Paul Morand : Vie de Guy de Maupassant, Flammarion, 1942, pp. 211-233.
Années de fécondation La mise à mort

LA MISE À MORT
(1889 à 1893)

À Tunis, derrière le quartier réservé, s’étend la cité des fous ; par une rencontre qui prend la valeur d’un symbole, Maupassant sortant du bordel qu’il vient de visiter, tombe dans le cabanon. Ainsi coïncident les deux grands thèmes de sa vie : l’amour et la démence.
Un vieillard indigène le poursuit de ses hurlements :

« Voici un vieux qui rit et nous crie en dansant comme un ours : “Fous, fous, nous sommes tous fous ! Moi, toi, le médecin, le gardien, le bey ! Tous fous !” L’affirmation de son doigt tendu vers nous est irrésistible. Il nous désigne l’un après l’autre, ce fou, et il répète : “Oui, oui, toi, toi, tu es fou !” »
Ce cri, Maupassant l’entend de nouveau, mais bien plus terrible. C’est à Lyon. Hervé de Maupassant, dont Guy commanditait l’établissement horticole à Antibes, est malade, « frappé d’insolation » dira pieusement sa mère, mais en réalité, atteint de folie homicide, se jetant sur sa femme pour l’étrangler, si bien que les médecins demandent son internement. C’est Guy que Mme de Maupassant charge de ce soin. Il donne rendez-vous à son frère à Lyon sous le prétexte de le mener voir une villa où il pourrait se reposer pendant quelques mois. Il va le chercher à la gare, l’emmène déjeuner, puis à la villa, c’est-à-dire à la maison de santé. Hervé était très gai, paraissait tout à fait normal, ce qui rendit la scène qui suivit, encore plus déchirante.
À la clinique, Guy le mène à la fenêtre pour lui faire voir le jardin. Hervé se penche sans méfiance ; aussitôt deux gardiens se saisissent du malheureux, lui passent la camisole de force, mais ne peuvent l’empêcher de crier : « Ah ! Guy !... misérable ! Tu me fais enfermer !... C’est toi qui es fou, tu m’entends, c’est toi le fou de la famille !... »

Guy fit plusieurs visites à son frère interné. Souvent il le trouvait plus irritant qu’apitoyant, mais à sa dernière visite, la maladie s’est accentuée et rentré à l’hôtel, Guy, bouleversé, écrit à la comtesse Potocka :

« Il m’a déchiré le cœur tellement que je n’ai jamais souffert ainsi. Quand j’ai dû partir, et quand on lui a refusé de m’accompagner à la gare, il s’est mis à gémir d’une façon si affreuse que je n’ai pu me retenir de pleurer, en regardant ce condamné à mort que la Nature tue, qui ne sortira pas de cette prison, qui ne reverra pas sa mère... Il sent bien qu’il y a en lui quelque chose d’effroyable, d’irréparable, sans savoir quoi...

« Ah ! le pauvre corps humain, le pauvre esprit, quelle saleté, quelle horrible création. Si je croyais au Dieu de vos religions, quelle horreur sans limites j’aurais pour lui !...

« ... Si mon frère meurt avant ma mère, je crois que je deviendrai fou moi-même en songeant à la souffrance de cet être. Ah ! la pauvre femme, a-t-elle été écrasée, broyée et martyrisée sans répit depuis son mariage1 !... »

Ne plus sortir de cet asile décent qu’est la maison de santé, mourir sans avoir revu sa mère, Maupassant ignore encore que cette destinée fraternelle l’attend comme parfois l’attend son double, au dernier détour du chemin.
À cette époque, Maupassant est déjà très changé ; un de ses amis nous le montre « ayant perdu sous les paupières rougies son beau regard velouté » ; (« ses yeux si vifs, si perçants étaient comme dépolis » dit Heredia) ; « quelques fils d’argent dans sa chevelure châtaine, jadis épaisse, des rides, de grosses veines au front et aux tempes ». Les migraines le torturent, son caractère s’aigrit et devient chicaneur. Il entame une série de procès contre Le Figaro, contre un éditeur américain. « Mon nom est assez cher dans les journaux de Paris puisque le moindre article de moi est payé cinq cents francs pour que je le fasse respecter par ces fripons d’Amérique. Tout cela est de la gredinerie. »
Comme il a besoin d’argent et que sa force productrice baisse rapidement, il essaye, le malheureux, au prix de soucis infinis de porter ses œuvres à la scène ; Musotte, tirée du conte L’Enfant est jouée au Gymnase le 4 mars 1891 ; La Paix du Ménage l’est à la Comédie Française. Il consent, lui si exigeant, à voir Pierre et Jean « démoli pour le théâtre ». Il négocie avec les plus tristes industriels de l’adaptation, avec un Oscar Méténier. Il rompt avec Koenig, le directeur du Gymnase coupable de ne pas jouer une adaptation d’un de ses contes.
— Vous aurez du succès avec la moindre de mes nouvelles. J’en ai cent vingt qui valent celle-là, c’est donc cent vingt succès qui vous échappent. Tant pis pour vous !
À la Comédie Française, Maupassant crie à Claretie :
— Je ne veux pas passer par le Comité de lecture !
Et Claretie :
— Je le crois fou.
Ses lettres jadis si courtoises, deviennent arrogantes ou menaçantes : « Le nombre de mes éditions est un des plus grands, même le plus grand après celui de Zola » ; « J’accuse en même temps de vol et de faux... » ; « Je ne permettrai pas qu’on tire des pièces de mes livres... ». Apprenant que La Maison Tellier était épuisée chez Havard depuis trois mois, il fait aussitôt constater par huissier et somme l’éditeur d’avoir, en vingt-quatre heures, une nouvelle édition en magasin.
Dans son nouvel appartement de l’avenue Victor-Hugo, le travail de nuit d’un boulanger voisin l’empêche de dormir ; il s’emporte violemment, exige un constat. Un éditeur ayant publié un portrait de lui sans son autorisation reçoit une lettre furibonde avec menace de procès. D’inquiétants symptômes se manifestent ; il entend des bruits étranges, commence à voir partout des araignées, phénomène classique d’intoxication ; pour les tuer, il retourne tous les lits de sa villa. Mais Tassart qui prend toujours le parti de l’écrivain, affirme qu’il a vu ces mêmes araignées, qu’il a entendu ces mêmes bruits suspects ; presque jusqu’au bout ce domestique discret jettera un voile sur les atroces souffrances de son maître.
Après l’essai malheureux de l’Avenue Victor-Hugo, Maupassant s’installe au 24 de la rue Boccador (ce fut son dernier domicile parisien), et loue en outre une garçonnière dans la même rue.
Cette existence n’est bientôt plus qu’une lutte pour sauver ce qui peut encore être sauvé de sa faculté de travail ; au printemps 1889 il s’enferme à la villa Stieldorf à Triel pour mettre sur le chantier Notre Cœur ; la mode est aux romans d’amour et d’élégance. Un Coeur de femme de Bourget, Flirt d’Hervieu, Fort comme la Mort : « J’ai écrit ce livre pour quelques femmes, dit Maupassant à Mme X., et aussi pour quelques hommes, fort peu. Les hommes de lettres ne l’aimeront guère. La note des sentiments ne leur paraîtra pas artiste. Les jeunes gens la mépriseront. »
Maupassant devine autour de lui la désaffection des lettrés, des jeunes qui font l’avenir ; les lecteurs de sa génération lui restent fidèles, mais il ne lui en vient plus de nouveaux et de cela aussi il souffre. Il a mis dans son Olivier Bertin toute la lassitude, la détresse d’âme de l’artiste célèbre qui se sent poussé dehors par le flot montant des nouveaux venus.

Désormais le détraquement de Maupassant est tel que les indifférents eux-mêmes s’en aperçoivent ; seule sa mère, à qui il ment héroïquement pour ne pas l’inquiéter, ne se doute de rien. Pendant son séjour en Sicile ses manières bizarres, ses fureurs suivies d’incoercibles éclats de rire, ses propos brusquement obscènes, effrayaient les gens. Il ne tenait plus en place, courait du nord au midi. Les voyages le calmaient, mais à peine rentré à Paris, il se surmenait et souffrait tellement qu’il ne fréquentait plus que des médecins, Bouchard, Robin, Lannelongue, Panas, Magitot, Pozzi, Déjerine, Despaigne, Perillon, Glatz (de Champel), Pickiewiez et Kuhn (dentistes), mais surtout le docteur Cazalis, en littérature Jean Lahor et le professeur Grancher devenus ses amis. « Le professeur Grancher, dit Tassart, le traitait avec une affection toute paternelle et semblait toujours le regarder comme un adolescent sans expérience. » « Comme un père à son enfant, avoue à son tour Maupassant, Grancher me dit les choses les plus douces qu’on puisse entendre. Quand nos mains se touchèrent pour nous séparer, je remarquai que de grosses larmes coulaient sur les joues maigres de celui qui venait de me remuer si profondément avec des bonnes paroles. C’est la seule fois de ma vie que j’ai eu le désir d’embrasser un homme. »
Trop souvent torturé par la Faculté, Maupassant n’en a tiré vengeance que dans Mont-Oriol, où il y a de savoureux portraits de médecins thermalistes.

1890 est le dernier tournant, c’est l’accélération normale d’une paralysie générale à progression jusque-là lente. Maupassant était célèbre, riche et fort. Il paraissait heureux, on l’enviait. « Nul ne fut vraiment plus misérable » a confié Heredia au baron Lumbroso dont le livre, assez critiqué quant aux témoignages, est cependant capital pour les trois dernières années.
Cette vie à laquelle le cœur et la foi ont manqué, repose tout entière sur les sens et Maupassant va en perdre l’usage. Hyperesthésie ou imperception, ces serviteurs infidèles lui manqueront l’un après l’autre, en attendant que le centre réceptif, le cerveau, soit détruit à son tour. Il éprouve maintenant de la difficulté à parler ; il lui semble tantôt qu’il crie à tue-tête et tantôt qu’il ne peut plus se faire entendre ; ses oreilles sont assourdies par des bourdonnements. Ses yeux surtout, « ses pauvres yeux » comme dit Tassart, lui refusent tout service. Par moment c’est la nuit complète.
Il perd de plus en plus souvent la notion du moi. « Je m’apparais comme un fantôme ». « Je suis comme si je n’avais pas existé ». Peu de candidats à la folie se sont aussi lucidement analysés. D’ailleurs, chez un artiste, où finit l’introspection, où commence le dédoublement pathologique ? « Il semble avoir deux âmes, l’une commune à tous les hommes et l’autre qui note... dit Maupassant. Chez lui, aucun sentiment simple n’existe plus, tout ce qu’il voit, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs, deviennent des sujets d’observation. »
Avec une rapidité foudroyante, Maupassant vieillit et la peau de chagrin se recroqueville dans ses mains. À quarante ans, il ne compte plus les phénomènes de décrépitude physique, de sénilité... « C’est le lointain qui vient en avant, c’est le présent qui s’efface et pâlit. »
Les progrès de la maladie se lisent dans son écriture, si régulière jadis et qui rapidement se détraque, laissant tomber des mots, se couvrant de pâtés, de ratures ; pour comprendre les souffrances de l’écrivain, il n’est même pas nécessaire de lire ses lettres, l’écriture seule fait déjà mal à voir ; le style se brouille complètement ; dès 1889, dans une lettre où il parle de « toucher les cœurs », le mot toucher apparaît trois fois en cinq lignes, le mot sentiment cinq fois en dix lignes et les fautes d’orthographe se multiplient.
Malgré cela il travaille. Il commence son nouveau roman, L’Angélus, auquel il a pensé longtemps, auquel il tenait beaucoup. « Mon esprit suit de noirs vallons... j’oublie les mots, les noms de tout ! » Il écrivait à sa mère dans un accès d’euphorie maniaque : « Je marche dans mon livre comme dans ma chambre, c’est mon chef-d’œuvre. » Aveugle par moments, avec un extrême courage, il reprend le travail, laisse tomber le manuscrit, le reprend, le perd encore et s’écrie avec des gestes désordonnés : « Si dans trois mois le livre n’est pas achevé, je me tue ! » Le témoignage d’Auguste Dorchain à ces propos est particulièrement émouvant.
C’est à Champel, établissement voisin et rival de Divonne, où Maupassant est allé parce que Taine le lui recommandait (mais Taine ne souffrait que de surmenage nerveux), qu’il rencontre Dorchain, lequel, prévenu par Cazalis, l’encourage charitablement dans ses illusions de guérison. Mais les façons de Maupassant l’impressionnent tellement que dix ans après il en parle encore avec effroi à Georges Normandy. L’incessante volubilité de Maupassant épuisait ses interlocuteurs, le délire des grandeurs le possédait : à table il commandait avec emphase, d’une voix tonnante, des mets extravagants, racontait une bonne fortune qu’il aurait eue dans l’après-midi à Genève (où cependant, affirme Tassart, il n’a vu que Cazalis), se vantait d’avoir été reçu royalement dans la matinée par Rothschild, de s’être défendu avec sa seule canne contre une bande de souteneurs et de chiens enragés.
Brusquement, « au milieu de tout cela, le merveilleux retour pendant deux heures, à l’état normal, au parfait équilibre, à la pleine conscience. » Il lit aux Dorchain le début de L’Angélus et leur fait le récit de la suite et de la fin (telles que Dorchain les résuma plus tard dans un article aux Annales (« seule trace qui en reste »), « avec une émotion d’une intensité et d’une noblesse si extraordinaire » que ses auditeurs pleurent en l’écoutant.
Le pire c’est que Maupassant n’est plus maître de son cerveau ; les visions s’y installent en permanence ; ce double qu’il traîne avec soi vient le visiter : tantôt Maupassant rentrant chez lui voit installé à son bureau un homme qui est lui-même ; tantôt assis, lui, à son bureau, c’est le double qui entre et lui dicte ce qu’il était en train d’écrire.
À Rouen, à l’inauguration du monument Flaubert, Goncourt aperçoit ce confrère qu’il n’aime pas, dont il guette la déchéance : « Je suis frappé de la mauvaise mine de Maupassant, note-t-il le 23 novembre 1890, du décharnement de sa figure, de son teint briqueté, du caractère marqué de sa personne et même de la fixité de son regard. Il ne me semble pas destiné à faire de vieux os ». (Journal, tome VIII.)
Moins de dix ans auparavant, dans son Tome V, il écrivait : « Maupassant vient nous chercher en voiture à la gare de Rouen... Ce n’étaient que rires et que farces, quel boute-en-train que ce Maupassant... »
Henri de Regnier a dit à Normandy : « Maupassant me donnait l’impression d’un homme qui sent venir sa propre catastrophe » ; et à moi-même : « Maupassant a longtemps suivi son propre enterrement ».
Année 1891. Le martyre devient épouvantable. Les médecins s’efforcent de cacher à Maupassant la gravité de son état et lui, il cache ses douleurs à sa mère, installée à Nice. Il a cessé d’écrire. Il n’a passé à Étretat qu’une partie de l’été, coupée par un séjour dans les Vosges. Le 7 janvier, il se confie à son cousin, Louis Le Poittevin : « Mon médecin me défend toute sortie et ne veut pas que je m’aventure le soir dans les rues... Toujours le même mal, une névrose ». À sa mère, il écrit le 14 mars qu’il ne s’agit, dit la Faculté, que de surmenage.
Il passe un printemps atroce, ne peut plus se servir de ses yeux, se plaint de cauchemars, d’angoisses nocturnes, de détraquement absolu (mars). À Mme Leconte du Nouy : « ... Aussitôt que je fixe, mes pupilles se déforment, se dilatent, prennent des apparences invraisemblables ». À Mme X..., cette lettre, la plus effroyable de toutes, qui glace d’horreur : « Certains chiens qui hurlent expriment très bien mon état. C’est une plainte lamentable qui ne s’adresse à rien, qui ne va nulle part, qui ne dit rien et qui jette dans les nuits le cri d’angoisse enchaînée que je voudrais pouvoir pousser... Si je pouvais gémir comme eux, je m’en irais quelquefois, souvent, dans une grande plaine ou au fond d’un bois et je hurlerais ainsi, durant des heures entières, dans les ténèbres. » Mais à sa mère, il continue de mentir courageusement : « J’engraisse, la figure est revenue. » Et il court de Cannes à Luchon, de Luchon à Divonne, de Divonne à Champel, puis de nouveau à Divonne, puis à Paris et enfin à Cannes, à la poursuite des deux palliatifs dont il a un besoin absolu et qu’il ne peut pas trouver réunis : les douches glacées et le soleil.
En juin, Maupassant est à Divonne. Il n’a pas dormi depuis quatre mois. Il écrit au docteur Cazalis : « Il y a des jours où j’ai rudement envie de me ficher une balle dedans. » Les migraines qui avaient disparu depuis deux ans, recommencent ; il prend jusqu’à deux grammes d’antypirine par jour, devient idiot, ne peut plus écrire, confie-t-il à Cazalis, tandis qu’à sa mère il dit : « Cazalis m’a trouvé si bonne mine, l’air si fort qu’il s’est écrié : “Vous êtes guéri !” » Au docteur Daremberg : « Je crève de morphine... Je suis dans un état épouvantable... Je crois que c’est le commencement de l’agonie... Mes douleurs de tête sont si fortes que je la serre dans les deux mains et qu’il me semble que c’est une tête de mort... » (novembre et décembre 1891).

Un an auparavant, il avait dit à Hugues Le Roux : « Je songe au suicide avec reconnaissance. C’est une porte ouverte pour la fuite, le jour où l’on est vraiment las. »
À la fin de l’année 1890, il écrivait à Heredia : « Adieu, au revoir, non, adieu. Ma résolution est prise. Je ne traînerai pas longtemps. Je ne veux pas me survivre. » Reprendra-t-il maintenant à son compte la phrase du Horla : « Il va donc falloir que je me tue, moi ! »
En 1891, il interroge le docteur Frémy : « Ne croyez-vous pas que je m’achemine vers la folie ? Si cela était, il faudrait m’avertir. Entre la folie et la mort, mon choix est fait. »
La villa que Maupassant avait louée à Cannes, sur la route de Grasse, était une maison bien abritée qu’il nommait « sa chaufferette ».
C’est là que le 15 décembre 1891, il fait son testament.
C’est de là qu’il prévient le docteur Cazalis : « Je suis absolument perdu, je suis même à l’agonie. J’ai un ramollissement du cerveau venu des lavages que j’ai faits dans les fosses nasales. C’est la mort imminente et je suis fou. Ma tête bat la campagne. Adieu, ami, vous ne me reverrez pas. »
Il cherche à fuir la folie comme, enfant, il fuyait la marée montante sous les falaises d’Étretat.
À son avoué, le 26 décembre 1891 : « Je suis mourant. Je serai mort dans deux jours... »
Ces lettres sont les dernières.

Dans cette interminable agonie, malgré cette damnation sur terre, Maupassant résiste, s’observe, ruse avec ses phantasmes comme le héros du Horla avec le monstre, s’applique à vivre, croit encore guérir ; devant les symptômes les plus graves, devant les avertissements les plus clairs, comme le non-fonctionnement des jambes (il ne peut plus descendre seul la passerelle du Bel-Ami), il s’accroche à l’espoir que ce ne sont que des rhumatismes, que des catharres. Lui, l’impassible, se refuse à admettre la vraie cause d’un mal si évident. Plus il approche de la fin, plus ses tortures deviennent inhumaines et plus il voit de médecins, plus il se suspend à la vie.
Le 26 décembre, il part se promener sur la route de Grasse, mais il rentre vite, disant à François qu’il a vu un fantôme. C’est la première preuve écrite, venant d’un témoin sûr, que Maupassant est fou.

Le 1er janvier, Maupassant qui ne peut même plus se raser, fait néanmoins l’effort de s’habiller car il a promis de déjeuner avec sa mère, à Nice, et craint de l’inquiéter en n’y allant pas.
Sur ce repas, les témoignages diffèrent. Tassart parle de déjeuner, le baron Lumbroso de dîner ; le docteur Balestre prétend y avoir assisté tandis que François affirme qu’il n’y avait que la famille et que Mme de Maupassant déclare qu’elle était en tête-à-tête avec Guy.
Quoi qu’il en soit, à table, pour la première fois, Maupassant divague devant sa mère : il prétend avoir été prévenu par une pilule d’un événement qui l’intéressait.
Quel ne doit pas être l’effroi de Mme de Maupassant ! On lui avait toujours caché la vérité ; cette fois elle a bien entendu, ce n’est pas une distraction, un lapsus, c’est de la démence. Son fils est fou. Après Hervé, Guy ira vers les douches et la camisole de force. Immobilisée à Nice, presque aveugle, elle ne pourra le suivre, le protéger, le soigner. Elle le perdra vivant.
Mais déjà Maupassant s’est ressaisi ; devant le visage terrifié de sa mère, il comprend qu’il s’est trahi, se lève brusquement et, de peur que sa folie le reprenne, demande la voiture, exige de repartir pour Cannes aussitôt. En vain sa mère le supplie de rester ; il s’enfuit.
La mère et le fils ne se reverront jamais plus.

Maupassant rentre chez lui, à Cannes, au Chalet de l’Isère ; il met un vêtement d’intérieur, dîne d’une aile de poulet, d’un légume, d’un soufflé vanillé. Jusqu’à dix heures et demie il marche de long en large, en proie aux terribles douleurs fulgurantes de la moelle épinière, et quand Tassart, suivant son habitude, lui monte dans sa chambre à coucher une tasse de camomille, il le suit, se fait poser des ventouses et à minuit, un peu calmé, s’endort profondément.
À la porte le facteur sonne ; Tassart va ouvrir et pose sur la table une dépêche : c’est le dernier signe de la femme en gris.
Resté seul Maupassant se réveille et ne peut plus dormir. « Je pense avec reconnaissance au suicide », avait-il dit naguère. Son revolver est là mais déchargé ; Tassart l’avait vidé de ses balles quelques jours avant parce que Maupassant avait tiré par la fenêtre sur un ennemi imaginaire.
Dans l’excès de la souffrance, cet anti-romantique va commettre l’acte romantique par excellence.
À deux heures moins un quart, Tassart entend du bruit. Il court ; Maupassant est debout sur le palier, la gorge ouverte, non à coups de rasoir comme on l’a dit, mais par un coupe-papier. « Voyez, François, ce que j’ai fait, dit-il, je me suis coupé la gorge : c’est un cas absolu de folie. »
Affolé, Tassart appelle Raymond, (le marin), convoque le docteur de Valcourt ; la plaie est recousue, le malade couché.

« Mon pauvre maître était absolument calme. Quand le médecin fut parti, il nous dit tous ses regrets “d’avoir fait une pareille chose” et de nous causer tant d’ennuis. Il nous donna la main, à Raymond et à moi... Il mesurait toute l’étendue de son malheur ; ses grands yeux ouverts se fixaient sur nous comme pour nous demander quelques paroles d’espoir, si c’était possible... Vingt fois je les répétais et elles faisaient quand même du bien à mon maître qui se raccrochait à un espoir insensé. Enfin sa tête s’inclina, il s’endormit...

« Raymond, appuyé sur le pied du lit, était anéanti, à bout de forces, d’une pâleur effrayante... de sa poitrine de colosse sortent des sanglots... Tous deux nous avons veillé notre bon maître ; je ne bougeai pas, car il avait une main posée sur un de mes bras. Dans l’obscurité, nous pensions à l’irrémédiable malheur. »

Au matin, Bernard, le premier matelot, vint relayer son camarade. Maupassant semblait indifférent à tout ; son calme faisait peur. L’internement d’urgence dans la maison de santé du docteur Blanche à Paris fut décidé.
Avant son départ, on voulut lui montrer encore une fois le Bel Ami. Les marins prirent Maupassant chacun par un bras, avec une affection, une sollicitude touchantes et le conduisirent sur le quai. Ils pleuraient de voir leur maître si mal. Mieux que personne ils savaient combien il avait changé. Depuis un an ils l’avaient vu, lui si ardent à la manœuvre, tête basse, regardant stupidement les reflets, (l’un d’eux confiait, il n’y a pas longtemps, ce souvenir à un de nos amis), fixant l’eau d’un air hébété. Raymond se rappelait qu’un jour récent, au cours d’une sortie en mer, le patron avait même injurié les nuages.
Guy de Maupassant regarda ce bateau sur lequel on ne lui permettrait plus de monter. Il remua les lèvres mais aucun son ne sortit de sa bouche. On dut l’emmener. Plusieurs fois il se retourna pour apercevoir encore le Bel Ami, le Bel Ami qui allait disparaître pour faire place à la barque du nocher.
Tassart, témoin oculaire pourtant, ne fait aucune mention de cette scène qui figure dans le livre du baron Lumbroso.
Le Bel Ami, suivant Tassart, devait finir à Saint-Nazaire, après être passé entre les mains de deux propriétaires. Suivant d’autres versions, il fut démoli à Cannes.
À huit heures du soir, dit Tassart, Maupassant, jusque là prostré, est repris par une crise de démence.
« François, crie-t-il, vous êtes prêt ? La guerre est déclarée... Pour la revanche, vous savez bien qu’il a toujours été convenu que nous marcherions ensemble... Il nous la faut, nous l’aurons... »
Dans son rêve éveillé, sans aucun doute, le délirant ramassait le fusil que, jeune soldat, il avait laissé tomber dans le fossé de Vincennes.
Le 6 janvier, accompagné de François et d’un infirmier venu de Paris, Maupassant monte dans son wagon-lit. Gare de Lyon, le docteur Cazalis et l’éditeur Ollendorf l’attendaient. On le conduisit directement chez le docteur Blanche où il devait encore souffrir dix-huit mois, « enfermé dans le cercueil de son vivant » pour parler comme Amiel, car avec lui la mort dut s’y reprendre à plusieurs fois, le frappant avec une faux ébréchée.

Les docteurs Meuriot et Franklin Grout qui, avec le docteur Blanche, soignèrent Maupassant dans la clinique, offrirent plus tard au Comte Primoli leur cahier d’observations. C’est grâce à ce document et aux souvenirs de Tassart que nous sommes renseignés sur la fin du grand romancier.
Au début, des périodes de pleine raison où il répond aux docteurs avec toute sa mémoire, où il conte des histoires drôles à ses infirmiers, évoque des souvenirs avec François Tassart et supplie qu’on le ramène rue Boccador où il guérira sûrement, « grâce à la bonne cuisine de François », alternent avec des crises furieuses où il blesse même un malade au cours d’une partie de billard. Mais peu à peu, l’œil éteint, les muscles de la mâchoire détendus « lui faisant comme des bajoues », ce réaliste qui avait perdu le sens de la réalité (« les fous seuls sont heureux, avait-il dit un jour, ils ont perdu le sens de la réalité »), s’enfonçait dans le néant. De ce parc de Passy qui entourait la maison de santé, il ne regardait même plus la Seine qu’il avait, si peu d’années auparavant, descendue à grands coups d’aviron. J’ai encore connu, enfant, près de l’école Duvigneau de Lanneau, ce jardin magnifique qui avait été le parc de Mme de Lamballe et où Marie-Antoinette s’était promenée. Le docteur Blanche s’y était installé en 1846. C’était le paradis d’Armide en plein Paris ; derrière les murs en gros moellons gris, à appareil cyclopéen, on entendait le jour les cigales et la nuit, les grenouilles, le rossignol.
Penchés sur Maupassant, les aliénistes en redingote ne parlaient plus maintenant de surmenage ou de neurasthénie : la condition de leur malade était bien nette ; aux mains des infirmiers, Maupassant était douché et encore douché. Il ne recevait presque plus de visites. De Nice, Mme de Maupassant avait interdit qu’on admît des femmes. Seule, Mme Lecomte du Nouy parvint à le voir. Il ne souffrait presque plus mais chaque jour il descendait davantage dans l’effroyable confusion mentale du paralytique général. Il accusait François d’avoir médit de lui dans le ciel et d’écrire sous son nom au Figaro.
Après l’hiver vint le printemps. La nature était en pleine sève mais non plus lui. Il enfonçait des branches dans le sol : « Plantons ceci, disait-il, et l’an prochain nous trouverons de petits Maupassant. »
Mais rien, l’année d’après, ne devait plus renaître. Il prononçait des mots sans suite, parlait de millions et de milliards. Il refusa des raisins envoyés par Mme Lecomte du Nouy prétendant qu’ils étaient en cuivre ; son traitement donnait un goût métallique à tous ses aliments, mais peut-être se souvenait-il aussi confusément d’avoir dit jadis que les vignes étaient sulfatées. Il revoyait toutes ses maîtresses et il les saluait. Jusqu’en mars, il mangea seul, après quoi il fut nourri. C’était bien la fin lamentable prédite par l’oculiste Landolt tant d’années avant. Lui qui, enfant, avait à l’institution d’Yvetot parodié un sermon sur la damnation, il connaissait l’enfer sur la terre.
Goncourt, curieux et féroce, prête l’oreille derrière le mur de l’asile, recueille tous les propos, les rapporte soigneusement dans son journal : Maupassant croit que les médecins le guettent dans le corridor pour lui seringuer de la morphine qui lui troue le cerveau ; Maupassant accuse François de lui avoir volé six mille francs qui deviennent bientôt soixante mille, Maupassant colloque avec d’imaginaires banquiers, Maupassant a maintenant la physionomie d’un vrai fou avec le regard hagard et la bouche sans ressort. Goncourt jouit de cette documentation précise et impitoyable. Et le trente janvier 1893 il note : « Maupassant est en train de s’animaliser. »
Tantôt l’écrivain s’imagine être salé, tantôt il se croit plein de pierreries et craint de les perdre en allant à la selle. À quatre pattes il lèche les murs de sa cellule. Effroyable épilogue de la vie de celui qui avait écrit cette page si belle de Sur l’Eau...

« Si mon esprit inquiet retombe dans le mépris de tout... mon corps de bête se grise de toutes les ivresses de la vie. J’aime le ciel comme un oiseau, les forêts comme un loup rôdeur, les rochers comme un chamois, l’herbe profonde pour m’y rouler, pour y courir comme un cheval, et l’eau limpide pour y nager comme un poisson. Je sens frémir en moi quelque chose de toutes les espèces d’animaux, de tous les instincts, de tous les désirs confus des créatures inférieures. J’aime la terre comme elles et non comme vous les hommes... J’aime d’un amour bestial et profond, misérable et sacré, tout ce qui vit, tout ce qui pousse, tout ce qu’on voit... »

Son éditeur Ollendorff le veillait. Henry Fouquier et Albert Cahen d’Anvers venaient le voir souvent. À Albert Cahen il dit une fois cette phrase d’une maîtrise de soi inouïe : « Dépêchez-vous de vous en aller. Je ne serai plus moi-même dans un instant. » Et il sonna pour demander la camisole de force.
Après trois mois de convulsions épileptiformes, selon les uns, après six jours selon les autres, convulsions que rien ne put arrêter, il s’éteignit le 6 juillet 1893, âgé seulement de quarante-trois ans.

Les obsèques eurent lieu le 7 juillet à midi à l’église de Chaillot. Guy de Maupassant fut inhumé à la vingt-sixième section du cimetière Montparnasse. Tous ses amis étaient là, Roujon, Alexis, Reinach, Lavedan, Heredia, Cahen d’Anvers, Marcel Prévost, bien d’autres, beaucoup de notabilités parisiennes et de curieux ; mais ni la littérature officielle ni la jeunesse littéraire n’étaient représentées.
Maupassant fut couché à même la terre. Il n’avait pas voulu de cercueil, il avait exigé le contact avec « notre mère » afin de nourrir après avoir été nourri. Zola parla sur sa tombe.

Une vente de ses meubles à laquelle n’assista pas la famille, eut lieu à l’Hôtel des Ventes, les 20 et 21 décembre 1893 ; une armoire Louis XIV, un médaillon de Flaubert, un porte-mines, un tire-boutons (achetés par des dames), une épingle de cravate, un flacon de sels, une Chimère de Rodin (cette chimère qui emporte un malheureux dans ses griffes et sur la tête de laquelle pendant la nuit tragique quelqu’un avait posé le dernier télégramme de la femme en gris) firent vingt-quatre mille cinq cents francs.

Mme de Maupassant mourut à Nice, le 8 décembre 1904.
M. Gustave de Maupassant mourut à Sainte-Maxime (Var) le 24 février 1899.

1 Mme de Maupassant est morte en 1904. Elle a survécu quinze ans à Hervé et neuf ans à Guy. Ses confidences à ses amis sur son célèbre fils (surtout à Mme Leconte du Nouy et au baron Lumbroso) ont été fort utiles aux biographes bien que l’exactitude de certains de ces récits soit sujette à caution, en particulier celui qu’elle a fait au baron Lombroso de sa dernière entrevue avec Guy :
0 « Au milieu de notre dîner en tête à tête, je m’aperçus qu’il divaguait... Au lieu de se coucher, il voulut tout de suite repartir pour Cannes... Je m’attachai à lui, je traînai à ses genoux ma vieillesse impotente. Il suivit sa vision obstinée et je vis s’enfoncer dans la nuit, exalté, fou, divaguant, allant je ne sais où, mon pauvre enfant... »
0 Ce récit est en complète contradiction avec la relation si claire, si précise et vraisemblable, et qui emporte la conviction, des Souvenirs de Tassart.

Années de fécondation La mise à mort