François Tassart : Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de chambre (1883-1893), Plon Nourrit et Cie, 1911, pp. 89-108.
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Chapitre VII
Juillet — Août 1887

Retour à Étretat. — Guy de Maupassant se livre à l’astronomie dans sa cuisine. — Il se réconcilie avec les épinards. — Tortues fugaces. — Marie Seize charmeuse de tortues. — La revanche... pensons-y toujours ! — Le Horla. — Des ombres noires passent. — L’influence de l’invisible. — Pierre et Jean composé dans l’allée de frênes. — Mme Pasca. — Mort de Piroli.
Juillet 1887. — Nous voici donc de retour à Étretat. Un matin, Monsieur vient accrocher dans la cuisine un planisphère céleste ; tout en le faisant mouvoir, il me donnait la description de la marche du ciel, nommant par leur nom les principales étoiles, distinguant les planètes des satellites. « Vous voyez, me dit-il, je sais déjà m’y retrouver et je ne suis allé qu’une fois avec Camille Flammarion à son observatoire. Mais quel homme charmant et instruit ! Sa science est des plus sérieuses et fort intéressante. » Je lui dis alors qu’Étretat possédait aussi un astronome distingué et je nommai M. Louis. « Mais c’est vrai, me dit-il, je le connais depuis pion enfance, je le voyais autrefois chez M. L... Voulez-vous lui demander s’il consentirait à venir à la maison, un soir qu’il fera beau ? Je suis sûr qu’il ne refusera pas. »
M. Louis vint passer plusieurs soirées avec mon maître. Une fois il l’emmena sur la falaise du Havre, au-delà de la Chambre aux demoiselles. C’était l’endroit préféré de cet astronome ; de là il voyait mieux son ciel, il pénétrait mieux ses secrets ; c’est à cette place que depuis trente ans, il se creusait la tête pour voir ce qui se passait là-haut et signaler aussitôt aux journaux dont il était le correspondant ce qu’il avait pu apercevoir de nouveau. Monsieur me dit que M. Louis l’avait beaucoup intéressé. Il ajouta : « Je ne me serais jamais douté que je me trouvais près d’un homme de si haute valeur. »
Monsieur venait de temps à autre faire mouvoir cette carte du ciel. Je me demandais quelle idée il avait eu de faire de la cuisine son cabinet d’astronomie. J’appris plus tard que je n’étais pas étranger à cette fantaisie. Un soir, en revenant avec lui d’une excursion, je lui avais nommé plusieurs étoiles ; ce devait être peu de chose, car je ne connaissais que celles que mon père m’avait apprises quand j’étais enfant. Cela suffit pour diriger mon maître vers ces études.
Un matin, mon maître se trouvait près de sa carte, la faisant virer, cela durait depuis un bon moment, et la place était assez restreinte. Tout à coup, il me regarde en me disant : « Mais, vous faites du chocolat ? » Je réponds : « Oui, c’est pour la soirée. » Et je lui expliquai que pour qu’il fût bon, il lui fallait douze heures de bain-marie, avec la gousse de vanille. « Oh ! reprit-il, je ne trouve rien à reprendre, je conviens seulement que votre recette est excellente. »
Le mois de juillet est très chaud, Paff est étendu de toute sa longueur dans l’allée en face de la cuisine à l’ombre de la haie et du grand pommier sauvage qui donne de la fraîcheur au puits. Entre Paff et la haie Piroli a pris place, elle foule un peu la bordure de lierre placée sur le côté et, ramassée sur elle-même, elle pose ses quatre pattes de velours blanc sur la grande oreille de son ami. Mon maître passe pour aller prendre son tub, il m’appelle : « François, avez-vous vu ce tableau ? Elles sont vraiment gentilles, ces deux bêtes. Mais vous savez, depuis qu’il fait si chaud, il est impossible de les faire rester dans mon cabinet de travail, et cependant il y fait bien bon en laissant la porte du côté du nord ouverte. »
Cramoyson a fait le nouveau potager assez grand pour avoir des légumes à volonté ; je remarque dans la variété des épinards superbes ; pourtant Monsieur, un jour, les avait classés parmi les légumes qu’il ne mangeait jamais. Je fis tout de même l’essai de lui en servir ; quand il eut fini de manger, il me demanda ce qu’étaient ces herbes vertes, je lui dis que c’était une plante améliorée qui venait de la Tétragonie, d’après ce que m’avait dit le jardinier : « Oh ! du reste, reprit-il, peu importe le nom de la plante, la chose ainsi préparée est absolument exquise. » Et mon maître alla prier Cramoyson de ne jamais manquer de ce légume... Je racontai à Cramoyson que mon maître avait trouvé les épinards délicieux, et il fut convenu que cette plante était une découverte dont tout l’honneur revenait à Cramoyson, qui en fut tout fier.
Notre jardin zoologique s’était enrichi de huit belles tortues, elles étaient en liberté dans le carré normand. Mon maître était content d’elles, il ne voyait plus traîner de limaces, parfois il s’amusait à se placer les deux pieds joints sur le dos de l’une d’elles et il me disait : « Est-ce solide ! Même la roue d’un chariot chargé ne ferait pas céder ces carapaces, tant c’est résistant ! »
Un jour, à notre grande stupéfaction, on s’aperçoit que toutes les tortues ont disparu, on cherche dans tous les coins, enfin on découvre, sous le treillage du fil de fer, un trou plus petit que ceux que font ordinairement les lapins. On pensa avec raison que c’était par cet endroit que ces bêtes, qui marchent si lentement, se sont mises en voyage ; on fouille une partie de la côte, les fourrés d’ajoncs et de genêts presque impénétrables ; mais nous ne trouvons rien. Après y avoir laissé la plus grande partie de la peau de nos mains et tout couverts d’égratignures, nous renonçons à nos explorations.
Huit jours après, j’aperçois une grande femme qui descendait le sentier de la côte. C’était Marie Seize, qui habitait toujours là-haut sur la butte appelée Nouvelle Calédonie. Quelques instants après, je suis tout surpris de la voir à la porte de la cuisine avec Monsieur. Elle écarte son tablier, qu’elle tenait relevé ; dedans se trouvaient nos huit tortues ; elles ont réintégré aussitôt la prairie, et Marie Seize fut récompensée de sa peine. Mon maître ne tarissait pas en louanges sur l’honnêteté de cette femme pauvre, qui aurait pu, disait-il, faire de la soupe avec ces pauvres bêtes.
Le grillage fut alors vérifié avec soin. Cette fois nous étions tranquilles pour nos rampeuses. Mais un mois à peine s’était écoulé, qu’elles avaient de nouveau repris la clef des champs. Malgré toutes nos précautions, nous ne pûmes jamais les garder ; elles nous jouèrent le tour plusieurs fois, et c’était toujours Marie Seize qui les rapportait. Mystérieuse coïncidence ! Que conclure ? Était-elle une charmeuse de tortues ? Ou bien, comme disait Monsieur en riant, ne lui avait-on pas fait la récompense un peu trop large la première fois ? La prime était si tentante...
À quelques jours de là, Cramoyson, près du bateau, réparait une bordure. Mon maître s’approche et lui demande comment il va (il avait été quelques jours souffrant). Il répond qu’il va mieux, que ce sont toujours ces maudites fièvres qu’il a prises pendant sa détention en Allemagne. Monsieur exprime alors son horreur pour la guerre et en particulier sa haine pour les Prussiens. « Je ne puis comprendre toutefois, dit-il, les braillards de la revanche. Nous ne l’aurons jamais de cette façon ; il faudrait, au contraire, se bien préparer sans le laisser voir, et leur tomber dessus au moment opportun. »

Je ne me souviens pas au juste de la date du jour où Monsieur me dit ce qui suit, je n’en ai pas pris note, mais je me rappelle très bien que j’étais allé au jardin le prévenir que son dîner était prêt. Je le trouvai en train d’admirer une corbeille d’hortensias : « Voyez, François, me dit-il, comme ils sont beaux cette année ; chaque tige forme un bouquet de belle dimension ; ils me semblent aussi plus colorés que d’habitude, cela tient peut-être à leur force vitale. » Le soleil disparaissait derrière la côte du bois Valois et obliquement nous frappait dans les yeux. Pour l’éviter et aussi pour rentrer, mon maître se tourna vers la maison, continuant de parler comme s’il était pressé :
« J’ai envoyé aujourd’hui à Paris le manuscrit du Horla ; avant huit jours vous verrez que tous les journaux publieront que je suis fou. À leur aise, ma foi, car je suis sain d’esprit, et je savais très bien, en écrivant cette nouvelle, ce que je faisais. C’est une œuvre d’imagination qui frappera le lecteur et lui fera passer plus d’un frisson dans le dos, car c’est étrange. Je vous dirai, du reste, que bien des choses qui nous entourent nous échappent. Plus tard, quand on les découvre, on est très étonné de ne pas les avoir aperçues déjà. Puis, notre apathie nous porte à voir partout l’impossible, l’invraisemblable. Ainsi, voyez, quand parut Une Vie, la critique, cette grande parleuse, qui souvent tente de démolir un chef-d’œuvre, parce qu’elle ne l’a pas compris, n’avait pas de mots assez durs pour crier que mon roman n’était pas vrai, que les faits n’étaient pas possibles. Eh bien, les faits que j’ai exposés dans ce livre viennent de se passer à Fontainebleau, j’en ai le récit imprimé sur mon bureau. Si j’ai un regret, c’est d’avoir écrit trop tôt mon livre, car dans la réalité, c’est beaucoup plus définitif, plus complet que dans mon roman. Avec cela j’avais de quoi jeter par-dessus bord le critique le plus farouche. »

Septembre. — Mon maître va à la chasse comme les années précédentes, avec un peu moins d’entrain, il me semble.
Il a cependant fini la plus grande partie de son roman Pierre et Jean. Commencé à notre arrivée ici, il y a deux mois et demi, il est terminé ; il a très bien marché. Monsieur me dit que l’ombre que donne déjà l’allée de petits frênes, lui a été tout à fait propice ; c’est là-dessous, tout en marchant, que Pierre et Jean s’est trouvé debout, écrit en un temps relativement très court, si l’on tient compte des chroniques et nouvelles égrenées au courant de la semaine.
« Il me reste encore à faire, m’explique mon maître, avant que nous ne partions en Afrique, une sorte de préface que je mettrai en tête de ce petit roman, où je vais dire un peu ce que je pense de la critique, et aussi ma manière de comprendre le roman. »

Il y a encore beaucoup de baigneurs au bord de la mer, le temps étant resté beau. Presque chaque soir, il y a du monde à dîner à la Guillette. Parmi les habitués, je remarque une grande dame aux cheveux blancs ; son teint laisse penser qu’elle a dû être brune... Elle s’appelle Mme Pasca, « une grande artiste », me disait mon maître. C’était certainement une personne tout à fait supérieure, pleine de bon sens, intelligente. Quel plaisir de l’entendre parler ; elle tenait tous ses auditeurs sous le charme de ses paroles dites si posément et avec tant d’à-propos... Elle fut une excellente conseillère pour Monsieur, qui, lui, avait pour elle une considération illimitée...

En août, Piroli a eu encore des petits. Les suites furent mauvaises, Monsieur fit venir le vétérinaire de Criquetot qui rédigea une très longue ordonnance. Quand il eut fini de nous expliquer comment nous devions nous y prendre pour soigner la pauvre bête, il ajouta : « Vous savez, Monsieur, que les chats sont nerveux ; par suite il est très difficile de leur donner les soins que nécessite leur état. » Nous avons fait l’impossible ; malgré cela, la petite chatte rendit son dernier soupir le 15 septembre, sur mon lit, dans la caloge.
Ce jour-là mon maître était allé à la chasse à Sainte-Hélène chez M. Arroux. Quand il arriva le lendemain matin, je lui appris la triste nouvelle. Il vint voir la chatte dans la salle de bains où je l’avais gardée et me demanda si elle avait beaucoup souffert ; il voulut des détails sur les derniers moments. Je lui dis qu’ils avaient été pénibles, la pauvre petite se roulait en gémissant et se cramponnait à moi, comme pour me demander secours...
De Piroli nous restait un souvenir vivant, la petite Pussy ; elle fut confiée à la femme chargée de garder l’appartement pendant le voyage que nous devions faire en Afrique.

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