Paul Morand : Vie de Guy de Maupassant1, Flammarion, 1942, pp. 9-77.
Prologue Années de pâturage Années de fécondation

ANNÉES DE PÂTURAGE
(1850-1880)

Octobre 1870. Un jeune Français devant la défaite.
L’uniforme en loques, la barbe hirsute, titubant de fatigue, s’effondrant dès qu’il s’arrête, Guy de Maupassant, jeune soldat de la classe 70, se repose maintenant sous Paris, au fond d’un fossé des fortifications. On dirait le Dormeur du Val :
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu...
Il a été poussé sous les murs de la capitale, en plein équinoxe, par le remous de l’invasion pareil à ces marées de septembre qui remontent l’estuaire de la Seine et brisent la barre de Quillebeuf. Le flux monte toujours et lèche maintenant la banlieue, les barrières, les forts de la périphérie, Vincennes même où Maupassant est caserné. Lui, si bon marcheur, a traîné la jambe pendant un mois, faisant ses quinze lieues par jour, sans fermer l’œil, d’un pas de somnambule, passant des rivières aux ponts détruits et des voies ferrées aux rails arrachés. Le flot roulait en même temps que lui, des mobilisés grisonnants, bedonnants, pliant sous le poids du fusil, de « petits moblots alertes, faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme » ; il allait, enjambant les chassepots abandonnés, pêle-mêle « avec les culottes rouges, les artilleurs sombres, les dragons casqués, suivant d’un pas pesant la marche plus légère des lignards ».
Hier encore le jeune soldat, en bon jeune homme plein d’« innocence départementale » (Balzac), croyait naturellement à la victoire, comme M. Émile Ollivier et comme tous les Français. Répétant ce qu’il entendait dire autour de lui, n’a-t-il pas écrit naïvement, il y a quelques jours, à sa maman demeurée à Étretat : « Quant à l’issue de la guerre, elle n’offre plus de doute, les Prussiens sont perdus, ils le sentent... »
Aujourd’hui, c’est fini d’espérer. « On m’a trompé, répète l’Empereur du matin au soir... » Oui, tout le monde l’a trompé ; les militaires courtisans et les diplomates serviles. Celui qui mettra le nez dans les archives du ministère des Affaires étrangères y trouvera sans doute des choses étranges, écrit alors Ludovic Halévy, dans ses Cahiers. M. Benedetti disait : « La Prusse n’aura pas un allié en Allemagne. » M. de Gramont : « L’Autriche sera et marchera avec nous. » Notre représentant à Florence : « Vous avez l’Italie. » Notre ministre à Copenhague : « Le Danemark est prêt et vous attend. » Notre envoyé à Munich : « Allez, la Bavière est impatiente de se débarrasser de la direction prussienne. » Et ainsi de suite. Tout cela pour flatter le penchant de l’Empereur et pour avoir de l’avancement. »
Oui, c’est fini d’espérer, aujourd’hui : les Tuileries sont vides, l’empereur déchu, l’impératrice en fuite ; partout les N et les aigles des grilles ont été arrachés. Un gouvernement peut donc mentir ? Des messieurs décorés peuvent donc tricher ? Le parjure des dirigeants, la stupidité colossale des dirigés donnent à Maupassant la nausée ; il est pris d’une horreur confuse des régimes grandiloquents et sentimentaux qui finissent avant les autres dans les larmes et le sang ; il se sent étranger à cette armée « si fière et si présomptueuse » dont parle Renan ; ce n’est pas sans un amer plaisir qu’il voit la ruine de ces façades qui s’écroulent dès qu’on les touche, derrière lesquelles s’abritait « cette administration infatuée qui vient d’être convaincue d’incapacité ».
Belleville et Ménilmontant portent la trace des dernières émeutes de l’Empire, maisons dévastées, magasins pillés, cabarets fermés, kiosques en miettes. À la lueur d’un gaz pauvre, sous les réverbères, les passants lisent avidement les nouvelles sur des feuilles de format réduit. « Tout, même la République, s’écrient-ils, plutôt que les Prussiens à Paris. »
C’est la fin du romanesque politique, dans l’incendie des décors et du decorum. C’est la fin du romantisme militaire du « quand même » et des « dernières cartouches ». Normand positif, garçon ordonné, nature d’une violence froide, Maupassant contemple le déficit, il méprise le désordre, rit de ces improvisations tardives qui n’ont jamais rien empêché, rien arrêté. Avec calme il constate la faillite. À son père qui se démène maintenant pour abriter sa progéniture dans les services de l’Intendance, le jeune soldat ne dira pas non, au contraire. Il ne s’était pas engagé, comme le diront ses biographes : il s’est borné à suivre le sort de sa classe, ce qui lui permettra d’habiter Paris et d’attendre la fin de la guerre, en allant voir jouer, entre deux obus, La Muette à l’Opéra.
Sans aucun regret, il lâche son vieux fusil, son lefaucheux.
« Les Prussiens avancent sur nous à marches forcées. » L’avance allemande l’a séparé de tout ce qu’il aime, de sa mère, et de son pays natal, la Normandie, d’Étretat où il a passé ses meilleures années d’enfance. Maupassant était Normand par sa mère et Normand d’adoption par son père : sa famille paternelle, originaire de Lorraine où elle avait été anoblie au XVIIIe siècle par l’empereur François d’Autriche, s’était fixée cent vingt ans plus tôt dans les environs de Rouen, à la Neuville Champ-d’Oisel. Maupassant revoit les grandes bâtisses de briques orangées où il est né, en plein pays de Caux, où il a fait ses premiers pas, Miromesnil, Grainville-Imauville, ces châteaux du début du XVIIe siècle, si spleenétiques, si humides, où il aimera enfermer plus tard ses héroïnes désespérées, ces châteaux juchés sur des rochers de craie, toujours battus de pluie mais privés d’eau, abrités des vents d’ouest par des hêtraies immenses qui font la nuit en plein jour, une nuit verte, presque sous-marine, ces manoirs avec leurs voraces et leurs nocturnes aux ailes de drap, leurs toits abrupts dont le vent emporte les tuiles comme des feuilles, leurs cheminées pleines de nids de corbeaux qui s’écroulent entre les chenets au premier feu de septembre ; et la mer qui est partout et qu’on ne voit jamais, la mer à qui tout tourne le dos, les villages, les chaumières enduites de coaltar sur leur face ouest.
À ces hautes demeures seigneuriales prises en location, les Le Poittevin, famille bourgeoise de Fécamp dont sa mère était issue, avaient demandé un cadre aristocratique pour la naissance de leurs enfants à particule. Mais combien Maupassant préférait le petit village d’Étretat placé entre deux vides, entre la prairie et la mer, si animé avec ses pêcheurs, ses cordiers, son goudron fondant dans les réchauds, ses filets bruns ornés de flotteurs de liège mangé par le sel, dont l’odeur attire les mouettes qui crient comme des poulies. Le meilleur de sa vie s’est passé là, comme entre deux portants d’un décor, sous les falaises, entre la Manne Porte et la Porte d’Amont sur l’anse de galets où les femmes, les vireuses, halent au cabestan les embarcations ; plus haut, au delà de la limite du flot tracé par le liséré noir du varech, il revoit les caloges, vieux canots qui n’ont plus l’âge de prendre la mer et qui servent de hangars pour les casiers à homards, les harpons, les nasses, les lignes de remonte. De la baie de Seine à Dieppe, le jeune homme connaît chaque crique, chaque fond, chaque valleuse ; Fécamp, Saint-Valéry, Le Tréport n’ont pas de secrets pour lui. Il parle patois avec les fils de pêcheurs, ses amis, ses égaux, dont les pères l’emmènent en mer pour des expéditions dont il risque de ne pas revenir. Peu à peu il a étendu ses voyages, poussant jusqu’au Havre de Grâce dont il admirait les mâts, les vergues, les flèches, les cordages, tout cet emmêlement et ce jaillissement vertical qui ressemble à une forêt morte.
Jusqu’à treize ans Maupassant a vécu ainsi féeriquement, d’une vie « de poulain échappé » (le mot est de sa mère), qui l’imprègne à jamais de sel et de solitude, qu’il regrettera toujours et que toujours il recherchera comme un paradis perdu d’innocence et de santé. « Je suis un paysan et un vagabond, fait pour les côtes et les bois, non pour les rues », avoue-t-il plus tard à la princesse Mathilde. « J’ai grandi sur les rivages de la mer grise et froide du Nord, dans une petite ville de pêche toujours battue par le vent, par la pluie et les embruns et toujours pleine d’odeur de poissons, de poissons séchés dans la maison brune coiffée de cheminées de brique dont la fumée portait au loin, sur la campagne, des odeurs fortes de harengs. Je me rappelais aussi l’odeur des filets séchant le long des portes, l’odeur des saumures dont on fume les terres, l’odeur des varechs quand la marée baisse, tous ces parfums violents des petits ports qui emplissent la poitrine et l’âme de sensations fortes et bonnes », écrira encore Maupassant, un quart de siècle plus tard dans La Vie Errante.
Le port d’attache de son œuvre et de sa vie ce sera Étretat où sa mère possède une villa et où il aura plus tard la sienne, la Guillette.
Petit village de pêcheurs, Étretat avait été lancé vingt-cinq ans plus tôt par Alphonse Karr. Isabey, qui l’avait découvert avant l’auteur des Guêpes, s’était bien gardé de proposer à ses confrères les motifs merveilleux de la Chaudière, de la Chambre des Demoiselles, de la baie d’Antifer ou de la vieille église ; mais « Monsieur Alphonse » avait tellement célébré Étretat dans ses chroniques qu’il l’avait mis à la mode. L’hôtel Blanquet, entre la porte d’Amont et la porte d’Aval, était devenu le rendez-vous des artistes. Courbet, Monet, Diaz, Daguerre et Le Poittevin s’extasièrent devant les barques engravées dans les galets, les laveuses, les vireuses de cabestan et les « roquilleux qui pêquent des crabes ». Le Poittevin y attira sans doute sa sœur, Madame de Maupassant qui finit par s’y fixer et y acheta la villa des Verguies, amusée par tous ces artistes et tous ces baigneurs parisiens, les journalistes célèbres : Decourcelle, Albert Wolff, Millaud, Mitchell, les musiciens Offenbach, Thomé et Massenet, les acteurs et les actrices, Coquelin et les Mounet, Granier et Reichemberg, Judic et Magnier. Alors, le grand-père de Robert de Traz, dont une rue commémore le nom, partait avec Ludovic Halévy à la chasse aux oiseaux marins.
Pour Guy de Maupassant, Étretat et sa mère sont inséparables. Vers cette mère, son bon génie, vont aujourd’hui les pensées d’un jeune soldat en déroute. C’est elle qui lui a appris à vivre ; il n’a eu d’autre éducatrice. Elle était fine, assez bizarre, nerveuse, vibrante. Tandis que l’abbé Aubourg enseignait le latin à Guy, elle lui donnait le goût des lettres ; c’est elle qui lui a fait lire ce Shakespeare que la Restauration devait léguer à la Monarchie de juillet comme son plus précieux héritage intellectuel.
Mme Gustave de Maupassant a un second fils, Hervé, qui ne fera jamais rien de bon. Elle préfère Guy. Elle l’aime de toute sa vie de femme romanesque, cultivée, ennuyée, pas heureuse. Après quelques années de mariage, d’un mariage d’amour, elle s’est séparée (vers 1860) de son mari, ce joli homme léger et peu sérieux qui ne l’a pas comprise, qui l’a trompée et qui maintenant boursicote à Paris2.
M. de Maupassant père est un mystère (rien n’est plus mystérieux que les êtres sans profondeur). On ne sait presque rien de lui : il déçut sa femme, lui fit mille six cents francs de pension annuelle, manqua toujours d’argent, survécut à son fils et termina ses jours dans le Midi en 1899. Il a du sang créole (sa grand-mère est de l’Île Bourbon) ; il est très beau, peu intelligent, faible, dépensier, coureur. Maupassant obtint de lui, pendant une dizaine d’années, une maigre pension qu’un maigre traitement de l’Administration n’allait pas tarder à remplacer. Et c’est tout ce que nous savons. Bien que Maupassant semble avoir conservé des rapports corrects avec son père3 en réalité ils demeurèrent sans contacts valables (« Je vois bien rarement mon enfant, disait M. Gustave de Maupassant, grâce à la jalousie de Mme de Maupassant »), jusqu’au jour où, du pont de son yacht, vingt années plus tard, le fils aperçoit le père au bout d’une longue-vue ; ils se rencontrent au Cap d’Antibes, sans laisser paraître aucune émotion et comme s’ils s’étaient quittés la veille, ils causent ensemble un moment et se séparent pour ne plus se revoir jamais.
Il y a des fils qui n’ont pas besoin de la présence du père et à qui la mère suffit, surtout une mère d’une haute et autoritaire nature. Maupassant pourrait être de ceux-là et M. Gustave de Maupassant ne plus mériter qu’on le mentionne, si toute l’existence de l’écrivain n’avait été curieusement imprégnée du complexe paternel, laissant percer un secret devant lequel il faut nous arrêter4. Si nous nous reportons à l’utile essai de classement qui termine l’ouvrage de M. René Dumesnil sur la Correspondance de Maupassant nous voyons que trente-deux de ses contes et romans ont pour sujet un enfant abandonné, comédies du bâtard ou drame de l’enfant naturel.
Le mystère de l’alcôve, les secrets du ventre arrondi comme un sphinx, sont de ceux qui ont le plus troublé Maupassant. Nous ne saurons jamais à quelles scènes de ménage le fils assista (il y en eut certainement, car Mme de Maupassant était violente, désaxée, tourmentée et on verra qu’elle tenta par deux fois de s’empoisonner) ; quel traumatisme vint ébranler la sensibilité d’un être dont la mémoire, excellente pourtant, oublia sans doute ces images infantiles, mais dont le subconscient sut se souvenir ? Non que Maupassant lui-même fût un enfant adultérin et, comme on l’a à tort laissé entendre de son vivant, le fils d’un ami de sa mère qui ne serait autre que Gustave Flaubert. Cette solution simpliste ne saurait être retenue ; mais il y a chez l’écrivain une constante inquiétude devant la carence du père et une continuelle recherche de l’hérédité qui font de lui comme un orphelin aimant et troublé, en même temps qu’une sorte de parricide virtuel, ce qui est bien le signe de quelque aspiration refoulée.
Deux anecdotes nous sont parvenues. On les trouve dans presque toutes les biographies de Maupassant. Je les emprunte à M. Édouard Maynial qui a publié au Mercure de France, sur l’auteur de Bel-Ami, un livre déjà ancien (1906) mais excellent.

Guy écrit à sa mère : « J’ai été le premier en composition. Comme récompense Mme de X... m’a conduit au cirque. Il paraît qu’elle récompense aussi papa, mais je ne sais pas de quoi ! »

Un autre jour Guy et Hervé sont invités à une matinée d’enfants chez Mme de Z...

« Mme de Z... recevait à ce moment les hommages de M. de Maupassant. Hervé, malade, ne pouvait y aller : sa mère restait auprès de lui. M. de Maupassant s’offrit avec empressement pour y conduire Guy. Mais l’enfant, au moment de partir, comme s’il comprenait l’impatience de son père, s’amusait à lambiner en s’habillant, si bien que son père, exaspéré, le menaça de ne pas le conduire à cette fête : “Ah, répondit Guy, je suis bien tranquille. Tu as encore plus envie que moi d’y aller !” — “Voyons, noue les cordons de tes souliers”, dit le père. “Non, non, répond Guy, viens me les nouer.” Stupéfaction du père. “Allons, ajoute le gamin, tu vas venir les nouer. Autant vaut te décider tout de suite.” Et le père noua les cordons. »
Sous les dehors de l’espièglerie, on trouve ici la jalousie, le plaisir œdipien de torturer le père et le besoin évident de venger sa mère.
De cette mère, nous n’avons que très peu de portraits. Comme Maupassant lui ressemble ! C’est le même cou très court, la même tête forte aux traits accusés et plutôt masculins, le beau front, l’œil dur et fier, la bouche volontaire, le nez droit et bien soudé à sa racine, le cheveu épais.
À imaginer sa mère si loin dans cette Normandie maintenant ouverte à l’ennemi, Maupassant encore si enfant sous sa capote de soldat ressent le même déchirement que lorsqu’il la quitta pour entrer à l’Institution ecclésiastique d’Yvetot. Tous les garçons du pays de Caux, fils d’armateurs, de saleurs, jeunes gens de qualité et enfants d’agriculteurs aisés, passaient par là. Cette institution était la « citadelle de l’esprit normand ». On y recevait l’enseignement sacré, en même temps que la tradition locale, et les prêtres préparaient leurs élèves au salut et au baccalauréat. Maupassant y fut malheureux ; d’abord élève soumis, il s’émancipa, travailla médiocrement, fit de méchants vers, dont certains, malgré l’inspiration conventionnelle et la mode de l’époque, rendent déjà curieusement un son prophétique chez cet être sans finesse mais plein de pressentiments.
La vie est le sillon du vaisseau qui s’éloigne...
C’est le cri du marin englouti par la mer...
Quant aux autres vers, ils témoignent chez un enfant de treize ans d’une curieuse précocité. S’adressant à la dame de ses pensées, relégué loin du monde :
privé de l’air des champs, des bois...
le jeune Maupassant avoue tristement que :
Dans le cloître solitaire
Où nous sommes ensevelis
Nous ne connaissons sur la terre
Que soutanes et surplis.
Son indifférence en matière religieuse, mêlée au goût de la femme, résonne déjà dans ces vers qui tombèrent naturellement entre les mains du Supérieur. Une parodie d’un sermon sur la Damnation et la mise à sac de la cave de l’économat achevèrent de rendre indésirable le jeune Guy. Renvoyé de l’institution, il retrouva pour quelques mois Étretat, les courses sur la falaise et la liberté de refaire, assis sur un casier à homards, les Méditations poétiques. À l’automne il entrait au lycée de Rouen où il se montra meilleur élève et où il demeura jusqu’au bachot.
Sous le Second Empire, il y avait à Rouen et dans les environs une petite société d’amis que la vie et la mort finirent par disperser ; c’étaient des provinciaux lettrés qui avaient eu vingt ans vers 1830, qui avaient lu Shakespeare à haute voix, créé toutes sortes de monstres imaginaires, tout espéré de l’avenir, fait mille farces hénaurmes où se retrouvent le goût du grotesque de Swift et du roman noir, la taquinerie, forme atténuée de la cruauté byronienne et le désir de tirer vengeance du bourgeois incompréhensif. La mystification est créatrice de mythes : la farce des romantiques eut la vie plus dure que le romantisme lui-même qui la légua au Second Empire, après quoi elle s’en fut mourir dans les ateliers, aux tables de commis-voyageurs et dans les châteaux ; on en trouve encore des échos affaiblis dans les salles de garde, dans les turnes normaliennes, au Bal des Quat-Z’-Arts, dans certaines cours souveraines, et, nous le verrons, dans toute l’œuvre de Maupassant, ainsi que dans sa vie.
Ce petit bouquet de l’intelligentsia rouennaise avait poussé autour du vieil Hôtel-Dieu de Rouen dont le père de Flaubert était chirurgien-chef : elle était composée d’Alfred Le Poittevin, de sa sœur Laure, (qui devint Mme Gustave de Maupassant), de son autre sœur, Mme d’Harnois, du poète Louis Bouilhet, de Gustave Flaubert. Alfred Le Poittevin, Manfred de province, mort jeune après mille excès, et mort du cœur, ce qui pour la génération de 1830 était la consécration suprême, avait exercé sur ses camarades une autorité rayonnante que sa disparition n’altéra pas. (L’Allemagne romantique, à la même époque, est pleine de ces génies de province méconnus qui gravitent autour de Jean Paul.) Le Poittevin, à la mémoire de qui Flaubert devait dédier La Tentation, anime Bouvard et Pécuchet de son rictus, de sa fièvre généreuse et antisociale, revit dans les monologues de Caliban que Laure de Maupassant lit à haute voix à son fils, dans les soupirs qu’elle pousse sur sa jeunesse enfuie de jeune fille élégante, étonnant toute la région qui n’avait jamais vu une amazone lire des vers et fumer des cigarettes. De cette coterie joyeuse, vive, gourmande de vie, grandie dans une province gélatineuse et élevée au-dessus de ce milieu par le goût des aventures de l’esprit, il ne reste plus maintenant à Rouen que deux grands vieux bonshommes très sympathiques, deux Vercingétorix déplumés, deux Othon de Normandie bien revenus de leurs pillages, de leurs expéditions lointaines et de leurs orgies poétiques : Louis Bouilhet et Gustave Flaubert.
À côté de l’image vigilante mais lointaine de sa mère, c’est celle de ses deux amis qui vient maintenant à l’esprit du jeune Guy, toujours étendu au fond de ce fossé où il est tombé, épuisé par sa longue marche. Ils sont inséparables d’elle, comme les deux saints entourant la Vierge. Maupassant les voit se découper, dans la tabagie des pipes, l’un avec sa voix chantante de barde ossianique, l’autre avec son rude coup de gueule de prosateur. C’est à Louis Bouilhet, l’auteur des Fossiles, excellent poète que la postérité ne classa pas à son rang et dont Flaubert avait préfacé Les Dernières Chansons, que Laure de Maupassant avait confié son fils, interne à Rouen. C’est ce correspondant qui amena Guy chez Flaubert, et après sa mort survenue en 1869, ce fut Flaubert qui, tout naturellement accueillit ou plutôt recueillit le fils de leur amie Laure, sans même que celle-ci eût à le demander. Bibliothécaire à Rouen, Bouilhet est un doux et grand raté, un Bovary de la poésie, un carabin désabusé, un chef sans troupes que la vie a déçu, un apologiste de l’œuvre unique, de l’œuvre courte et qui a réalisé son rêve en entrant dans l’immortalité avec, pour principal bagage, le sonnet célèbre :
Tu n’as jamais été dans tes jours les plus rares
Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur
Comme un air qui résonne au bois creux des guitares
J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.
(Ce qui fait deux instruments de musique pour un seul anathème.)
Dans le vieux pavillon de Croisset à la belle terrasse plantée de tilleuls, adossé à la côte de Canteleu d’où l’on pouvait voir les remorqueurs descendre la Seine et les charbonniers anglais la remonter avec leur drapeau rouge noirci par le cardiff, suivis des blancs trois-mâts porteurs de bois scandinave, Maupassant faisait visite à l’ami Flaubert. Il le regardait crachoter dans sa pipe, jurer et pester, affectueux et attentif, bourru et tendre, refermant sur son gros ventre sa robe de moine, grattant son haut front nu, élevant les bras, rejetant en arrière ses cheveux de romantique qui graissent le col de la chemise flottante, soufflant dans ses longues moustaches couleur de cidre, tandis que le débutant, lui lisait ses premiers vers.
Nous vous aimons bien, mon petit, parce que vous nous rappelez tant notre pauvre Alfred, votre oncle, mais saperlipopette, que c’est mauvais !
Et Flaubert prend à témoin, tantôt Bouilhet et tantôt ses chers bouquins qui forment le fond studieux de cette scène à trois personnages, éclairée par la coulée du fleuve.
— Commencez donc par travailler, mon garçon ! Je ne comprends pas ce que vous avez voulu dire !
Maupassant, docile, mais résolu, continuait la lecture.
Paissez, moutons, paissez sur les vertes prairies !
— Mais c’est du Deshoulières ! en pire ! N’est-ce pas, Bouilhet ?
Sans se laisser démonter, Maupassant allait de l’avant :
Tous deux, nous écoutions et nous versions des larmes...
— Bigre ! Mais vous retardez de quarante ans ! Les artistes ne répandent plus de larmes, sacré nom d’une pipe ! En attendant, vous venez de casser la mienne. En lisant vos vers vous vous êtes assis dessus !
Ces propos imaginaires, il est probable que Flaubert congestionné, Flaubert le « bon volcan » les a tenus devant Bouilhet qui se tortillait la barbiche, tout en approuvant et en soufflant dans la pipe turque pleine de borborygmes.
Pris entre ces deux hommes comme entre la prose et la poésie, Maupassant les regarde alternativement : c’est pourquoi il pensera en prose et écrira en vers.
Comme Flaubert lui a répété que « le muflisme, c’est tout ce qui ne respecte pas la littérature » et que lui s’en approche avec un ambitieux respect (avec plus d’ambition que de respect), Maupassant fait des vers afin de ne pas passer pour un mufle et aussi parce qu’il a vingt ans, parce qu’il est candide, parce qu’il se sent fort et beau. « Il était plusieurs fois un jeune homme si beau... »
Mais comment subsister en faisant des vers ? Car demain il va falloir vivre quand la guerre sera finie. Vivre à Paris, naturellement. On accuse toujours Paris d’être le dévoreur des talents, mais que dire de la province, cette faiseuse d’anges ! Elle a déjà eu l’ami Bouilhet et l’oncle Le Poittevin mais elle n’aura pas Guy de Maupassant. Plus tard il avouera que l’art n’a été pour lui qu’un moyen d’affranchissement ; il ne semble pas avoir jamais compris que l’art affranchit ceux-là seuls qui se sont d’abord affranchis eux-mêmes. Il choisit la littérature comme la pente la plus facile ; il serait aussi volontiers sculpteur, peintre ou commissionnaire aux Halles.

Maupassant se relève, secoue ses souvenirs, rajuste sa capote minable, aux boutons arrachés, aux écussons décousus, écoute tonner le canon comme les vagues sur la falaise d’Étretat.
Paris, tout gris, couleur d’étain, se prépare déjà pour le siège. Demain on fermera les portes de la capitale. Ce bruit lointain de tempête qui s’approche ne lui fait pas peur : la mer n’engloutit pas tous les marins. Un monde a disparu, brusquement, comme par une trappe. Un autre monde va naître. Guy de Maupassant y aura sa place, la première. Malgré sa piètre mine, malgré sa fatigue, il se sent résolu et fort. Sur la route les filles le regardent car il a aux joues les couleurs des pommiers en fleurs ; son bras est bosselé de muscles, ses jambes peuvent le porter loin. Il ferme son cœur à la défaite, à la déception morale, sociale, politique. Ce n’est pas la France qui est morte, c’est un régime de vantards, d’indisciplinés, de mirmidons qui se dissout et s’abolit. En lui le besoin naît d’une réaction contre ce passé ; il va mesurer ses forces, devenir positif, pratique, il pensera direct et écrira dru. Il entrera dans les livres comme dans une affaire. Sa philosophie sommeille encore, mais elle existe déjà telle qu’il la définira un jour : « Jouir le plus vivement et le plus longtemps possible des personnes et des choses... Il n’y a (ici-bas) que des brutes et des appétits. »
« Je sens que j’ai dans les veines du sang des écumeurs de mer... » dira-t-il plus tard. Ce que, pour le moment, il entend faire, et le plus tôt possible, c’est écumer la vie.

*

Maupassant appartient à une famille de petite noblesse ruinée, mais qui a gardé des traditions d’aisance. Sa mère est issue d’une des premières familles d’armateurs de Fécamp, son grand-père exploitait un domaine agricole dont il était propriétaire ; son père a une part d’agent de change chez Stoltz, à Paris. Mais M. et Mme de Maupassant ont si bien rivalisé de dépenses et de désordre qu’il n’y a plus d’argent. Pour tenir son rang, il faudra que leur fils devienne fonctionnaire. Aussi le père multiplie les démarches.
On a vu que Guy avait fini son temps de service militaire dans les bureaux. Rendu à la vie civile, à peine est-il sorti de l’Intendance (novembre 1871) qu’il aspire à rentrer dans l’administration. À cette époque, le statut des fonctionnaires était mal défini (les premières lois démocratisant les emplois officiels subalternes datent de 1884) ; le recrutement était encore celui de l’ancien régime et du début du siècle ; les recommandations, les amitiés, les liens de famille restaient la base du tchin français. Honnêteté, petite aisance, médiocrité, jaquette, lorgnon à chaîne, tels étaient les attributs nécessaires pour gravir la sinistre crémaillère dont les six classes de rédacteurs formaient les premiers crans, suivis de postes de rédacteur principal, de sous-chefs de bureau subdivisés en trois échelons, s’élevant peu à peu, à travers les faisant-fonction et les intérimaires, jusqu’aux hauteurs de la sous-direction et de la direction. Un nombre jamais recensé de budgétivores (de 500 000 à un million) se hâtaient ainsi lentement vers la retraite, à travers les cartons verts et les annuaires, sans autre soleil que celui des gratifications.
Six semaines après avoir quitté l’Intendance, Maupassant écrit en solliciteur, le 7 janvier 1872, au ministre de la Marine qui lui répond le 18 du même mois « qu’il n’y a pas de place vacante ». Les recommandations étaient insuffisantes. Dès le 19 février, sans perdre de temps, M. Gustave de Maupassant relance le comte de Pardieu ; une nouvelle demande datée du 20 février est aussitôt apostillée par l’amiral Saisset. Le 20 mars, le chef d’état-major général accepte Guy comme surnuméraire. À voir la hâte que met son père à le placer, il semble que Maupassant ait été alors fort à charge à sa famille. Grâce à la recommandation de l’amiral, Guy entre au ministère de la Marine, Service des Approvisionnements de la flotte ; il y restera jusqu’au 7 novembre 1878.
Dans la nouvelle intitulée À cheval, Maupassant a décrit en lignes transparentes (mais poussées au noir), la situation gênée de sa propre famille :

« Les pauvres gens vivaient péniblement des petits appointements du mari. Deux enfants étaient nés depuis leur mariage et la gêne première était devenue une de ces misères humbles, voilées, honteuses, une misère de famille noble qui veut tenir son rang quand même.

« Hector de Gribelin avait été élevé en province dans le manoir paternel, par un vieil abbé précepteur. On n’était pas riche, mais on vivotait en gardant les apparences.

« Puis, à vingt ans, on lui avait cherché une position et il était entré, commis à quinze cents francs, au ministère de la Marine. Il avait échoué sur cet écueil comme tous ceux qui ne sont point préparés de bonne heure au rude combat de la vie, tous ceux qui voient l’existence à travers un nuage, qui ignorent les moyens et les résistances, en qui on n’a pas développé dès l’enfance des aptitudes spéciales, des facultés particulières, une âpre énergie à la lutte, tous ceux à qui on n’a pas mis une arme ou un outil dans la main. »


Le voilà enfermé, sans armes ni outils pour l’évasion. Il n’a pas voulu, ou l’on n’a pas voulu, qu’il souffre de la faim et il va souffrir mille fois plus du manque de liberté, de cette étroite fenêtre qui n’ouvre que sur une cour sans air, de la présence, autour de lui, en face de lui, de bureaucrates abrutis. « Il aperçoit un coin de ciel si petit qu’on ne voit qu’une seconde les hirondelles ». Mieux eût valu avoir faim. Mais ce n’est pas la faim que les bourgeois français, naturellement pessimistes, redoutent pour leur fils, c’est le risque, c’est la chute dans le prolétariat, c’est une déchéance sociale qui rejaillirait sur la famille ; ces idées, absurdes pour des pays neufs comme les États-Unis ou l’Allemagne, sont naturelles dans ces vieilles sociétés compartimentées et hiérarchisées qui ont duré en France jusqu’en 1920 et achèvent de disparaître en 1940. Heureusement Maupassant possède un second métier et qui a du bon, malgré ces périodes d’incertitude où il ne sait pas exactement où commence le second métier et où finit le premier. La littérature ne sort pas toujours victorieuse de ces harmonieuses combinaisons, car, employé subalterne, on est l’esclave de ses chefs et plus tard, haut fonctionnaire, on est la proie de ses inférieurs et du plus inférieur de tous, le ministre. Mais du temps de Maupassant, un chef de bureau ne travaillait pas de neuf heures du matin à neuf heures du soir, comme aujourd’hui : l’État payait peu mais exigeait moins encore.
Quoi qu’il en soit, voici Maupassant fonctionnaire. Ne le regrettons pas pour lui, puisque c’est grâce à ce quotidien emprisonnement que son œuvre s’est embellie d’une merveilleuse collection de bureaucrates qui viennent se placer entre ceux de Balzac et ceux de Courteline. On a tout critiqué chez Maupassant, ses gens du monde, ses femmes, ses Anglaises, ses Allemands, ses fous, même ses filles de joie et ses paysans si réussis, mais s’il a créé des types accomplis, inattaquables, ce sont ses ronds-de-cuir.
En 1873, le voici délégué du Chef du bureau du service intérieur au magasin des imprimés du ministère de la Marine. (Ces génitifs ont dû faire frémir Flaubert !) ; il touche quinze cents francs par an d’appointements. Pour cette modique somme, la France enrichira sa littérature de types tels que Torchebœuf, de L’Héritage, celui qui tire sur ses manchettes, et M. Oreille, du Parapluie, suivis de tous leurs frères à jamais présents, à jamais assis, dans En Famille, ou les Dimanches d’un Bourgeois de Paris, M. Patissot, le père Boivin qui tremble devant sa dame, M. Rade le révolté, M. Perdrix, M. Caravan, etc...
Chaque matin, le surnuméraire Maupassant (M. de Monzie nous apprend qu’il fut le dernier surnuméraire de la rue Royale) entre au Ministère de la Marine, « à la façon d’un coupable qui se constitue prisonnier ». C’est « la longue et misérable servitude qu’on appelle loyaux services ». Personne ne saura jamais ce qu’une journée de fonctionnaire peut être longue et ce qu’une vie de bureau peut être interminable ! Interminable et brève à la fois, plus brève qu’une autre, car les petits fonctionnaires de Maupassant sont de vieux enfants à qui il n’est rien arrivé, enfermés dans la prison de leur technicité et qui atteignent l’âge de la retraite sans avoir jamais, par-dessus leur guichet, regardé la vie.
Voici Maupassant qui monte à son étage, prend le couloir de sa division, traverse sa section :

« Chacun pénétrait dans sa case, serrait la main du collègue arrivé déjà, enlevait sa jaquette, passait le vieux vêtement de travail et s’asseyait devant sa table où des papiers entassés l’attendaient. Puis on allait aux nouvelles dans les bureaux voisins. On s’informait d’abord si le chef était là, s’il avait l’air bien luné, si le courrier du jour était volumineux. »

Maupassant commence par être bien noté. Il est titularisé en 1874. Cela lui vaudra cent cinquante francs de gratification au premier janvier. Il passe commis de quatrième classe à dix-huit cents francs en 1874.
Malgré cette promotion, ses lettres à sa mère, à Flaubert, sont pleines de l’horreur du bureau, jointe à l’exécration d’une résidence forcée dans un vilain quartier de Paris, l’été surtout. « On pue horriblement partout, je trouve que ton boucher sent bon à côté des rues de Paris. » Et, à la ligne suivante, sans transition : « Mon chef est plus grincheux que jamais, c’est un vrai chardon. » Maupassant ne pense qu’aux vacances. On le devine penché des mois à l’avance sur son calendrier, en bon expéditionnaire. Dès le mois de septembre 1875, il écrit à Étretat : « La Toussaint tombe un lundi, je pourrai donc venir, mais malheureusement le Jour de l’An tombe un samedi, de sorte que je pourrai avoir trois jours au plus au lieu de quatre, comme l’année dernière. Et si l’année prochaine n’est pas bissextile, il tombera un dimanche, de sorte que je n’aurai que deux jours. » Puis la plainte reprend, le chant de la galère : « La journée me semble aujourd’hui d’une longueur interminable, plus longue certes que les quinze jours que je viens de passer à Étretat. Il est quatre heures et demie, je ne suis venu au bureau qu’à midi et demi et il me semble qu’il y a au moins dix heures que je suis enfermé là-dedans. » Et il attend sept heures du soir comme une délivrance. « Dès que la grosse horloge de la grande cour sonne, il s’enfuit, quittant le bureau à la minute réglementaire... »
Derrière ses registres, Maupassant écrit des contes, griffonne des nouvelles qu’il ira montrer le dimanche à Flaubert, quand Flaubert est à Paris, essais que Flaubert l’obligera à déchirer : « Ne publiez pas encore ça, mon garçon. C’est du Feuillet... c’est du Dumas... Oubliez tout... N’admirez personne... Pas trop vite ! »
Mais Maupassant est pressé de publier. Il lui faut de l’argent pour être libre. « Il faut de l’argent à l’artiste, comme il faut de la liberté à l’oiseau. »
La seule joie du bureau, ce sont les farces. Le rire administratif est une purgation, un désintoxiquant, un sport qui délasse le corps contracté, les jambes ankylosées, le dos rendu bossu par la rédaction. Les farces au père Savon, les blagues du beau Maze, les niches au vieil expéditionnaire martyr, M. Oreille, dont on brûle le parapluie neuf, ces victimes de bons tours et ces inventeurs d’inepties, chefs de file de millions d’imbéciles semblables sont, grâce à Maupassant, entrés dans toutes les mémoires.
« La beauté est dans tout, il s’agit de la faire sortir. » Cette phrase, on dirait que c’est Flaubert qui la prononce par la bouche de Maupassant. La beauté est partout, même au Bureau des Approvisionnements de la Flotte.

Il est plaisant de penser que le seul poste qui n’ait jamais conduit Maupassant vers ce qu’il aimait le mieux au monde, vers l’eau, que le seul endroit d’où il n’ait jamais vu la mer, soit le ministère de la Marine. De là, il regrettait les bonnes parties de pêche d’Étretat comme l’éponge, au fond de l’encrier de porcelaine blanche, a la nostalgie des grands fonds. « Et pas d’autre vert que celui des cartons », dont il est le forçat.
Ce n’est que le samedi après-midi et le dimanche qu’il peut courir à Chatou vers d’autres expéditions que des expéditions de rapport. Car ce marin d’eau salée est devenu, contraint par la nécessité, marin d’eau douce. Qu’importe ! Le principal est de flotter, d’entendre le glouglou de l’eau sur des flancs profilés du canot, de frôler le roseau soyeux et de respirer la vase. Ce n’est pas le besoin athlétique de dépenser sa force qui le pousse ; il court au fleuve comme le ruisseau court à la mer ; la pente est aussi naturelle.
De la débâcle militaire, quand la route déborde sur le fossé devenu comme une seconde route où passent les fuyards, tandis que la première est jonchée de caissons abandonnés, de shakos et de chassepots, Maupassant a conservé l’horreur de la promiscuité, une aversion pour la foule qui ne fera que grandir. Partout où il rencontre la solitude, il est heureux, ou moins malheureux. Cette solitude, il la trouve sur l’eau, même sur la Seine. « Je canote, je me baigne, je me baigne et je canote, écrit-il à sa mère le 29 juillet 1875. Les rats et les grenouilles ont tellement l’habitude de me voir passer à toute heure de la nuit avec ma lanterne à l’avant de mon canot qu’ils viennent me dire bonsoir. »
C’est avec ces souvenirs aquatiques que seront plus tard composées ses plus jolies nouvelles. La rivière servira de cadre à ses thèmes favoris, les farces, la vie des filles, les scènes criminelles ou érotiques. Et lorsque le Maupassant des dernières années continuera à utiliser la Seine comme décor dans des romans ou des contes, ce sera toujours sa rivière de jeune homme, non pas la Seine de 1890, mais la Seine de 1875 qui avait vu ses prouesses de rameur et d’amoureux.
C’est dans Mouche qu’il l’a le mieux peinte. Le morceau est célèbre :

« J’étais un employé sans le sou : maintenant, je suis un homme arrivé qui peut jeter des grosses sommes pour un caprice d’une seconde. J’avais au cœur mille désirs modestes et irréalisables qui me doraient l’existence de toutes les attentes imaginaires. Aujourd’hui je ne sais pas vraiment quelle fantaisie me pourrait faire lever du fauteuil où je somnole. Comme c’était simple et bon, et difficile de vivre ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil ! Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine. Ah ! la belle, calme, variée et puante rivière, pleine de mirage et d’immondices ! Je l’ai tant aimée, je crois, parce qu’elle m’a donné, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah ! les promenades le long des berges fleuries, mes amies les grenouilles qui rêvaient, le ventre au frais, sur une feuille de nénuphar et les lis d’eau coquets et frêles, au milieu des grandes herbes fines qui m’ouvraient soudain, derrière un saule, un feuillet d’album japonais quand le martin-pêcheur fuyait devant moi comme une flamme bleue ! Ai-je tant aimé tout cela, d’un amour instinctif des yeux qui se répandait dans tout mon corps.

« Comme d’autres ont des souvenirs de nuits tendres j’ai des souvenirs de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes vapeurs, blanches comme des mortes avant l’aurore, puis, au premier rayon glissant sur les praries, illuminées de rose à ravir le cœur ; et j’ai des souvenirs de lune argentant l’eau frémissante et courante d’une lueur qui faisait fleurir tous les rêves.

« Et tout cela, symbole de l’éternelle illusion, naissait pour moi de l’eau croupie qui charriait vers la mer toutes les ordures de Paris. »


Toutes les ordures, y compris les copies d’Instructions aux Arsenaux sur quoi Maupassant pâlit tout le long du jour en usant son veston d’alpaga. Dans son Chatou ou son Argenteuil, ce qui nous émeut, c’est moins le souvenir d’une époque disparue et qui s’estompe aujourd’hui dans la fumée des usines, que ce vaste besoin d’air, de nature, de solitude et de grandeur qui le pousse hors de la société des hommes vers son destin, vers lui-même
dans la fluide yole à jamais littéraire.
À voir Maupassant tirer tout seul au milieu de la nuit sur ses rames, — car il préférait le canotage de nuit —, nous mesurons la profondeur de son ennui, la pression de la contrainte sociale sur sa personnalité naissante, sa colère contre un ordre dont il est exclu, l’impudique appel en lui de l’instinct, sa résolution innocente et féroce d’exploiter l’instant qui passe ; il fauche les présences qui le gênent, comme un champion d’aviron plume l’eau, comme un conquérant rase une ville.
Pour écrire, il faut aimer ou haïr, ce qui revient au même. C’est parce que Maupassant a détesté le rond-de-cuir, le fonctionnaire assis, l’employé arrêté, véritable emplâtre sur la jambe de bois de l’État, c’est parce qu’il a souffert de la bonace bureaucratique que, par ce contraste d’où naît l’œuvre d’art, l’auteur de Sur l’Eau et de La Vie errante a si bien su décrire le déferlement des vagues, le glissement des coques, l’oscillation des mâts, le vent qui durcit les voiles. Dès qu’il pose le pied à terre, Maupassant a l’air d’être en bordée et quand il ramasse les merveilleuses âneries du père Oreille ou du père Savon on dirait qu’il ne fait qu’exercer un droit d’épave.
À la tombée du jour, au bord de l’eau, en culotte blanche et maillot blanc rayé de bleu, coiffé de la casquette anglaise de toile blanche à large visière, — meilleur style d’Henley —, Maupassant, les bras nus, fier de ses biceps, après six ou sept mille coups de pelle revenu au rivage le jeu d’avirons sur l’épaule, dîne avec ses camarades. Nous possédons une photographie de lui à cette époque. En dépit du décalage physique qui fait qu’aujourd’hui un homme de quarante ans a l’air plus jeune qu’en 1875 un homme de vingt-cinq, Maupassant a une fraîche et mâle beauté ; il porte le cheveu ramené sur le front d’un coup de peigne, comme les gommeux les plus v’lan des tableaux de Renoir ; un commencement de frange vient manger le front large et bien architecturé ; il a le nez court et droit, le cou enfoncé dans un col très bas, l’œil luisant et dominateur, le regard calme et assuré ; depuis qu’il s’est brûlé le poil en se rasant, il ne porte plus la barbe, gardant seulement la mouche ; accentuant un type avantageux de patron de bistrot, il arbore une grosse moustache dont il est très fier (voir la nouvelle La Moustache), une de ces moustaches qui chatouille et caresse les dames, non pas une moustache de viking, à la Flaubert, mais une moustache comme on en voyait encore il y a vingt ans aux sergents de ville : « qui vous donne l’air doux, tendre, violent, croquemitaine et entreprenant ».
Maupassant pense alors à écrire des Scènes de canotage, projet qu’il n’a jamais réalisé mais qu’il a repris dans maintes nouvelles. C’est l’époque où il célèbre en vers l’amour du Grand Pan, sous les espèces d’une idylle parnassienne entre un canotier et une blanchisseuse (d’où, hélas, le canotier ne sortira pas blanchi).
On s’était mis à cinq, entre amis, pour acquérir une yole. Les femmes aussi en commun, mais elles ne coûtaient rien. La yole se nommait La feuille à l’envers, ce nom, tout un programme, mélange typiquement français, d’athlétisme, de littérature, de boustifaille et de bamboche, peu de sport mais beaucoup de prouesses, qui nous a toujours mis en piètre position sportive vis-à-vis des étrangers ascètes du muscle. Les cinq « chenapans » du banc de nage s’appelaient Petit Bleu, Tomawak, La Toque, N’a-qu’un-oeil, et Joseph Prunier, (pseudonyme sous lequel Maupassant signera ses premiers contes). Mademoiselle Mouche tenait la barre, « fluette, vive, sautillante, blagueuse et pleine de drôleries » et gouvernait cette chiourme d’amateurs. Zola et tous les contemporains ont rappelé que Guy était alors : « un terrible canotier qui faisait pour son plaisir vingt lieues de Seine en un jour ». Ces exploits mêlés à des travaux vénériens et à la réputation qu’il avait d’aimer repêcher des noyés font à jamais partie de la légende de Maupassant.
La Feuille à l’envers était connue de tous les éclusiers, de tous les gargotiers de Sartrouville, de Maisons, de Port-Marly, de Triel, de Bezons et de Chatou. « Auréolé d’un reste de chapeau de pêcheur à la ligne, nous dit Henry Roujon, dans sa Galerie des Bustes, le torse dans un tricot rayé, ses gros bras de rameur nus jusqu’à l’épaule, Maupassant attendait les amis à la gare... Propos de bienvenue immodestes. Il adorait mystifier les bourgeois. Il mettait aussitôt la voile et vous promenait deux heures en vous racontant tantôt des histoires de noyés, tantôt des histoires de magistrats et de hauts dignitaires surpris en des poses indécentes. »
Ce qui compte le plus pour Guy, ce sont les dames. Qu’elles tiennent le battoir ou qu’immergées elles descendent le fil de l’eau, trottins de Sartrouville ou élèves du Conservatoire conduites à Bezons chez la mère Poulain, qu’il les amène de maisons assez mal famées ou qu’il les trouve par hasard dans le train, Maupassant les installe à bord parce qu’il n’y a pas de bonne partie sans elles. Elles lui inspirent d’ailleurs des morceaux charmants, ces barreuses d’occasion, dont Mouche sera le type :

« Nous l’aimions tous beaucoup, pour mille raisons d’abord, pour une seule ensuite. Elle était, à l’arrière de notre embarcation, une espèce de petit moulin à paroles, jacassant au vent qui filait sur l’eau. Elle bavardait sans fin avec le léger bruit de ces mécaniques ailées qui tournent dans la brise ; et elle disait étourdiment les choses les plus inattendues, les plus cocasses, les plus stupéfiantes. Il y avait dans cet esprit, dont toutes les parties semblaient disparates à la façon de loques de toute nature et de toute couleur, non pas cousues ensemble mais seulement faufilées, etc... »

Ce ne sont certes plus les demoiselles élues à qui il dédiait ses vers de potache, chez les Pères d’Yvetot. Ce sont de belles garces faubouriennes comme les vieux croient qu’on n’en fait plus, qu’on n’en voit plus, et dont nos chanteuses « réalistes » perpétuent la tradition : Maupassant les célèbre sur le même mode, en les enlaidissant à plaisir suivant la doctrine naturaliste.
Sa joue était gluante et suait sous le fard
Son œil glauque s’ouvrait, stupide et sans regard
Sa mamelle ballait et tombait sur le ventre.
On retrouvera, dans la même veine, en plus corsé, dans le Nouveau Parnasse satyrique du XIXe siècle, deux pièces érotiques qui prouvent que Maupassant avait découvert chez ces Mimi et ces Nini, chez ces « belles putains », de quoi ravir, plus tard, les femmes du monde (car en amour, les vrais raffinements c’est en bas de l’échelle sociale qu’on les découvre). Il y avait d’ailleurs récolté autre chose si nous en croyons ces vers que le « très mâle et terrible canotier », comme l’appelait Zola, a laissés alors sur le mur du restaurant du pont de Chatou :
Prends garde au vin d’où sort l’ivresse
On souffre trop le lendemain.
Prends surtout garde à la caresse
Des filles qu’on trouve en chemin.

*

À Paris, Maupassant loua d’abord un rez-de-chaussée au 2 de la rue Moncey, avant de loger rue Clauzel, une rue où nichaient toutes les vertus faciles du quartier Bréda. Puis il alla s’installer aux Batignolles, 83, rue Dulong, passant successivement d’une pièce à deux, et de là à un appartement complet, en attendant, après ses premiers succès, de débarquer fièrement, en conquérant normand, dans le quartier à la mode, la plaine Monceau.
Sa chambrette, Maupassant l’a décrite souvent : c’est celle du célibataire pauvre (Le Divorce) « avec un grand lit sans rideau, une armoire, une commode, une toilette, pas de glace, des habits sur les chaises, des papiers par terre ». Le seul ornement est une main d’écorché vif qu’il tient de Swinburne. Quand les compagnons de canotage viennent le voir, il sort du placard un réchaud à alcool et des sièges.
C’est là, dans cet antre triste, que Maupassant voit renaître la France nouvelle et qu’il participe de loin, de très loin hélas, mais sans amertume, parce qu’il est jeune et plein d’espoir, au rapide redressement français. Aussitôt après la Commune Paris s’est rempli ; les bourgeois accourent de toutes parts pour voir les ruines, la Cour des Comptes redevenue forêt vierge, la colonne Vendôme qui n’est plus qu’un socle, le Ministère des Finances qui élève sa façade noircie à la place de l’actuelle gare d’Orsay, et pour regarder le ciel à travers les trous que font les fenêtres calcinées. Paris sent encore le pétrole que déjà tout le Boulevard se retrouve chez Tortoni. Dès 1873, l’argent afflue. L’emprunt d’août 1872 a été un grand succès : trois milliards pour « ne plus sentir dans nos côtes la pointe du fusil à aiguille », c’est donné !
Maupassant établit son budget mensuel :

Recettes : 110 francs.
Dépenses : 128 fr. 90.

Pauvres dépenses : loyer 10 francs, reprisages 3 fr. 50, charbon 4 francs, margotins 1 fr. 90, etc... Je n’ai que 2.000 francs plus une pension de 600 francs que me fait mon père, pension qui me sera supprimée quand mon père quittera son bureau dans quatre ans ; c’est à peine si je peux vivre, après avoir payé mon terme, mon tailleur, mon bottier, la femme de ménage, la blanchisseuse, et la nourriture ; sur mes 216 francs par mois il ne me reste pas plus de 12 à 15 francs pour faire le jeune homme. » (Lettre à Flaubert, 4 novembre 1878.)
À peine sorti de la rue Royale, il oublie tout, malgré de brefs accès de mélancolie. Sa vie est celle d’un rapin, d’un étudiant attardé. En 1875, il monte avec des amis dans l’atelier du peintre Lenoir une pièce « absolument obscène », un acte intitulé À la Feuille de Rose, Maison turque, « comédie de mœurs (mauvaises) » dont nous possédons encore le manuscrit de 69 pages copié par Louis Le Poitvin et dont l’action se passe dans une maison close baptisée de ce nom évocateur. Maupassant invite Flaubert à la première représentation (il y en eut deux, l’une en 1875, l’autre en 1877) sur du papier à en-tête du ministère de la Marine et des Colonies, annexant ainsi la Turquie par ce titre singulier et la faisant participer à notre renaissance coloniale. Non seulement Flaubert vint à la représentation mais il tint à assister aux répétitions, non sans maudire les cinq étages, enlevant son pardessus au premier, sa redingote au second, son gilet au troisième et atterrissant chez Maupassant en gilet de flanelle, ses vêtements sur ses gros bras nus, la tête coiffée de son chapeau haut de forme.
Cette comédie eut beaucoup de succès. À la seconde représentation, chez le peintre Becker, huit dames, nous dit Maupassant, huit actrices, vinrent masquées ; Flaubert, qui avait parlé de la pièce de son protégé à la princesse Mathilde eut toutes les peines du monde à empêcher l’altesse impériale d’y assister ! Les rôles de femmes étaient tenus par des hommes et Maupassant apparut (il y avait de quoi empêcher Jean Lorrain de dormir) en odalisque de faubourg. Au premier rang, Flaubert riait avec un bruit de tonnerre de ce spectacle aristophanesque inspiré du Kama-Soûtra. « Ah ! c’est rafraîchissant ! » criait-il. Il avait raison. C’était simple, juvénile, innocent et en même temps très Maupassant, cette figuration scénique de la Maison Tellier.
Flaubert, après s’être diverti, cessa de rire. Il avait charge d’âme. Laure de Maupassant lui avait confié la destinée littéraire de Guy. Ce jeune homme n’était pas sérieux. Quand Flaubert était à Paris, Maupassant venait bien rue Murillo lui soumettre ses tentatives littéraires, les lui lisait après déjeuner, mais l’esprit ailleurs, tout triste d’avoir dû renoncer à Bougival, le dimanche étant le « jour sacro-saint du canotage ». Ce n’est pas ainsi qu’on se fait un nom ! Depuis sept ans, Maupassant entassait les contes, les nouvelles, les vers, sans parler d’une pièce historique, mais il n’en est rien resté. « Le maître lisait tout, puis, le dimanche suivant, il développait ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux ou trois principes qui sont le résumé de ses longs et puissants enseignements. »
— Le désœuvrement de la défaite a assez duré, tonitrue Flaubert. Au travail, « obscène jeune homme », à l’encrier, « lubrique auteur ! »
« J’ai travaillé pendant sept ans avec Flaubert, dira plus tard Maupassant, sans écrire (lisez : sans publier) une ligne. Pendant ces sept années il m’a donné des notions littéraires que je n’aurais pas acquises en quarante ans d’expérience. »
Que disait encore Flaubert à son élève ? « Apprenez votre métier... Que les journalistes ne connaissent pas votre figure... Il faut avoir vécu pour peindre la vie... »
C’est à Flaubert que Maupassant devra sa tenue d’écrivain, son indépendance d’esprit, son mépris des honneurs, son horreur de la publicité, de l’interview, la distance qu’il sut garder toute sa vie entre les gens de lettres et lui, l’habitude d’aller droit aux artistes de premier plan, par-dessus les autres. Moralement, Flaubert a rendu là à Maupassant un immense service ; il a fait passer en son frivole élève un peu de cet amour, de cet immense respect de la littérature qui est le plus beau trait de la génération romantique.
La première fois que Flaubert parle de Maupassant, c’est dans une lettre du 30 octobre 1872 adressée à Mme de Maupassant : « Ton fils a raison de m’aimer, car j’éprouve pour lui une véritable amitié. Il est spirituel, lettré, charmant, et puis c’est ton fils ». Autre lettre : « Il faut encourager ton fils ». Flaubert se considérait véritablement comme le père de Guy : « La paternité intellectuelle vaut bien l’autre, » disait-il. Maupassant le payait de retour. « Il m’avait pris le cœur » écrira-t-il plus tard. C’était vrai. Flaubert est sans doute le seul homme pour qui cet isolé ait eu une profonde affection. Nous en avons le témoignage dans l’étude sur son maître qu’il publia en 1884 en préface aux lettres de Flaubert à George Sand.
L’affection de Flaubert n’était pas sans lucidité, au contraire. Il appelait Guy « mon jeune homme » mais voyait fort bien les points faibles de son élève. Chaque lettre de Flaubert est une exhortation, une épître de direction laïque.
« Prenez garde à la tristesse. C’est un vice ; on prend plaisir à être chagrin, et quand le grand chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on reste abruti. » Et par-dessus tout, travaillez ! crie Flaubert en levant ses grands bras, car il est fort mécontent de la nonchalance de celui « qu’il regarde comme un ami ». Il écrit le 23 février 1873 à Mme de Maupassant : « Notre jeune garçon est un peu flâneur » et à Maupassant lui-même : « Jeune homme, il faut travailler plus que cela, entendez-vous ? Songez aux choses sérieuses... Trop de canotage ! Trop d’exercice ! Trop de putains ! Le civilisé n’a pas tant besoin de locomotion que le prétendent messieurs les médecins. Vous êtes né pour faire des vers, suivez votre vocation. Votre santé s’en trouvera mieux... Devenez un homme. »
Flaubert fut pour Maupassant écrivain ce que le pilote de Fécamp avait été pour Maupassant pêcheur.
Flaubert ajoutait, avec vérité : « Ce qui vous manque, ce sont des principes ». Et répondant en lui-même aux objections ironiques de la jeune école amorale : « On a beau dire, il en faut. Reste à savoir lesquels. » Y ayant réfléchi, le vieux romantique se rappelle que l’art est le dieu unique. « Pour un artiste, il n’y en a qu’un (principe) : tout sacrifier à l’art. La vie doit être considérée par lui comme un moyen, rien de plus. » (Lettre du 15 juillet 1878.) Et encore : « Je vous engage à vous modérer dans l’intérêt de la littérature. Un homme qui s’est institué artiste n’a pas le droit de vivre comme les autres ». C’est très joli de descendre la Seine en un jour, de Paris à Rouen à la rame, avec deux amis à bord, mais les livres ne s’écrivent pas tout seuls. Le 29 juillet 1878, Flaubert disait (lettre inédite vendue en 1938 avec la bibliothèque de M. le comte de S... ) :

« Donnez-moi des nouvelles de Guy ; sa dernière lettre est lamentable. Je lui en ai écrit deux restées sans réponse ; j’ai peur qu’il ne soit malade... Si le susdit jeune homme se porte bien, je vous autorise à lui foutre votre pied au ou dans le cul. »

Quant aux enseignements techniques de Flaubert ils sont dans toutes les mémoires et dans tous les manuels de littérature : « Pour faire un roman, une nouvelle, il faut d’abord longuement mûrir le plan. Une fois qu’il est parfaitement établi, vous passez aux détails, c’est-à-dire vous réfléchissez à chaque chapitre séparément, sans jamais aller au-delà. Je m’indique une page, une page à composer et je ne sors pas de là jusqu’à ce que je l’aie finie. À ce moment le reste du roman n’existe pas pour moi. Je vous recommande de crier les voix des personnages jusqu’à les entendre résonner dans les oreilles ». (Maupassant nous a d’ailleurs transmis lui-même ces conseils dans la préface de Pierre et Jean.)
« Je ne sais pas si vous aurez du talent, disait Flaubert à Maupassant. Ce que vous m’avez apporté prouve une certaine intelligence, mais n’oubliez pas ceci, jeune homme, que le talent (sic) — suivant de mot de Buffon — n’est qu’une longue patience. Travaillez... » Si l’on a une originalité, il faut avant tout la dégager. » (C’est vrai.) « Si l’on n’en a pas, il faut en acquérir une. » (C’est beaucoup plus contestable.) « Il s’agit de regarder tout ce que l’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne. » « Il y a dans tout de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d’inconnu. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons devant ce feu et cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu. C’est de cette facon qu’on devient original. »
Cette gymnastique de l’originalité fait sourire. Si Balzac avait dû procéder ainsi, il aurait écrit un volume à peine et n’aurait pas été Balzac.
« Quand vous passez, ajoutait Flaubert, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique,... toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir par un seul mot en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent. »
Et l’élève, paraphrasant le maître, déclare : « Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y à qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer et qu’un adjectif pour la qualifier. Il faut donc chercher jusqu’à ce qu’on les ait découverts, ce mot, ce verbe, cet adjectif. »
On n’est pas plus flaubertien.
Pour encourager Maupassant, Flaubert terminait ainsi ses homélies : « Vous avez la volonté trapue et c’est l’essentiel. »
Ce n’est certainement pas l’essentiel. Il faudrait distinguer entre la volonté dans l’art et l’art volontaire. Léon Daudet, ici, se montre féroce : « Que Flaubert, avec ses principes absurdes et ses règles d’écrire plus absurdes encore, ait nui gravement à Maupassant, son élève et sa victime de choix, voilà qui ne saurait plus être contesté. Mais il est injuste de dire qu’il l’ait rabougri en le forçant à limer son style. Maupassant était de nature rabougrie et acceptait avec une docilité d’enfant toutes les bourdes qui lui venaient de Croisset, des médecins, des canotiers et des salonnards. »
Non, ne voyons pas en Maupassant une nature rabougrie ; plutôt une nature un peu vulgaire, une intelligence lucide mais sans envergure, peu de dons artistiques. Sa conscience de bon artisan, c’est à Flaubert qu’il la doit. « C’est Flaubert qui a fait de moi l’écrivain que je suis. » « Il avait de faibles moyens d’expression » dira Flaubert. « Décidément, ce pauvre Maupassant n’aura jamais de talent » disait Tourgueneff, qui changea d’avis après Boule de Suif. Cela ne tient pas à son apprentissage mais à son être même ; il aurait travaillé cent ans qu’il n’aurait pas amélioré ce qui, dans le style, est l’homme.
Flaubert n’a pas seulement été pour lui un guide moral. Il l’a beaucoup aidé de son autorité, de son influence, de ses relations ; le jeune homme le lui rendait en affection, en respect et en menus services, se faisant son secrétaire, effectuant des recherches, réunissant la documentation de Bouvard et Pécuchet, etc...

L’année 1877 se passe pour Maupassant en démarches vaines, malgré l’appui de Flaubert, pour trouver un poste stable dans la presse, se faire engager à La Nation non plus comme collaborateur intermittent, mais à titre définitif pour la critique littéraire ou en remplacement, écrit-il à Flaubert « du M. Noël, qui fait la critique dramatique dans La Nation et est au-dessous même de Mallarmé pour le galimatias » (c’est moi qui souligne).
Ces échecs répétés l’aigrissent et comme tous les aigris il s’en prend au gouvernement :
« La politique m’empêche de travailler, de sortir, de penser, d’écrire. Je suis comme les indifférents qui deviennent les plus passionnés, et comme les pacifiques qui deviennent féroces. Paris vit dans une fièvre atroce et j’ai cette fièvre : tout est arrêté, suspendu comme avant un écroulement, j’ai fini de rire et suis en colère pour de bon... »
« ... La patience vous échappe devant l’imbécillité de ce crétin. » (Il s’agit du maréchal de Mac-Mahon.) « Comment ! ce général qui, jadis a gagné une bataille grâce à sa bêtise personnelle combinée avec les fantaisies du hasard ; qui, depuis, en a perdu deux qui resteront historiques, en essayant de refaire à lui tout seul la manœuvre que le susdit hasard avait si bien exécutée la première fois ; qui a droit à s’appeler, aussi bien que duc de Magenta, grand-duc de Reichshoffen et archiduc de Sedan... »
« Je trouve maintenant que 93 a été doux, que les septembriseurs ont été cléments, que Marat est un agneau, Danton un lapin blanc et Robespierre un tourtereau. Puisque les vieilles classes dirigeantes sont aussi inintelligentes aujourd’hui qu’alors, il faut les supprimer, etc... »

Ce qui veut dire : « J’ai du talent et on tarde trop à me faire place. »

1878 est pour Maupassant une très mauvaise année. « Je suis dans la m... jusqu’au cou », écrit-il à Flaubert. Il y a sans doute à cela des raisons secrètes que nous devinons. Il se « déplume ». Il souffre du cœur, de l’estomac et commence à consulter. La santé de sa mère aussi, l’inquiéte. Son ministère lui devient insupportable et le travail littéraire s’en ressent. « Je ne puis plus travailler, j’ai l’esprit stérile et fatigué par les additions que je fais du matin au soir... Je vis tout à fait seul parce que les autres m’ennuient et je m’ennuie moi-même parce que je ne puis travailler. Je trouve mes pensées médiocres et monotones et je suis si courbaturé d’esprit que je ne puis même les exprimer. » (5 juillet 1878.) Le 21 août, il écrit encore à Flaubert : « Je suis complètement démoli moralement. Depuis trois semaines j’essaye à travailler tous les soirs sans avoir pu écrire une page propre. Rien, rien. Alors je descends peu à peu dans les noirs de tristesse et de découragement dont j’aurai bien du mal à sortir. Mon ministère me détruit peu à peu. Après sept heures de travaux administratifs je ne puis plus me tendre assez pour rejeter toutes les lourdeurs qui m’accablent l’esprit. J’ai même essayé quelques chroniques pour Le Gaulois, afin de me procurer quelques sous. Je n’ai pas pu, je ne trouve pas une ligne et j’ai envie de pleurer sur mon papier. »
À ce moment, le Ministère de la Marine lui paraissant de plus en plus odieux, Maupassant fait des démarches pour entrer au Ministère de l’Instruction publique avec l’aide de Flaubert, le ministre, M. Bardoux, étant un ami de ce dernier. Mais ces manœuvres n’ont d’autre résultat que de vexer les bureaux de la Marine et le chef de Maupassant se venge en lui confiant le service le plus ingrat, la préparation du budget et les comptes de liquidation des ports.
Maupassant qui, au début avait été très bien vu de ses supérieurs est maintenant mal noté : « mou, sans énergie, capacité ordinaire. » Flaubert présente enfin lui-même à Bardoux la requête de son protégé. Maupassant est agréé mais les choses traînent. Impatient, le jeune fonctionnaire voit rouge. « Merde pour la société », écrit-il à Flaubert le 10 décembre 1877.
Ah ! s’il avait été franc-maçon, il n’aurait eu qu’à se laisser vivre. Quelle folie de vouloir faire sa carrière dans l’Administration sans être franc-maçon ! Catulle Mendès avait proposé à Maupassant dès les débuts de celui-ci dans sa revue d’avant-garde La République des Lettres, de l’introduire parmi les Frères Trois Points. Maupassant avait répondu au jeune Pan Juif par un billet à la fois drôle et farouche : « 1°) du moment qu’on entre dans une société quelconque, on est astreint à certaines règles, on promet certaines choses, on se met un joug sur le cou, et quelque léger qu’il soit, c’est désagréable. J’aime mieux payer mon bottier qu’être son égal. 2°) Si la chose était sue, et elle le serait fatalement, je me trouverais mis à l’index par une grande partie de ma famille. Par égoïsme, méchanceté ou éclectisme, je veux n’être jamais lié à aucun parti politique, à aucune religion, à aucune secte, à aucune école... pour conserver le droit d’en dire du mal. Je veux qu’il me soit permis d’attaquer tous les bons dieux... J’ai peur de la plus petite chaîne, qu’elle me vienne d’une idée ou d’une femme. »
Cette lettre est importante, car l’indépendance d’esprit dont elle témoigne n’est pas qu’un effet du jeune âge ; elle restera une des caractéristiques de Maupassant jusqu’à la fin d’une vie qu’il terminera célibataire et non décoré.
Le 11 septembre 1878, dans une lettre à sa mère, Maupassant continue à exhaler ses fureurs anarchistes. « C’est Mac-Mahon qui a refusé de signer le décret nommant officier de la Légion d’honneur Ernest Renan qu’il confondait d’ailleurs avec Littré. Quels insondables puits de stupidité que les hommes qui gouvernent les autres ! »
La Marine demande à Maupassant sa démission ; il refuse tant qu’il ne sera pas installé à l’Instruction Publique. Il ne réussit pas à se faire recevoir par le Ministre. Enfin, tout s’arrange. Dans les derniers jours de 1878 Maupassant est attaché au Cabinet. Il a gagné au change : les fenêtres de son bureau s’ouvrent sur un ancien parc ; les services se montrent naturellement fort aimables avec lui. Il va trouver au Ministère de l’Instruction publique un milieu plus lettré qu’à la Marine. Il travaille avec de jeunes camarades de lettres : Xavier Charmes, Dierx, Henry Roujon dont il a fait la connaissance à la République des Lettres. Le seul inconvénient d’être attaché au cabinet du ministre, c’est l’obligation d’une présence le dimanche matin jusqu’à midi. Mais à cette époque, Maupassant est déjà un canotier moins ardent.
Depuis 1876, sous divers pseudonymes, (Guy de Valmont5, Maufrigneuse, Joseph Prunier), Maupassant publiait des chroniques dans des journaux et revues où il était entré grâce aux recommandations de Flaubert, et des poèmes à la République des Lettres. Une comédie en vers (la troisième de ses pièces) Histoire du Vieux Temps, était jouée à Déjazet en 18796.
Là encore, Maupassant sut utiliser l’amitié de Flaubert pour Banville, dont le feuilleton dramatique fut encourageant.
Enfin le grand écrivain rendit à son protégé le plus important des services. Il le sauva d’une condamnation pour outrages aux mœurs qui eût entraîné le licenciement immédiat du jeune fonctionnaire. En effet, Maupassant qui venait de réunir en volume ses poèmes sous le titre « Des Vers » et avait obtenu de Flaubert une pressante recommandation auprès de l’éditeur Charpentier, était poursuivi conjointement avec le gérant de la Revue Moderne et Naturaliste pour avoir fait paraître dans cette revue un poème, intitulé : Une Fille, jugé contraire à la morale publique ; ce même poème avait sans difficulté vu le jour sous le titre Au bord de l’eau quelque temps auparavant dans la République des Lettres ; mais à quoi bon discuter avec les autorités : Maupassant se vit cité chez le juge, menacé d’être emmené entre deux gendarmes à Étampes. Il lui en coûtait d’avoir encore à faire appel à son vieux maître déjà si accablé de soucis personnels. Néanmoins Flaubert, avec sa générosité ordinaire, écrivit au Parquet et fit paraître au Gaulois la lettre célèbre : « La terre a ses limites, mais la bêtise humaine n’en a pas » qui arrêta d’un coup les poursuites.
Chez Flaubert, lorsque ce dernier était à Paris, (car Maupassant n’avait plus beaucoup d’occasions d’aller à Croisset et manquait d’ailleurs souvent de l’argent nécessaire pour s’y rendre), le futur auteur de Boule de Suif allait faire la connaissance de tous ses contemporains de lettres, se lier avec Zola, Daudet, les Goncourt, etc... C’est Flaubert qui l’emmène chez la princesse Mathilde et c’est à Flaubert qu’à cette occasion il demandera des leçons de protocole. (« Quand on parle, dit-on Votre Altesse ? ») L’année suivante, c’est Flaubert qui l’enverra chez son médecin, le docteur Fortin, puis chez son oculiste, le docteur Abadie, quand le jeune écrivain se plaindra des yeux.
Maupassant ne doit pas seulement à Flaubert d’être un écrivain. Il lui doit toute sa carrière.
Entre les dimanches de Flaubert (dont Goncourt prit la suite à Auteuil quand le grand écrivain tomba foudroyé par l’apoplexie en 1880), les jeudis de Zola, rue Saint-Georges, les dîners chez Mendès, rue de Bruxelles, la semaine de Maupassant s’écoulait, de plus en plus littéraire et de moins en moins administrative.
Maupassant n’est pas encore célèbre mais il est déjà fort connu. Il a pris de l’assurance. C’est maintenant un très beau garçon et sa moustache est devenue immense. L’homme a sa légende dans Paris, trois ou quatre ans avant l’écrivain, ce qui est une excellente condition de réussite. Il s’agit maintenant de laisser derrière soi cette réputation de gaillard au biceps forcené, de joyeux farceur, et d’entrer dans l’histoire de la littérature. Avoir écrit plusieurs saynètes, un drame du XIVe siècle breton, et quelques vers parnassiens, avoir emprunté soixante francs à ses « frères en canotage » et porter sur ses cartes de visite le titre « d’Attaché au Cabinet du Ministre de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts, chargé de la correspondance du Ministre et de l’Administration des Cultes, de l’Enseignement Supérieur et de la Comptabilité » (ce qui n’est encore qu’une manière de farce) ne suffit pas.
Chez Mendès, gendre de Gautier, les dieux sont Hugo et Wagner ; là, le symbolisme se prépare ; on y approche les purs, Villiers, Mallarmé. « Mendès, a dit Léon Daudet, sur un sentiment vrai fait l’effet d’une limace sur un fruit. » Mais Mendès le Juif blond au gros ventre et à la cravate de soie blanche, aime et fait vivre la bonne littérature. Maupassant se voit sans génie devant ces génies ; il admire de loin ces activités de luxe. C’est très joli d’être l’homme d’un seul poème, comme le voulait Bouilhet, mais Pindare lui-même mourrait de faim s’il n’avait qu’une corde à sa lyre. Or les vers de Maupassant qui lui ont fait côtoyer la prison n’ont rien de pindaresque, ce sont des récits versifiés au rythme de Coppée, où rien ne respire la poésie, sauf les rimes qui se chevauchent comme garçons et filles.
Reste la prose. Maupassant part de Flaubert, c’est-à-dire du centre gauche littéraire : c’est là qu’il prend appui sur Tourgueneff, Taine, Alphonse Daudet, Zola, Bergerat, Burty, Baudry, Toudouze, Banville, Léon Cladel, Edmond de Goncourt, sans parler de quelques éditeurs qu’il voudrait bien ruiner. (Après Charpentier dans le salon duquel on le verra passer, mais peu, Maupassant sera publié par Havard et par Ollendorff.)
Lui faut-il se consolider à gauche ou pencher vers la droite ? Les sympathies de Maupassant, sa nature, son comportement l’entraînent à gauche ; son ambition, à droite. À gauche, très à gauche, il y a Zola ; à droite, il y a Mme Adam, sa revue, son journal dirigé par Gambetta ; les murs de son salon turc sont décorés de trophées d’armes qu’on décrochera le jour de la revanche. Elle va fonder la Nouvelle Revue, « cette irréconciliable, cette irréductible, cette antigermaniste ». Car chaque tendance littéraire est doublée d’une tendance politique et désire, naturellement, l’extermination de l’autre.
Bien gardé sur la gauche qu’il fréquente chez ses amis, Maupassant commence par envoyer un manuscrit, d’ailleurs refusé, à Mme Adam dont l’influence grandit, qui va lancer Bourget et Loti et qu’il faut se concilier. Guy est un Normand habile. Il ne se livre pas, toujours caché derrière son pseudonyme, Joseph Prunier, il est et restera « boutonné » comme disait Alphonse Daudet. Il étudie soigneusement l’échiquier littéraire avant de jouer sa partie, prend soin de ne porter ombrage à personne et interrogé sur ses travaux, finaud et aussi léger de propos que de rames, il répond qu’il apprend son métier, peste avec un accent campagnard contre l’administration, ajoute qu’il a bien le temps d’écrire, et s’en va laver sa yole, ce qui est fort bien joué.

1879 est une année d’émancipation dans la vie de la Troisième République et une année capitale dans celle de Maupassant ; il travaille à une nouvelle sur « les Rouennais et la guerre » (Lettre à Flaubert, 2 décembre 1879), qui ne sera autre que Boule de suif.
Le maréchal de Mac-Mahon tombe cette année-là. C’est la fin de l’Ordre moral. La société bourgeoise, comprimée pendant dix ans, va éclater. La République s’installe pour toujours en France et Grévy à l’Élysée. Le Faubourg ferme ses persiennes, les religieux sentent venir l’orage, tandis que les masses s’organisent ; la grande bourgeoisie est désormais libre de gagner beaucoup d’argent et d’en jouir ; les francs-maçons se retranchent fortement dans l’administration et les Juifs se faufilent partout. Depuis dix ans, on parlait trop de la France ; le Gil Blas et le Chat Noir vont prendre la place des Débats et de la Comédie Française ; ce qui commence maintenant, c’est le règne de Paris.
Les « Prussiens » ne sont plus qu’un mauvais souvenir. Ils ont laissé cependant derrière eux une cuisante leçon, que Renan a si terriblement commentée. « La légende même s’est vue blessée à mort. Celle de l’Empire a été détruite par Napoléon III, celle de 1792 a reçu le coup de grâce : la Terreur a eu sa hideuse parodie dans la Commune, celle de Louis XIV ne sera plus ce qu’elle était depuis le jour où l’Électeur de Brandebourg a relevé l’Empire de Charlemagne dans la Salle des Fêtes de Versailles ». Continuera-t-on l’erreur du frivole Second Empire qui voulut l’unité allemande tant qu’elle ne fut pas et qui chercha à la briser quand elle fut ? Va-t-on vers la revanche ou vers la Paix ? La République n’est-elle pas l’acceptation définitive de l’ordre nouveau ? Or, « tout le monde est républicain ». Tout le monde a horreur de la guerre, cette chose qu’on juge évitable, risible, odieuse, romantique. La bêtise bourgeoise tant dénoncée par Flaubert y menait tout droit. Le rigorisme des prêtres d’Yvetot y était venu par un détour, celui du Mexique et de Rome. Un débutant doit donc commencer par se définir et se situer à l’avant-garde, par prendre position contre la guerre, sur le problème France-Allemagne.
À « l’extrême-gauche de l’encrier » (Richepin) on se détourne de la revanche pour regarder plus loin ; au delà des nécessités nationales il est urgent de faire un grand inventaire de l’homme, d’ouvrir un bureau des études humaines. De jeunes écrivains auxquels se joint Maupassant : Huysmans, Céard, Hennique, Alexis, Mirbeau parfois, dînent ensemble le jeudi au Bœuf Nature et finissent la soirée chez Zola qui habite rue Saint-Georges, puis rue de Boulogne pendant quatre mois d’hiver, le reste du temps à Médan entre Triel et Poissy. « Nous nous rencontrions, écrira Huysmans vingt années plus tard, dans une affreuse gargotte de Montmartre où l’on dépeçait des carnes exhorbitamment crues et où l’on buvait un réginglard terrible. Maupassant était l’âme de ces fêtes. Il y apportait sa bonne humeur, ses histoires cocasses, sa gaîté... très cordial et très affectueux sous une apparence de je-m’en-foutisme. » Chez Zola il rencontre Coppée, Cézanne, Maurice Sand, Maxime du Camp. On dresse le bilan de la décade qui vient de s’écouler depuis le traité de Francfort, bilan des idées et des œuvres. Littérairement, à part Zola, qu’est-ce qui en reste ? Des complaintes de café-concert :
Ils ont brisé mon vi-o-lon...
ou
C’est un oiseau qui vient de Fran-an-ce...
Et Zola lui-même n’a pas encore atteint les gros tirages avec les Contes à Ninon (1864), La Confession de Claude (1865), Thérèse Raquin (1867), La Fortune des Rougon (1871), La Curée (1871), Le Ventre de Paris (1874), La Conquête de Plassans (1875), S. E. Eugène Rougon (1876). Mais voici, en 1878, l’immense succès de l’Assommoir, suivi d’Une Page d’Amour. Deux ans plus tard Nana atteindra le 300e mille.
La littérature française sort enfin de ce trou noir dans lequel l’Ordre moral l’avait plongée. Que fera l’entourage de Zola qui a maintenant derrière lui toutes les grandes forces nouvelles, occultes et officielles de la République ?
Pour tuer la guerre, le mieux est de commencer par en peindre les méfaits. Zola verse carrément dans le pacifisme : « Plus nous allons, plus la guerre semble devenir impossible, un crime de lèse-humanité dont aucun peuple ne peut prendre la responsabilité... » « Nous assistons à l’agonie de la guerre... » « Facteur que l’histoire doit éliminer... », etc...
Les cinq lui emboitèrent le pas. Ils tenaient à faire chacun son « élucubration antipatriotique » comme disait Maupassant. À vrai dire ce n’était pas de l’antipatriotisme ; il ne s’agit pas d’aimer l’ennemi (et d’ailleurs on n’aime personne), c’était de l’antimilitarisme et surtout de l’anti tout pur. De cette offensive contre la guerre sortirent Les Soirées de Médan que Maupassant annonce en ces termes à Flaubert :

« Nous n’avons eu, en faisant ce livre, aucune intention antipatriotique, ni aucune intention quelconque ; nous avons voulu seulement tâcher de donner à nos récits une note juste sur la guerre, de les dépouiller du chauvinisme à la Déroulède, de l’enthousiasme faux jugé jusqu’ici nécessaire dans toute narration où se trouvent une culotte rouge et un fusil. Les généraux, au lieu d’être tous des puits de mathématiques où bouillonnent les plus nobles sentiments, les grands élans généreux, sont simplement des êtres médiocres comme les autres, mais portant en plus des képis galonnés et faisant tuer des hommes sans aucune mauvaise intention, par simple stupidité. Cette bonne foi de notre part dans l’appréciation des faits militaires donne au volume entier une drôle de gueule, et notre désintéressement voulu dans ces questions où chacun apporte inconsciemment de la passion exaspérera mille fois plus les bourgeois que des attaques à fond de train. »

Paris commence à connaître le petit groupe des jeunes admirateurs de Zola. Les échotiers les blaguent et les appellent « la queue de Zola » car on avait dit de Zola qu’il se réclame de Flaubert comme le cochon revendique saint Antoine. « Ils préparent un roman collectif, le Vase de Nuit ; ces sont des égoutiers, des vidangeurs de lettres. » Les journaux annoncent qu’ils ont offert à leurs maîtres, Zola, Flaubert et Goncourt, un dîner à la brasserie Trapp et publient même le menu. Il nous est difficile d’imaginer l’exiguïté du champ du Boulevard et l’ampleur de la caisse de résonnance qu’était le Paris d’alors. Pour toute cette période, curieuse et à certains points de vue si proche de nous, on ne saurait trop recommander la lecture du Groupe de Médan de MM. Léon Deffoux et Émile Zavie.
D’être ainsi épiés donnait aux cinq jeunes gens conscience de leur vie de groupe. Ils ne cherchaient pas encore à se singulariser mais au contraire mettaient l’accent sur leurs ressemblances, en vue d’une vigoureuse action collective. Ils avaient de vifs dégoûts ; ils étaient horripilés par la mythologie romantique, le choix facile des grands sujets, la rhétorique, l’optimisme, les beaux sentiments, sûrs garants d’un succès facile. Par une réaction naturelle et même assez louable, ils éprouvaient un besoin furieux de « faire vrai », c’est-à-dire petit, sale, laid, puant, choquant. Il fut donc décidé que chacun écrirait une nouvelle et que ces nouvelles seraient aussitôt réunies en un seul volume, ce qui fut fait.
Maupassant, qui avait accepté de présenter au Gaulois l’œuvre commune (car sans jamais se faire de réclame bruyante, il ne négligeait pas la publicité de bonne qualité) déclarait : « L’essentiel est de faire démarrer la critique. » Il fit donc l’historique des Cinq d’une manière fortement romancée et n’ayant que de lointains rapports avec la réalité, et commença par une vigoureuse profession de foi.

« Nous n’avons pas la prétention d’être une école. Nous sommes simplement quelques amis qu’une admiration commune a fait se rencontrer chez Zola et qu’ensuite une affinité de tempéraments, une même tendance philosophique ont liés de plus en plus.

« Cependant, il s’est fait évidemment en nous une réaction inconsciente, fatale, contre l’esprit romantique, par cette seule raison que les générations littéraires se suivent et ne se ressemblent pas.

« Du reste, ce qui nous choque dans le romantisme, d’où sont sorties d’impérissables œuvres d’art, c’est uniquement son résultat philosophique. Nous nous plaignons de ce que l’œuvre de Hugo ait détruit en partie l’œuvre de Voltaire et de Diderot. Par la sentimentalité ronflante des romantiques, par leur méconnaissance dogmatique du droit et de la logique, le vieux bon sens, la vieille sagesse de Montaigne et de Rabelais ont presque disparu de notre pays. Ils ont substitué l’idée de pardon à l’idée de justice, semant chez nous une sensiblerie miséricordieuse qui a remplacé la raison.

« C’est grâce à eux que les salles de spectacle, pleines de messieurs véreux et de filles, ne peuvent tolérer sur la scène un simple fripon. C’est la morale romantique des foules qui force souvent les tribunaux à acquitter des particuliers et des drôlesses attendrissantes mais sans excuses.

« ... Je trouve que Schopenhauer et Herbert Spencer ont sur la vie beaucoup d’idées plus droites que l’illustre auteur des Misérables... Littérairement, ce qui nous paraît haïssable, ce sont les vieilles orgues de Barbarie larmoyantes dont Rousseau a inventé le mécanisme et dont une suite de romanciers, arrêtés, je l’espère, à M. Feuillet, s’est obstinée à tourner la manivelle, répétant invariablement les mêmes airs langoureux et faux.

« Quant aux querelles sur les mots : réalisme et idéalisme, je ne les comprends pas.

« Une loi philosophique inflexible nous apprend que nous ne pouvons rien imaginer en dehors de ce qui tombe sous nos sens ; et la preuve de cette impuissance, c’est la stupidité des conceptions dites idéales, des paradis inventés par toutes les religions. Nous avons donc ce seul objectif : l’Être et la Vie qu’ils faut savoir comprendre et interpréter en artiste.

« Celui qui affiche la prétention de faire la vie plus belle que nature, de mettre du ciel dans ses livres et qui écrit en “romancier pour les dames”, ce n’est, à mon avis du moins, qu’un charlatan et un imbécile... »


Longtemps, on avait cherché un titre collectif à ce « pique-nique d’histoires ». Huysmans en proposa un d’une audace effroyable : L’invasion comique. Céard suggéra les Soirées de Médan, titre que Flaubert trouvait « stupide ». Ce fut chez Maupassant, rue Moncey, que les Cinq, devenus les Six par l’adjonction de Zola, se lurent d’abord leurs productions. On tira au sort l’ordre dans lequel elles seraient présentées au public, celle de Zola, d’un commun accord, devant passer en tête. Quand Maupassant eut lu Boule de Suif, (il lut le dernier), tous les collaborateurs, debout, le saluèrent en maître. « Ce ne fut qu’un cri le soir de la lecture, écrit Céard. Cette nouvelle était incontestablement la meilleure. » On était à l’âge où le triomphe des autres est supportable. Mais à part soi, chacun des six auteurs pensait peut-être que sa contribution serait l’apport définitif... Quoi qu’il en soit, nous verrons Maupassant juger sans indulgence, dans une lettre à Flaubert, la part de ses amis. « Zola, bien, mais aurait pu être traîté de la même façon par Mme Sand ou Daudet. Huysmans, pas fameux ; pas de sujet, pas de composition, peu de style. Céard, lourd, très lourd, pas vraisemblable. Hennique, bien... quelque confusion. Alexis : ressemble à Barbey mais comme Sarcey veut ressembler à Voltaire. » (20 avril 1880).
Des Cinq, Maupassant n’est pas le meilleur écrivain : le meilleur, c’est Huysmans. Mais Boule de Suif était la meilleure nouvelle. Zola lui-même la jugeait supérieure à la sienne. Maupassant y jetait d’emblée les trois thèmes qui l’investissaient : la haine de l’envahisseur, le penchant pour la fille publique et l’amour de la Normandie. Derrière ces trois motifs, il y avait un peu de vie vécue, de la passion et de la souffrance. Or le public a un flair étonnant pour dépister les œuvres sous lesquelles il sent une réalité douloureuse et s’il goûte la belle technique il ne se livre qu’à la sincérité (de même en politique, les vrais meneurs de peuples sont les hommes qui ont pâti et savent le dire aux foules). C’est pourquoi l’attitude de Zola envers la guerre, de Zola Français de fraîche date et qui ne s’était pas battu, parut tout de suite idéologique ; c’était de l’antimilitarisme à la mode de l’Internationale. Tandis que Maupassant, soldat qui avait vu les Allemands face à face, pouvait sans crainte se proclamer pacifiste. Il pouvait aussi parler de la Normandie en vrai Normand exilé à Paris, et des filles de joie en homme à qui elles ont coûté cher. Aussi ses tirades contre la guerre (« Les haines patriotiques, écrit-il, cela n’appartient qu’aux classes supérieures. Les humbles... la vraie chair à canon... ne comprennent guère ces ardeurs belliqueuses, ce point d’honneur excitable et ces prétendues combinaisons politiques... »), qui eussent irrité chez Zola, chez Maupassant ne blessèrent personne et ne l’empêchèrent, pas plus que ses audaces libertines (alors que pour les mêmes audaces l’auteur de Nana allait être poursuivi), d’être très vite l’enfant gâté de la critique, des gens les plus sérieux et des salons.
En dehors d’une idéologie et d’un climat littéraire nouveau, qu’apportaient les ermites de Médan ?
Rien au fond que n’eussent déjà apporté Zola et Goncourt, et avant eux Flaubert, Balzac, Murger, Monnier ou Champfleury et tous les auteurs de « physiologies ». Ayant jugé qu’en 70 la France avait été battue par l’esprit scientifique, ils se proposèrent une méthode propre à faire d’eux des expérimentaux, des énumératifs, des techniciens, des spécialistes et même des savants : la science appliquée à la littérature ; d’où leur culte pour Claude Bernard. « Le romancier est un greffier », répétait Zola. Ils décidèrent donc de copier la nature, de se défier des rêves, (les romantiques en sont morts), et de situer rigoureusement leurs personnages dans le temps et dans l’espace. Des descriptions, encore des descriptions et plus d’invention.
Maupassant ne pouvait que s’accommoder fort bien de ce programme, lui que Flaubert mettait depuis quinze ans en garde contre « l’aristocratie des sujets ». « Balzac et Stendhal n’avaient pas d’imagination », osait dire Zola. Si ç’avait été vrai, Maupassant n’eût eu, à cet égard, rien à leur envier. Seuls, « les faits le fouettaient ». « Le romantisme n’a été qu’une pure émeute de rhétoriciens », affirmait encore Zola. Maupassant qui lit très peu, en attendant de ne plus lire du tout, et qui a une culture assez sommaire, s’arrangeait bien d’une règle qui ne demandait à l’écrivain qu’un minimum d’intelligence et de technique littéraire. Il écrivait simple par nature, il n’était pas artiste et il était doué d’un extraordinaire génie de l’ordinaire. Déréglé par essence, muni de quelques recettes empruntées à Flaubert, il avait beau jeu pour détester le XVIIe siècle et ses disciplines qu’il imaginait en rupture avec la tradition française. « Que reste-t-il des classiques, écrivait-il à Alexis en 1877 : un peu de Corneille, un peu de Boileau et un peu de Bossuet. » Il disait à sa mère en avril 1878 : « Je ne désire qu’une chose, c’est de n’avoir pas de goût, parce que tous les grands hommes n’en ont pas et en inventent un nouveau. » Mais le manque de goût n’était pas chez lui — comme chez certains de ses condisciples — une affectation : il en était vraiment dénué ; plus tard, les voyages mêmes ne l’amélioreront pas ; de Rome, il écrira en 1885 à Laure de Maupassant : « Je trouve Rome horrible. Le Jugement Dernier de Michel Ange a l’air d’une toile de fond peinte pour une baraque de lutteurs par un charbonnier ignorant... Dans les musées, rien. » Il décrit dans les Dimanches d’un Bourgeois de Paris, la maison de Meissonier : « où il y avait de tout, de la forteresse gothique, du manoir, de la villa, de la chaumière, de la cathédrale, de la mosquée, de la pyramide... quelque chose de fantastique et de joli cependant. » ( !).
En somme, on lui donnait la clef des champs, on lui recommandait de déserter le cabinet du penseur et d’aller sur la Seine. C’était exactement ce dont il rêvait dix ans plus tôt, quand il était couché, avec sa capote en haillons, dans le fossé du fort de Vincennes.
Fort habilement, Maupassant laissa à Zola le long roman expérimental, à Huysmans le document, le quotidien à Hennique, le petit fait à Céard, ne prit aucune note, (à ce moment du moins, car plus tard il se vantait de noter avant de s’endormir tout ce qu’il avait vu d’intéressant dans la journée) et il se mit à écrire des contes, crus, simples et prestes, sans honorer d’une pensée cette bible du naturalisme l’Introduction à la Médecine Expérimentale. Pour se tailler en peu de temps la part du lion, il n’eut qu’à se rappeler ses scènes de canotage, ses heures de pêche et de chasse et à profiter de ce que l’époque se libérait, se donnait du plaisir, laissait tomber son voile de deuil et de pudibonderie. Il a toujours cru que la vie est une farce triste : suivant son humeur, tantôt c’était la tristesse qui l’emportait, et tantôt la farce.
C’est dans cette disposition d’esprit qu’il allait à Médan où il trouvait Zola tel que Manet l’a peint, avec son costume de garde-chasse en velours marron, ses gros souliers, ses gros gueuletons, le dos à la cheminée dont la hotte portait cette inscription : Nulla dies sine linea. Le maître vivait bien ; il n’avait pas honte de gagner beaucoup d’argent et l’école nouvelle, on le verra, se glorifiait d’avoir échappé à la pauvreté honteuse dans laquelle les gens de lettres croupissaient depuis les trouvères.
Boule de Suif n’est pas la meilleure nouvelle de Maupassant mais c’est une grande nouveauté et une parfaite réussite. C’est son Olympia. Flaubert ne s’y était pas trompé. Il l’avait lue, s’était enthousiasmé, avait enfin crié : « Allez-y, mon garçon ! » et tutoyant pour la première fois de sa vie Maupassant : « Tâche de faire une douzaine de contes comme ça et tu seras un homme » « Je considère Boule de Suif comme un chef-d’œuvre. Ce petit conte restera, soyez-en sûrs. » « Récit raide de fond et embêtant pour le bourgeois, qui écrasait le reste du livre. » Et là-dessus Flaubert tombe, le nez sur sa table de travail, frappé d’apoplexie. On eût dit qu’il n’avait attendu pour disparaître que ce triomphe d’un poulain capable, désormais, de galoper seul.
Pour Maupassant, il était temps !
Le dévouement héroïque de cette Boule de Suif qui reprend, dans les environs mêmes de Rouen, mais contre d’autres ennemis et sous une tout autre forme, l’œuvre libératrice d’une sainte, eut un succès énorme. Les éditions se succédèrent. Maupassant avait « tapé dans le mille ». Le dosage était fait avec art : on y voyait la prostituée rédimée (dernière concession au romantisme), 1870 évoqué (satisfaction aux revanchards), l’officier prussien conventionnel à point (exigeant mais pas odieux parce que comique), les gens du monde moqués (mais d’un crayon léger), le démocrate de café ridiculisé, (mais avec tact). Enfin la diligence servait de décor à un défilé gastronomique de succulents poulets et de rabelaisiennes andouillettes, le tout sur fond grivois ce qui émoustillait de public et flattait tous ses goûts : on salivait, on souriait, on rigolait. Heureuse guerre où une seule personne emportait pour un court voyage un pâté de foie gras, un pâté de mauviettes, un poulet en gelée, des petits fours, un pavé de Pont-L’Évêque et une langue fumée et où les femmes les plus modestes conservaient une rondeur de boule ! L’œuvre était délicatement intriguée et habilement menée à sa fin.
« Monsieur détestait les Prussiens parce qu’ils ont fait souffrir les Français. » Cette phrase très simple du valet de chambre de Maupassant reproduit un sentiment très simple et qui était celui de tous les lecteurs français, car tous les Français achetèrent Boule de Suif ; pour 3 fr. 50, ils s’offraient la revanche, une revanche pas méchante mais « rudement bien trouvée ».

« C’était l’occupation après l’invasion. Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.

« Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un calme nouveau s’établit. Dans beaucoup de familles, l’officier prussien mangeait à table. Il était parfois bien élevé et, par politesse, plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment ; puis on pouvait, un jour ou l’autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant, on obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi blesser quelqu’un dont on dépendait tout à fait ? Agir ainsi serait moins de la bravoure que de la témérité ? Et la témérité n’est pas un défaut de bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où s’illustra leur cité. On se disait enfin, raison suprême tirée de l’urbanité française, qu’il demeurait bien permis d’être poli dans son intérieur pourvu qu’on ne se montrât pas familier en public avec le soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus mais dans la maison on causait volontiers et l’Allemand demeurait plus longtemps chaque soir, à se chauffer au foyer commun. »


L’occupation a laissé chez Maupassant des traces durables : Mademoiselle Fifi est presque aussi célèbre que Boule de Suif. Pour certains contes il alla plus tard interroger les paysans du Pays de Caux (Un Duel, La Mère Sauvage, Le Père Milon).
Maupassant varie la note. Tantôt l’occupant est ridiculisé (Saint Antoine) ; tantôt on nous le montre pacifiste et bienveillant (Walter Schnaffs) et Maupassant s’étonne de « cette entente établie entre le vainqueur et le vaincu » ; « un Prussien, barbu jusqu’aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le berçait sur ses genoux pour l’apaiser. » Dans l’Angelus, Maupassant revient au type de l’envahisseur brutal  :

— « Fous êtes la dame de ce château ?
Elle était debout devant lui sans avoir rendu son insolent salut et elle répondit un « oui » si sec que tous les yeux allèrent de la femme au soldat.
Il ne s’émut pas et reprit :
— Compien êtes-vous de personnes ici ?
— J’ai deux domestiques, trois bonnes et deux valets de ferme.
— Fotre mari, qu’est-ce qu’il fait ? Où est-il ?
Elle répondit hardiment :
— Il est soldat comme vous et il se bat.
L’officier répliqua avec insolence :
— Eh pien, il est battu alors ! »

Or l’Angelus, c’est cette ébauche de roman que Maupassant ne put jamais terminer ; sa dernière œuvre décrit donc l’invasion comme sa première. À cela on mesure la profondeur de la cicatrice. Jusqu’à la fin ce faux antimilitariste sera hanté par ce souvenir, et à la veille de sa mort, en pleine démence shakespearienne, il appellera son valet de chambre : « Vous êtes prêt, François ? La guerre est déclarée ! Les Prussiens arrivent ! Partons pour la frontière ! »

Quant aux femmes galantes, dans Maupassant elles sont chez elles. Les sœurs de Boule de Suif, nous les retrouverons partout, avec leurs solides attaches rustiques, leur stupidité fardée, leurs vices épais et leurs délicatesses, dans Mademoiselle Fifi, la Maison Tellier, les Tombales, L’Armoire, Mouche, La Femme de Paul, L’Ami Patience, Le Lit 29, L’Odyssée d’une Fille, Ça Ira, Le Moyen de Roger, Sauvée, La Baronne, Les 25 francs de la Supérieure, Le Port, Les Sœurs Rondoli, Une Soirée, etc... Toutes ces créatures, jolies barreuses, femmes en carte maigres ou obèses, squelettiques ou fessues, lesbiennes, grisettes ou roulures des berges, Mimis ou Ninis, toutes sortent de cette première nouvelle.
« Vous vous plaignez des femmes » écrivait Flaubert à Maupassant, qui avait l’habitude d’observer de trop près ses modèles, « il y a un remède bien simple, c’est de ne pas vous en servir. » Oui, mais c’est en s’en servant que Maupassant a enrichi la littérature française d’une étonnante galerie de filles bien plus vraie, plus variée et pittoresque que la Galerie du Palais Royal. Merveilleusement vivantes, ces filles, surtout si on les compare aux maigres et sommaires drôlesses des littératures étrangères, des seraglios des romans anglais du XVIIIe siècle, des bouges du roman russe ou américain. Les courtisanes portèrent bonheur à Maupassant ; elles furent pour beaucoup dans son succès hors de France.
Les critiques contemporains lui reprochèrent ces filles galantes, mais jamais très sérieusement. « À quoi bon se donner tant de mal pour ces âmes dégradées », se contenta de demander Sarcey, s’étonnant que la courtisane, depuis quarante ans, ait envahi le roman et le théâtre. Maupassant répondit candidement : « parce que cela touche le public ». À Albert Wolff qui lui reproche d’accueillir trop volontiers « les saligauds et les salopes », Maupassant réplique dans Le Gaulois : « La bas-fondsdomanie qui sévit assurément n’est qu’une réaction trop violente contre l’idéalisme exagéré qui précéda ; ce n’est qu’une protestation contre la théorie séculaire des choses poétiques. »
Le succès des Soirées de Médan fit rechercher le modèle qui avait posé pour Boule de Suif ; elle se nommait Adrienne Legay et continuait à vivre à Rouen où le père Cord’homme, oncle de Maupassant, l’avait connue avant 1870. Elle était née à Eletot, un village sur la falaise, dans le canton de Valmont, et portait encore le surnom qui l’avait rendue célèbre. D’après le journaliste Henri Bridoux, Maupassant, qui se trouvait au théâtre La Fayette à Rouen, l’aperçut un soir, des années plus tard, dans une loge, seule. « Il la regarda longuement, curieusement, avec une attention presque émue. » Le romancier devenu célèbre alla saluer profondément son héroïne, comme s’il saluait sa propre gloire ; il lui fit une révérence de mousquetaire galant et, après le théâtre, l’emmena souper à l’Hôtel du Mans.
Maupassant finissant la nuit avec Boule de Suif, voilà l’histoire bouclée. Ce serait en tout cas, une jolie nouvelle.

1 Cette étude biographique sera suivie d’un essai critique à paraître dans la collection À la gloire de..., publiée aux éditions de la Nouvelle Revue critique, sous la direction de M. Abel Hermant, accompagnée d’une centaine de lettres inédites de Maupassant.
2 En 1892, M. Gustave de Maupassant écrira à l’agent de change Jacob : « Il y a vingt-cinq ans, mon pauvre père a vu sa fortune engloutie et ma dot a été entraînée dans le désastre. J’ai dû entrer chez Stoltz, l’agent de change, et au bout de vingt-cinq ans j’ai pu me constituer une petite rente de quatre mille francs. »
3 Deux lettres de M. Gustave de Maupassant à Guy ont passé à l’hôtel Drouot, à la vente de la bibliothèque du Comte de S..., du 24 mai 1938 ; le père donne à son fils des conseils de prudence, lui parle des Soirées de Médan et apprécie deux auteurs de cet ouvrage. En outre deux lettres de M. Maupassant père au docteur Daremberg sous le numéro 186 (1891) ont été vendues le même jour.
4 Guy de Maupassant a-t-il été père lui-même ? Certains biographes lui prêtent un fils naturel, d’autres trois enfants, un fils et deux filles ; mais sans preuves.
5 Valmont, commune près de Fécamp, a dû lui donner l’idée de ce pseudonyme au moins autant que le héros des Liaisons Dangereuses.
6 Ayant la passion du théâtre, une passion qui ne se satisfit jamais et qui d’ailleurs s’atténua, Maupassant avait écrit et vainement essayé de faire jouer une pièce en un acte La Demande et un drame historique en trois actes La Trahison de la Comtesse de Rhune, sans parler de La Répétition qui fut refusée au Vaudeville.

Prologue Années de pâturage Années de fécondation