Eh bien, elles racontent leurs misères au Saint, car les femmes arabes n’ont pas le droit de prier leur Dieu directement ; cet honneur suprême est réservé aux mâles. Du reste, je vous apprendrai que des prières, elles en disent peu ; elles ne viennent là que pour raconter leurs peines, surtout pour médire de leur mari, et elles confient leurs chagrins les plus intimes au Saint. Souvent elles ont raison, il faut bien en convenir, car les Arabes ont toujours à côté de leur femme légitime deux ou trois concubines. »

Le 4 novembre, M. de Maupassant se décide à quitter Alger ; cette ville le fatigue et son appartement lui est devenu odieux à cause des moustiques.
« Voici, me dit-il, ce que nous allons faire, d’abord nous irons aux eaux chaudes d’Hammam-Righa où je ferai une cure ; M. Lefèvre, homme charmant de qui j’ai fait la connaissance, y viendra avec nous. Quand j’aurai pris le nombre de bains que je jugerai nécessaire, nous partirons avec M. Lefèvre, chasser la panthère dans les forêts de Théniet-el-Haad, où il est le seul à posséder une maison. Vous aurez à soigner le cheval, je pense que vous saurez vous tirer d’affaire ? » Je rassurai mon maître à cet égard...

Le 6 novembre, Monsieur est retenu à Alger pour quelques heures ; je pars seul avec M. Lefèvre, dans sa voiture, pour aller de la gare de Bou-Medfa à Hamman-Righa. La montée est rude, on met souvent le cheval au pas ; M. Lefèvre conduit. Un peu curieux peut-être, mais sûrement très intelligent, il me délie la langue, et, tout en chevauchant sur la route qui serpente et monte toujours, je lui raconte quelques histoires de mon maître, la plupart déjà écrites. Il me complimente de ce que je connaissais si bien l’œuvre du grand écrivain.

Hammam-Righa, le 9 novembre. — Mon maître renonce à la chasse dans les forêts de Théniet-el-Haad. M. Lefèvre part seul, et Monsieur s’obstine à prendre des bains ; mais ces bains sont à une température beaucoup trop élevée, 42 à 44° ; cela lui fait plutôt du mal, il a des nuits très agitées. M. Dufour, patron et propriétaire de l’hôtel, est un homme bien élevé et de bonnes manières ; très prévenant pour son client, il met à sa disposition tout ce qu’il croit pouvoir le distraire... Nous avons un guide remarquable, âgé de dix-neuf ans, le plus fin limier des bois environnants ; il s’appelle Bou-Hyahia, il est couvert de cette teigne hideuse et dégoûtante qui est le partage de la plupart des habitants de ces malheureux pays.
Un jour, M. de Maupassant me dit : « Il fait beau ; aussitôt après le déjeuner, nous descendrons du côté du grand ravin voir si il y a moyen de tuer quelque chose. Bou-Hyahia viendra avec nous. Faites surtout attention à ce qu’il ne touche pas à mon fusil, car il a la teigne. À part cela, il est vraiment l’homme de la circonstance, il connaît bien le pays et jusqu’aux plus petits coins de la forêt. »
Nous partons à une heure, par une forte chaleur ; plus nous descendons dans ce grand ravin, plus le soleil se fait sentir. Nous marchons maintenant le long d’un petit torrent, brillant et limpide ; des lauriers-roses qui garnissent les talus jettent leur ombre dans cette eau miroitante qu’on côtoie avec plaisir, et qui donne un peu de fraîcheur. Je m’étais arrêté devant ce ruisseau que je trouvais si joli, quand mon maître m’appelle : « Venez, François, nous allons aller du côté de ce petit bois. Peut-être là, trouverai-je quelque gibier... » Bou-Hyahia approuve cette idée en des termes d’une flatterie excessive comme les Arabes savent en trouver.
Après avoir tourné la futaie, nous débouchons dans une superbe prairie et nous apercevons, à l’ombre des arbres, des groupes d’Arabes habillés avec une grande recherche. Ils s’amusaient à se rouler sur ce joli tapis de verdure. Lorsqu’ils nous aperçoivent, ils paraissent très contrariés, comme si ce coin charmant était leur bien, à eux seuls, rien qu’à eux pour leur divertissement.
Bou-Hyahia nous dit que ces gens étaient de riches Arabes qui habitaient des villages sur les hauteurs et que, lorsqu’il faisait très chaud, ils descendaient l’après-midi prendre le frais près de la rivière à l’ombre des arbres, avec des femmes pour se distraire, et il nous fit comprendre que dans leurs amusements ils ne gardaient aucune réserve. Il ajouta : « Si vous voulez, Messieurs, nous allons nous tenir là un peu, sous bois, ce ne sera pas long, car je n’ai jamais attendu dix minutes. » Bou-Hyahia prononçait ces paroles sur le ton d’une prière qui laissait comprendre tout le plaisir qu’il aurait, si l’on accédait à sa demande... Mais mon maître, comme s’il ne l’avait pas entendu, remonta la rivière, tout en me faisant remarquer la multitude de racines et de lauriers qui prennent leur nourriture dans cette belle eau claire et qui y déposent en même temps le germe de la fièvre.
Après avoir marché cinq ou six cents mètres sur notre droite, nous trouvons un sentier arabe tortueux, mais charmant, qui conduit à la forêt, nous dit notre guide. Nous le prenons ; à peu près à mi-chemin, nous faisons une halte (car la pente est raide) ; nous nous asseyons sur un petit talus. Il passa alors devant nous quelques oiseaux du pays. Mon maître tira, mais n’abattit rien ; plus loin il tire de nouveau, même insuccès : « Ce n’est pas possible, dit-il, ce fusil doit avoir un défaut quelconque. » Et pour bien s’en rendre compte, il tire dans un aloès. En effet, nous retrouvons seulement quelques grains de plomb éparpillés dans les feuilles de la plante. C’était un nouveau fusil à percussion que mon maître avait acheté pour aller à la chasse à la panthère ; il me passa alors cette arme défectueuse et, fronçant les sourcils, envoya une malédiction de choix à l’armurier peu scrupuleux qui la lui avait vendue... Je lui passai son ancien fusil qui était bien plus lourd, mais avec lequel il abattait une pièce à chaque coup.
Quand nous arrivons à la grande forêt, sur la hauteur, le soleil disparaissait à l’horizon, bien loin, derrière les villages arabes. Ces villages posés sur les cimes d’une série de petites montagnes, semblent ainsi appartenir autant au ciel, à l’espace, qu’à la terre. Monsieur m’en fit la remarque, en ajoutant : « Comme il doit faire bon vivre là isolé, presque tout seul, quand on y est acclimaté ! » Bou-Hyahia dit : « Oui, Monsieur, à part la grande chaleur, ces petits monts sont très sains, l’air y est très pur... »
Maintenant, nous marchons dans un étroit chemin sous bois, à l’ombre de grands arbres touffus qui forment voûte, on y trouve une fraîcheur très agréable... Notre guide marche vite, il veut nous faire voir le mausolée d’un Arabe de haute marque, celui qui fut le Saint et le gouverneur de ce pays dans les temps passés.
La nuit est tombée quand nous arrivons au tombeau du marabout, que nous a décrit Bou-Hyahia ; il nous relate tous les miracles faits par ce saint de Mahomet, ce qui intéressa peu mon maître. Il est vrai de dire que leur histoire se ressemble presque toujours et sûrement, d’après tout ce que nous dit notre guide, le plus clair des miracles que fit son fameux Saint, fut de savoir, par sa finesse et sa roublardise, faire sortir de la bourse des pauvres paysans, leurs maigres économies.
Cela révoltait mon maître : « Oui, s’écria-t-il, c’est bien cela, quel que soit le pays et quelle que soit la religion, plus l’on va et plus c’est la même chose ; c’est toujours l’intérêt qui guide tout. Ces religions vous donnent la nausée, mais supprimez-les, on les remplacera par d’autres et on arrivera au même résultat. » Il ajouta : « Vous n’avez pas lu Voltaire, vous, François ? — Non, Monsieur. — Eh bien, ce que nous dit là Bou-Hyahia de son marabout me fait penser à Voltaire. Après qu’il eut bien daubé sur toutes les religions, sur la religion catholique en particulier, il fut expulsé de France ; il alla se fixer dans une petite commune appelée Ferney, près de la frontière suisse, et, sans ressource aucune, il sut par son adresse — de marabout, si vous le voulez, — se faire des rentes de la crédulité des pauvres paysans du lieu et vécut bien à son aise, douillettement. Il finit ses jours on ne peut plus agréablement dans un château qu’il fit bâtir avec les écus que lui donnaient des catholiques. »

Le lendemain nous allons photographier le tombeau de Bou-Mahomet.
Bou-Hyahia en profite pour nous faire passer par des repaires de sangliers ; nous étions armés, mais aucun animal ne montra son groin, au grand dépit de mon maître et de notre guide, car ce dernier flairait un supplément de paye, s’il était arrivé à en faire abattre un à son généreux client.
Peu satisfait du résultat de cette cure, nous quittons Hammam-Righa et, après avoir passé deux jours à Alger, (le temps d’y prendre différentes choses, entre autres des bottes en cuir de Russie, que mon maître devait recevoir à Theniet-el-Haad pour la chasse à la panthère) nous partons pour Tunis. On a dit à Monsieur que le climat y est plus humide et moins énervant qu’en Algérie.
Nous prenons forcément le premier train à 6 heures du matin. C’est le seul. M. de Maupassant est à la portière pour voir le soleil se lever sur la mer ; nous sommes seuls dans notre compartiment. Il jette un coup d’œil sur la route du cimetière arabe et du jardin d’Hussein-Dey, où, sur les barrières, on aperçoit des singes énormes. « Sont-ils laids, affreux ! » dit-il.
Le train s’arrête à toutes les gares, et marche avec une lenteur de tortue ; on croirait faire une promenade en voiture ; on peut tranquillement admirer le paysage ; on passe entre de hautes montagnes, puis subitement on entend un bruit infernal. « Nous franchissons les Portes de Fer, me dit alors Monsieur, et nous sommes maintenant en Kabylie, pays que j’ai parcouru à cheval, il y a quelques années et qui m’a laissé des souvenirs bien étranges... Vous savez que le Kabyle est absolument différent de l’arabe d’Alger. Autant ce dernier est paresseux, autant le Kabyle est courageux et ferré en affaires, il faut le voir chez lui, ce débrouillard ; il est de force à rendre des points à nos plus fins Normands. »
Nous voyons défiler une petite gare, puis un village coquet, formé de quelques maisons. Un peu partout des eucalyptus jettent une note gaie dans cette vallée : « C’est Thiers, me dit M. de Maupassant ; le village est petit, comme l’homme dont il porte le nom. Mais quel penseur était cet homme. Quelle dose énorme de travail il pouvait donner ! Quand on songe à ce moment pénible de la paix de 1871 ! » Le visage de Monsieur devient pourpre, comme toutes les fois, que, dans la conversation, le souvenir des Prussiens se réveillait en lui...
Il se tut et ferma les yeux ; il semblait vouloir dormir, pour ne plus penser à ces choses pénibles de 1870, qui faisaient saigner son cœur de patriote... Ainsi, les yeux clos, il se remit à parler, me faisant la description d’un intérieur kabyle, revivant les scènes inoubliables qu’il a si bien décrites dans le volume Au Soleil.
Vers 3 heures, nous arrivons à Soukahras. Après avoir gravi en vitesse la rampe de quatre cent cinquante mètres, on changea la machine spécialement affectée à la montée des trains de Duvivier à cette dernière localité.
Pendant cet arrêt, tout en marchant le long des quais, Monsieur me fait remarquer que ce pays était neuf, que la voie ferrée était récente. Puis il s’arrêta et ne put retenir un cri d’extase : « Comme c’est beau ! Quel dégagement d’horizon ! C’est splendide, et quel ciel ! Il est teinté de rouge, voyez ! » Nous avions le soleil derrière nous. M. de Maupassant se mit à me nommer toutes les couleurs que nous avions devant les yeux, depuis la profondeur du ciel jusqu’à l’infini de l’horizon, qui se perdait très loin dans des ondulations de terrain... Il finit par l’énumération des différentes teintes qui flottaient plus près de nous, au-dessus des champs de vignes. Ces simili-couleurs varient selon que la vigne est encore verte ou qu’elle a pris sa robe d’hiver, d’un rouge éteint et rouillé.
Mon maître est dans le ravissement devant cet horizon magnifique ; il aurait tant voulu me faire comprendre et partager ses subtiles impressions qu’il ne se lassait pas de m’expliquer le sublime spectacle :
« Voyez-vous, François, pour bien voir et pour bien distinguer, il faut avoir l’œil fait, et, pour cela, il faut, quand on regarde, tout percevoir ; ne jamais se contenter de l’à-peu-près ; donner le temps à la vue de bien définir, de suivre en quelque sorte ces choses que l’on voit à peine, et ce n’est que par un exercice long et patient qu’on arrive à faire ainsi rendre à ses yeux tout ce dont ils sont capables. Même les meilleurs artistes doivent se donner de la peine, beaucoup de peine pour se former l’œil, pour qu’il soit vraiment bon.
Puis il prit son petit calepin vert et y inscrivit trois notes, les seules que je l’ai vu prendre en dix ans ; il écrivait toujours de mémoire, et ne cherchait jamais longtemps ; sa mémoire prodigieuse l’a beaucoup servi.

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