Prologue
« Il a le faciès d’un petit taureau breton », disait Flaubert du jeune Maupassant.
« Maupassant avait l’air d’un taureau triste », disait Taine de l’homme en son âge mûr.
Maupassant est né en août et mort en juillet, occupant et quittant la terre peu après l’instant où le Taureau emplit le ciel.
Littérairement, il n’a vécu que quinze ans, l’âge moyen d’un taureau.
Il avait la force de la tête, des épaules, le regard fier, le nez court, le cou charnu, la poitrine large, le poil luisant du taureau.
C’était un taureau à face humaine, couvert d’écriture, comme ses frères de Khorsabad qui portent des inscriptions jusque sur les jambes, jusque dans la barbe bouclée.
Croissant et multipliant dans toutes les directions, il n’a vécu que pour engendrer.
Il n’a mugi que du besoin de sa mère et du désir d’amour.
Il n’a pas aimé une femme, mais toutes, les servant impérieusement, comme un étalon qui, dès que la vache est pleine, en a horreur.
Il a eu ses années de pâturage, ses années de procréation, et, lardé de coups de seringue de Pravaz comme d’autant de banderilles, son heure de mise à mort.
Dieu me garde de faire de l’esprit aux dépens d’un être qui a horriblement souffert, et même de rire d’une époque souvent ridicule. J’ai épuisé ces jeux cruels. On ne saurait parler légèrement de quelqu’un qui, dans ses livres comme dans sa vie, se montre toujours un vrai homme.
Si son goût et son déplaisir d’exister avaient été feints, si Maupassant n’avait pas payé de son sang chaque succès et chaque heure de joie, si les fleurs amères qu’il a broutées n’avaient été que des fleurs de rhétorique, nous n’aurions pas pensé à relire son œuvre.
Mais son cas vaut qu’on s’y arrête. Son destin est singulier. « Je suis entré dans la vie comme un météore et j’en sortirai par un coup de foudre », disait-il lui-même à Heredia. Voilà qui le rapproche de notre temps ; en 1880 ce rythme est nouveau.
Maupassant a été formé par la femme ; il a vécu d’elle et pour elle, ayant été poussé à la célébrité par des milliers de lectrices bourgeoises, race nouvelle et bénie qui apparaît en France vers 1848 ; disgrâce suprême, il est mort de la femme, sans avoir cru en elle.
Il n’a cru à rien. Il a joué sur l’instinct et il a perdu. À vouloir que l’homme ne soit qu’un animal, (« Faut-il être saoul de fierté stupide, écrivait-il, pour se croire autre chose qu’une bête à peine supérieure aux autres ? »), il est mort à quatre pattes, dans une maison de santé, aboyant et bavant.
La vie de Maupassant est malaisée à raconter, car c’est une vie sans drame extérieur, sans péripéties, où font défaut les aventures les plus communes. Il a vécu, d’abord puissant et sensuel, puis il est mort après une longue maladie. C’est tout. Il n’a joué aucun rôle social ou politique, il n’a été nulle part (sauf quelques voyages de touriste), il n’a participé à rien de grand, de neuf ou d’atroce. Il ne lui est même pas arrivé ce qui arrive à tout le monde, il ne s’est pas marié, il n’a pas eu d’enfants, n’a pas perdu d’êtres chers, il n’a pas aimé. S’il eut des succès féminins, il les a voulus sans lendemain. Écrire sa vie, ce n’est pas, du même coup, écrire celle de plusieurs femmes curieuses, charmantes ou terribles, comme pour Goethe, Byron, Vigny ou Chateaubriand. Son existence est sans événements ; il est donc impossible de la raconter en suivant l’ordre chronologique ; elle est la lente évolution intérieure d’un être partant de la santé pour aboutir à la démence ; elle se traduit par une série d’œuvres qui se développent en ligne brisée, comme la maladie elle-même, avec ses crises, ses dépressions et ses rémissions.
Les Hayes, avril-juillet 1941.