Paul Morand : Vie de Guy de Maupassant, Flammarion, 1942, pp. 79-209.
Années de pâturage Années de fécondation La mise à mort

LES ANNÉES DE FÉCONDATION
(1880-1890)

Mai 1880.
Flaubert n’est plus. Si Flaubert était mort plus tôt, à la place de Bouilhet par exemple (1869), Maupassant n’aurait peut-être jamais écrit Boule de Suif. Son talent n’était pas de ceux qui triomphent des obstacles : le goût de l’effort, l’amour du métier, la réussite, les relations, tout, on l’a vu, lui est venu du dehors, de Flaubert. Maupassant débutant n’avait que des velléités ; c’est Flaubert qui, en plus de l’écrasant labeur de sa dernière œuvre, a pris le jeune homme sur ses épaules.
Maupassant pense qu’il y a un mois encore, il préparait pour son maître le chapitre botanique de Bouvard et Pécuchet : « Dans la famille des renonculacées, toutes les renoncules ont un calice... » Et aujourd’hui Flaubert n’est plus ! Le chagrin du disciple, du fils spirituel est profond ; onze ans plus tard il écrira encore : « Je songe toujours à mon pauvre Flaubert et je voudrais être mort si j’étais sûr que quelqu’un penserait à moi de cette façon-là. »
Mme de Maupassant n’a pas ressenti moins vivement que son fils la perte de son vieil ami d’enfance : elle s’est enfermée deux jours seule dans sa chambre à pleurer.
Maupassant revoit le funèbre voyage à Rouen et le grand corps de l’athlète littéraire couché sur son lit, avec le cou sombre des apoplectiques qui ont toujours l’air d’avoir été étranglés et que la mort fait passer du rouge au noir ; les muscles de la mâchoire, qui soulevaient des mots comme l’hercule de la foire Saint-Roman ses haltères, sont détendus à jamais. Le cortège sorti du petit pavillon de Croisset a descendu la côte de Canteleu qui embaumait le lilas, l’iris et l’acacia. Les égaux de Flaubert ne s’étaient dérangés qu’en bien petit nombre pour venir à l’enterrement, mais beaucoup de jeunes étaient présents. En marchant derrière le corbillard, Maupassant croyait encore entendre la voix du bon « oncle », gueulant, sacrant la corbleu, l’envoyant paternellement chez son oculiste, le docteur Abadie.
Car déjà Maupassant commence à souffrir des yeux, ces yeux auxquels il tient tellement ; un visuel ne saurait s’en priver. Et il ira consulter le docteur Abadie, et plus tard le docteur Landolt. Ce dernier, après avoir attentivement examiné son iris lui demanda s’il n’avait jamais fait de maladie grave. « Vraiment non, M. de Maupassant ? Aucune affection contagieuse... ? » Au centre du cercle coloré, au fond de cette prunelle vivante et mystérieuse qui ouvre sur la nuit du corps et, plus loin même, sur le gouffre de l’âme, douze ans avant que Maupassant ne disparaisse, le docteur Landolt a lu l’avenir.

*

Maupassant va maintenant publier, en dix ans, deux cent quatre-vingts contes et nouvelles et sept romans, ce qui est une production remarquable mais non inouïe comme on l’a écrit trop souvent (nullement comparable en tout cas à celle de Balzac) ; beaucoup de ces petites histoires sont très courtes ; la plupart des récits se lisent en une heure et un roman comme Pierre et Jean n’est qu’une longue nouvelle. On les feuillette sans effort, en chemin de fer (Maupassant a d’ailleurs toujours eu la clientèle des voyageurs. Quand la vente d’Une Vie est interdite dans les gares, il ne cache pas sa contrariété).
Tandis que s’enlevaient les éditions de Boule de Suif, Maupassant songeait à quitter l’Administration. Cela lui fut plus facile que d’y entrer, encore que, se méfiant d’un retour de mauvaise fortune, le débutant entendît ne pas rompre tout à fait et d’un coup avec son ministère. Il se fit mettre d’abord en congé d’un an ; Jules Ferry avait remplacé Bardoux à l’Instruction publique, Roujon et Xavier Charmes arrangèrent la chose avec le Ministre.
Développant et creusant le fond de Boule de Suif, Maupassant s’était mis aussitôt à travailler à La Maison Tellier, son deuxième chef-d’œuvre. « J’ai presque fini ma nouvelle sur les femmes de bordel à la première communion », écrivait-il à sa mère en janvier 1881, « je crois que c’est au moins égal à Boule de Suif, sinon supérieur. »
Avec La Maison Tellier, le lupanar entre dans les lettres, ou plutôt y rentre, car il y avait fait bien d’autres apparitions dans les romans du XVIIIe et jusque dans cette Auberge de la Pomme de Pin au quatrième acte du Roi s’amuse. L’apport de Maupassant, ce sera la maison close officielle, sorte de Café du Commerce pour provinciaux honorables, institution essentiellement nationale et sans exemple, même au Brésil. La République de 1880 n’est pas bégueule et la maison close, mi-policière, mi-électorale, sera avec le bistrot un des piliers d’angle du régime. Thérésa et Paulus triomphent au café-concert dans de Piston d’Hortense ; Grille d’Égout et Nini Patte-en-l’Air sont les reines du Moulin Rouge et, dans le chahut qui termine les quadrilles naturalistes (nous retrouvons un dernier écho affaibli du mot naturaliste dans le Tabarin d’aujourd’hui), la littérature française soigne ses dessous et se livre au grand écart. Le temps n’est plus où Maupassant était poursuivi par le Parquet. Le document vécu excuse tout.
D’une chambrette d’étudiant pauvre, Maupassant va passer à l’appartement bourgeois ; en s’installant rue Dulong, il prend une cuisinière. Mais, avec une prudence toute française, le jeune écrivain n’hypothèque pas l’avenir et met prudemment ses pas dans les pas du succès. Il commence par acheter quelques meubles ; son premier argent sert à entretenir, non des créatures, mais sa mère, (ce qui est aussi un charmant trait du caractère français).
La Maison Tellier eut douze éditions et fut traduite même en russe, (elle était d’ailleurs dédiée à Tourgueneff dont l’influence littéraire sur Maupassant est indéniable) et accompagnée d’excellents contes, L’Histoire d’une fille de ferme, En Famille, Le Papa de Simon, et La Femme de Paul : c’est dans La Femme de Paul que l’on voit la première description (il y en eut une autre) du fameux restaurant Grillon et de cette Grenouillère que tous les écrivains et les peintres de l’époque ont illustrée :

« Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulait sous les arbres géants qui font de ce coin d’île le plus délicieux parc du monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins démesurément rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré de fard, aux yeux charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées, sanglées en des robes extravagantes, traînaient, sur les frais gazons, le mauvais goût criard de leurs toilettes ; tandis qu’à côté d’elles, des jeunes gens posaient en leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles ponctuant la naiserie de leur sourire. »
« L’île est étranglée juste à La Grenouillère et sur l’autre bord, où un bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras rapide, plein de tourbillons, de remous, d’écume, roule avec des allures de torrent. Un détachement de pontonniers, en uniformes d’artilleurs, est campé sur cette berge et les soldats, assis en ligne sur une longue poutre, regardaient couler l’eau. »
« Dans l’établissement flottant, c’était une scène furieuse et hurlante. Les tables de bois, où des consommations répandues faisaient de minces ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verres à moitié vides, et entourées de gens à moitié gris. Toute cette foule criait, chantait, braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des yeux luisants d’ivrognes, s’agitaient en vociférant par un besoin de tapage naturel aux brutes. Les femmes, cherchant une proie pour le soir, se faisaient payer à boire en attendant ; et dans l’espace libre entre les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de canotiers chahuteurs, avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle. »
« Un d’eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et des mains ; quatre couples bondissaient un quadrille ; et des jeunes gens les regardaient, élégants, corrects, qui auraient semblé comme il faut si la tare, malgré tout, n’était apparue. »
« Car on sent là, à pleines narines, toute l’écume du monde, toute la crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne : mélange de calicots, de cabotins, d’infimes journalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, de vieux viveurs pourris ; cohue interlope de tous les êtres suspects à moitié connus, à moitié salués, à moitié déshonorés, filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d’industrie à l’allure digne, à l’air matamore qui semblent dire : “Le premier qui me traite de gredin, je le crève.” »
« Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. Mâles et femelles s’y valent. Il y flotte une odeur d’amour et l’on s’y bat pour un oui ou pour un non afin de soutenir les réputations vermoulues que les coups d’épée et les balles de pistolet ne font que crever davantage. »
« Quelques habitants des environs y passent en curieux chaque dimanche ; quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissent chaque année, apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s’y montrent, quelques naïfs s’y égarent. »
« C’est avec raison qu’on a nommé ce lieu La Grenouillère ; à côté du radeau couvert où l’on boit et tout près du “Pot-à-Fleurs” où l’on se baigne, celles des femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent là montrer à nu leur étalage et faire le client. Les autres, dédaigneuses, bien qu’amplifiées par le coton, étayées de ressorts, redressées par ci, modifiées par là, regardent d’un air méprisant barboter leurs sœurs. »
Les lesbiennes d’eau douce, héroïnes de cette nouvelle, font penser aux lesbiennes en yole de Paul Margueritte (Tous Quatre, 1885) ; le saphisme se porte beaucoup à partir de 1880.
Maupassant a désormais un public fidèle et qui le suit partout, au Gil Blas, au Gaulois et de là chez les éditeurs. Ces derniers devront être sur leurs gardes, Maupassant va leur tenir la dragée haute. Timide et implorant, le débutant, en mars 1880, s’adressait en ces termes à Charpentier : « Et mon volume de vers ? Je vous en supplie, envoyez-moi tout de suite à l’impression... »
Voici comment il lui parle au lendemain de son premier succès :

« J’ai reçu avec un certain étonnement... le projet de traité que vous avez eu l’inspiration de m’envoyer. Quelle drôle d’idée vous prend tout à coup de vouloir faire un traité avec moi, alors que vous n’y aviez jamais songé jusqu’ici... En principe je suis résolu à ne jamais faire de traité définitif. Mais si je devais en faire un avec vous, je ne le ferais que dans les conditions que je trouverais ailleurs. Les voici : jusqu’au troisième mille, 0 fr. 40 par exemplaire, etc... Au bout de six ans, je redeviens libre de mon œuvre, comme je l’entends... J’ai toujours le droit de faire, quand et où il me plaît, des éditions de luxe et illustrées de mes livres. Ces conventions m’ayant été jusqu’à présent très avantageuses, je n’ai pas le désir de les modifier. »

Pauvre Charpentier ! Les éditeurs sont bien à tort représentés par les auteurs comme l’incarnation du démon : ce sont des saints ! D’ailleurs Maupassant ne traite pas mieux ceux qui ne l’impriment pas : en décembre 1882, il écrit avec une sévérité d’autocrate à l’éditeur Monnier : « Voici les conditions auxquelles je peux traiter avec vous... » En 1884, à l’éditeur Kistemaeckers : « Merci de vos propositions, mais je ne puis les accepter. Vous comprendrez qu’ayant chez A. B. un franc par volume... » Le ton a changé depuis 1880 !
Dans un article sur l’Argent dans la Littérature, Zola faisait remarquer avec raison que les questions matérielle sont d’une grande importance pour la postérité et que la critique les omet trop souvent. Comment vivaient les écrivains du XVIIIe siècle, ajoute-t-il, de quel argent, sur quel pied ? (On sent ici l’influence des Goncourt, ces fureteurs). Avant d’écrire sur une époque il faudrait connaître les conditions de la littérature à cette époque et le budget des écrivains. Or, depuis le Premier Empire, ces conditions sont excellentes. Nous sommes loin du XVIIe siècle et des poètes domestiqués (les moins mal rentés encore des écrivains). Zola cite un exemple typique de ces temps révolus. « M. Morand, qui était de Caen, promit à Malherbe et à un gentilhomme de ses amis de leur faire toucher à chacun 400 livres pour je ne sais quoi, et en cela il leur faisait une grande grâce. Il les convia même à dîner. Malherbe n’y voulait point aller s’il ne leur envoyait son carrosse. Enfin le gentilhomme le fit aller à cheval. Après dîner on leur compta leur argent. »
Zola se félicite d’avoir échappé aux âges de la piraterie littéraire et même aux querelles héroïques du temps de Balzac où ne régnait pas encore « l’honnêteté réciproque des traités » ; ajoutons que cela n’a pas empêché la génération de 1830 de faire fortune (on reconnaît bien là les idéalistes). Victor Hugo, Alexandre Dumas, George Sand, Dumas fils, Eugène Sue devinrent de gros capitalistes. Balzac touchait cent mille francs d’aujourd’hui pour un roman à la Revue des Deux Mondes. Les livres lui rapportaient tellement qu’il en écrivait sans cesse pour payer les dettes dont l’accablaient ses mauvaises affaires d’édition.
Il est amusant de constater que le raisonnable Maupassant lui-même tenta un jour de se passer des services des éditeurs et de mettre sur pied une coopérative d’écrivains à gros tirages ; tout était prévu, achat de papier, impression, publicité. Cette sorte de trust devait quintupler les gains des auteurs ; malheureusement l’affaire n’aboutit pas.
Jamais dans l’histoire littéraire française, les écrivains n’auront été mieux payés qu’en cette fin du XIXe siècle.
Zola, Daudet, Sardou, écrivains à gros tirages, offrent à leurs amis une large hospitalité, à Paris ou à la campagne, et reçoivent bien une centaine de personnes par mois. Chez eux tous, on mange merveilleusement.

Les années qui vont venir (1883-1885) seront pour Maupassant celles de sa plus intense et de sa meilleure production. C’est « la pioche », il est « en pleine sève » comme il dit. Il recommence, vue sous un autre angle, Boule de Suif avec Mademoiselle Fifi qui paraît en librairie en 1882. En 1883, les Contes de la Bécasse, ainsi que son premier roman, Une Vie. En 1884, il publie Clair de Lune, les Sœurs Rondoli (une très jolie aventure italienne), Miss Harriett, Monsieur Parent. Avec Au Soleil, il fait ses débuts dans les récits de voyages. En 1885, paraissent Yvette, les Contes du jour et de la Nuit, Bel-Ami, Toine. Cela fait, pour l’année 1882, quarante-six nouvelles, contes, articles ou préfaces et pour 1883, soixante-deux ; à peu près autant en 1884 et 1885. À partir de 1886 la production décroît. Bientot il n’écrira plus pour les journaux. À une dame qui lui demande un article, il répond : « Je n’ai qu’un désir en ma vie, c’est de ne jamais plus écrire une ligne dans aucun journal du monde. »
« Je suis un industriel des lettres » a souvent déclaré Maupassant. Il suffit qu’il affiche cette opinion pour que nous ne le croyons pas ; pas tout à fait. Des écrivains beaucoup plus éthérés ont eu un sens au moins aussi vif de leurs intérêts. C’est une pose. Maupassant est très fier de ses gains, ce qui est naturel ; il exploite fort bien ses avantages, mais on ne peut l’accuser d’avidité. Il n’a vis-à-vis de l’argent aucune servilité : il lui demande la seule chose qu’un écrivain doit lui demander, l’indépendance. D’ailleurs il a des charges : il donne beaucoup d’argent à sa mère ; il paiera son loyer quand elle habitera Nice ; il commandite l’établissement horticole de son frère Hervé, sans parler de diverses petites pensions à d’autres membres de sa famille.
Le paysan normand peint par Maupassant est âpre à la peine, mais non moins au gain. Comme lui, Maupassant travaille beaucoup, tient ses prix hauts et fermes au marché éditorial. Il arrive d’Étretat à Paris avec ses manuscrits sous le bras, comme le fermier cauchois au marché de Goderville avec son panier d’où le canard sort le cou : il intenta plusieurs procès (dont un en Amérique) pour défendre ses droits. Dans le Petit Bottin des Lettres et des Arts (1886), ouvrage anonyme attribué à Fénéon, Paul Adam, Tailhade et Moréas, le nom de Maupassant était suivi des initiales N. C., ce qui voulait dire, murmuraient les confrères « Notable Commerçant ». On trouve dans une partie de sa correspondance encore inédite et demeurée aux mains de sa famille, des lettres d’affaires, de nombreux projets d’achats de fermes et de terrains, et la comptabilité de son éditeur Havard est instructive.
Maupassant ne laisse rien perdre : La Veillée (Gil Blas 1882) servira à Une Vie ; le Saut du Berger, paru en nouvelle en 1882 au Gil Blas deviendra le drame central d’Une Vie ; Par un Soir de Printemps paru dans Le Gaulois du 7 mars 1881, se retrouve aussi dans Une Vie ; Yveline Samoris (Gaulois 1882), deviendra Yvette. Le Vengeur (Gil Blas 1882) sera utilisé pour la deuxième partie de Bel-Ami. La description de La Grenouillère dans La Femme de Paul apparaît en deuxième état dans Yvette. Le théâtre de Maupassant n’est qu’une adaptation de son œuvre de nouvelliste. Il sait accommoder les restes et jusqu’aux miettes. Une des causes de la désaffection des jeunes, et notamment des symbolistes qui considéraient Maupassant comme à peine supérieur à Georges Ohnet et à Feydeau, vient de ce que ces poètes font profession de désintéressement ; un écrivain, disaient-ils, ne doit songer qu’à sa gloire. C’était une réaction contre les gros tirages des naturalistes ; ceux-ci avaient eu le tort d’oublier que les jeunes jeûnent, si l’on peut dire ; on ne leur pardonna point.

En 1884 paraît la préface aux œuvres complètes de Flaubert chez Charpentier.
Depuis la mort de son maître, Maupassant s’est consacré au pieux devoir de réunir et de publier ses œuvres posthumes et notamment Bouvard et Pécuchet. « Il eut la gracieuseté, dit un journaliste, de me montrer dans son petit appartement de la rue Clauzel, le volumineux dossier que Flaubert, en patient historiographe, avait constitué pour écrire cette bible de la bêtise. Nous passâmes une partie de la nuit à promener notre curiosité à travers ce chaos. Il y avait de tout là-dedans : des ana, des boutades, des lueurs, des fadaises, des drôleries, même des pensées. »
« Il va sans dire que Maupassant s’interdisait, à l’égal d’une impiété, la moindre critique. Il s’attendrissait à la vue d’une mention telle que celle-ci : “Âneries d’hommes d’État”, qu’accompagnait un dossier compact. Il riait à gorge déployée devant une feuille de papier à lettres, du papier bleu quadrillé de paysan sur laquelle Flaubert, de sa droite et fine écriture, avait noté cette observation : “Choses qui m’ont embêté : les plumes de fer, les waterproofs, Abd-el-Kader.” Maupassant attachait un prix inestimable à cette note autographe. »
Le sentiment filial devait être bien fort en Maupassant car s’il a aimé Flaubert comme son père, il a aimé la Normandie, ou plus exactement de pays de Caux, d’une passion très semblable à celle qu’il éprouve pour sa mère. Le souvenir de son enfance le suit dans les salles de rédaction, dans le monde, en voyage dans le Midi. Et le Midi, dont il aime la chaleur, lui fera ces mal affreux qu’il fait à tous les nerveux, à tous les malades, à tous les gens du Nord inacclimatables et démantelés par le soleil.
Les paysages normands, c’est ce que Maupassant a laissé de mieux. Il est un de nos meilleurs peintres d’extérieurs. On y chercherait en vain le fond éternel des romantiques, la nature animée par l’âme ; jamais l’ombre du peintre ne se projette sur le tableau, mais on y trouve une joie physique d’homme en vacances et l’œil d’un grand paysagiste ; ce descriptif à l’état pur sait brosser à larges traits nets, directs, virils, une cour de ferme, des falaises, la mer ; il y a une façon « Maupassant » d’être couché dans l’herbe, de déboucher une bouteille de cidre, de vider un verre de calvados à l’aube, avant de partir à la chasse au canard. Ouvrir une nouvelle normande de Maupassant, c’est prendre un billet pour Lisieux ou pour Gisors. Daudet a ses cigales, Huysmans ses vieilles pierres, Baudelaire ses tubéreuses et Maupassant ses fermes. Il en est, littérairement, propriétaire. Les brumes d’un étang ne sont pas les mêmes en 1880 qu’en 1940 grâce à lui. Il a gravé ses initiales sur le tronc de pommiers qui après lui n’ont plus fleuri.
La vision de Maupassant est bien à lui, si elle n’est pas toujours fine. Nous ne dirons pas qu’elle est vraie, parce qu’en art il n’y a ni vérité ni mensonge ; l’histoire de l’art n’est qu’une infinie superposition de talents, une succession stratifiée de sensibilités dont chacune à sa couleur et sa texture. Chez Maupassant, la nature vaut par le ton franc, la matité de la matière, la netteté de la coulée, une pâte bien écrasée du doigt, dans une sincérité à qui l’on fait aussitôt confiance. Cet homme que presque tout désoriente et dégoûte, a vraiment un culte de primitif pour l’arbre, pour la mer, pour la forêt, pour l’eau. « Mes yeux ouverts, à la façon d’une bouche affamée, dévorent la terre et le ciel. Oui, j’ai la sensation nette et profonde de manger le monde avec mon regard et de digérer les couleurs, comme on digère les viandes et les fruits ». (La Vie d’un Paysagiste.)
Maupassant restera toujours inséparable de certaines aubes, en septembre, quand on sort pour aller relever les lignes de fond avant le soleil, avant que les anguilles ne se soient décrochées, ou de certains clairs de lune, quand on va jeter les filets. Nous pensons à lui devant certaines brises, certaines gelées blanches, certaines siestes, au retour de marches forcées, d’expéditions cynégétiques, quand les gros souliers ferrés enduits de suint fument sur les chenêts.
Lisez dans Amour ce départ frileux pour la chasse, dans lequel Maupassant écrit Paludes à sa manière, je veux dire décrit des marécages sans miasmes.

« À trois heures sonnantes on me réveilla. J’endossai à mon tour une peau de mouton et je trouvai mon cousin Karl couvert d’une fourrure d’ours. Après avoir avalé chacun deux tasses de café brûlant suivies de deux verres de fine champagne, nous partîmes accompagnés d’un garde et de nos chiens : Plongeon et Pierrot.

« Dès les premiers pas dehors, je me sentis glacé jusqu’aux os. C’était une de ces nuits où la terre semble morte de froid. L’air gelé devient résistant, palpable tant il fait mal ; aucun souffle ne l’agite ; il est figé, immobile ; il mord, traverse, dessèche, tue les arbres, les plantes, les insectes, les petits oiseaux eux-mêmes qui tombent des branches sur le sol dur, et deviennent durs aussi, comme lui, sous l’étreinte du froid.

« La lune, à son dernier quartier, toute penchée sur le côté, toute pâle, paraisssait défaillante au milieu de l’espace et si faible qu’elle ne pouvait plus s’en aller et qu’elle restait là-haut, saisie, paralysée par la rigueur du ciel. Elle répandait une lumière sèche et triste sur le monde, cette lueur mourante et blafarde qu’elle nous jette chaque mois, à la fin de sa résurrection.

« Nous allions côte à côte, Karl et moi, le dos courbé, les mains dans les poches et le fusil sous le bras. Nos chaussures, enveloppées de laine afin de pouvoir marcher sans glisser sur la rivière gelée, ne faisaient aucun bruit ; et je regardais la fumée blanche que faisait l’haleine de nos chiens. Nous fûmes bientôt au bord du marais et nous nous engageâmes dans une des allées de roseaux secs qui s’avançaient à travers cette forêt basse.

« Nos coudes, frôlant les longues feuilles en ruban, laissaient derrière nous un léger bruit ; et je me sentis saisi comme je ne l’avais jamais été par l’émotion puissante et singulière que font naître en moi les marécages. Il était mort, celui-là, mort de froid puisque nous marchions dessus, au milieu de son peuple de joncs desséchés. »

« .... Et il donna l’ordre au garde de couper des roseaux.

« On en fit un tas au milieu de notre hutte défoncée au sommet pour laisser échapper la fumée ; et lorsque la flamme rouge monta le long des cloisons claires de cristal, elles se mirent à fondre, doucement, à peine, comme si ces pierres de glace avaient sué. Karl, resté dehors, me cria : “Viens donc voir !” Je sortis et je restai éperdu d’étonnement : notre cabane en forme de cône avait l’air d’un monstrueux diamant au cœur de feu poussé soudain sur l’eau gelée du marais et dedans, on voyait deux formes fantastiques, celles de nos chiens qui se chauffaient. »


La page est splendide ; elle a sa place auprès des Récits d’un Chasseur de Tourgueneff.
Dans Les Bécasses, les personnages de Maupassant ont ce même accoutrement de Lapons, peaux de mouton, bas de laine énormes par-dessus les pantalons, et guêtres par-dessus les bas de laine. Et derrière les chasseurs, les trois bassets, Pif, Paf, Moustache, semblables à des bassets de Caran d’Ache.
— Et v’là le vent qui passe à l’est. Y va geler. Dans deux jours elles viendront, les bécasses... »
Dans La Chasse aux Guillemots à Étretat, Maupassant fixe d’une encre qui ressemble au nitrate d’argent de Nadar, un instantané de « vieux messieurs bottés, sanglés en des vestes de chasse et qui, aux plantureux repas du soir, “encore bottés, rouges, animés, allumés” causent de chasses et de chiens ». « Ils parlaient comme on hurle, riaient comme rugissent les fauves et buvaient comme des citernes, les jambes allongées, les coudes sur la nappe, les yeux luisants sous la flamme des lampes... »
Tous les hivers, Maupassant revient chasser aux environs de Goderville. L’ouverture d’automne est pour lui un rite sacré. Le 17 août 1885, il écrit à M. Amic : « Mon premier mois de chasse est pris par six ouvertures successives en Normandie... »
Comme tout vrai chasseur, Maupassant aime se lever tôt : « l’air est plein de frissons mystérieux que ne connaissent point les attardés du lit. On aspire, on boit, on voit la vie qui renaît, la vie matérielle du monde, la vie qui parcourt les astres et dont le secret est notre immense tourment. »
Les descriptions ont une poésie forte en degrés comme le Calvados. Tel petit village de la côte entre Dieppe et Le Havre semble sortir brusquement du papier en deux léchées de sépia :

« La mer fouette la côte de sa vague courte et monotone. De petits nuages blancs passent vite à travers le grand ciel bleu, emportés par le vent rapide, comme des oiseaux ; et le village, dans le pli du vallon qui descend vers l’Océan, se chauffe au soleil. »

Dans un décor de pommiers et de fermes en pisé croulant, mal soutenu par des colombages vermoulus, les paysans de Maupassant se saoulent, pissent le cidre et vomissent le calva, jouent mille turlupinades, font la débauche dans le fossé et cachent leurs louis d’or dans des pots à beurre salé. Ici aussi, le naturalisme représente un mouvement de réaction contre le romantisme et ses inintéressants paysans, contre le bon sauvage et les Galathées que le XVIe siècle légua au XVIIIe siècle, contre l’honnête agriculteur de Jean-Jacques Rousseau (« le travail de la campagne est agréable à considérer »), contre la faucille d’or et le mugitusque boum du père Hugo, contre les harmonies bergères de Bernardin de Saint-Pierre.
Maupassant reprend Balzac :
— Madame, j’ai peur...
— Peur des loups ?
— Non, des paysans. (Les Paysans.)
Et même il va plus loin, il les dépeint avares, incestueux, superstitieux, cruels envers les animaux, alcooliques, impitoyables pour les vieux, dignes descendants du serf fielleux et révolté dont la récente anthologie paysanne de M. Arland nous montre le type subsistant à travers toute l’histoire de France. Beaucoup de lecteurs de l’époque naturaliste ne croyaient guère plus à la réalité des paysans de Zola qu’aux Il pleut, il pleut, bergère de Fabre d’Églantine ; la conscience minutieuse, l’application même des inventaires ruraux de l’auteur de La Terre, ces « Géorgiques de la crapule », comme disait Anatole France, effarouchaient un public déjà peu enclin à aller aux champs ; le spectacle de Zola, ivre de documentation, louant une victoria à un cheval pour traverser la Beauce et notant ce qu’il voit d’une main, tandis que de l’autre il retient ses binocles en train de tomber dans le tablier d’une glaneuse, empêchait les lecteurs de le croire sur parole. Au contraire, Maupassant inspirait confiance ; il s’exprimait facilement en patois cauchois, il avait l’accent, il avait l’allure et, sauf quelques confrères rouennais peu connus, personne n’osait chasser sur son domaine.
Je me rappelle qu’un jour, j’avais alors seize ans, mon père, assez affecté de constater que Jean Giraudoux ne partageait pas ses enthousiasmes pour les écrivains de 1880, lui disait : « Maupassant, tout de même ?... » Giraudoux répondait par une moue douce. « Mais enfin, continuait mon père avec quelque impatience, les paysans de Maupassant, c’est quelque chose ! » À quoi le jeune Normalien répliquait cette fois par un oui indifférent, fermé, poli, un oui qui était un non. « Ah ! vous êtes sévères, les jeunes ! Vous êtes difficiles ! » faisait mon pauvre papa désolé car les naturalistes étaient les dieux de sa génération.
En effet, un paysan tout neuf venait d’accéder à la vie littéraire, le paysan de Charles-Louis Philippe qui au début du XXe siècle s’affirmait en réaction directe contre les brutes de Maupassant, sans pourtant retomber dans la convention paysanne de Theuriet et de Bazin. Le père Perdrix et Marie Donadieu avaient fait leur tour de Russie, ils sortaient moins du Berri que de Tolstoï et de Dostoïevski. Pleins d’infirmités et de pitié dissertante, ils venaient, par-dessus les naturalistes, tendre la main aux bons et nobles rustres quarantehuitards, aux pique-bœufs attendris de La Mare au Diable et de La Petite Fadette, aux « moissonneurs assis sur leurs gerbes qui sourient à leurs bœufs surchargés d’épis ».
Sans doute les paysans du Centre étaient-ils meilleurs que ceux de Normandie ; sans doute Cerilly avait-il plus de cœur que Fécamp ? J’ai vécu quatre ans aux confins du pays de Caux, sur des bords de l’Andelle, et je dois avouer que je trouvai alors les paysans normands de 1926-1930 exactement tels que Maupassant les décrivait un demi-siècle plus tôt. Oncques ne vîmes plus méchantes gens ; ils n’avaient plus la blouse bleue et le bonnet de coton mais ils étaient trigauds, mangeurs de curé, chicaneux, cruels, amis du croc-en-jambe, dénués de toute espèce de bonté virgilienne ; tels que nous des voyons dans Une Vente, Toine, La Bête à Maître Belhomme, Pierrot, Boitelle, La Ficelle, La Confession de Théodule Sabot, Un Normand, Le Père Amable, Farces Normandes, etc..., dignes enfants d’une terre « pleurant de soucis », comme dit d’Aubigné.

*

Athlète frileux, Maupassant avait toujours aimé le soleil : « Qu’il ferait beau dans un pays où il y aurait toujours beaucoup de soleil ! » écrivait-il, dès 1875, à sa mère. Cette erreur de croire que les pays ensoleillés sont des pays sains, le pauvre Maupassant la paiera cher.
Enfin, en 1880, il peut s’envoler vers le Midi. Sitôt qu’il a touché de Havard les droits d’auteur de Boule de Suif, il s’offre un voyage en Corse où sa mère passe l’été à la montagne ; argent bien placé puisque Maupassant, à son retour, va utiliser ses notes pour des chroniques au Gaulois, pour des nouvelles, En Voyage, Un Bandit Corse, ainsi que pour le voyage de noces en Corse d’Une Vie, etc... Une de ses aïeules, maîtresse de Lauzun, avait fait cette même randonnée pour suivre son amant pendant la campagne de 1768. « Vous croyez, disait cette fière Mlle de Maupassant, que nous autres femmes, nous ne savons risquer notre vie qu’en couches ! »
L’écrivain n’est déjà plus dans cette belle condition physique dont il était fier cinq ans auparavant, et ses prouesses sportives, il les paye. M. Léon Gistucci, qui fit sa connaissance à Ajaccio, raconte que Maupassant se jeta à l’eau et se mit à nager « avec un air particulier d’allégresse et de force ». (C’était un fort nageur de fond). Mais quelques jours plus tard, M. Gistucci rendant visite à Maupassant à l’Hôtel de France, le trouva au lit, la face pâle, congestionnée par places, la tête enveloppée de linges et les yeux clos. C’est la migraine. Sur la table gisait une chronique inachevée. « Il semblait agoniser. »
Rien n’est douloureux comme de voir ce jeune homme de trente ans, mû encore par d’intacts réflexes sportifs, se débattre contre un mal sans rémission.
Maupassant ne descend plus jamais sur les bords de la Seine : il vit sur sa réputation d’athlète ; il se contente de tirer au pistolet et Tassart son valet de chambre est très fier de ses cartons. Préfaçant le livre du baron de Vaux, échotier au Gil Blas, sur les Tireurs au Pistolet, Maupassant se moque ainsi de lui-même : « Il existe dans Paris une armée d’artistes de grande valeur à qui leur art semble presque indifférent, qui n’en parlent guère et semblent le considérer comme une simple profession (affectation naturaliste) ; tandis qu’on ne peut causer dix minutes avec eux sans qu’ils célèbrent leur force et leur adresse. Les uns lèvent des poids d’athlètes ; les autres excellent à l’escrime ; ceux-ci boxent ou pirouettent sur des trapèzes à la façon des gymnasiarques ; ceux-là, dès que vous leur avez été présenté, vous font tâter obstinément leurs biceps ou se promènent sur les mains autour de vous, rendant ainsi difficile toute conversation suivie. » Une amie de Maupassant nous le décrit, très fier de ses muscles, soulevant des fauteuils à bras tendus, naïvement satisfait d’étonner les dames.
Plus tard, quand les progrès de la maladie lui interdisent tout effort violent, il contente, en faisant des ascensions en sphérique, cet appétit de risque qui lui restait de sa jeunesse sportive. Il écrit à Mme Charpentier :

« Je pars en ballon jeudi soir pour... De l’endroit où nous tomberons je compte revenir très lentement en m’attardant aux environs. Je ne serai certainement pas de retour samedi, ce que je regrette infiniment... »

Cette ascension effectuée dans Le Horla eut lieu le 7 juillet. Les aéronautes atterrirent près de Heyst, à l’embouchure de l’Escaut et de 15 juillet Maupassant écrivait d’Étretat à Ollendorff :

« ... La pluie d’échos tombée sur les journaux au sujet de mon voyage en ballon m’a attiré beaucoup de railleries et quelques ennuis. Je vous en prie, arrêtez ce torrent.

« Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de donner à un ballon le nom de mon livre, et j’ai l’air maintenant pour tout le monde, d’avoir fait un tambour de ce ballon... »


La grande célébrité est venue ; Maupassant gagne d’abord trente, puis soixante, puis quatre-vingt-dix mille francs par an, ce qui représente de nos jours deux millions de revenus. (En 1880, un employé de ministère touchait mille cinq cents francs, un sous-directeur de banque trente mille et un bon avocat cinquante mille, monnaie de l’époque). Les chroniques lui sont payées cinq cents francs (huit mille d’aujourd’hui) ; le roman un franc la ligne, plus de quinze francs d’à présent. (Les romans de Maupassant se vendirent toujours mieux que ses nouvelles.)
Pour un célibataire pauvre comme lui et bien que la vie fût environ cinq fois plus chère qu’aujourd’hui, des droits d’auteur aussi torrentiels, c’était la fortune. Aussi en 1883 le voyons-nous acquérir deux commodités précieuses, une maison qu’il aime, à Étretat, et un serviteur qui l’aime et le servira fidèlement jusqu’à sa mort, François Tassart. Maupassant voulait donner à sa nouvelle villa le nom de La Maison Tellier mais sa mère, qui lui avait cédé un de ses terrains, s’y opposa. Un peu en retrait de la mer, avec un jeu de boules entre les fraisiers et une vieille caloge dans le jardin pour y coucher Tassart, le chalet La Guillette a la laideur des constructions de cette époque. Maupassant le meuble de bahuts gothiques provenant de l’abbaye de Fécamp et orne les murs de vieux Rouen. Ce n’est pas tout. Maupassant peut maintenant combler le vœu de son enfance ; la première lettre de lui que nous ayons date de 1864 ; il a quatorze ans et écrit à sa mère : « Au lieu du bal que tu m’as promis, si cela ne te faisait rien de me donner seulement la moitié de l’argent que t’aurait coûté ce bal ; cela m’avancera toujours pour acheter un bateau. » Le bateau est acheté (il y en eut même deux, mais le second seul est entré dans l’histoire). Maupassant le baptise Bel-Ami et le paye avec l’argent que lui rapportèrent les trente-sept éditions de son roman enlevées en quatre mois.
« Bel-Ami, c’est moi », a dit un jour Maupassant. Un vieil échotier des boulevards, Vandérem, découvrit même il y a quelques années, un exemplaire du roman, dédicacé à Mme B... : « Hommage de Bel-Ami lui-même, signé Guy de Maupassant. » C’est exagéré. Au physique, Bel-Ami, « l’homme-fille » (ainsi intitulait-il le premier état de son héros, dans une nouvelle parue le 13 mars 1883 au Gil Blas), c’est moins Maupassant que son frère Hervé, l’ancien officier de l’armée d’Afrique, avec son œil tendre et sa moustache caresseuse. Peut-être au moral, Bel-Ami a-t-il quelques traits de Guy. On a dit d’ailleurs que deux femmes qui l’aidèrent à ses débuts se reconnaissaient dans le roman sous les traits de Madeleine Forestier et de Clotilde de Marelle.
Albert Thibaudet, qui a un faible pour Bel-Ami, écrit dans ses Réflexions sur la Littérature : « Bel-Ami paraîtrait le roman des ambitions et de la carrière d’un Maupassant qui n’aurait pas eu de talent. Bel-Ami a le don de parler aux femmes, exactement comme Maupassant a le don d’écrire une nouvelle et de faire vivre les personnages d’un roman. Bel-Ami est le plus flaubertien des romans de Maupassant. » (Non, le plus flaubertien, c’est Une Vie, cette transposition, dans un autre milieu, de Madame Bovary). « Il est certain, dit Brunetière, que Bel-Ami est ce que le naturalisme a produit de plus remarquable ». Ici, le regretté Thibaudet est d’accord avec le critique de la Revue des Deux Mondes, puisqu’il renchérit : « Bel-Ami est le seul type qui soit sorti de toute l’école de Médan. » (Et des Esseintes ?). « Ce type a duré ; aujourd’hui il ne date pas. » « Le mariage de Bel-Ami l’emporte indiscutablement en crédibilité sur le mariage d’Arthur Meyer. Bel-Ami est fait de main de maître. C’est un très bon roman. »
Thibaudet n’avait sûrement pas relu Bel-Ami ! Ces duels au pistolet, ces dîners en ville, ces fumoirs sous les palmiers, ces dégrafages dans les garçonnières du quartier de l’Europe, tout cela est devenu bien comique. Le financier et sa femme ne répondent guère à ce que nous pouvions attendre d’un romancier de l’époque de Drumont. Les banquiers sont conventionnels, réplique sans originalité des financiers des Rougon-Macquart. Le Juif de Bel-Ami, « l’air trop frais et malsain » se nomme Walter, ce qui, d’ailleurs, est plus anglais que juif ; de même que celui de Mont-Oriol, « Juif méridional », se nomme Andermatt ; aucun Juif méridional ne s’est jamais apelé Andermatt. Ces petites erreurs sont graves ; elles prouvent que Maupassant ne connaissait pas les Juifs ; elles expliquent qu’il se soit tellement mépris sur la première Juive qu’il aima.
On se demande pourquoi un bon metteur en scène viennois à cru devoir exhumer Bel-Ami pour le porter à l’écran. Il est vrai qu’il n’a guère utilisé que le titre, si bien trouvé qu’il demeure classique. Maupassant qui détestait se faire photographier aurait-il aimé que l’on photographiât son œuvre ? Ce qu’il y a de meilleur dans le livre, en dehors du titre, n’est d’ailleurs pas traduisible en film : ce sont des impressions mauves et grises de certains soirs chauds sur les boulevards, vus par un homme lâche et sans scrupules qui n’a pas assez d’argent pour prendre même un bock ; ce sont des croquis très vivants faits dans les salles de rédaction et dans certains milieux élégants et véreux ; ce sont des silhouettes de Parisiennes fines, charmantes, sensuelles et amies de l’homme, leur ennemi ; c’est surtout cette célèbre page, où un vieux peintre raccompagné chez lui par Bel-Ami après un dîner en ville, exhale sur le trottoir sa lugubre philosophie, avec ce son creux et sépulcral qui revient si souvent chez Maupassant : « La mort, à votre âge, cela ne signifie rien. Au mien, c’est terrible... Il arrive un jour, et il arrive de bonne heure pour beaucoup, où derrière tout ce qu’on regarde c’est la mort qu’on aperçoit... On le comprend tout à coup, on ne sait pas pourquoi ni à propos de quoi, et alors tout change d’aspect. Moi, depuis quinze ans je la sens qui me travaille comme une bête rongeuse... Et maintenant je me vois mourir en tout ce que je fais. »
Installé derrière l’Opéra, le Gil Blas est célèbre par son courrier mondain, mi-publicité, mi-chantage. C’est surtout là que Maupassant s’est documenté. « Beaucoup d’écrivains et d’artistes venaient au Gil Blas comme dans un salon, écrit F. Bac dans ses Intimités de la IIIe République. On y voyait rarement Maupassant, mais quand il apparaissait, on lui faisait fête. Il était courtaud, chevelu et puissant. L’œil sombre, le teint cuit par le hâle et le soleil, il portait des cols très bas qui montraient son cou large où flottait une cravate bleu marine à pois. Il donnait l’impression de la timidité. C’était celle des violents et des concentrés et aussi celle des hommes qui aiment la mer. Ses manières étaient simples. Il était bienveillant pour les jeunes et sans cette jalousie professionnelle qui gâte la vie de tant de gens. » « Son activité (du Gil Blas) mystérieuse qui tirait profit de plusieurs combinaisons était alors dirigée par un ancien maître d’armes, de baron de V... qui organisait des assauts de fleuret et des bombardements au champagne (V. Bel-Ami). » Son lieutenant, l’intrépide Vide-Bouteilles, prospectait les futures horizontales. « On les découvrait, ajoute Bac, ainsi que des violettes. On leur apprenait à marcher, à manger, à parler, toutes choses qu’elles ne savaient pas —, à danser, à s’habiller. Enfin elles devaient avoir un peu d’esprit et ne pas confondre Manon avec Mme de Pompadour. Une fois sortie de l’ombre et devenue une notabilité parisienne, on appelait cette violette la Comtesse de Belgranito ou la Baronne Montefiora. »
Tel était le milieu que ravageait Bel-Ami.
Bel-Ami, c’est le journalisme financier de 1885 dans ce qu’il avait de plus faisandé. La presse s’y reconnut tout de suite et les vacances que prenait l’auteur à Catane, en Sicile, après la parution de son livre, furent troublées par les clameurs de l’irritable gent journalistique, furieuse de se voir malmenée par un confrère déjà en pleine vogue. Maupassant répondit aussitôt (Le Gaulois, 1er juin 1885) : « Bel-Ami est-il en réalité journaliste ? Non. Je le prends au moment où il va se faire écuyer dans un manège... Je montre dès les premières lignes qu’on a devant soi une graine de gredin qui va pousser dans le terrain où elle tombera. Ce terrain est un journal. »
Et Maupassant ajoute :
« Devenu journaliste par hasard, Bel-Ami s’est servi de la presse comme un voleur se sert d’une échelle... On semble croire que j’ai voulu faire le procès de toute la presse parisienne... C’est tellement ridicule que je ne comprends vraiment pas quelle mouche a piqué mes confrères ! »
Mais en attendant ils y sont tous. Seul Bel-Ami fait exception peut-être. Quant aux autres personnages masculins, c’est toute l’équipe de quelque Charivari ou de quelque Grelot (je prends ces noms au hasard et sans aucune intention blessante pour les survivants, s’il y en a) que Maupassant rencontrait au Napolitain et qui englobait tous les types, depuis les vrais journalistes, comme Norbert de Varenne ou Jacques Rival jusqu’aux fripons d’imprimerie, aux tireurs de pistolet professionnels et aux vagabonds spéciaux de « cette immense république où on trouve de tout, où on peut tout faire ».
On regrette que Maupassant qui a fréquenté Franconi fils et Molier n’ait pas introduit Bel-Ami dans ces milieux sportifs de 1885 que nous connaissons mal, derniers vestiges du Second Empire, celui des soirées de cirque en habit noir.
Il aurait dû arracher à la chronique et faire entrer dans le roman, comme Balzac n’y eût pas manqué, les premiers wagnériens, les premiers divorcés, les derniers grands acteurs, les belles auditrices des Cours de Caro en Sorbonne, les élégants des casinos (en habit noir et casquette), les mardistes du Théâtre français de M. Perrin, les vendredistes de l’Opéra de M. Vaucorbeil, les samedistes de l’Opéra-Comique de M. Carvalho, les abonnés à lorgnette, jeunes et vieux, les « hommes-qu’on-s’arrache » et les « décatis ». Nous attendrons de lui, en vain, mais éternellement, les turfistes v’lan, les morphinomanes, les peintres de Cercle, les adolescents très « bécarre » avec leurs souliers pointus, gantés à gauche seulement, serrés dans des pantalons étroits, les favoris ras, tenant leur canne par le petit bout et marchant les bras écartés, en « faucheurs », pour se rendre aux Mirlitons, à la Crèmerie ou chez Molier. 1880-85 sont précisément les belles années des amateurs de cirque de salon ou circomans. Quel prix auraient pour nous les romans de Maupassant si nous y pouvions voir le comte Emmanuel de Sainte-Aldegonde en voltige au trapèze, le comte Hubert de la Rochefoucauld en excentrique équestre, le duc Fery d’Esclands s’exhibant au travail sans selle, le comte de Beauregard en Monsieur loyal ou encore M. de Sainte-Marie conduisant un cochon devant ses pairs, le prince Troubetzkoi, le prince de Sagan, le prince de Chimay, le comte d’Osmond, face à un parterre où, pour la première fois les grandes dames coudoient les filles, la princesse de Léon, la princesse Brancovan, la comtesse de Pourtalès, la baronne Alphonse presque mêlées aux danseuses de l’Opéra, aux horizontales célèbres, Fanchette Dupin, Marie de Mauroy, Eluie Voltaire et Cora Pearl, sous des yeux des rédacteurs du Jockey, du Clairon, du Fin de Siècle, du Paris-Journal, du Boulevardier, du Gil Blas et de la Gaudriole, à la grande fureur de la gauche radicale vitupérant « cette aristocratie transformée en belluaires et en funambules ». C’est à Drumont que nous nous adressons pour assister au bal des animaux de la princesse de Sagan. (« On songe à ces dernières heures de 1792 où, après le 10 août et même après les massacres de Septembre, on jouait les pièces de Florian et la comédie de société dans quelques châteaux blottis dans la verdure. On était bien entre soi, on voulait fermer le règne aux rumeurs tragiques... ») C’est à Rochefort vieilli, à Goncourt, à Daudet, à Barrès, à Ferdinand Bac que nous demandons de faire vivre devant nous les personnages singuliers de la Jeune République, le déclin du Maréchal, les émeutes du Quartier Latin, les cafés des terroristes russes, les potins du Figaro de Magnard, les absinthes des déliquescents, les farces des Incohérents, les dernières redoutes d’Arsène Houssaye, les scandales de Grévy, les agents politiques en jupon de Gambetta, les manifestations contre Ferry, l’avénement de Carnot. Moins haut que Balzac, moins bas qu’Eugène Süe, Maupassant était placé mieux que quiconque pour peindre ces milieux aujourd’hui historiques. Il n’a pas pu, ou n’a pas voulu le faire : quel irréparable manque à gagner !
Maupassant a eu tort aussi de ne pas pénétrer dans la haute galanterie, les loges d’actrices, le monde du jeu, les cercles véreux : c’était la courbe logique de son talent, il y serait resté plus original que dans la peinture des salons grand-bourgeois. Maupassant pouvait être le Lautrec du quartier Marbeuf, le Degas de ces coulisses, de ces tripots, de ces écuries-là. Il a passé à côté, préférant devenir le Béraud du quartier Malesherbes et le Gervex des hôtels de la place de l’Étoile.
Maupassant traversa les salles de rédaction comme il a traversé l’administration, y cherchant sa pâture, y faisant mille croquis d’après nature, mais avec l’idée fixe d’en sortir dès qu’il pourrait, de s’évader vers le soleil et vers la mer. Et, par la grâce du succès et la magie des droits d’auteur, voilà que Bel-Ami, triste personnage d’un Paris puant l’absinthe et le scaferlati, se transforma soudain en yacht.
C’est, en effet, du nom de son héros que Maupassant baptise le joli petit ketch, amarré au Golfe Juan, qu’il vient d’acheter et sur lequel il part, délivré de tout, sauf du mal qui va l’emporter, fuyant un Paris qu’il aime et qu’il hait, à la recherche d’un bonheur auquel il ne croit pas. Ainsi il passe de l’ignoble au noble et, si j’ose dire, du maquereau à la mer ; du Bel-Ami journaliste au Bel-Ami bateau. Bel-Ami c’est un homme, c’est-à-dire pour les naturalistes une crapule ; mais c’est aussi un voilier à deux mâts et à trois voiles blanches, un cotre « joli comme un oiseau, petit comme un nid », le dernier ami de cet écrivain qui en eut si peu.

*

La mort de Flaubert a relâché, puis brisé pour Maupassant bien des liens de camaraderie littéraire, mais c’est surtout son succès qui l’a éloigné de ses anciens amis. Il évite le café et le bon bock. Il fait de rares apparitions à Auteuil, chez Goncourt. (« Le maître a cet air hautain et bienveillant... » écrit Maupassant ; lisez malveillant...) Il ne fréquente plus beaucoup chez Zola. Il le loue bien dans un petit livre daté de 1883, mais le cœur n’y est plus. Ses collaborateurs des Soirées de Médan, il s’en est séparé aussi complètement que de ses compagnons de canotage car peu à peu il a abandonné ses camarades de yole et s’est mis à fréquenter les gens à la mode. Il hante les ateliers, fait sa compagnie de Bonnat, Guillem et Gervex, Béraud, Hébert, Duez, Jean-Paul Laurens. (Il eût certes mieux fait de se lier avec Monet et Cézanne qu’il rencontrait chez Zola.)
On le voit peu dans le salon de l’éditeur Charpentier. Il va chez Mme Strauss, mais non chez Mme de Loynes, ni chez Mme Aubernon, ni chez Mme de Caillavet. Il admire la princesse Mathilde, mais à Saint-Gratien il s’ennuie car on y reçoit trop d’écrivains. Il envoie des articles à la revue de Mme Adam mais ne fréquente pas l’Abbaye de Gif où, dans l’atelier qui domine la vallée de Chevreuse, il pourrait rencontrer Claretie, Bourget, le jeune Pierre Loti (qui appelle la « Revancharde » : Madame Chérie), car là on parle trop politique. En politique, Maupassant, simpliste, a trois principes comme son bourgeois des Dimanches d’un Bourgeois de Paris : primo, le gouvernement d’un seul est une monstruosité ; secundo, le suffrage restreint est une mystification ; tertio, le suffrage universel est une stupidité.
Ses amis de lettres sont Bourget, Tourgueneff, Alexandre Dumas fils, Porto-Riche, Lavedan, Hervieu ; il n’aime pas Loti ; la gloire montante de l’auteur de Ramuntcho l’exaspère : la Grenouillère envie le Bosphore. Quand paraît Mon frère Yves, il se moque de ce marin littéraire. (C’est la jalousie de la yole envers le cuirassé). Il a quelques camarades de salle de rédaction : Aurélien Scholl, le baron de Vaux, Maizeroy, Ginisty ; il ne peut souffrir les critiques, Sarcey, A. Wolff en tête ; ceux qu’il a le moins en horreur sont Jules Lemaître et Anatole France. Il a pour Taine et pour Renan de l’admiration, mais ils sont d’une autre génération.
Ces nouvelles relations il les reçoit dans un autre cadre car, la fortune venue, Maupassant a changé son décor. Il abandonne en 1884 la rue Dulong et s’en va habiter le rez-de-chaussée d’un hôtel particulier appartenant à son cousin Le Poittevin, 10, rue Montchanin. Ce changement d’adresse est le plus important : c’est un grand bond dans le monde que de passer des Batignolles au Parc Monceau, le quartier pschutt de l’époque Mac-Mahon. Guy se meuble richement et sans choix, fidèle à son goût et à celui de son époque. Comme à la Guillette, le vieux Rouen sévit sur les murs et sur les vaisseliers normands ; Guy a des tapis d’ours blancs et l’inévitable lit Henri II. Il donne des dîners japonais. Il écrit assis dans un traîneau hollandais entouré de guéridons, sous les yeux mi-clos d’un Bouddha doré. La passion du bric-à-brac le saisit, comme elle a saisi Zola, Loti, France, Lavedan ; il s’encombre de saints de bois polychrome, achetés en Italie, de moucharabiehs, de portières de Karamaniehs, et drape le piano droit de soies, de chasubles et d’étoles. « Logis de souteneur caraïbe », disait Goncourt. Son cabinet de travail retentit des coups de marteau du tapissier. Sur sa table de toilette, Tassart nous dit que son maître dispose des boîtes à poudre de riz et des flacons à odeurs pour recevoir (ô Boule de Suif) des femmes du monde. Il a une serre d’hiver avec une verrière, une salle de douches, des rideaux en jonc et perles qui éblouissent Tassart.
Ce valet de chambre cuisinier est un brave homme ; fier de la notoriété de son patron, affectueux, honnête et discret... jusqu’au jour où il publiera son Journal, mais s’il écrit ses souvenirs c’est par admiration pour son maître et l’ombre de Maupassant ne saurait lui en vouloir. Un peu trop de littérature parfois : « Nous apercevons Étretat dont les toits d’ardoise se confondent avec la teinte de la mer. Le soleil pâle ressemble à une lune en détresse, etc... » On aimerait mieux plus de précision, de détails balzaciens ; ainsi, quand il est engagé par Maupassant, Tassart note : « Le maître me dit ses conditions, aucune ne me plaisait. » On voudrait savoir pourquoi et lesquelles. Tassart est habitué aux maisons bourgeoises ; le grand monde l’effraie un peu mais il s’y met, n’étant pas exempt de snobisme (les domestiques le sont rarement). Comme Flaubert a appris à Maupassant à appeler la princesse Mathilde Altesse Impériale, Maupassant enseignera à Tassart à donner du Monseigneur et non du Monsieur à tel duc... « Mon maître dîne en ville, écrit-il, encore chez une altesse. » Ailleurs, il note : « Nous avons à dîner trois hommes et neuf femmes, toutes comtesses. » Les farces que Maupassant apportait de Chatou et acclimatait chez les gens du monde désœuvrés l’amusent énormément. Le brave Tassart fait son éducation littéraire et artistique : en passant devant la villa de Meissonier, il retient ce que lui dit Maupassant : « Tassart, voilà la maison d’un grand peintre. » Ailleurs, Maupassant lui explique que « Rioux est un grand maître dans son art, que l’Arrivée de Napoléon III en Égypte et l’Inauguration du Canal de Suez sont de lui, que Rioux est un grand artiste ». Avec orgueil et naïveté, il nous répète les conversations insignes qu’il a eues avec son bon maître, et c’est très gentil, mais par moments on ne peut s’empêcher de sourire des entretiens de ce Goethe et de cet Eckermann en miniature.
Des confrères malveillants ont écrit que la couronne de marquis apparut avec le succès sur les assiettes et dans les chapeaux de Maupassant. (Goncourt dit qu’il se faisait broder des couronnes sur son linge.) Peut-être ces couronnes s’agrandirent-elles avec le temps, mais dès 1874 il possède du papier à lettres armorié. Le 30 octobre 1874, il écrit à sa mère qu’il est occupé à relire des vieux papiers de famille. Les ancêtres de Maupassant ne portaient pas le titre ; lorsqu’on est pauvre, un titre est coûteux et gênant ; il n’enrichit que les riches. Mais rien n’empêchait Maupassant de se faire appeler Monsieur le Marquis puisqu’il avait des lettres patentes de François Ier d’Autriche datant du milieu du XVIIIe siècle ; (la particule apparaît dans sa famille vers 1660). Sans doute n’accentua-t-il la note aristocratique que pour ne pas être confondu avec ces hommes de lettres qu’il détestait (il les détestait d’ailleurs, non parce qu’il se sentait supérieur à eux, ou inférieur, ou autre qu’eux, mais bien dans la mesure où il était véritablement hommes de lettres).
Sans effort il est porté par son succès dans « cette société raffinée de Paris où l’on ne connaît d’autre occupation que d’aimer », écrit Bourget que Maupassant impressionne. Il ne fréquente que ceux de ses confrères qui mènent la même vie, mais il garde le contact avec les grands noms de la littérature pour qui « Guy » restera longtemps un aimable jeune homme, sans plus. Il « soigne » beaucoup Daudet, qui sera toujours son modèle. Il ne manque jamais d’accuser réception des livres que lui envoie l’auteur de Sapho. Si parfois, n’étant pas libre, il est obligé de refuser les invitations de Mme Daudet c’est avec un grand luxe d’excuses et en priant qu’on ne l’oublie pas la prochaine fois.
Comme on voit, si Maupassant allait dans le monde tout en méprisant les gens du monde, il recherchait ses pairs, mais détestant encore plus les conversations littéraires que la société des mondains, il se prenait à regretter ces derniers. En réalité, Maupassant avait deux complexes d’infériorité : l’un vis-àvis des hommes élégants de ces milieux dont il n’eût voulu fréquenter que l’élément féminin, parce qu’il souffrait de n’avoir pas été élevé avec eux, de ne pas les tutoyer, de n’être pas de leurs cercles, de n’avoir pas leur train de vie, etc... ; l’autre vis-à-vis des intellectuels, devant lesquels il se sentait gêné par son peu de culture, son inhabileté à manier les idées générales et son manque d’esprit de repartie et d’ironie méchante. Finalement, il optera pour le monde parce que c’est la solution la plus facile, mais il ne lui pardonnera jamais. « Olivier Bertin, écrit-il d’un de ses héros qui lui ressemble comme un frère, allait dans le monde pour la gloire et non pour le cœur. Il s’y plaisait par vanité, y faisait la roue devant de belles dames complimenteuses ».
Physiquement Maupassant est petit, ou du moins, de taille moyenne, il paraît petit, car il a la tête grosse et le buste un peu long (« Il est mieux assis que debout, » nous dit une admiratrice), avec une musculature d’athlète, si développée qu’un lutteur le prit un jour pour un collègue. Sous le bosselard ou chapeau haut de forme, « des chevreux drus, bien plantés, légèrement frisés, dit son ami Léon Fontaine, un nez fin de chien de chasse qui flaire et qui hume, la moustache châtain moussant au-dessus des lèvres sensuelles, le menton court des énergiques » et de magnifiques yeux de topaze brûlé, (la paupière malheureusement rouge), le regard caressant, la bouche rose et gourmande. Malgré sa réserve, il a l’air de se dire : « Je suis jeune, bien portant, j’aime et je suis aimé, mon pays m’estime ; que me faut-il encore ? » Il ne se donne de peine qu’avec les femmes. « Un type physique du second Empire, observe M. Abel Hermant dans une pénétrante étude (si pénétrante, si clairvoyante que l’éditeur renonça à la publier avec les œuvres complètes de Maupassant qu’elle devait préfacer), épaules carrées, cou dans les épaules, des gestes de lutteur ou de manœuvre, une façon de porter la tête en avant qui annonce la décision et l’initiative, des airs de devoir mourir subitement après avoir longtemps et intégralement vécu. » (La Renaissance Latine, mars 1904). Il soigne son habillement. On dit, dans les cafés littéraires, que son tailleur lui a été donné par Bourget. En tout cas, c’est ce tailleur qui lui donna Tassart. Tous les soirs, il est en habit, ganté de blanc, une mode qui n’a pas survécu à l’autre guerre. Il donne des leçons d’élégance à Zola qui lui demande s’il doit revêtir l’habit pour se rendre à une inauguration : « En aucun cas, l’habit dans la journée. » Il soigne ses dessous. (Nous donnons ces détails par pittoresque, non par dérision, il est tout naturel qu’un homme qui fut pauvre ait de ces petites revanches).
Quel était ce monde élégant qui avait adopté Maupassant ?
« Je crois que l’on pourrait dater des années 80 le début du cosmopolitisme parisien judéo-gotha, faubourg Saint-Germain et Saint-Honoré, phynance à la clé », me disait Jacques-Émile Blanche, expert très précis d’un passé parisien qu’il a admirablement décrit dans Aymeris, cet important document.
Les salons juifs exercèrent de 1880 à 1914 une très grande influence sur les littérateurs français ; on y coudoyait tous les mondes et c’est là que les écrivains rencontraient des aristocrates qu’ils n’auraient pas vus ailleurs. Avant le Faubourg, le Carrefour : Juifs classés ou Juifs récemment importés, grands commerçants, avocats, directeurs de journaux, arbitragistes enrichis, marchands d’antiquités, Israélites polonais, hollandais, généralement russes et quelques Juifs levantins que fréquentent le moins possible les trois ou quatre premières familles juives de Paris ; ayant dès le Second Empire acquis droit de cité, celles-là gardent sur leurs coreligionnaires trois quarts de siècle d’avance mondaine, les Rothschild, les Camondo, les Péreire, les Fould. « Les écrivains de l’époque, écrit Albert Thibaudet dans ses Réflexions sur la Littérature étaient loin de posséder dans le monde la situation où ils sont parvenus depuis. Ils y entraient surtout par les salons israélites ou grands bourgeois métèques », ce dont ils profitaient parfois en mettant en bonne place leurs hôtes dans leurs romans (voir le directeur de journal juif dans Bel-Ami, le salon de sa femme, Mme Walter et l’affairiste Andermatt de Mont-Oriol).
« Guy était une célébrité de Chatou et de son restaurant Contesenne », a écrit Jean Lorrain qui toujours envia et haït son confrère. « Je le retrouvais chez Mme Commanville, jusqu’à ce qu’il la délaissât pour la haute société israélite. »
Cette société faisait et défaisait ministres et académiciens, dans les débuts de cette Troisième république qui fut de règne de l’argent, où le ton de la société parisienne fut donné par quelques « remuantes étrangères » et où commença un métissage tel que n’en ont connu ni l’Angleterre, ni l’Allemagne, ni même l’Amérique.
C’est le Paris fiévreux, furieux, moustachu et scabreux du boulangisme ; « Paris-Sodome », écrit dans Dégénérescence l’essayiste Max Nordau qui voit dans la France la grande responsable du crépuscule de la fin du siècle. Paulus chante En revenant d’la r’vue et J.-B. Clément compose Le temps des cerises. Les portraits du Général sont dans toutes les boutiques ; les romanciers qui ont du sentiment, les journalistes qui ont du flair suivent dans cette affaire les femmes, toutes suspectes, depuis Charcot, d’hystérie. C’est l’époque où Massenet fait jouer Esclarmonde, où Coquelin récite des monologues, où Caran d’Ache donne ses caricatures sur l’armée allemande, où Marcel Prévost publie son premier roman, où Forain illustre La Vie Parisienne. Panama éclate ; le baron de Reinach se suicide ; Cornélius Herz s’effondre.
La France de 1885 est la nouvelle Sion. « La race juive est arrivée à l’heure des vengeances, écrit Maupassant. Race opprimée comme le peuple français avant la Révolution et qui maintenant allait opprimer les autres par la puissance de l’or. » (Mont-Oriol). « La boulange », Panama sont les premiers hoquets d’une indigestion future. Paris n’est plus qu’une capitale cérébrale, diplomatique et bancaire que Drumont nous montre aux mains des orientaux : Blowitz, le correspondant du Times, un Tchèque naturalisé, fait et défait les ministères ; Arthur Meyer tient la presse de droite ; Koenig le théâtre ; Sarah Bernhardt, Worms, Reichemberg, la scène ; Albert Wolff la critique ; Decourcelle le roman populaire ; Léon Blum, Lucien Muhlfeld et les frères Natanson prennent la tête de l’intelligenzia ; la baronne James, la baronne Alphonse, la baronne Salomon font accepter au Faubourg Saint-Germain l’alliance du Faubourg Saint-Honoré.
« J’entends très bien dans sa tête, (dit Maupassant en parlant d’Andermatt), le même bruit que dans la salle de Monte-Carlo, un bruit d’or remué, battu, traîné, raclé, perdu, gagné... »
Sur ce Paris captif dans ses chaînes dorées commence à s’élever le plus haut monument du monde : il est dû à M. Eiffel.
« Chef d’œuvre de métallurgie et véritable bijou artistique », la Tour sera belle sous les nuits de lune où sa carcasse deviendra plus vaporeuse qu’une robe d’organdi ; au matin, elle enfoncera sa pointe dans les édredons de brouillards sous lesquels dort Paris ; le soir, à la lueur des feux de Bengale de l’Exposition, elle prendra un aspect d’enfer. On tirera le canon deux fois par jour, de la dernière plateforme. Cinq mille personnes y pourront monter à la fois. Les mauvais poètes, Jean Rameau en tête, chanteront cette fée nouvelle :
          Eiffel, sois triomphant,
Ton chef d’œuvre superbe, immense,
Dépense l’audace et la science.
Les peuples viendront tour à tour
Acclamer Eiffel et sa tour.
Les vrais Parisiens, eux, sont consternés. La Tour n’en est encore qu’au premier étage et déjà sa masse industrielle vient trancher le ciel, mettre du solide à la place du gazeux, des angles là où il n’y avait que lumière, espace, fluidité. Ruskin l’avait bien dit, que l’ingénieur l’emporterait sur l’architecte ! Les artistes s’indignent ; ils rédigent un manifeste que Maupassant signera. Dans une lettre adressée à Alphand, directeur de l’Exposition de 1889 et publiée dans Le Temps du 14 février 1887, Maupassant et ses confrères, Meissonnier, Gounod, Sardou, Pailleron, Coppée, Leconte de Lisle, Sully Prud’homme, protestent : « Pendant vingt ans nous verrons s’allonger comme une tache d’encre l’ombre odieuse de l’odieuse colonne de tôles boulonnées... Le Paris de Jean Goujon, Germain Pilon, Puget, est devenu de Paris de M. Eiffel. »
Mais le manifeste reste lettre morte ; puisque la Tour ne prend pas garde à sa protestation, Maupassant lui cédera la place : « Cocher, gare de Lyon ! »
La Vie Errante commence.
« J’ai quitté Paris et même la France parce que la Tour Eiffel finissait par m’ennuyer trop. » Et Maupassant lui lance cette dernière invective :

« La Tour, haute et maigre pyramide d’échelles de fer, squelette disgracieux et géant dont la base semble faite pour porter un formidable monument de cyclope et qui avorte en un ridicule et mince profil de cheminée d’usine... »

Il y voit l’emblème d’une civilisation nouvelle qui le dégoûte :

« Le cours de l’esprit s’endigue entre deux murailles qu’on ne franchira plus : l’industrie et la vente. » Puisque M. Eiffel lui prend son ciel, Maupassant ira en chercher un autre, à bord de son bateau, dans le besoin et l’horreur d’être seul.
Sitôt parti, il juge ce monde qu’il quitte avec une dédaigneuse sévérité.

« Ce que je fais ? écrivait-il à la comtesse Potocka, je m’ennuie. Je m’ennuie d’une façon ininterrompue. Tout m’assomme, les gens que je vois et les événements pareils qui se succèdent. Peu d’esprit dans le monde qu’on appelle élégant et peu d’intelligence, peu de tout. Un nom qui sonne et l’argent ne suffisent pas. Ces gens me font l’effet de peintures détestables en des cadres reluisants.

« ... Mais je déclare la princesse Mathilde un phénomène de goût et d’éloquence, et de bonté, à côté de la duchesse de Chartres (la première, seule, il est vrai, recevait Maupassant).

« Quand on voit de près le suffrage universel et les gens qu’il nous donne, on a envie de mitrailler le peuple et de guillotiner ses représentants. Mais quand on voit de près les princes qui pourraient nous gouverner, on devient tout simplement anarchiste. » (Pour l’instant, Maupassant se contentait de bombarder d’œillets le duc de Chartres à la bataille de fleurs de Cannes. Voir Tassart)... « Oh ! je ne serai jamais courtisan. Savez-vous quelle sensation étrange nous donnent ces grands. Un sentiment d’orgueil excessif que je ne connaissais pas. Il me semble que je suis le Prince et que je cause avec de tout petits enfants à qui l’on n’a pas encore appris l’Histoire Sainte... Et quand je songe que le Prince de Galles... est inférieur aux d’Orléans, le roi d’Espagne et l’Empereur de Russie inférieurs au Prince de Galles, et le roi d’Italie encore inférieur à ceux-là, je deviens moi-même idiot d’étonnement devant l’organisation des sociétés humaines. »

Heureusement le Bel-Ami est là. Dès que Paris est froid, la rue noire (« dans les rues, je me sens en prison »), le trottoir passé à la mine de plomb, dès que les maîtresses de maison insistantes, les jeunes confrères entreprenants, les amantes collantes et les directeurs de journaux exigeants le harcèlent, Maupassant télégraphie à Bertrand et à Raymond, ses deux matelots, et le lendemain, le ketch, tout paré, attend son maître en rade du Golfe Juan et appareille à sa descente de l’express de Paris.
Mais quitter Paris pour trouver Cannes, c’est tomber de Charybde en Scylla. Les départs de Maupassant pour la solitude font un peu penser à la fuite du héros de Notre Cœur quand celui-ci prend la résolution, après un amour malheureux, de mettre l’univers entre lui et sa maîtresse : « Je m’en vais, misérable et pauvre. Je n’ai plus rien au monde qu’une pensée cruelle attachée à moi et qu’il faut tuer. C’est ce que je vais essayer de faire. » Il part sans se retourner ; le voici en route : « Mariolle monta dans la voiture qui l’attendait devant sa porte, avec un sac de voyage et deux malles dans la galerie. Il avait fait préparer la nuit même, par son valet de chambre, le linge et les objets nécessaires pour une longue absence. Et il s’en allait. » Et il s’en va en donnant comme ultime adresse... Fontainebleau !
Semblable à Mariolle, Maupassant va se retirer loin du siècle à Saint-Tropez et se plonger aux Sardineaux dans la poésie de l’inconnu. À peine est-il sur la Côte qu’il se retrouve au milieu des mêmes Parisiens qu’il fuyait la veille au soir ; il redoutait les gens du monde, ceux-ci sont naturellement dans le train, avec lui, puisqu’il est devenu l’un d’eux, qu’il vit comme eux. Où est le temps (1884) où Maupassant découvrant Cannes disait à Goncourt :
« C’est un endroit merveilleux pour la documentation de la vie élégante ! » À cette époque, allant dans le monde mais n’étant pas encore du monde, il pouvait garder le recul nécessaire à l’artiste.
Le 2 mars 1886, il écrit à Mme Lecomte du Nouy : « ... Cannes est une basse-cour de rois. Rien que des altesses. Moi, je ne peux plus rencontrer un prince. » Il les appelle des « culbutés » (alors, pourquoi habiter la Côte d’Azur ?) Bon gré mal gré le voici parmi ceux que Jean Lorrain a complaisamment célébrés, « les princes russes couverts de bijoux, assis sur leur chaise percée et se faisant servir par des débardeurs tatoués. »
Maupassant avoue que l’envie le démange de mettre les mondains dans un livre, mais il n’ose pas, de peur de se fermer les portes des salons. (Cette crainte a retenu bien d’autres que lui ; pour un romancier qui va dans le monde, l’indépendance d’esprit à ses limites). « Il est aussi dangereux, écrira drôlement Maupassant, pour les gens du monde de choyer et d’attirer les romanciers qu’il le serait pour un marchand de farine d’élever des rats dans son magasin. »
On a beau mépriser les honneurs, on ne méprise jamais tous les honneurs, et Proust nous a montré que les moins vaniteux ont eux aussi des coins de snobisme, avoué ou refoulé. Maupassant a dit un jour, et cette phrase est souvent citée en témoignage de son indépendance de caractère, que trois choses déshonorent un homme de lettres : être décoré, écrire à la Revue des Deux Mondes et poser sa candidature à l’Académie. Ces serments, qui ne les a faits ? Voyons comment Maupassant les a tenus. Le 5 janvier 1880, il écrit à Flaubert : « Mon ministre vient de me nommer officier d’Académie, cela ne m’a pas ému » ; mais il n’a pas, que l’on sache refusé le ruban violet ; en outre, ce qui l’émouvait, c’était de ne pas recevoir cette médaille de sauvetage qu’il désira toute sa vie ; (est-ce parce que, fidèle à sa misanthropie, il ne sauva que deux vivants, parmi nombre de noyés ?) S’il ne veut pas la Légion d’Honneur, ce n’est pas modestie, mais orgueil : « Je n’admets pas de hiérarchie officielle dans les Lettres... les grades constituent une échelle de mérites par trop fantaisiste. » À Rome, Maupassant disait à Ludovic Halévy, devant Marcel Prévost et Primoli, non pas qu’il ne serait jamais de l’Académie (« bien que de plus en plus les élections académiques se font en dehors de la littérature »), mais qu’il remettait la chose à plus tard : (« Plus tard, qui sait... tout de même... académicien à trente-trois ans... ».) Si Maupassant eût vécu, il eût été immortel avant 1895. Quant à la « déshonorante » Revue des Deux Mondes (où il avait, dès 1877, nous dit sa mère, envoyé des vers qui furent refusés), le 15 mai 1890 Maupassant y publiait Notre Cœur avec un contrat annuel de vingt-quatre mille cinq cents francs (plus de trois cent mille francs d’aujourd’hui). La vraie fierté consisterait peut-être à faire comme tout le monde.

Revenons à Maupassant las de Paris et de ses plaisirs ; cette note de désenchantement apparaît de bonne heure dans sa vie. Il avait à peine dépassé la trentaine que déjà il perdait son entrain. Dès avril 1884 il écrivait à une dame : « Je n’ai pas pour deux sous de poésie et je passe les deux tiers de mon temps à m’ennuyer profondément. J’occupe le dernier tiers à écrire des lignes que je vends le plus cher possible en me désolant d’être obligé de faire ce métier abominable. » Maupassant ne saurait être oisif, il sombrerait aussitôt dans la neurasthénie ; n’oublions pas qu’il vit à une époque comblée où l’ennui était un mal réel et constituait un vrai danger, ce que nous avons peine à imaginer ; aujourd’hui nous sommes des pauvres et, comme les pauvres, nous travaillons ou nous dormons, mais nous ne nous ennuyons pas.
« Jamais de ma vie je n’ai trouvé dans le travail aucune joie », écrit-il, en petit nègre. Il est plus sincère quand il affirme qu’il n’aime pas écrire. D’abord parce que tous les écrivains ont de ces mouvements de découragement et d’humeur, mais surtout parce qu’on sent chez lui une lassitude profonde qui lui fait tomber la plume des mains.
Quand il souffrait trop, que Paris lui devenait insupportable, il retrouvait son équilibre en partant vers la mer, vers Étretat ou en croisière sur le Bel-Ami. Son pessimisme, son goût de la solitude, son indépendance, s’accommodaient de plus en plus de l’éloignement, bien qu’il ne se fît pas d’illusions sur l’efficacité du remède : « C’est en allant loin, avait-il dit au début des Sœurs Rondoli, qu’on comprend comme tout est proche, et court, et vide. C’est en cherchant l’inconnu qu’on s’aperçoit comme tout est médiocre et vite fini. »
Néanmoins il voyageait beaucoup. « Où est Maupassant ? En voyage, naturellement », disent tous ses contemporains.
En 1881 il visite l’Algérie, en 1882 la Bretagne, en 1885 l’Italie et la Sicile ; puis à nouveau l’Algérie en 1887 et 1889, l’Angleterre en 1890, et, pour finir, les Pyrénées. Cela nous vaut trois livres de voyages : Au Soleil, 1884 ; Sur l’Eau, 1888 ; La Vie Errante, 1890.
Après Fromentin, Gautier, les deux Goncourt, après Flaubert, Xavier Marmier, Ernest Feydeau et Daudet, Maupassant vient dire à ses lecteurs parisiens ce qu’il pense de l’Afrique. Descriptions trop hâtives, visions factices ; « il se contente de ce qu’on disait aux tables d’hôte », écrit M. Ch. Tailliart, auteur d’une thèse excellente sur l’Algérie dans la littérature, en faisant avec raison une exception pour une belle page d’Allouma, sur le mystère où se réfugie la pensée indigène.
Jusque vers 1845, les Français avaient tout ignoré de l’Afrique du Nord. Les nombreux mémoires et les précieuses monographies des savants et des officiers du corps expéditionnaire qui, plus tard, la firent bien connaître, n’avaient pas encore paru. Lorsque Maupassant débarque à Alger, se termine l’occupation des territoires du Sud ; Biskra et Aïn-Sefra forment la limite méridionale de notre nouvel empire. (L’occupation d’El Goléa et d’In-Salah est de 1890, de peu postérieure aux premiers accords avec l’Angleterre sur les zones d’influence). Il y aurait pourtant des paysages neufs, une vie saharienne dignes d’une plume plus interrogatrice que celle de Maupassant : le désert, des nomades, le pays de la soif, les pistes peu sûres où s’ensablent les diligences, la vie sous la tente, les existences héroïques des colons militaires, les drames de l’eau dans les oasis. Mais Maupassant se contente de nous redire la beauté des nuits sur les terrasses, le tumulte des fantasias, les rencontres au café maure, les mystères de la Kasbah, les carrousels où volent les burnous, tous les poncifs inévitables des guides européens et des interprètes juifs, que nous retrouverons un peu plus tard dans Jean Lorrain et dans Paul Margueritte.
Au Soleil décrit l’Algérie, une Algérie d’affiche de la gare de Lyon. L’écrivain s’était embarqué pour Alger le 6 juillet 1881 ; quelques jours plus tard il arrivait à « la ville de neige sous l’éblouissante lumière » et pouvait y contempler le Juif à l’état pur ; il le fixe dans un tableau à la Delacroix qui faisait rugir d’aise Drumont : « On le voit accroupi en des tanières immondes, bouffi de graisse et guettant l’Arabe comme l’araignée guette la mouche... Le Juif est le maître de tout le Sud de l’Algérie. » Au Soleil est le tableau assez banal d’une Algérie de Rochegrosse et de Guillaumet, avec danses du ventre au clair de lune, couplet sur l’âme du désert, réflexions critiques sur la colonisation, visites au hammam, considérations sur la pédérastie, pages documentaires sur le mechoui, les scorpions, la fourmi-lion, quelques lignes frissonnantes sur l’haleine proche des chacals, et au bruit des bracelets d’argent des Ouled-Nail, quelques méditations sur l’inanité de l’effort et la monotonie de la vie. Le seul épisode drôle du livre est la rencontre de Maupassant avec Jules Lemaître, alors profeseur à Alger, qui, en retard sur Paris, n’a pas encore lu Boule de Suif. Maupassant admire avec raison un Été dans le Sahara, mais Fromentin n’eût pas admiré Au Soleil.
Définissant Sur l’Eau, Maupassant avait écrit « aucune histoire, aucune aventure intéressante... J’ai pensé simplement. » Maupassant pense, en effet, très simplement. Ce n’est plus le journal d’un pessimiste, mais le diurnaire d’un hypocondre. Horreur du prochain, de la foule, de la civilisation, horreur de la guerre ; « puisque les gouvernements prennent le droit de mort sur les peuples, il n’y a rien d’étonnant à ce que les peuples prennent parfois le droit de mort sur les gouvernements » ; horreur de l’éternelle bêtise humaine (héritage flaubertien).

Il écoute « la voix qui crie sans fin dans notre âme et qui nous reproche d’une façon continue, obscurément et douloureusement, torturante, harcelante, inconnue, inapaisable, inoubliable, féroce, qui nous reproche tout ce que nous avons fait et en même temps tout ce que nous n’avons pas fait, la voix des vagues remords, des regrets sans retour, des jours finis, des femmes rencontrées, qui nous auraient aimé peut-être, des choses disparues, des joies vaines, des espérances mortes ; la voix de ce qui passe, de ce qui fuit, de ce qui trompe, de ce qui disparaît, de ce que nous n’avons pas atteint, de ce que nous n’atteindrons jamais, la maigre petite voix qui crie l’avortement de la vie, l’inutilité de l’effort, l’impuissance de l’esprit et la faiblesse de la chair.

« Elle me disait dans ce court murmure, toujours recommençant après les mornes silences de la nuit profonde, elle me disait tout ce que j’aurais aimé, tout ce que j’avais confusément désiré, attendu, rêvé, tout ce que j’aurais voulu voir, comprendre, savoir, goûter, tout ce que mon insatiable et pauvre et faible esprit avait effleuré d’un espoir inutile, tout ce vers quoi il avait tenté de s’envoler, sans pouvoir briser la chaîne d’ignorance qui le tenait.

« Ah ! j’ai tout convoité sans jouir de rien. Il m’aurait fallu la vitalité d’une race entière, l’intelligence diverse éparpillée sur tous les êtres, toutes les facultés, toutes les forces, et mille existences en réserve, car je porte en moi tous les appétits et toutes les curiosités, et je suis réduit à tout regarder sans rien saisir. »

Cette voix très belle, d’un romantisme tardif, s’élève au déclin d’une vie sans sérénité, sans harmonie intérieure, et qui serait sans grandeur n’était la souffrance.
Sur l’Eau restera comme tout ce qui, chez Maupassant, touche à l’eau. Son avenir est sur l’eau ; à l’eau il confie son œuvre comme la mère de Moïse confiait son fils au Nil.
La saison de la sève est passée. Maupassant ne donnera plus bientôt que quelques fleurs tardives, comme ces vieux pommiers normands qui ne se décident à fleurir qu’en juillet, ayant perdu confiance dans le printemps.

Les échotiers parisiens ont été très éblouis par le « yacht de Guy ». En réalité le Bel-Ami était un petit vingt tonneaux d’un modèle courant, construit comme Maupassant lui-même pour le Nord et qui se trouve mal à l’aise dans cette mer trop salée qui corrode sa coque.
Fidèle à son vœu d’enfant, Maupassant devenu riche ne refuse rien à son cotre ; Tassart nous dit que son maître fait venir de chez Livton, le meilleur spécialiste anglais, une magnifique voilure, forte en focs. (Jadis sa yole, la Feuille à l’Envers, ne coûtait à Maupassant que quatre-vingt-six francs par an !)

Au début de la Vie Errante, nous voyons glisser le Bel-Ami : « tout blanc avec un imperceptible fil doré qui le contourne comme une mince cordelière sur un flanc de cygne. Ses voiles en toile fine et neuve sous le soleil d’août qui jette des flammes sur l’eau...

« Ses trois focs s’envolent au vent, triangles légers qu’arrondit l’haleine et la grande misaine est molle sous la flèche aiguë qui lance à dix-huit mètres au-dessus du pont sa pointe éclatante. Tout à l’arrière, la dernière voile, l’artimon, semble dormir. »


Toutefois ses périples ne dépassent pas la Côte d’Azur. Sur l’Eau nous montrait déjà qu’une première journée de navigation avait mené Maupassant du Golfe Juan... à Cannes. Un autre jour, il essaya de se rendre par mer à Tanger et à Séville mais il ne put sortir du Golfe du Lion. Cette fois-ci, parti de Cannes, il pousse jusqu’à Saint-Raphaël et revient coucher à Agay. Cela suffit en tout cas pour étonner les chroniqueurs locaux et les confrères de Paris. Parvenu jusqu’à Gênes, ce fils des vikings de dépasse pas Pise et là, il prend le chemin de fer pour continuer vers le Sud, vers la Tunisie.
Mais ce n’est pas de voyages que ce grand malade a besoin, c’est du balancement des flots. Aristocrate qui déteste « la bousculade, les remous de chair humaine, la sueur, la poussière et l’extermination des cors aux pieds », ayant levé l’ancre et satisfait d’être seul sur les flots, Maupassant peut prêter l’oreille à des harmonies plus subtiles : il pressent ce qu’il y aurait à dire de flexible, d’incohérent, d’harmonieusement secret, ce que Verlaine et Debussy tireront demain de la mer, du brouillard, de l’amour ; mais il sait qu’il ne le dira jamais. Il n’a ni la santé, ni le temps, ni surtout cette force tendre du cœur qui rapproche le vrai artiste des autres êtres, qui lui permet, s’il souffre, de ne pas souffrir seul. Certes, sa souffrance va l’affiner, mais la forme suprême à donner à ce tourment lui manquera toujours : Maupassant sait peu, lit peu, comprend peu, il n’est pas doué pour la poésie, il s’est fait une figure impassible, toutes raisons qui l’empêcheront d’élargir son style, de créer de nouvelles et miséricordieuses communications entre lui et le public d’une part, entre lui et la beauté de l’autre. Il en souffre obscurément, parfois même lucidement, mais le sort en est jeté ; il arrivera à la fin de sa vie, avec les quelques recettes dont Flaubert l’a muni à son départ, sans avoir rien aimé que soi, sans avoir rien mis au-dessus de soi, ni Dieu qu’il a rayé de ses papiers, ni l’humanité dont il a horreur et profondément pitié, ni même son art dont il doute : « Je suis incapable d’aimer vraiment mon art, je ne puis m’empêcher de mépriser la pensée tant elle est faible et la forme tant elle est incomplète ; j’ai d’une façon aiguë, inguérissable, la notion de l’impuissance humaine... » Aussi, à court d’expressions, se tourne-t-il vers les poètes maîtres de leur forme : « Je ne pouvais dormir et je me demandais comme un poète moderniste de l’école dite symboliste (sic) aurait rendu la confuse vibration nerveuse dont je venais d’être saisi. »
Il a tellement besoin que quelqu’un exprime pour lui l’inexprimable qu’il a recours à Baudelaire, à Rimbaud dont il cite le sonnet sur les couleurs ; une vague impression le hante, que là est la lumière : « J’ai par moments ces espèces de lueurs de l’esprit qui font croire pendant une seconde qu’on va découvrir le divin secret des choses ; puis la fenêtre se referme. C’est fini. »
Il ne retrouve son inspiration qu’en parlant de l’eau, tout simplement. Il aura de belles pages pour décrire ces musiques qui, devant San Remo, ricochent sur les flots jusqu’au Bel-Ami. En marin, il connaît et dit la beauté de l’heure indécise, le jeu des nuages, les retours de vent, les bonaces, les grains : « L’immense plafond de nuées, trop faible, cède, plie, se fend et craque sous une énorme pesée de lumière. » L’eau lui porte bonheur. L’eau est comme le thème de toute son existence : il est né aux bords de la Manche ; il est mort à Passy, face à la Seine. Son destin littéraire a vu de jour à Croisset, aux bords de cette même Seine où Flaubert tirait sur ses mots, en suant comme les haleurs qui tirent sur leurs chalands. Jeune homme, Maupassant n’a vécu que pour ramer. Jeune poète, ses premiers vers chantent l’eau, avec l’innocence de la grenouille. C’est en torrent qu’il entre dans ce monde. L’eau lave ses premiers contes qui ressemblent à des aquarelles et les paysages aquatiques mettront plus tard une rosée rafraîchissante dans ses romans les plus mondains. L’eau vue, l’eau frôlée, l’eau de la plongée, l’eau des douches légères ou des douches « à la Charcot » qui renverseraient un bœuf. Pendant dix années, Maupassant va courir de la Méditerranée aux eaux thermales, de la darse du Golfe Juan à la piscine d’Aix, de Luchon à Divonne, de Plombières à Genève, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. Sa vie a le fluctueux de l’eau ; sa carrière littéraire est une sorte de navigation côtière, de cabotage prudent aux bords de l’océan romanesque qu’il a frôlé sans se lancer jamais dans les tempêtes. Quand il perd pied, à la veille de sa mort, ses dernières convulsions ressemblent aux crampes du nageur submergé saisi par le froid.
Il est intéressant de constater que Maupassant qui partait pour fuir, non seulement Paris mais encore les femmes, mais surtout les femmes — maîtresses exigeantes, hôtesses insistantes, amies trop amoureuses — c’est pourtant la femme qui lui fournit la plupart de ses images de voyage : (« Changements de temps, rapides comme une attaque de femme »... « Les rives de Sicile exhalent une si puissante odeur d’orangers fleuris que le détroit en est parfumé comme une chambre de femme... » etc...) Au musée, il s’exalte en connaisseur sur la Vénus de Syracuse. À Tunis, toujours rêvant à la femme, le peintre de la Maison Tellier va derrière les souks, faire ses dévotions aux maisons closes.

Maupassant et l’amour : grand mystère de cette vie si peu mystérieuse. Voilà un homme qui est notre contemporain ou presque, dont nous connaissons la famille, les amis, les domestiques, la fortune, les opinions, les maladies, les allées et venues, et jusqu’aux chats et aux chiens, sur qui des centaines d’hommes ont écrit, qui s’est épanché dans des centaines de lettres, et cependant il nous est impossible de savoir, personne ne peut dire s’il a aimé, et qui, et combien de temps, et avec quel dénouement ; s’il a été adoré, comblé, jaloux, torturé, quitté. Où sont ses billets d’amour ? Comment ne nous est-il parvenu que de fades marivaudages adressés à des femmes du monde ? Quelles confidences a-t-il faites à ses amis ? Que sont devenues les mille deux cents lettres (et jusqu’à cinq dans une même journée) que Marie Kann se vantait d’avoir reçues de lui ? Ou bien se vantait-elle tout simplement ? Cet homme constamment hanté par les femmes, si bien doué pour les attirer et les faire souffrir, ardent et fuyant, taquin, brutal et beau, où sont ses maîtresses ? Ne furent-elles donc toutes que des créatures d’un jour ? et pourquoi ?
Certes il s’est expliqué ; même trop ; il nous a dit et redit qu’il ne voulait avoir que des liaisons passagères, éviter en amour la durée, fuir le mariage, vivre seul... « Voilà pourquoi votre fille est muette », et ces explications n’expliquent rien.
Assurément, il est de la race des amants (bien qu’il ait souvent dit, notamment dans Le Rendez-vous, son horreur de l’adultère à heure fixe) et non point de la race des pères (bien que le thème de l’enfant l’ait toujours obsédé). Le mariage lui répugne et il approuve la nouvelle loi Naquet qui institue le divorce. « Le mariage est un échange de mauvaise humeur pendant le jour et de mauvaises odeurs pendant la nuit. » Tout son être se révolte contre l’image de l’enfantement. Quelle abomination de faire de la femme une machine à pondre ! « Il s’écarte de la femme dès qu’elle a fait fonction de reproduction », « Je me sentais saisi d’une pitié profonde, en même temps que d’un vague mépris pour ce reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits à faire des enfants comme un lapin dans une cage. » « Dans la femme physique il adorait la Vénus dont le flanc sacré devait conserver toujours la forme pure de la stérilité. »
Pour lui, le célibat est le seul statut possible de l’homme (bien entendu le célibat sans collage). « N’en garder qu’une me semblerait aussi surprenant et illogique que si un amateur d’huîtres ne mangeait plus que des huîtres. » « Nous autres, nous adorons la femme et quand nous en choisissons une, passagèrement, c’est un hommage rendu à une race entière... » « Le désir satisfait enlève à l’amour sa plus grande valeur. La constance conduit au mariage ou à la chaîne... Rien dans la vie ne me semble plus attristant et plus pénible que ces liaisons de longue durée... » (Préface à Celles qui osent de Maizeroy, 1883). Dès 1876, il écrivait à Mendès : « J’ai peur de la plus petite chaîne, qu’elle vienne d’une idée ou d’une femme. » Et Maupassant se moque de cette inquiétude affectueuse, de cette jalousie soupçonneuse des êtres qui se sont rencontrés et qui se croient enchaînés l’un à l’autre parce qu’ils se sont plu.
Dans cet éloignement pour tout ce qui en amour peut mener à la durée, faut-il voir l’influence de sa mère ? Laure de Maupassant était sans aucun doute une femme très exceptionnelle ; par les dons artistiques d’abord. Il me semble certain que Maupassant tenait d’elle son talent de conteur. Tassart la décrit relatant à sa femme de chambre et à lui-même « les scènes fantastiques dont elle avait été témoin pendant ses deux années de séjour en Corse ». « Parfois, elle mettait tant d’impétuosité à nous redire ses aventures extraordinaires et souvent pleines de mystère que je sentais des frissons me passer dans le dos. » Elle avait un courage physique d’homme, ou de voyageuse anglaise un peu folle. Toute seule, à pied, sa grande canne à pic à la main, elle avait parcouru la Corse et l’Italie jusque dans leurs maquis les plus perdus. Quand Maupassant se sentait à court d’inspiration, c’est à elle qu’il demandait des sujets de nouvelles. Elle était à la fois délicate, nerveuse, un peu tyrannique, intrépide, indépendante, résistant à toutes les épreuves. Elle n’a pas accaparé Maupassant, ce n’était pas une mère envahissante, elle l’a toujours laissé très libre, n’a jamais exigé sa présence, ne l’a pas gâté, ne l’a pas couvé. Dans la passion de célibat de Maupassant il ne faut donc pas chercher l’influence maternelle ni cette déformation qu’à l’âge où l’être humain est encore très plastique une mère peut imprimer à son fils. (D’ailleurs les fils de ces mères-là ne se contentent pas de demeurer célibataires, ils se détournent complètement de la femme.)
Mme de Maupassant ainsi exonérée et les documents précis continuant à nous manquer, pourrons-nous essayer de pénétrer jusqu’au cœur de l’écrivain à travers ses livres ? Quelques nouvelles mises à part, il n’a laissé que deux romans qui pivotent autour de l’amour d’un homme : Fort comme la Mort et Notre Cœur (Quant à Mont-Oriol nous n’en parlerons pas puisqu’il disait lui-même : « Les chapitres du sentiment sont les plus raturés ; enfin ça vient tout de même. Je ris souvent des idées sentimentales... que je trouve en cherchant bien. »
On sait que par le fait de sa maladie, Maupassant s’est vu décliner avant l’âge : perte des cheveux, parfois de la mémoire, et de la puissance génésique par moments. Or, bien plus que le roman de l’amour malheureux, Fort comme la Mort est le roman du vieillissement ; chez Mme de Guilleroy d’abord, puis chez Olivier Bertin :

« Et voilà que toutes les choses douces, délicieuses, poétiques, qui embellissent et font chérir l’existence, se retiraient d’elle, parce qu’elle avait vieilli ! C’était fini ! Elle retrouvait pourtant encore en elle ses attendrissements de jeune fille et ses élans passionnés de jeune femme. Rien n’avait vieilli que sa chair, sa misérable peau, cette étoffe des os, peu à peu fanée, rongée comme le drap sur le bois d’un meuble. La hantise de cette décadence était attachée à elle. L’idée fixe avait fait naître une sensation d’épiderme, la sensation du vieillissement, continue et perceptible, comme celle du froid ou de la chaleur. Elle croyait sentir, ainsi qu’une vague démangeaison, la marche lente des rides sur son front, l’affaissement du tissu des joues et de la gorge et la multiplication de ces innombrables petits traits qui fripent la peau fatiguée. Comme un être atteint d’un mal dévorant qu’un constant prurit contraint à se gratter, la perception et la terreur de ce travail abominable et menu du temps rapide lui mirent dans l’âme l’irrésistible besoin de le constater dans les glaces. Elles l’appelaient, l’attiraient, la forçaient à venir, les yeux fixes, voir, revoir, reconnaître sans cesse, toucher du doigt, comme pour mieux s’en assurer, l’usure ineffaçable des ans. »

Écrit dans une langue simple, sans enflure et sans mauvais goût, Fort comme la Mort nous repose de Notre Cœur avec son fade snobisme alambiqué. On a dit que Maupassant avait beaucoup mis de lui en Olivier Bertin, mais ces ressemblances sont superficielles, non essentielles. Bertin est l’incarnation de la fidélité, il n’aime qu’une femme et le drame qui le mène au tombeau n’est point un nouvel amour mais le vieil amour, renaissant dans toute sa fraîcheur pour la fille de la femme aimée. Ce n’est pas un joli visage quelconque qu’il aime, c’est le portrait vivant de sa maîtresse à vingt ans. Il y a une scène très belle, pleine de délicatesse et de vérité, une scène qui ferait pressentir le célèbre épisode de la madeleine dans Du côté de chez Swan, où Bertin se promenant au parc Monceau avec la jeune fille reconnaît tout à coup dans la voix juvénile les intonations qu’avait autrefois la mère. Le passé revient d’un coup, non comme un souvenir douloureux, puisque sa liaison avec Mme de Guilleroy dure encore avec le même bonheur tranquille, mais comme du présent. Le passé est redevenu actuel, Bertin est redevenu jeune, d’où ce bien-être, cette légèreté dont il a conscience sans chercher à en démêler la cause.

« Bertin sentait en lui s’éveiller des souvenirs, ces souvenirs disparus, noyés dans l’oubli et qui soudain reviennent, on ne sait pourquoi. Ils surgissaient, rapides, de toutes sortes, si nombreux en même temps, qu’il éprouvait la sensation d’une main remuant la vase de sa mémoire.
Il cherchait pourquoi avait lieu ce bouillonnement de sa vie ancienne que plusieurs fois déjà, moins qu’aujourd’hui cependant, il avait senti et remarqué. Il existait toujours une cause à ces évocations subites, une cause matérielle et simple, une odeur, un parfum souvent. Que de fois une robe de femme lui avait jeté au passage, avec le souffle évaporé d’une essence, tout un rappel d’événements effacés ! Au fond des vieux flacons de toilette, il avait retrouvé souvent aussi des parcelles de son existence ; et toutes les odeurs errantes, celles des rues, des champs, des maisons, des meubles, les douces et les mauvaises, les odeurs chaudes des soirs d’été, les odeurs froides des soirs d’hiver, ranimaient toujours chez lui de lointaines réminiscences, comme si les senteurs gardaient en elles les choses mortes embaumées à la façon des aromates qui conservent les momies.
Était-ce l’herbe mouillée ou la fleur des marronniers qui ranimait ainsi l’autrefois ? Non. Alors, quoi ? Était-ce à son œil qu’il devait cette alerte ?
N’était-ce pas un son, plutôt ? Bien souvent un piano entendu par hasard, une voix inconnue, même un orgue de Barbarie, jouant sur une place un air démodé, l’avaient brusquement rajeuni de vingt ans, en lui gonflant la poitrine d’attendrissements oubliés.
Mais cet appel continuait, incessant, insaisissable, presque irritant. Qu’y avait-il autour de lui, près de lui pour raviver de la sorte des émotions éteintes ?
— Il fait un peu frais, dit-il, allons-nous en.
Ils se levèrent et se remirent à marcher.
Et plus encore que tout à l’heure, Olivier remontait les années écoulées. Il lui semblait qu’une mouche ronflait à ses oreilles et les emplissait du bourdonnement confus des jours finis.
La jeune fille, le voyant rêveur, lui demanda :
— Qu’avez-vous ? vous semblez triste.
Et il tressaillit jusqu’au cœur. Qui avait dit cela ? Elle ou sa mère ? Non pas sa mère avec sa voix d’à présent, mais avec sa voix d’autrefois, tant changée qu’il venait seulement de la reconnaître.
Comment n’avait-il pas remarqué plus vite cet étrange écho de la parole jadis si familière, qui sortait à présent de ces lèvres nouvelles.
— Parle encore, dit-il.
— De quoi ?
— Dis-moi ce que tes institutrices t’ont fait apprendre. Les aimais-tu ?
Elle se remit à bavarder.
Et il écoutait, saisi par un trouble croissant, il épiait, il attendait, au milieu des phrases de cette fillette presque étrangère à son cœur, un mot, un son, un rire, qui semblaient restés dans sa gorge depuis la jeunesse de sa mère. »

Ce n’est pas Annette qu’aime Bertin, c’est sa jeunesse revenue, le temps retrouvé. Cela est si vrai que pour cette soirée à l’Opéra d’une importance décisive, Maupassant a choisi une représentation de Faust. Ce choix, peut-être subconscient, n’en est pas moins significatif. Annette, fiancée à un autre, l’illusion de jeunesse dont vivait Bertin se dissipe, le laissant face à face avec lui-même, vieilli, fini, et c’est de cela qu’il meurt.
En passant, notons chez les personnages de ces auteurs pessimistes un continuel refus de souffrir ; au moindre souci, à la plus brève séparation, à la plus légère ombre, quelles clameurs indignées ! Mais pour exiger le bonheur sur ce ton d’enfant gâté, il faut y croire et si l’on y croit comment est-on pessimiste ? Est-ce que tout ce noir désenchantement des naturalistes ne serait pas un peu une pose comme les pâleurs intéressantes, les femmes angéliques s’éteignant au plus léger zéphir, et les « il s’en va de la poitrine » de la génération de 1830 ?
À en croire certains intimes de Maupassant, Notre Cœur pourrait nous donner la clef du seul sentiment durable que l’auteur aurait éprouvé.
Notre Cœur c’est l’éternel sujet rebattu, ressassé jusqu’à la nausée (mais c’est dans les vieux sujets que les auteurs neufs donnent toute leur mesure) de l’homme atteint d’un inguérissable amour pour une coquette dont la froideur même le séduit. Maupassant l’a-t-il du moins enrichi de cris inédits ? Hélas, si rien n’y est faux, rien non plus n’y est vrai, de cette vérité saisissante qui est une révélation. Ses mondains sont mollement décrits, avec une justesse un peu terne qui n’impose pas la conviction. Quelle différence avec Proust où les inexactitudes, les invraisemblances dans le détail recouvrent une vérité profonde. Il était temps que Swann et Odette vinssent nous reposer des André Mariolle et des Michèle de Burne.
Une phrase de Mme Lecomte du Nouy tendrait pourtant à faire croire que Maupassant avait vécu son livre : « Dominique, de Fromentin, dit-elle, Sur l’Eau, Notre Cœur, de Maupassant nous intéresseront toujours parce que les auteurs ont beau nier, on sent, on touche le lambeau de cœur saignant encore qu’ils ont mis là. » Mme Lecomte du Nouy a connu Maupassant en 1885, s’est liée avec lui, est restée sa grande amie ; six ans après sa mort elle publiait un étonnant roman par lettres, intitulé Amitié Amoureuse, qui a bien l’air d’une réplique tardive à Notre Cœur ; le parallélisme des deux livres est frappant ; c’est bien la même femme, jugée sévèrement par Maupassant, décrite avec une complaisante fatuité par Mme du Nouy ; c’est bien le même homme, « nonchalant de sentiments » dans Amitié Amoureuse, crucifié par la passion dans Notre Cœur. Mais s’il est possible que Mme Lecomte du Nouy ait posé pour Denise et à la grande rigueur pour Michèle, Maupassant n’a rien de commun avec le Philippe d’Amitié Amoureuse ou l’André de Notre Cœur. Il paraîtrait pourtant que certaines lettres d’Amitié Amoureuse seraient de lui ; on a peine à le croire, bien que par moments le style de Notre Cœur autorise les pires suppositions. Écoutons parler l’affligeante Michèle de Burne qui nous est donnée pour le type même de la Parisienne spirituelle et affranchie (en tout cas elle a lu la Psychologie de l’Amour Moderne !).

« Je crois que le sentiment peut faire tout entrer dans l’esprit d’une femme, seulement ça n’y reste pas souvent... J’entends par là que pour nous rendre compréhensives au même degré que vous il faut toujours faire appel à notre nature de femme avant de s’adresser à notre intelligence... Nous ne nous intéressons guère à ce qu’un homme ne nous rend pas d’abord sympathique, car nous regardons tout à travers le sentiment. Je ne dis pas à travers l’amour, non, à travers le sentiment qui a toutes sortes de formes, de manifestations, de nuances. Le sentiment est quelque chose qui nous appartient, que vous ne comprenez pas bien, vous autres, tandis qu’il nous éclaire. Oh ! je sens que cela est bien vague pour vous, tant pis ! »

Quel bavardage de confection ! mais qui enchante l’auteur car il écrit plus loin : « Mme de Burne trouva le moyen d’être la plus fine et la plus amusante en laissant traîner du sentiment peut-être factice en de drôlatiques opinions. »
Voilà qui n’est pas indigne de Mme Lecomte du Nouy et de la soirée chez Denise racontée par elle dans Amitié Amoureuse :

« Non, non, il fallait nous voir ! Les plus hautes pensées tripotaillées par tous, pafs de joie, ivres d’idées remuées, puis de la savante musique qui calme, puis je chante avec toute mon âme — vous n’avez pas encore entendu cette voix-là —. Et après tout cela je ne sais quoi d’alangui, de très suave, de recueilli... Je me suis complue à être très drôle, très amusante, très finaude, voire très spirituelle... »
« Triste ? Non, je ne le suis pas, seulement un peu alanguie et douloureuse ; si vous étiez là je vous dirais le pourquoi de cette morbidesse. »
« Le Monsieur chic engardénié et très cravaté de blanc que vous êtes. »
« Ma nièce, avide de se demi-viergiser en votre compagnie. »
« J’ai donc fait de la philosophie sans le savoir ? Vous m’en voyez gentilhommesquement confuse. »
« Ah ! ce Tonkin, ce qu’il a déjà pris de fils aux mères ! »
« Le thé sera servi mignonnement par Hélène. »
« Votre petit frère Jacques m’a semblé être un Monsieur mandarin, à très scintillants boutons de cristal, malgré son âge très printanier. »

Les lettres de Philippe ne sont pas moins belles. Dans un élan de tendresse il appelle Denise : « ma chère trop loin, pauvre aimée petite sainte, toute croyante et impressionnable » et il lui confie son secret :

« J’ai perdu l’amour de l’emportement qu’affectaient autrefois mes pensers ; il ne me reste de force que pour cultiver le charme secret de mes aspirations infécondantes sans cesse renaissantes et expirantes en mon maladif cerveau. L’influente expansion de votre esprit me manque douloureusement. Je garde mon éternel malaise, angoissé par mon désir d’un impossible quelconque. »

Ah ! Bélise, Armande, Philaminte, Cathos, Magdelon, combien vous nous paraissez simples et charmantes en comparaison !
Non, Maupassant n’est pas André Mariolle ni Philippe de Luzy ; il serait trop triste que le taureau normand se fût consumé pour ces pédantes poupées ; non, il ne s’en serait pas contenté ; il voulait toutes les femmes et il les a eues. Il les aimait blondes : toutes les héroïnes de Maupassant sont blondes. Il les lui fallait toutes : et la belle étrangère rousse, pas jolie, mais appétissante qu’il ramène un soir d’un bal chez une Altesse pour la garder vingt-quatre heures et qui s’incruste quatre jours jusqu’à ce qu’il dise à Tassart : « Je n’en veux plus, foutez-la dehors », et la belle Américaine qui écrivait des romans en français et se mourait d’un kyste, et les deux dames « d’un chic extraordinaire, très fortes toutes deux » (aujourd’hui on dirait : très minces), et la jeune dame qui entre en coup de vent chez l’écrivain et laisse sur sa table une lettre portant ce seul mot : Cochon, et Mme N... qui le traquait revolver au poing, et la belle Russe pour l’amour de qui il brûla tout un manuscrit de deux cent vingt pages, et sa conquête du Hampshire (en Angleterre), « une Flamande de Gand, au sang généreux avec un superbe profil et une gorge, oh ! une gorge !... sans elle je n’aurais pas passé quarante-huit heures dans ce pays insipide... », et la jeune Grecque « fort belle ma foi, presque de pure race... ce serait une lâcheté sans nom, un crime de lèse-amour de la laisser à ce vieux monsieur X... » De toutes il recevait « ces appels irrésistibles et tourmentants de la volupté insaisissable. »
Les femmes qu’il n’a pas pu mettre dans sa vie, il les a mises dans ses livres ; il a décrit les filles séduites et les héritières, les cruelles et les sentimentales, les veuves tentées et les implacables, les patriotes et les alcooliques, les Putiphar de garnison et les filles de ferme, les lesbiennes et les faiseuses de monstres, les Ouled-Naïl et les jeunes Indiennes, les mourantes et les déterrées, les pleureuses qui « font » les cimetières et les épouses qui se font payer leurs nuits par leur mari, les vertus farouches et les dames mûres qui débauchent les gamins, les solitaires des villes d’eau et les courtisanes d’occasion, les amantes de clair de lune et les « négresses » de bordel, les expérimentées et les tâtonnantes, les mères coupables et les mangeuses de successions, les pures sœurs de charité et celles qui se donnent au cocher pour ne pas payer la diligence, les épuisantes et les épuisées ; mais ce qu’il a de moins bien réussi, ce sont les mondaines ; elles entrent dans sa vie à une mauvaise époque, attirées comme des mouches diaprées par l’odeur faisandée du succès. Dans les deux sens du mot, elles gâtent l’écrivain.
Comment digérer la fastidieuse Mme de Burne ? Quand on lui dit :
— Vous êtes tout ce que j’aime au monde...
Chut..., minaude-t-elle.
Ayant accepté un rendez-vous d’amour elle décide de s’y rendre avec une heure de retard. Admirons-la dans son coupé à deux chevaux :

« Elle ouvrit sur le devant du coupé, une sorte de petit placard invisible caché sous la soie noire dont la voiture, vrai boudoir de jeune femme, était capitonnée. Dès que les deux portes mignonnes de cette cachette se furent rabattues sur les côtés, apparut une glace à charnières, qu’elle fit glisser en l’élevant à la hauteur de son visage. Derrière cette glace s’alignaient, en des niches de satin, quelques petits objets en argent : une boîte pour la poudre de riz, un crayon pour les lèvres, deux flacons à parfums, un encrier, un porte-plume, des ciseaux, un mignon (chez elle tout est mignon) couteau à papier pour couper le livre, le dernier roman qu’on lisait en route. Une exquise pendule, grande et ronde comme une noix d’or, était fixée dans l’étoffe. Mme de Burne pensa : « J’ai encore une heure au moins » et elle toucha un ressort qui fit prendre au valet de pied, assis à côté du cocher, le tube acoustique pour recevoir l’ordre. Elle attira l’autre bout, dissimulé dans la tenture et, approchant ses lèvres du petit porte-voix taillé dans un cristal de roche :
— À l’Ambassade d’Autriche..., dit-elle. »

Quand on pense que les critiques les plus sévères du temps, un Brunetière, un Jules Lemaître, un Anatole France, se sont pâmés devant ces agneaux anémiques de la Plaine Monceau, on reste confondu et l’envie vous prend de retourner embrasser les bonnes joues lisses de Boule-de-Suif, « petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, une peau luisante et tendue, une gorge énorme... » Voilà qui nous console du pâle et ravissant visage de Mme Andermatt. Fuyons le célimenesque salon de Mme de Burne et remontons en hâte à un autre salon, celui de la Maison Tellier, revoir Fernande, presque obèse, Raphaële la Marseillaise, rouleuse des ports de mer, avec ses cheveux noirs, lustrés à la moelle de bœuf, une taie sur l’œil. Car, ayant décrit tant de femmes, d’une plume sifflante comme une cravache, Maupassant a réussi à nous en faire aimer quelques-unes, quelques belles putains et un certain nombre de deshéritées, des éclopées, des infirmes de l’amour, des vieilles filles « dont les jupes dégagent toujours une odeur de chien mouillé », celles qui ont été échaudées une fois et qui ne s’y sont plus risquées, la Reine Hortense (cette vieille demoiselle qui, dans son agonie, se croit mère), Miss Harriett et les Anglaises sans âge, « avec des dents à faire peur aux plats et aux hommes », et Clochette, la pauvre lingère que l’amour a rendue boiteuse à vie, et Mlle Perle, et les petites bourgeoises aimantes et maternelles... mais jamais, jamais, jamais une femme du monde.
Ce Maupassant de 1888 si parisien, comme il nous déçoit ! Ses nouvelles sont pleines de « petites comtesses » et de « petites baronnes ». Il a pour elles de jolis mots de boulevardier (« elle dormait du sommeil heureux des divorcées... ») Il leur offre de jeunes amants en costume d’intérieur « très coquet » de velours doublé de soie, qui, au fond des entresols du quartier de l’Europe se penchent sur « ce qu’il y a en elles d’insaisissable ». Mais la province aussi n’a d’yeux que pour lui car il y a pris la défense de la provinciale : « Moi, je déclare que la provinciale vaut cent fois plus que la Parisienne ; elle ne promet rien, donne beaucoup ». (De telles phrases lui assuraient d’un coup des milliers de lectrices, à la sortie de la messe. Si le roman conduit à l’adultère, il ne faut pas oublier que l’adultère ramène au roman. « Après la première étreinte, elle se reprend à rêver, elle a lu, elle lit... »).
« Plaire aux femmes ! avait écrit Maupassant en 1884 dans son Étude sur Gustave Flaubert, voilà le désir ardent de presque tous. Être par la toute puissance du talent, dans Paris, dans le monde, un être d’exception, admiré, adulé, aimé, qui peut cueillir presque à son gré ces fruits de chair vivante dont nous sommes affamés. » Ce rêve, il le réalise. Il a tous les prestiges, bien qu’à trente-huit ans, il commence à se juger un peu sur le retour et à jalouser les jeunes hommes rencontrés dans le salon de Mme Waldeck-Rousseau. On l’y voit tel qu’une amie nous l’a décrit : « intime et expansif dans la société des femmes, poli et mesuré dès qu’il y a des hommes ». Les gros tirages, la célébrité, sa légende (il écrit ses romans dans un cahier bleu sombre semé d’étoiles d’argent ; il est insaisissable ; il vit sur la mer... etc...), ses travaux d’Hercule, sa réputation d’auteur « risqué », beaucoup de charme (très bonne analyse du charme et de son mystère dans le conte intitulé Un Portrait), tout en lui agit sur les femmes, même cette fascination qu’exerce sur elles la p.g. et ses paroxysmes, fait bien connu des psychiatres.
Maupassant leur chante le néant de la vie, ce qui pour elles veut dire la réalité du plaisir. Dans ses contes, et plus encore dans ses romans, Maupassant célèbre l’amour et la mort : « l’Anglaise était tombée sur moi, je l’avais saisie dans mes bras et follement, croyant venue ma dernière seconde, je baisais à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux... » (L’Épave.)
Ses livres font l’amour en plein air, un peu partout, au bruit des grenouilles ou de la mer, dans un bateau ou dans une cabane de berger. Comment ne pas être captivée par un homme qui a failli être condamné pour outrages aux mœurs, ayant chanté :
L’adorable inconnu des robes qu’on soulève....
et, en des vers où semblent pleurer les ardeurs déçues de son vieux maître Louis Bouilhet :
Nous mourrons l’un par l’autre ; et nos poitrines creuses
Changent nos jours futurs contre autant de baisers.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mon espoir se bornait au nœud de sa ceinture
Il excelle à rendre la violence et l’instantanéité du désir (La Petite Roque, Ce Cochon de Morin, etc...). Et surtout il fut le premier qui ait décrit le désir physique en toutes lettres, qui ait osé le « Ah ! prends-moi » dans la Revue des Deux Mondes ; non plus le désir dix-huitième siècle, édité pour quelques seigneurs à Cochonopolis, mais le vertige bourgeois à trois francs cinquante.
Tout en n’aimant pas les femmes, car il n’en aime aucune, Maupassant les aime cependant par-dessus tout. Il les traite de « rosses inconscientes », de « merveilles de chair ronde et douce qu’habite l’infamie » ; il confond la « femellerie » avec la féminité, mais il écrit au même instant : « Il suffit d’une jolie femme, voyez-vous, pour électriser les Français ». « Si une jolie femme m’ordonnait de passer par le trou d’une aiguille, je crois que j’y sauterais comme un clown dans un cerceau. Je mourrai ainsi, c’est dans le sang. Je suis un vieux galantin, moi, un vieux de la vieille école ! La vue d’une jolie femme me remue jusque dans mes bottes » (Les Idées du Colonel). (Et ne doutons pas que ces soient les idées de Maupassant.) Il se donne infiniment de peine pour l’Éternel Féminin. Il croit au sourire de la Joconde. « La vraie femme que j’aime c’est l’Inconnue, l’Espérée, la Désirée... » (La Revanche.) Et puis il retombe dans son éternelle sécheresse : « Je n’ai jamais aimé, confesse-t-il dans Le Colporteur. Je crois que je juge trop les femmes pour subir beaucoup leur charme. Il y a dans toute créature l’être moral et l’être physique. Pour aimer, il me faudrait rencontrer entre ces deux êtres une harmonie que je n’ai jamais trouvée. Toujours l’un des deux l’emporte sur l’autre. Les jolies femmes, le plus souvent, n’ont pas une intelligence en rapport avec leur personne. » « Il faudrait aimer, aimer éperdument, sans voir ce qu’on aime, car voir c’est comprendre et comprendre c’est mépriser. » (Un cas de Divorce.)
Maupassant s’était jeté sur les femmes comme le taureau sur le chiffon rouge. Ce fut avec des cornes déjà bien endommagées qu’il chargea les femmes du monde. Mais celles-ci, moins gâtées qu’on ne pense, se trouvèrent comblées ; « Par lui, écrit Lorrain, les dames du faubourg Saint-Germain apprennent ce que les filles racontent rue Colbert ».
Ces femmes qui l’entourent et qui contribuèrent à le lancer sont le plus souvent des dames juives ou des étrangères en vue ; dès 1884, il a le plus fade des flirts épistolaires avec Marie Bashkirtcheff. C’est à une dame du grand monde israélite qu’il doit l’idée de Fort comme la Mort. Ce drame était vraiment arrivé ; Bourget qui le connaissait et qui avait l’intention d’en faire un roman, eut l’imprudence de se confier à cette dame qui aussitôt, pour plaire à Maupassant, lui proposa ce sujet comme venant d’elle. Bourget ne connut la trahison que par la lecture du livre de son confrère. Il ne lui restait plus qu’à tirer du thème ainsi défloré La Duchesse Bleue, qui est fort médiocre. Je tiens cette anecdote de M. Paléologue.
Des trois grandes amitiés féminines de Maupassant, une seule est Française, Mme Lecomte du Nouy ; la belle Marie Kann, née Warschawsky (la propre tante d’Ida Rubinstein) est une Juive russe ; enfin la plus célèbre, la plus adulée, la plus sensationnelle de ces sirènes, la comtesse Potocka, est Polonaise.
Celle-là était le type même de l’élégante cosmopolite d’il y a soixante ans. Italienne par sa mère, la princesse di Regina, et Polonaise par son père, très musicienne, très spirituelle, d’une grande beauté, elle avait un visage parfait, les traits de la Vénus de Milo et la douceur de la Vierge à la Chaise au service d’une âme de tortionnaire ; Bonnat, portraitiste attitré des baronnes de la finance, a fait d’elle un célèbre portrait. Des chiens féroces gardaient sa chasteté et sa chambre à balustres d’or. Maupassant lui envoyait des madrigaux ; à la vente du comte de S..., il y a trois ans, on a pu voir ce petit poème inédit : « écrit sur l’éventail en porcelaine doublé de soie et à monture de nacre, appartenant à la Comtesse N. Potocka » :
I
Vous m’avez donné Madame
Un étrange chapelet
Qui m’a pris le cœur et l’âme
Comme un agile filet !

Où sont mes goûts de naguère ?
On me disait libertin !
Aujourd’hui je n’ai plus guère
Que des soifs de sacristain.

Je me prosterne et je prie,
Chaque jour à deux genoux
La bonne Vierge Marie
Qui, d’en Haut, veille sur nous.
II
Je récite l’Angélus
Brûlant d’une ardeur nouvelle !...
Mais ne vous étonnez plus
Mon secret — je le révèle !

Au fond du ciel étoilé
La Vierge m’est apparue
Découvrant son front, voilé
Par un grand manteau de nue !

J’ai cru... N’ai-je point rêvé ?
Oui j’ai cru... Dieu me pardonne !
En bredouillant mes « Ave »
Que c’était vous la Madone !
À d’autres moments, Maupassant se montrait moins respectueux ; la Comtesse Potocka lui ayant envoyé comme enjeu d’un pari perdu des poupées parfumées, simulacres en étoffe d’autres poupées mondaines qu’elle devait inviter à sa table le lendemain pour le rencontrer, il renvoya les six poupées après leur avoir gonflé le ventre de chiffons, avec cette mention : « Toutes, en une seule nuit » (ce qui prouve que dans ce milieu libre on plaisantait Maupassant sur ses facultés génésiques). Mais c’est à la Comtesse Potocka aussi qu’il écrivait de Cannes, le 13 mars 1884 pour lui offrir une amitié amoureuse et sentimentale ; il sollicita en vain cette femme belle et cruelle qui sut tenir sa fougue à distance.
« Je pense à d’autres personnes avec qui j’aime causer. En connaissez-vous une de celles-là ? Elle n’a pas le respect obligatoire pour les maîtres du monde et elle est franche dans ses pensées (du moins je le crois), dans ses opinions et dans ses sentiments. Et voilà pourquoi je songe si souvent à elle. Son esprit me donne l’impression d’une franchise brusque, familière et séduisante. Il est à surprises, plein d’imprévu et de charme étrange. Malheureusement je ne crois pas à sa sympathie tenace... L’amitié qu’elle peut avoir vient-elle de son ennui un instant distrait, de sa fantaisie amusée, ou de quelque chose de plus profond et de plus humain, de ce lien de l’intelligence qui fait les relations durables, et de cet inexprimable accord des esprits qui met un plaisir subtil, mental et physique jusque dans la poignée de mains. Je m’exprime mal... etc... »
Cette lettre touchante, maladroite et mal tournée, manqua son effet. La belle étrangère ne fit guère autre chose pour Maupassant que de lui ouvrir, dès 1884, un salon où il fréquenta la plus amusante et la plus brillante société parisienne, où il fut à même de rencontrer la meilleure.
La comtesse avait constitué autour d’elle une petite cour d’amour ou plus exactement une république de soupirants ou mieux encore un Suicide-Club sentimental qui se surnommait les Macchabées. Chaque membre des Macchabées recevait de la patronne un bijou orné de saphirs et d’une couronne comtale aux initiales de l’enchanteresse ; au revers, en lettres d’émail bleu, on lisait : « À la vie, à la mort », ce qui indiquait que l’élu devait s’aller noyer s’il en recevait l’ordre. Tous les vendredis un dîner réunissait les principaux « Macchabées », Widor, Gervex, Taigny, Georges Legrand, Schlumberger le byzantinisant, Jacques-Émile Blanche, le vieux conseiller Bachelier, Caro le philosophe, Ignace Ephrussi, Forain, le duc de Luynes, Louis Cahen, Bourget (tremblant, convive irrégulier, mal noté), Maupassant. Ces amis se jalousaient, s’épiaient, rivalisaient de rosseries pour plaire à la sirène, se jouaient mille farces. La marquise de Belbœuf en maillot faisait du trapèze au-dessus de leurs têtes. Dans la salle d’escrime, torse nu, on se livrait à des duels au pinceau dirigés par Gervex et Prévot, le maître d’armes de l’Épatant. À d’autres repas venaient les demi-Macchabées, Broglie, d’Haussonville, d’Harcourt, Camille Doucet, Melchior de Vogüe, Jules Lemaître et les ambassadeurs « chic » c’est-à-dire l’ambassadeur d’Autriche, l’ambassadeur d’Allemagne et Lord Lytton, ambassadeur de Grande-Bretagne. Cuisine et livrée de premier ordre, service de vermeil. La comtesse, malgré son exotisme et ses extravagances, fut toujours très soutenue par les Luynes et par ce que la société française avait de plus douairière et de plus gratin. C’était vraiment une des reines de Paris, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir une fin misérable. Seule, ruinée, sans amis ni domestiques, elle avait échoué dans un petit hôtel où on la trouva morte, son cadavre rongé par les rats.
C’est chez la comtesse Potocka que Jacques-Émile Blanche rencontra Maupassant.

« Quand je fis la connaissance de Maupassant, m’écrivait-il cet hiver de sa propriété d’Offranville, il avait le type sous-off, portait le col rabattu à l’amant d’Amanda. En été, très canotier d’Argenteuil. Il ressemblait comme un frère au baron Barbier, l’homme debout, tête penchée sur la table du Déjeuner de Renoir... Il parlait peu, sans ce qu’on appelle esprit, physionomie grave, inquiète, semblait-il ; un convive “terne” selon Mme Aubernon, chez qui je ne l’ai jamais rencontré (une exception à cette époque). Ses amours, ses débats avec l’aimée (Marie Kann) et les autres, le rendaient presque muet, comme en état d’hypnose. Chez Madeleine Lemaire, j’ai souvenir d’une soirée de têtes ou costumes de papier. J’étais en Lohengrin, cygne sous le bras, casque, et Maupassant, comme un chien errant, parmi les déguisés... »

Joli portrait, complété par celui tout à fait remarquable et rarement cité par les biographes, que nous devons à la plume de Georges de Porto-Riche. Jamais Maupassant n’avait ainsi été pris sur le vif. Tracé en 1885, ce portrait ne fut publié que quarante ans plus tard.
Je vais en transcrire l’essentiel. Cela débute par une flatterie qui a dû aller droit au cœur de Maupassant :
« Il n’a pas l’air d’un homme de lettres. »

« M. de Maupassant est un gaillard de trente-cinq ans, assez mince, de tournure militaire, correctement vêtu.

« Quand il ne sait pas qu’on le regarde, il a dans la physionomie quelque chose de dur et d’insolent.

« Mais dès qu’on cause avec lui... l’effronterie de tout à l’heure fait place à une bonté polie qui semble naturelle. Le regard est peut-être soupçonneux, mais la voix est particulièrement douce.

« Il s’exprime exactement comme il écrit. En l’écoutant, on reconnaît sa prose. Sa conversation est prudente, calculée... On a toujours tort avec ce Normand.

« L’auteur de la Maison Tellier est chaste dans ses propos... Je le crois de ceux qui ne savent pas être inconvenants à demi.

« Il est d’ailleurs d’une impassibilité singulière. Jamais il ne questionne.

« Que la conversation tombe quand il est chez vous, il la laisse tomber, mais ne s’en va pas. On se demande toujours si on l’ennuie ou si on lui fait plaisir. Il semble jouir de la gêne des gens.

« Il écoute les discussions les plus élevées et les inepties les plus lourdes avec une égale sérénité.

« Tous les hommes et toutes les choses doivent avoir la même importance ou la même insignifiance à ses yeux.

« Si on le jalouse, lui ne jalouse personne... Il n’a pas la maladie du confrère... Il n’appartient à aucune coterie, il n’est d’aucune bande... Il gagne soixante mille francs par an avec sa plume et ne s’occupe pas des autres. »

(Ceci dit avec admiration par un homme qui fut toujours criblé de dettes.)

« Ce qui l’intéresse, c’est la nature... Pour les champs, les bois, les rivières, cet insensible a du cœur.

« En le regardant de près, je trouve qu’il ressemble à ses paysans. Comme eux, il me paraît à la fois misanthrope et farceur, patient et madré, rêveur malgré lui et libertin.

« La préoccupation constante de Guy de Maupassant est de ne pas être dupe... Il marche revolver au poing.

« S’il rencontre une bonne action, il la démonte. Les vilains tours le ravissent. C’est la mise en chair et en os des Maximes de la Rochefoucauld.

« Entre nous, il exagère... Je sais de lui plusieurs traits généreux qu’il cache soigneusement. »

(En effet, on sait par Léon Fontaine qu’il servait anonymement une pension à un grand écrivain tombé dans la gêne ; et Fontaine déclare à cette occasion que Guy était loyal, serviable, incapable de bassesse et très bon ; il est de fait que ses domestiques, Tassart, ses marins, l’adoraient.)

« Je le soupçonne seulement de vouloir étonner.

« “Bel-Ami, c’est moi !” disait-il en riant, au moment de l’apparition de son volume ; et quand on allait le voir alors, on le trouvait en train de travailler avec une énorme casquette à pont sur la tête, une casquette ornée du petit animal aquatique que vous devinez. Les accroche-cœur n’étaient pas oubliés.

« Son logis est simple, encombré de bibelots de mauvais goût, très chaud, très clos, très parfumé.

« À peine est-il arrivé que le monde le prend. On l’accable d’invitations, et quand un ami lui demande de venir dîner chez lui, M. Guy de Maupassant ouvre gravement, comme un docteur, un petit carnet aux coins dorés, et lui indique un jour très éloigné.

« Les femmes le recherchent, elles l’adulent, elles se disputent ses manuscrits, elles corrigent ses épreuves.

« Comment ne serait-il pas la préoccupation, sinon l’idole des femmes ? Chacune sait bien qu’il est un savant dont elle est la science et le culte.

« Pourtant, M. Guy de Maupassant n’aura pas de peines de cœur ; en prenant les choses, il est prêt à les quitter.

« Certaines émotions ne sont pas en son pouvoir : c’est un impuissant moral. »


Porto Riche était bien fait pour comprendre son modèle. Comme lui trop aimé et n’aimant pas, ou aimant mal, comme lui préoccupé d’échapper à tout despotisme en amitié et plus encore en amour, il s’est décrit dans ce sonnet de Bonheur Manqué qui s’applique tout aussi bien à Maupassant :
Et c’est ainsi que nonchalant
Vers la mort que j’aime et qui m’aime
Je m’achemine en désolant
Les gens, les choses et moi-même...
Le jour vint cependant, si nous en croyons les amis, où ce cœur indifférent se mit à battre. Le malheur c’est qu’ils n’ont pu se mettre d’accord sur l’élue ; s’agit-il de Marie Kann ou de celle que Borel appelle « la plus aimée », ou de la femme en gris de Tassart ? Est-il vrai qu’usé par la maladie qui dès 1885 lui bouleversait les nerfs, le taureau normand ait perdu son équilibre et soit tombé à genoux devant la belle Russe ? Présage sinistre, le mari de cette femme était mort fou dans la maison de santé où quelques années plus tard, Maupassant, à son tour, s’éteignait en pleine démence.
Ce que nous savons de cette aventure avec Mme Kann n’est pas grand chose.
« Dans la haute société israélite, dit Jean Lorrain, Maupassant devait rencontrer la femme, la capricieuse et l’ennuyée dont la fantaisie féroce hâta le déséquilibrement du pauvre grand écrivain. C’est à une mondaine que la littérature doit la disparition du talent de Maupassant. »
M. Lucien Descaves, qui d’ailleurs a dû craindre de s’être trop avancé car par la suite il s’est refusé à toute précision, publia, dans l’Écho de Paris du 24 octobre 1897, cette phrase vengeresse : « De ce côté encore (la société des femmes du monde) quelles amertumes, quels déboires, quelles dérisions !... Je raconterai un jour une scène effroyable, terminée par le coup de marteau, peut-être décisif, qu’une coquine asséna sur cette belle intelligence déjà chancelante... C’est d’une cruauté sauvage, inouïe... »
Mais la folie de Maupassant avait des causes physiologiques trop réelles pour que nous lui en cherchions de sentimentales.
On a vu plus haut que Jacques-Émile Blanche attribue à son amour pour Marie Kann et à ses débats avec l’aimée le silence absorbé de Maupassant. Mais M. Paléologue qui a bien connu l’écrivain, l’a toujours trouvé taciturne, un convive terne qui ne sortait de son mutisme que pour raconter des anecdotes salées. Mon père, qui m’en parlait souvent, en avait rapporté la même impression. Invité chez la duchesse de R... Maupassant disait à la petite fille de la maison, la future princesse M... : « On m’invite ici pour que je parle ; eh bien je ne dirai pas un mot. »
Ce qui est plus révélateur ce sont les confidences faites par Mme de Maupassant au baron Lumbroso qui les a recueillies et publiées un an après la mort de son informatrice dans son livre intitulé Souvenirs de Mme de Maupassant. Il est difficile de savoir si Mme de Maupassant avait des défaillances de mémoire ou si elle créait volontairement de pieuses légendes autour de son fils ou si le baron Lumbroso ne s’est pas parfois trompé, car des erreurs ont été relevées dans ce livre qui ne semble pas digne d’une créance absolue. Quoi qu’il en soit, Mme de Maupassant dit que la veille de Noël, Guy, invité chez elle, lui avait télégraphié pour se décommander car il « est obligé de réveillonner aux Îles Sainte-Marguerite avec Mesdames X... Que s’est-il passé ? Je me le demande encore. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après ce réveillon maudit, dès le lendemain, par le premier train, ces femmes du meilleur monde, deux sœurs, l’une mariée, l’autre veuve, repartirent pour Paris sans dire pourquoi. Bien qu’en visite avec moi, elles n’ont plus jamais donné signe de vie... pas même une carte après la catastrophe... La mort même ne sembla pas les avoir désarmées. » Et M. Louis Thomas affirme que cette femme « d’origine juive était l’héroïne de Notre Cœur ».
Or Tassart dément catégoriquement cette histoire d’un réveillon de Noël en mer et l’on sait par une lettre de Maupassant au docteur Daremberg que Mme Marie Kann et sa sœur Mme Albert Cahen lui ont simplement fait visite le 24 décembre : « Surtout ne répétez à personne que ces dames sont venues pour me voir, cela les compromettrait horriblement. D’ailleurs toute leur famille est ici et je crois bien que sans cela elles ne seraient pas venues. » Cette visite doit avoir fait peu d’impression sur Tassart car il ne la mentionne même pas. Il craignait pour son maître un tout autre danger féminin. Nous verrons plus tard lequel.
Il n’y a dans la correspondance de Maupassant que ces trois lignes sur Marie Kann, plus quelques mots dans une lettre à la comtesse Potocka où Guy prévient qu’il a écrit à Mme Kann pour la prier de ne pas faire manquer par sa défection une partie de plaisir qu’il vient d’organiser. La vivacité légèrement gouailleuse de la phrase cadre mal avec l’évocation de la femme aimée ; de plus vers la même époque, Maupassant écrivait à Mme Lecomte du Nouy à propos de Mont-Oriol : « Il m’arrive quelquefois, en préparant un chapitre poétique au clair de lune, de m’imaginer que ces aventures-là ne sont pas si bêtes qu’on le croirait. » Est-ce là une façon pour un amant de parler de l’amour ?
D’ailleurs Mme Lecomte du Nouy dans ses souvenirs sur Maupassant (En regardant passer la vie), note ceci qui est sûrement exact : « Les femmes dont il semblait l’esclave, n’étaient pas aussi haut dans sa pensée qu’elles l’ont pu croire. Quand je lui demandais : “Vous pouvez les aimer après avoir analysé leurs sentiments mesquins... ?” Il répondait : “Je ne les aime pas, mais elles m’amusent ; je trouve ça très farce de leur faire croire que je suis sous le charme. Une d’elles ne mange plus devant moi que des pétales de roses.” »
C’est criant de vérité.
Mais il y a mieux ; l’année d’après, Maupassant écrit à Mme X... qui n’est pas Marie Kann, ces lignes passionnées : « Un désir insensé de vous revoir n’est entré dans mon cœur... Ne le sentez-vous pas autour de vous, rôder ce désir, ce désir venu de moi qui vous cherche, ce désir qui vous implore dans le silence de la nuit. » (Nous sentons là surtout un exercice de rhétorique.) « Vous me rejoindrez, n’est-ce pas, mon adorée, vous me rejoindrez à... »
Cette lettre qui relègue décidément aux vieilles lunes la belle Mme Kann, a été adressée à l’inconnue numéro un, à celle que M. Pierre Borel, l’ayant prise très au sérieux, a surnommée « la plus aimée ».
« La plus aimée », c’est cette dame qui a publié dans la Grande Revue du 20 octobre 1912 un article intitulé : Guy de Maupassant intime, signé Mme X... Elle s’y décrit et M. Pierre Borel la décrit comme une âme exquise et tendre, la plus sûre amie de l’écrivain qui est « son héros, son dieu ! », celle à qui il ouvre son pauvre cœur torturé et qui le console, celle qui jusqu’à la dernière minute veille sur lui, va le voir à la maison de fous, s’efforce de l’en faire sortir, celle à qui dès 1885, il fait confidence de ses hallucinations et à qui de Tunis, en 1887, il écrira la lettre passionnée : « vous me rejoindrez n’est-ce pas, mon adorée... » Seulement M. Borel ajoute que Maupassant l’a connu chez la comtesse X... (lisez comtesse Potocka) et qu’elle est l’héroïne de Notre Cœur. Du coup « la plus aimée » se confond avec Marie Kann et perd toute réalité. J’incline à croire que si « la plus aimée » a eu une existence propre, c’est seulement en qualité d’amie, qui par surcroît a pu être une passade et les lettres publiées par Mme X... comme adressées à elle feraient simplement, dit-on, partie d’un roman en collaboration. L’écrivain a parlé lui-même, d’ailleurs, de ces amourettes « où une tristesse vague fait penser à l’amour ». En 1890, à propos d’indiscrétions dont sont victimes les écrivains après leur mort, il écrit : « l’idée qu’on parlerait d’Elle et de Moi... qu’on analyserait mes émotions, qu’on déculotterait ma respectueuse tendresse (pardonnez cet affreux mot qui me semble juste), me jetterait dans une fureur violente. » De qui s’agit-il ? En tout cas de l’objet d’une respectueuse tendresse, sans plus.
Il est de fait que les femmes ne le laissent pas en repos ; il connaîtra toujours :
Cet étrange tourment où nous jette une femme.
« Marie Kann l’a fatigué plus que quiconque », ont dit les docteurs Voivenel et Lagriffe ; et dans l’ombre on en voit glisser bien d’autres. Une secrétaire, une femme mariée (« je suis à Rouen mais pas seul ; il faut un grand mystère pour celle qui m’accompagne car elle à un mari gênant », écrit-il à Pinchon en 1890), une journaliste, quelques passantes. Mais nulle part on n’aperçoit le visage de l’Amour.
Jusqu’au bout Maupassant est resté le « fier mâle » qui se veut vacant et disponible pour toutes les femmes. Le docteur Ladame explique par un traumatisme précoce, une révélation grave qui aurait bouleversé l’âme de l’enfant (ce dont d’ailleurs il n’avance aucune preuve), « ce renoncement à la vie sentimentale qui aggrava le pessimisme de l’écrivain ». Mais où il voit renoncement, l’entourage et la mère elle-même ont vu, plus simplement, un cœur qui ne s’est pas réveillé parce que les sens ne lui en ont pas laissé le temps.
On n’a pas, comme Maupassant, une constitution d’une force exceptionnelle sans avoir de très gros besoins physiques : besoin de grand air, de dépense athlétique, excès de nourriture, sensualité très développée dans tous les domaines, et surtout dans le domaine sexuel. Sur cette sexualité très grande mais non anormale, agirent l’hérédité (père coureur, mère névropathe, oncle névrosé), puis la maladie. Résultat : un passionné sexuel d’abord, puis peu à peu, un obsédé. Comment un tel homme aurait-il pu n’aimer qu’une femme à la fois et lui rester fidèle ? Pour donner un aliment à ses rêves érotiques, à « l’inexprimable désir, comme il dit, sans forme précise et sans réalité possible qui hante l’âme des vrais sensuels », il fallait que ce désir passât de l’imagination dans les sens et qu’il fût sans cesse excité par le changement.
Un critique a dit de Maupassant « qu’il était un faune triste revenu à la vie primitive ». Hélas, c’était un faune malade et c’est là qu’il faut chercher les raisons de l’empire qu’exerça sur lui la fameuse « femme en gris », la seule femme vraiment fatale qu’il ait rencontrée.
La femme en gris ne nous est connue que par Tassart mais il en a fait un tel portrait qu’elle est pour nous autrement réelle et vivante que les Marie Kann, les « mon adorée » et autres objets de la « respectueuse tendresse ». Elle apparaît pour la première fois le 18 mai 1890 :

« J’ai, depuis quelques jours déjà, installé la garçonnière de mon maître, ici, tout près, dans le bas de notre rue même, et, malgré cela, il reçoit ici une femme. Voici pourquoi la mise en place des rideaux de sa chambre était si pressée !

« Comme c’est singulier ! Je la connais à peine, cette femme ; en entrant, elle prononce seulement le nom de M. de Maupassant, et, sans me regarder, comme un automate, elle entre au salon. Ni ce jour-là ni les jours suivants, Monsieur ne me dit mot du passage à la maison de cette presque inconnue. »


« Fin Juin 1890.

« ... La dame inconnue est revenue plusieurs fois. Son attitude n’a pas varié ; elle entre et sort toujours de même, ce n’est pas une cocotte ; quoiqu’elle soit trop parfumée, elle n’a rien des professionnelles, elle n’appartient pas non plus à cette société du monde distingué où l’on rit et que mon maître a fréquentée. C’est une bourgeoise du plus grand chic ; elle a tout à fait le genre de ces grandes dames qui ont été élevées soit aux Oiseaux, soit au Sacré-Cœur. Elle en a gardé les bonnes et rigides manières.

« ... Je ne lui ai pas beaucoup parlé, mais je sens très bien par qui a été modelée cette intelligence qui ne se découvre pas et qui est d’une étendue surprenante.

« Elle est d’une beauté remarquable et porte avec un chic suprême ses costumes tailleur, toujours gris perle ou gris cendré, serrés à la taille par une ceinture tissée en vrais fils d’or. Ses chapeaux sont simples et toujours assortis à la robe, et sur son bras elle porte un petit collet, si de temps est douteux ou à la pluie... »


« Fin février 1891.

« ... Mon maître suit toujours le bord de la mer et, un peu avant l’établissement de bains, sa silhouette disparaît dans un jardin qui borde la route de la Croisette. Dans un nid de verdure se trouve une villa aux balcons dorés. Il me semble voir encore l’illustre romancier poser la main sur la rampe pour s’aider à gravir le demi-étage, d’où l’on domine l’horizon. Il allait retrouver la dame à la tenue modeste, impeccable et rigide, l’énigmatique... »


« Août 1891.

« ... Le 15 à 9 heures du matin, une voiture est à la grille du jardin. Une dame en descend. Ah ! mon Dieu, voilà mes pressentiments réalisés ! Elle explique que c’est à son voyage en Suisse que nous devons l’honneur de sa visite...

« Six jours plus tard, un coupé est de nouveau à la porte pour emmener la visiteuse, mais quel n’est pas mon émoi, quand je vois le cheval s’abattre comme une masse... Enfin la bête se remet sur pied et peut conduire à Genève celle que mon maître voyait s’éloigner avec plaisir. »


« 20 septembre 1891.

« ... Le 20 septembre, vers 2 heures de l’après-midi, le timbre électrique, dont les piles n’ont pas été renouvelées depuis plusieurs mois, sonne d’une manière traînarde. Je vais ouvrir et je me trouve en face de cette femme qui a déjà fait tant de mal à mon maître. Comme toujours, elle passe raide, et entre dans le salon sans que son visage, qui paraît de marbre, ait fait le moindre mouvement... Je me retire dans ma chambre, un sentiment de tristesse mêlé d’un peu de colère, me saisit. Ne devrais-je pas dire son fait à la visiteuse néfaste, lui reprocher le crime qu’elle commet de gaîté de cœur, au besoin la mettre dehors sans cérémonie ?... Mais, puisque mon maître voulait bien la recevoir, je ne pouvais que m’incliner... Je puis dire maintenant combien je regrette de ne pas avoir eu alors le courage de céder à ces impulsions d’éloigner ce vampire ! Mon maître vivrait encore...

« Le soir, il semble accablé et ne souffle mot de la visite. »


« Le 19 octobre 1891.

« ... Et il ajoute qu’il aurait besoin d’un long repos... et surtout de ne plus voir la dame en marbre, qui lui fait tant de mal.

« Voici que mon pauvre maître se livre à moi entièrement. Il me fait une courte confession...

« ... Ce soir-là sans doute, son cœur était trop plein, il avait laissé échapper des paroles, qui étaient un aveu dans une réponse qui semblait donner raison aux recommandations nombreuses que je lui faisais depuis si longtemps. »


Cette femme en gris est sinistre avec son « allure d’automate » si révélatrice. C’est l’érotomane venant exiger de cet agonisant qui ne peut plus se défendre sa livre de chair humaine. Mme de Maupassant avait bien raison de redouter les femmes pour son fils : elles l’ont achevé.
Le 1er janvier 1892, à minuit et demi, le facteur apporte un télégramme, venu « d’un pays d’Orient, dit Tassart (ce qui entre parenthèses achève de prouver que la femme en gris n’est pas Mme Kann, à Paris à ce moment-là) et apportant les voeux de l’ennemie la plus implacable de l’existence de mon maître ». Ce télégramme, Maupassant ne l’a pas vu car cette nuit même il tentait de se suicider et sombrait dans la folie.
Il est mort de l’amour sans avoir aimé. « Aucune femme, a dit son ami Charles Lapierre, ne peut se vanter d’avoir éveillé en lui une passion qui lui enlevât sa liberté d’esprit. » Il n’a pas eu besoin de « se murer volontairement dans l’indifférence » selon ses paroles ; (comme si nous étions libres d’être ou non indifférents). Quand vers la fin, dans une lettre d’ailleurs très belle, il disait : « Si jamais je pouvais parler, je laisserais sortir tout ce que je sens au fond de moi de pensées inexplorées, refoulées, désolées. Je les sens qui me gonflent et m’empoisonnent comme la bile chez les bilieux. Penser devient un tourment abominable quand la cervelle n’est qu’une plaie. J’ai tant de meurtrissures dans la tête que mes idées ne peuvent remuer sans me donner envie de crier. Pourquoi ? Dumas dirait que j’ai un mauvais estomac. Je crois plutôt que j’ai un pauvre cœur orgueilleux et honteux... et aussi l’âme des Latins qui est très usée... On me pense sans aucun doute l’un des hommes les plus indifférents du monde. Je suis sceptique, ce n’est pas la même chose, sceptique parce que j’ai les yeux clairs et mes yeux disent à mon cœur : cache-toi, vieux, tu es grotesque. » Il faut voir là l’attendrissement du grand malade sur soi-même. Mais il serait injuste de dire que Maupassant manquait de cœur, il en avait un tout gonflé de pitié pour la pauvre espèce humaine et c’est ce qu’il y a de plus émouvant et de plus durable dans son œuvre ; et surtout il en avait un pour sa mère.
Comme elles sont touchantes, ces pages de confiance, d’affection aveugle, de tendresse pour celle qui a toujours raison et qu’on suit même quand on semble la précéder, celle dont Une Vie retrace l’existence manquée (« alors elle s’aperçut qu’elle n’avait plus rien à faire, plus jamais rien à faire.... »), celle à qui Jean obéit, malgré tout, aveuglément (voir Pierre et Jean) après la confession qu’elle fait à son fils de sa faute, la faute dont il n’est né ; c’est la mère à qui l’on avoue tout, qui absout tout et qui survit à toutes les femmes, la protectrice devant qui on peut laisser tomber le masque jovial et oser être triste. Mères françaises, amantes toujours désertées et toujours retrouvées. « Vous êtes ma mère ! » Ce cri, que Maupassant fait pousser dans son œuvre à tant d’enfants abandonnés ou d’enfants naturels, éclate dans ses lettres à Laure de Maupassant.

« Je me trouve si perdu que je suis obligé de venir te demander quelques bonnes pages. J’éprouve souvent, quand je me trouve seul devant ma table avec ma triste lampe qui brûle devant moi, des moments de détresse si complète que je ne sais plus à qui me jeter. Et je me disais que tu devais avoir aussi d’affreuses tristesses... » (24 septembre 1873).
« Ce qui m’effraie, c’est la solitude absolue où tu vas te trouver cet hiver. » (3 septembre 1875)
« C’est décembre qui me terrifie, le mois sinistre, le mois profond, le minuit de l’année. L’hiver... m’épouvante pour toi. » (6 octobre 1875).
« J’ai encore plus froid de la solitude de la vie que de la solitude de la maison... » (janvier 1881).

Toujours l’accord fut profond entre la mère et le fils ; on sent entre eux, non seulement le bon ménage des habitudes, mais l’harmonie des cœurs, une ressemblance de la chair, une symétrie frappante des caractères, des défauts et des souffrances communes qui durèrent des années et traversèrent sans se modifier tous les âges de la vie...
... jusqu’au repas de famille du 1er janvier 1892, où Maupassant partit tout seul, sans mot dire et ne revit plus sa mère.
C’est le dernier acte de la tragédie. Pour en trouver l’origine il nous faudra remonter très haut.

Je ne sais qui a dit de Maupassant : « C’est un paysan farceur et superstitieux. » La farce permet d’être méchant sans crainte du gendarme ; c’est le délassement du paysan. Les farces sont aussi nombreuses dans l’œuvre de Maupassant que dans sa vie. « C’est très farce », est une de ses expressions favorites. Aujourd’hui, nous ne connaissons plus la farce : comme pour l’amour, notre âge n’a plus le temps.
Au Ministère de la Marine, il avait un solide renom de farceur. Rien ne l’amusait comme de terrifier des gens. Son excellent biographe, Maynial, nous raconte qu’un jour, se rendant à Chatou avec des amis, Maupassant, dans un compartiment complet, une petite caisse de bois sur ses genoux, qui contenait une innocente pendule, louchait d’un air inquiet, chuchotait à ses amis avec un accent russe des histoires de dynamite, de machine infernale propre à faire sauter la société, si bien que la police prévenue les cueillit à la descente du train.
Dans ses Souvenirs, Gervex nous conte que Maupassant était chargé d’électricité et aimait, dans l’obscurité, à faire jaillir des étincelles de ses cheveux pour étonner les dames. La veille d’un duel que Gervex devait avoir avec le baron de Vaux, célèbre tireur au pistolet, Maupassant, pour effrayer ce dernier, afficha dans son cabinet des cartons qu’il attribua faussement à son ami Gervex. En voyage, il se déchaînait ; à Venise, il demandait à Gervex : « pourquoi entre-t-on dans cette ville par les égouts ? »
À Étretat, il faisait croire aux baigneurs parisiens que les vieilles barques abandonnées au haut de la falaise avaient été apportées là par la mer.
Chacun des dîners qu’il offrait servait de prétexte à une farce plus ou moins cruelle, comme de faire rater le train du retour à ses convives, comme d’inviter deux actrices célèbres avec une Sévrienne costumée en adolescent, qui joua si bien son rôle que les actrices y furent prises, ou comme de faire passer un de ses amis pour un riche rastaquouère désireux de se marier, et de le présenter à une demi-mondaine qui partit avec lui, se croyant déjà fiancée ; et Maupassant de se réjouir en pensant à la tête qu’elle ferait le lendemain.
Hugues Le Roux se rappelle qu’à un dîner d’honneur auquel assistaient Savorgnan de Brazza, Molier, Charles Franconi et Villiers de l’Isle-Adam, Maupassant se mit à monologuer en hébreu.
Il cultivait des plaisanteries sinistres. À un souper il s’amusa à déclarer qu’il avait mangé de la viande humaine en Italie (déjà, Baudelaire s’était vanté à Bruxelles de cannibalisme et de sodomie) ; « cela sent le veau fade », déclara Maupassant (ce qui fait penser au « ça sent l’huile d’olive » du marquis de Sade dans une autre excursion gastronomique). « Vous avez mangé de l’homme ? » demandaient les dames horrifiées. « Non, Madame, de l’épaule de femme, c’est savoureux, j’en ai repris. »
Tassart ne tarit pas d’histoires sur les commissions saugrenues dont le chargeait son maître (porter sur la table d’une dame qui donnait un dîner une boîte pleine de petits diablotins sautillants, faire accepter à une autre un panier de grenouilles vivantes qui, dans l’esprit de Maupassant, devaient sauter au visage de la dame...)
C’est toujours Tassart qui nous raconte la dernière réception de Maupassant, le chant du cygne de sa vie mondaine. Elle ne fut qu’une longue et laborieuse farce.
C’était le 17 août 1889 (déjà, à ce moment, la maladie ne laissait guère de répit à l’écrivain). Le yacht Bull Dog avait amené un chargement d’invités pour assister à la fête champêtre de « Guy ». Tout Étretat, quinze cents personnes, s’est massé derrière la haie. Voici les pêcheurs et leurs enfants, les vieux camarades de mer de Maupassant, devenus grands, qui regardent l’ancien compagnon de leur peine s’amuser comme un Parisien, avec des Parisiens. À quel point Maupassant a cessé d’être l’un d’eux, cette haie nous le montre, qui sépare l’écrivain désormais du peuple de la mer.
Dès la porte de la Guillette, le perroquet de Maupassant crie aux dames : « Bonjour, petite cochonne ! » Ombrelles, tonnelles, musiciens en blouses cauchoises sur la pelouse, soufflant dans des serpents. Menant une dame par chaque main, Maupassant se trémousse. Tout le monde danse. Jeux de bascule. Chutes dans la mare.

Puis, c’est le clou, le crime de Montmartre, représenté dans le fond d’un couloir où régnait un demi-jour propice : « Un sergent de ville a pendu sa femme par les pieds et, pris d’une curiosité malsaine, il lui pratique une section dans le ventre, voulant voir des choses qu’il ne comprenait pas. Le sang coule à flots, du vrai sang. Comme couteau, le stylet de mon maître est fiché dans la plaie. L’effet est saisissant, surprenant de réalité ; aussi plusieurs de ces dames sont-elles impressionnées, elles se cachent les yeux pour ne plus voir...

« Dans un groupe, on désigne l’assassin ; le public aidé des pompiers procède à l’arrestation du criminel qu’on conduit en prison. Le prisonnier roublard met le feu à sa prison, toute construite de bois et de paille et arrosée de pétrole. Les pompiers s’emparent de leurs lances, mais au lieu d’éteindre l’incendie, ils arrosent le groupe des dames affolées. »


Maupassant adorait le domino et le masque, ce qui est la forme la plus tangible de l’évasion. Jean Lorrain raconte qu’à Étretat, Guy enfant, de quelques années son cadet, (Jean Lorrain, fils de l’armateur Duval, de Fécamp, était camarade de collège d’Hervé, frère de Maupassant) s’habillait en fantôme pour leur faire peur.
On a vu que Maupassant joua À la Feuille de Rose vêtu en fille de joie ; sous le nom de Mlle de Valmont, il s’était jadis travesti en jeune fille pour confondre une vieille Anglaise. Henri de Régnier vit Maupassant en nègre dans un bal costumé chez le comte Cernuschi. (Tout ce carnaval n’était peut-être aussi qu’un goût insatisfait pour le théâtre).
Ses bons tours se retournèrent d’ailleurs parfois contre lui et il lui arriva de servir de plastron. Les gens du monde, raconte Jean Lorrain, lui en firent voir de dures ; ils l’invitèrent à un bal en habit de couleur où les invités s’étaient donné le mot pour venir tous en habit noir et où Maupassant se trouva seul et très ridicule en violet. Souvent des femmes du monde écrivirent à l’auteur d’Une Vie de fausses correspondances amoureuses et lui donnèrent des rendez-vous auxquels elles ne vinrent pas, auxquels elles envoyèrent leur mari. Octave Mirbeau nous dit qu’un homme de lettres (lui, sans doute) exaspéré par les conversations médicales de Maupassant qui souffrait des yeux, après s’être documenté sur tous les cas de mort amenés par des affections oculaires, les servit à table à l’auteur d’Une Vie fort impressionné.
La farce joue un rôle important dans un bon nombre de contes de Maupassant. Dans Farce Normande, c’est un chasseur nouveau marié, garrotté par ses amis et transporté dans un champ où il lui faut passer sa nuit de noces seul à la belle étoile. Dans Mon Oncle Sosthène, c’est une farce du Vendredi Saint ; dans La Relique, c’est un os de mouton qu’on offre à l’adoration des fidèles ; Une Soirée est une farce de rapin ; La Farce, c’est l’histoire d’un vase de nuit débordant pour avoir été au préalable rempli de phosphore de potassium ; dans Le Parapluie, c’est l’incinération du parapluie de M. Oreille ; dans Nos Anglais, c’est la lecture, faite à un pasteur protestant d’une fausse généalogie du Christ. La Question du Latin est une fumisterie de lycée. On en trouverait bien d’autres dans Bel-Ami, dans L’Héritage, dans Yvette, etc...
Toutes ces plaisanteries ne vaudraient pas qu’on s’y arrête si l’on n’y devinait, à l’état larvé, tantôt la folie des grandeurs, tantôt la manie de la persécution, tantôt une cruauté sadique, bref, toutes ces tendances qui plus tard, tourneront si mal. Vers la fin de sa vie, Maupassant affirmait qu’au cours d’une visite d’escadre, il avait eu droit à autant de coups de canon qu’un amiral. Il est épouvantable de penser à tous les microbes pathogènes que peut contenir en germe une innocente blague.
Ces farces sont comme des interventions violentes de la joie contre la mort, un dernier essai de réconciliation avec la vie, une fusion tentée entre la comédie et le drame, une convulsion du rire en attendant les convulsions de l’agonie qui ne vont pas tarder. Les contemporains n’en ont pas deviné le côté tragique. Elles contribuèrent à perpétuer la légende du joyeux canotier ; elles firent répéter à l’entourage, trompé par les apparences, cette sentence qu’on entend à tout bout de champ : « Maupassant est la santé même, son art est la santé même. »

La santé même...
Cette phrase va de pair avec la phrase classique des médecins : « Ce n’est rien, ce sont les nerfs. » Qu’y a-t-il derrière cette façade ?
Dès l’âge de 25 ans le joyeux et robuste garçon écrivait à sa mère : « J’ai six projets de contes, tous bons ; par exemple, ça n’est pas gai. » Il est curieux que ce pessimisme précoce qui englobait tous les hommes et toutes les femmes ait toujours cédé devant la nature. Les paysages de Maupassant respirent tous une sérénité heureuse. Mais le bonheur dont le comblait le contact de la terre, et surtout de l’eau, s’évanouissait instantanément à l’approche des humains. Néanmoins son entourage ne voyait là qu’un bref accès de tristesse organique. La France étant on le sait, un pays de pessimistes gais, chacun de penser que Maupassant est un Français comme les autres. Mais sa mélancolie ira croissant avec son mal. Bien qu’il ait beaucoup de tenue devant la douleur, bien qu’il dise à sa mère : « J’ai tort d’écrire ainsi tout ce qui me vient au cerveau. Tu n’es que trop poussée déjà à voir tout en noir... Mais il est si difficile de rire quand on n’en a pas envie. » Maupassant n’est ni un stoïque, ni un chrétien qui remercie le ciel de ses coups. « De son âme, a écrit quelqu’un qui l’a bien connu, se dégage une impression de tristesse morne, telle que jamais aucun écrivain, en commençant par le livre de Job et en finissant par Schopenhauer et Léopardi n’est parvenu à produire. »
Au début le mal n’atteint que le corps. Dès 1876 (en mai) Guy est très souffrant ; il ressent de vives douleurs d’estomac et des troubles cardiaques pour lesquels il consulte Potain :

« Mon cœur me faisant beaucoup souffrir j’ai été consulter et on m’a ordonné un repos complet avec bromure de potassium, digitale et défense de veiller. Ce traitement n’a obtenu aucun succès. Alors mon médecin m’a mis à l’arsenic, iodure de potassium, teinture de colchique : ce traitement n’a obtenu aucun succès. Alors mon médecin m’a envoyé consulter un spécialiste, le maître des maîtres, le docteur Potain... Ce dernier m’a déclaré que le cœur lui-même n’avait absolument rien mais que j’étais atteint d’un commencement d’empoisonnement par la nicotine. Cela m’a produit tant d’effet que j’ai avalé immédiatement toutes mes pipes pour ne plus les voir. Cependant mon cœur bat toujours autant ; il est vrai qu’il n’y a que quinze jours que je ne fume plus. »

(Lettre à Robert Pinchon du 11 mars 1876, passée en 1938 à la vente du Comte de S.)

Les troubles ne disparurent que huit mois plus tard, à la suite, dit Maupassant, d’un traitement homéopathique.
En 1877, il est obligé de demander un congé à son ministère et d’aller aux eaux de Louèche. Dès lors, il ne cessera de se plaindre d’avoir froid ; toute sa vie, il grelottera et il recherchera le soleil ; (« un serpent frileux », dira Céard ; « Je suis une plante gelée », dit-il lui-même).
En janvier 1878, il se plaint à Mme Commanville d’« atroces névralgies du cerveau et des yeux ». Toujours il souffrira de la migraine « l’horrible mal qui torture, broie la tête, rend fou ». Le 21 août, il écrit à Flaubert qu’il a une maladie de peau, qu’on lui fait prendre des bains de vapeur en boîte qui le ruinent, qu’il est au fond d’un de ses « noirs de tristesse ». « Son sang circule mal » (24 avril 1879, à Flaubert). Son affection oculaire s’aggrave. Abadie croit à une légère irritation de la partie supérieure de la moelle, ce qui indique bien que, comme Landolt, l’oculiste avait deviné. « Maintenant je n’y vois presque plus de l’œil droit », écrit Maupassant à Flaubert, en février 1880. (Il n’a pas trente ans !) En mars 1880, Abadie lui laisse entendre qu’il a une paralysie de l’œil droit à peu près inguérissable ; (désormais l’écrivain portera ce pince-nez qui le défigure, puis deux ou trois paires de verres superposés). Dans la même lettre à Flaubert : « Mon médecin croit qu’Abadie n’a nullement débrouillé mon état pathologique, il affirme que je guérirai. Je suis d’après lui atteint de la même maladie que ma mère, c’est-à-dire d’une légère irritation de la partie supérieure de la moelle. Dans tous les cas, c’est bougrement emm... » « J’ai un œil qui dit Zola à l’autre », écrit-il le 7 août 1881 à Robert Pinchon.
C’est sans doute à cause de sa vue et du soleil qui la blesse que Maupassant s’est mis à aimer la nuit. On le voit ramer à minuit, descendre à Bougival pour y réveiller des amis (lettre à sa mère du 29 juillet 1875). De la nuit, il écrira :

« J’aime la nuit avec passion. Je l’aime comme on aime son pays ou sa maîtresse, d’un amour instinctif, profond, invincible. Je l’aime avec tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odorat qui la respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avec toute ma chair que les ténèbres caressent.

« Le hibou fuit dans la nuit, tache noire qui passe à travers l’espace noir, et, réjoui, grisé par la noire immensité, il pousse son cri vibrant et sinistre.

« Le jour me fatigue et m’ennuie. Il est brutal et bruyant. Je me lève avec peine, je m’habille avec lassitude, je sors avec regret et chaque pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque parole, chaque pensée me fatigue comme si je soulevais un écrasant fardeau.

« Mais quand le soleil baisse, une joie confuse, une joie de tout mon corps m’envahit. Je m’éveille, je m’anime. À mesure que l’ombre grandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte, plus heureux. Je la regarde s’épaissir, la grande ombre tombée du ciel : elle noie la ville comme une onde insaisissable et impénétrable, elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes, étreint les maisons, les êtres, les monuments, de son imperceptible toucher.

« Alors j’ai envie de crier de plaisir comme les chouettes, de courir sur les toits comme les chats ; et un impétueux, un invincible désir d’aimer s’allume dans mes veines.

« Je vais, je marche, tantôt dans les faubourgs assombris, tantôt dans les bois voisins de Paris où j’entends rôder mes sœurs les bêtes et mes frères les braconniers.

« Et les globes électriques, pareils à des lunes éclatantes et pâles, à des œufs de lune tombés du ciel, à des perles monstrueuses, vivantes, faisaient pâlir sous leur clarté nacrée, mystérieuse et royale, les filets de gaz, de vilain gaz sale et les guirlandes de verres de couleur. »


Mais la nuit est une dangereuse amie, une drogue, comme la tristesse. (« La tristesse, c’est un vice », lui écrivait déjà Flaubert). Et Maupassant a malheureusement (ou heureusement si l’on pense à ses souffrances) été gagné par les drogues.
Dès 1880 (il a trente ans) sa logeuse, aux bords de la Seine, Mme Levanneur, déclare que la chambre de son locataire empeste l’éther. Il a pris de l’éther pour combattre ses névralgies intolérables, il a pris du haschisch et, dans les dernières années, il s’est piqué à la morphine. Nous le savons par Maupaussant lui-même et les docteurs René Giffard et Maurice de Fleury nous l’ont redit. « Il est hors de doute que Maupassant eut recours à l’éther, à la cocaïne, à la morphine, au haschisch », dit également son biographe, M. Maynial, citant Lumbroso. Maupassant a demandé aux stupéfiants, non seulement de calmer ses douleurs, mais aussi de l’inspirer. Il les a adorés. Dans Rêves, il parle de « leur surexcitation exquise ». À propos de Pierre et Jean, il dit à un ami : « Ce livre que vous trouvez sage, je n’en ai pas écrit une ligne sans m’être enivré d’éther ; j’ai trouvé dans cette drogue une lucidité supérieure, mais elle m’a fait beaucoup de mal. » Dans La Nuit, Maupassant fait allusion à une factice exaltation de la pensée qui touche à la folie.
C’est la drogue qui donne une si étrange couleur à sa fougue littéraire, à son animation mondaine, qui fait rendre un son si faux et si inquiétant aux mots « la santé même ». Cet homme, « la santé même », était attiré en vertu de la drogue par le morbide, cette intelligence bien dosée par le déséquilibre ; ce paysan plein de bon sens penchait vers le brouillement de la cervelle, cet athlète vers la dislocation, ce lutteur vers un destin déjà tracé dans ses moindres détails.
En janvier 1881, il écrit à sa mère : « Je sens cet immense égarement de tous les êtres, le poids du vide, et au milieu de cette débandade de tout, mon cerveau fonctionne, lucide, exact. » C’est que déjà la névrose a commencé ; l’angoisse pèse sur lui et ne le quitte plus. « On se sent écrasé sous le sentiment de l’éternel mystère de tout... Tout logis qu’on habite longtemps devient prison. Oh ! fuir, partir, fuir les lieux connus ! » écrit-il en juillet 1881 (premier voyage en Afrique). Jusqu’à la fin il sera possédé d’un besoin morbide de changer de place, comme pour échapper au mal qui le sape par le dedans. Le plus étrange c’est que cette âme désespérée qu’entraîne le vertige de la mort habite le corps d’un bon vivant, toujours en quête de nouveaux plaisirs et de tours pendables. C’est l’énigme de cette existence à deux faces dont l’une éclatante et comblée nous est montrée par les contemporains, les intimes, et surtout par Tassart, le fidèle Tassart inséparable de son maître, et dont l’autre, martyrisée, crie sa souffrance dans chaque ligne de l’écrivain.
Pendant les trois années qui vont suivre, Maupassant sera la proie de troubles tels qu’il ne peut pas n’en pas avoir été épouvanté. Cependant sa maîtrise sur lui-même était si grande que s’il lui arrivait de mentionner ces phénomènes, c’était sans émotion apparente.
« Vous est-il jamais arrivé, dit-il un jour à Mme X... (Guy de Maupassant intime) de trouver tout drôle votre nom dans votre propre bouche ? Moi, cela m’arrive souvent. Je prononce mon nom à haute voix, plusieurs fois de suite, puis je n’y comprends plus rien — et, à la fin, j’épelle chaque syllabe, sans comprendre davantage. Alors, je ne sais plus rien, je perds la mémoire et je reste là comme halluciné, à émettre des sons dont je ne puis pénétrer le sens. »

Il lui disait aussi :

« Savez-vous qu’en fixant longtemps mes yeux sur ma propre image réfléchie dans une glace, je crois parfois perdre la notion du moi ? En ces moments-là tout s’embrouille dans mon esprit et je trouve bizarre de voir là cette tête que je ne reconnais plus. Alors, il me paraît curieux d’être ce que je suis, c’est-à-dire quelqu’un. Et je sens que, si cet état durait une minute de plus, je deviendrais complètement fou. Mon cerveau se viderait peu à peu de pensées. »
Cela est si angoissant qu’on aimerait pouvoir accuser Mme X... de mensonge ou au moins d’exagération, mais Maupassant écrivait à sa mère aussi : « Ma pensée fuit comme l’eau d’une écumoire », et M. Pierre Borel tient d’un des intimes de Maupassant, Léon Fontaine, une scène presque identique à celle contée par Mme X... où Maupassant fixant son visage dans une glace jusqu’à en être fasciné, s’arrête, très pâle et s’écrie qu’il voit son double.

Mme X... dit encore :

« Vers 1885, alors qu’il était en plein épanouissement de santé physique et morale, Guy de Maupassant avait d’étranges hallucinations. Je l’ai vu, plus d’une fois, s’arrêter au milieu d’une phrase, les yeux fixés dans le vide, le front plissé, comme s’il écoutait quelque bruit mystérieux. Cet état ne durait que quelques secondes, mais, en reprenant la parole, il parlait d’une voix plus faible et, soigneusement, espaçait ses mots. Cela lui arriva assez souvent au cours de plusieurs années... et pendant que nous étions en tête à tête, je lui demandai une fois de m’expliquer la cause de cette interruption. Il me répondit, en riant, qu’elle était certainement due à un peu de fatigue...

« Quoique le diapason de ma voix soit ordinaire, disait-il, j’ai l’impression de crier si fort que je m’attends à voir ceux qui m’écoutent se boucher les oreilles... Et quand je me tais, mes oreilles sont blessées par un bourdonnement étrange qu’on dirait émis par plusieurs voix humaines parlant à la fois au fond d’une cave.

« Mais cela ne l’inquiétait pas plus que moi. »


Avec le même manque apparent d’inquiétude, Maupassant disait un jour à Bourget (rapporté par Fontaine à M. Borel) :
« Une fois sur deux, en rentrant chez moi, je vois mon double. J’ouvre ma porte, et je me vois assis sur mon fauteuil. Je sais que c’est une hallucination au moment même où je l’ai ; est-ce curieux ? et, si on n’avait pas un peu de jugeote, aurait-on peur ? »

Mais cette peur il l’avait. Elle le hantait constamment, pis que cela, il la cultivait. Il en avait besoin. M. Maynial a fait une excellente analyse de la peur dans Maupassant :
« La peur est entrée en lui, elle le possède, et le retient dans une sorte d’enchantement pervers. Elle est maîtresse des sensations violentes où il se complait, parce qu’elles sont nécessaires à ses nerfs épuisés. »

Hanté, halluciné, terrorisé, drogué, comment Maupassant n’aurait-il pas écrit cette longue série de contes fantastiques dont Le Horla est le plus célèbre ? Mais ce qui est plus significatif, c’est qu’il ait, de tous temps, et même tout jeune, aimé le macabre (témoin ce morceau de corde de pendu qu’il envoyait à une dame, roulé dans un sonnet autographe et inédit :
Voici la corde d’un pendu
Que je mets à vos pieds, Madame,
C’est, pour une charmante femme,
Un présent bien inattendu.

Mais si, comme on l’a prétendu,
Cette corde n’est un sûr dictame
Pour les maux du corps et de l’âme,
Gage d’un bonheur assidu ;

Moi qui, plaignant le pauvre diable
D’avoir été si misérable,
Accusais le ciel malfaisant,

Moi dont le cœur était si tendre !
Voilà que je trouve à présent
Qu’il a fort bien fait de se pendre !
(Vente de la Bibliothèque de M. le Comte de S. — 1938.)
et que sa toute première nouvelle écrite à une époque où il ne ressentait encore aucun dérangement nerveux soit La Main d’Écorché parue dans l’Almanach de Pont-à-Mousson.
Et comme si ce n’était assez de la Main d’Écorché, en cette même année 1875 Maupassant travaillait à une autre histoire extraordinaire, Le Docteur Heraclius Gloss. Visuel, il ne savait trop comment traduire en mots l’indicible : « Je ne sais pas comment arranger mon chapitre de la bonne et du singe. » (Lettre à sa mère du 6 octobre 1875). Il ne se sortait pas de cette nouvelle sur laquelle il peinera jusqu’en octobre 1877 : c’est l’histoire, maladroitement contée, d’un excentrique gastronome et bibliophile qui devient fou pour avoir cru à la métempsychose. Il fallait beaucoup d’art pour passer du naturalisme au surnaturel, pour donner un corps et une logique à l’imaginaire ; Maupassant ne put aborder de front ces contraires qu’après s’être assuré de bien posséder son métier d’ouvrier du réel. Si médiocre que soit ce conte, il paraît assez troublant que la première manifestation littéraire de Maupassant ait été un récit de folie ; à la République des Lettres on tenait Poë en haute estime et Mendès avait donné des traductions d’inédits ; sans doute Maupassant a-t-il d’abord voulu s’inspirer de l’écrivain américain ; on discerne aussi chez lui l’influence des Mémoires d’un Fou, de Flaubert, œuvre très romantique avec ses tombeaux, ses squelettes et ses cimetières sous la lune, dans la plus pure tradition d’Anne Radcliffe.
Les spectres furent importés chez nous du pays qui a le plus de fantômes à vendre, l’Angleterre. Le premier contact de Maupassant avec l’Angleterre fut singulier. Voici l’histoire telle qu’il la raconte, en 1891, dans sa Préface aux Poèmes et Ballades de Swinburne traduits par Gabriel Mourey. Fidèle à sa rigoureuse utilisation des sous-produits, Maupassant devait reprendre plus tard cette préface, ainsi que La Main d’Écorché, œuvres peu connues du public, dans une autre nouvelle qu’il publia en 1882 au Gaulois, intitulée L’Anglais d’Étretat :

« J’étais fort jeune, et passais l’été sur la plage d’Étretat. Un matin, vers dix heures, des marins arrivèrent en criant qu’un nageur se noyait sous la porte d’Amont. Ils prirent un bateau et je les accompagnai. Ce nageur, ignorant le terrible courant de marée qui passe sous cette arcade avait été entraîné... puis recueilli.
« J’appris le même soir que le baigneur imprudent était un poète anglais : M. Algernon Charles Swinburne, descendu depuis quelques jours chez un autre Anglais, M. Powel. Ce monsieur sauvé étonnait le pays par une vie extrêmement solitaire et bizarre... Il apprit que j’avais essayé de porter secours à son ami et je reçus une invitation à déjeuner pour le jour suivant. Les deux hommes m’attendaient dans un joli jardin ombragé et frais, derrière une toute basse maison normande construite en silex et coiffée de chaume. Ils étaient tous deux de petite taille, M. Powel, gras, M. Swinburne, maigre et surprenant à première vue, une sorte d’apparition fantastique. C’est alors que j’ai pensé, en le regardant la première fois, à Edgar Poë. Le front était très grand sous des cheveux longs et la figure allait en se rétrécissant vers un menton mince ombré d’une maigre touffe de barbe. » Maupassant oublie de dire que Swinburne était d’un roux flamboyant. (Voir son portrait à la National Portrait Gallery.) « Une très légère moustache glissait sur des lèvres extraordinairement fines et serrées et le cou, qui semblait sans fin, unissait cette tête vivante par les yeux clairs, chercheurs et fixes, à un corps sans épaules car le haut de la poitrine paraissait à peine plus large que le front. Tout ce personnage presque surnaturel était agité de secousses nerveuses...
« ... Les opinions des deux amis jetaient sur les choses une espèce de lueur tremblotante, macabre, car ils avaient une manière de voir et de comprendre qui me les montrait comme des visionnaires malades, ivres de poésie perverse et magique. Des ossements traînaient sur les tables, parmi eux une main d’écorché, celle d’un parricide, paraît-il, dont le sang et les muscles séchés restaient collés sur les os blancs... Autour de nous rôdait et grimaçait incroyablement drôle un singe....
« ... Quelques jours plus tard, je fus invité de nouveau chez ces Anglais originaux afin de déjeuner d’un singe à la broche... L’odeur seule de ce rôti quand je rentrai dans la maison, me souleva le cœur... »

C’était faire une bonne entrée dans le fantastique que d’y pénétrer à la suite de l’auteur de Laus Veneris.
La folie, les hallucinations et le suicide donneront par la suite à Maupassant des thèmes pour vingt-cinq contes et nouvelles dans des décors tantôt parisiens et séquaniens, tantôt normands, sahariens, etc... Les plus connus sont : La Main d’Écorché (1875), Fou ? (1882), Lui ? (1883), Solitude (1884), Un Fou (1884) (ne pas confondre avec Fou ?) Le Horla (1886), Qui sait (1890), L’Horrible.
M. Maynial a très bien montré que trois de ces nouvelles s’espaçant de trois ans en trois ans : Lui ?, Le Horla, Qui sait ?, correspondent aux étapes progressives de la folie de Maupassant. On dirait le graphique d’une maladie qui va de l’autoscopie simple à la démence furieuse, et ce graphique est tracé d’une main extrêmement sûre comme par un observateur désintéressé. Cela est tragique si l’on pense que l’observateur est le malade lui-même.
Le Horla est justement célèbre. Mais c’est le néologisme du titre, une vraie trouvaille, qui fit la fortune du conte. Porto-Riche nous dit que c’est Goncourt qui en donna l’idée à Maupassant. (M. René Dumesnil note très justement que la première version du Horla (Gil Blas, 1886) est beaucoup plus directe et plus curieuse que celle, trop remaniée, du volume). On sait que Le Horla est le corps à corps d’un homme contre un fantôme. Comme dans les Mémoires d’un Fou, l’auteur nous promène d’abord dans un rassurant paysage de Seine. Puis c’est l’apparition de l’invisible, des essais, (excellents et très poétiques), de localisation du monstre, grâce à des pièges tendus, à des expériences alternées avec de l’eau et du lait, breuvages offerts au stryge sur la table de nuit du héros insomnieux. Ensuite se dégage l’idée philosophique, originale, assez pré-Wells, mais pas très bien développée, que ce fantôme n’est peut-être que le témoin d’une nouvelle espèce d’humanité qui cherche à pousser les hommes dehors, pour prendre leur place. Le dénouement enfin est très réussi : le fantôme, pris dans une embuscade et enfermé.
Le Horla ne serait qu’une très bonne « Histoire Extraordinaire », un peu trop logique cependant et sans délire, si nous n’y voyions des notations originales, très émouvantes parce qu’on les sent personnelles : « Ce pressentiment qui est sans doute l’atteinte d’un mal encore inconnu, germant dans le sang et dans la chair », « les os devenus mous comme la chair, liquides comme le sang », ces nuits, (qui furent déjà et qui seront de plus en plus celles de Maupassant) où le narrateur attend le sommeil comme on attend le bourreau ». Le personnage qui s’exprime à la première personne dans Le Horla est déjà un peu ce Maupassant qui, sept ans plus tard, sombrera dans le délire et c’est cette prescience de l’auteur qui a tellement frappé, a posteriori, les lecteurs. On y trouve aussi, pour la première fois, cette horreur de la foule, si fréquente chez les persécutés, si fréquente chez Maupassant : « Le peuple est un troupeau imbécile... On lui dit : Va te battre avec le voisin, il va se battre ; on lui dit : Vote pour l’Empire, et il vote pour l’Empire ; puis on lui dit : Vote pour la République, et il vote pour la République. Il n’a jamais de principe immuable dans ce monde où l’on n’est sûr de rien. »
Au Horla, il faut préférer Solitude qui est une belle nouvelle, non pas fantastique, mais humaine et désespérée sous son apparence calme (« Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlement des êtres que nous ne pouvons pénétrer ? ») Dans Terreur, Maupassant écrit : « Alors, il me sembla sentir derrière moi quelqu’un qui se tenait debout, dont la figure riait d’un rire atroce.... etc... »
Je citerai aussi certain repêchage de noyé (Sur l’Eau), La Chevelure, Un Fou (déménagement d’objets sans intervention humaine) et La Morte (une ravissante idée : les morts revenant la nuit pour changer les épitaphes des tombes et au mensonge substituer la vérité). Les autres contes fantastiques nous semblent parfois inspirés des Américains, de Stevenson, des Suicide Club anglais, de La Philosophie dans le Boudoir, des légendes populaires russes sans doute racontées par Tourgueneff, et de Baudelaire dont l’influence fut très grande sur Maupassant, du Baudelaire, si l’on ose écrire, le plus périssable, celui des sorcières postromantiques, du vampirisme, des chats sataniques, etc...
Plus Maupassant chemine dans le fantastique, plus il progresse dans l’irréel et plus il serre de près la réalité, sa réalité propre, car de plus en plus ses contes sont composés d’observations très exactement faites sur lui même. Avec une lucidité prodigieuse, ce cerveau qui se liquéfiait lentement, notait tout, depuis les premiers phénomènes d’autoscopie externe (dédoublement) jusqu’aux grands délires ; ce n’est pas lui qui va vers l’horrible, c’est l’horrible qui vient vers lui.
De bonne heure, Maupassant subit la fascination du XVIIIe siècle qui agissait en lui sur des instincts profonds. La cruauté du siècle de Laclos, sa sauvagerie policée, ses tortures exquises correspondent à des goûts naturellement pervers. Maupassant est un sadique né, caractérisé, à l’état pur, (alors que le divin marquis mêlait à l’amour des considérations républicaines et confondait la peine de mort avec le bonheur social). On sent que pour un peu Maupassant imiterait la Desgrange dans les cent cinquante perversions meurtrières de la Quatrième Partie des Cent Vingt jours de Sodome. Il ne se contente pas d’avoir peur, il cherche à avoir peur, à faire peur et le mot épouvante est un des plus fréquents de son vocabulaire. Il décrit avec plaisir l’horreur de « cette voix qui passe sur lui comme un semeur d’épouvante... » Son goût pour la chasse est sadique aussi. « Tuer est dans notre tempérament, répète-t-il volontiers, il faut tuer. » (Fou ?) (Dans ces conditions, on s’étonne que Maupassant soit, en politique, pacifiste). Écoutons-le : « Je suis né avec tous les instincts et tous les sens de l’homme primitif tempérés par des raisonnements et des émotions de civilisé. J’aime la chasse avec passion, et la bête saignante, le sang sur les plumes, le sang sur mes mains, me crispent le cœur à le faire défaillir ». (Amour). L’érotisme cruel ne peut être décrit plus nettement.
On pourrait citer maintes autres pages. Le sadisme s’étale non seulement chez les chasseurs de Maupassant, mais chez ses paysans, chez ses bureaucrates ; il est direct dans Un Soir, Fou, Amour, Coco etc ; avec viols à l’appui dans Monsieur Jocaste, Les Caresses, La Petite Roque, Un Échec, Le Vagabond ; Moiron, c’est l’instituteur qui met du verre pilé et des aiguilles cassées dans les friandises destinées aux enfants ; Maupassant relate avec complaisance les récits sanglants (Un Bandit Corse, Le Père Milon, La Mère Sauvage, La Confession, Le Tic, Mohammed Fripouille, Le Diable ; dans Châli, il décrit des tortures. Enfant, il faisait fumer un crapaud, afin qu’il éclatât.
La folie érotique s’étale dans Le Masque, La Chevelure, un exhibitionnisme sans pitié dans Julie Romain (la vieille actrice qui utilise un ménage de domestiques pour se rappeler son temps d’amour), dans La Porte où un mari montre à un autre homme sa femme en déshabillé ; Maupassant apparaît plus souriant dans Sauvée où une femme raconte à une amie comment elle a mis en scène un flagrant délit : « Pourquoi ne m’as-tu pas invitée à voir ça ? » répond l’amie.
Chez Maupassant, les animaux suppliciés ne se comptent plus : L’Âne, le chien qui explose dans Mont-Oriol, Coco, Mademoiselle Cocotte, Les Pierrots, Les Chats. Maupassant adore les chats, il en possède, est très doux pour ses chattes et veille (voir Tassart) à ce qu’elles soient bien soignées. Mais il lui faut en même temps, pour se délivrer de sa cruauté, écrire des phrases atroces comme celles-ci :

« La robe tiède et vibrante d’un chat me met aux doigts un désir étrange et féroce d’étrangler la bête que je caresse.

« Je me souviens qu’étant enfant, j’aimais déjà les chats avec de brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains.

« J’aperçus un jour, au bout du jardin, quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. Il se tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait, retombait inerte puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait un bruit de pompe, un bruit affreux que j’entends encore. J’aurais pu... Non, je ne bougeais pas. Je le regardai mourir avec une joie frémissante et cruelle. »

M. Léopold Lacour a confié à M. Lumbroso que, « sans être un chercheur de tares, Maupassant voyait surtout les ridicules des gens qu’il connaissait, et prenait un plaisir maladif à les dénoncer. »
Invitant, le 13 avril 1875, son ami Edmond Laporte à une des représentations d’À la Feuille de Rose, Maupassant écrivait : « La loge royale sera occupée par l’ombre du grand Marquis... » Il devait à Laporte qui lui avait prêté ce livre, la lecture de la Philosophie dans le Boudoir qui l’avait frappé. Pourtant il est rare qu’à vingt-cinq ans on goûte le marquis de Sade. Ce serait plutôt le fait d’un homme âgé dont baissent les facultés amoureuses ; il y a vraiment eu, en tout cas, chez l’auteur de Boule de Suif des côtés que l’on jugerait dénaturés si tout n’était dans la nature. La pire des paralysies progressives n’est celle qui chemine invisiblement. À travers tous les contes fantastiques de ce dégénéré supérieur, comme on disait de son temps, nous entendons l’« appel intime, profond et désolé » que lui fait l’avenir.

Puisque ce chapitre est placé sous le signe de la fécondation c’est ici qu’il faut considérer le plus simplement, le plus humainement et le plus brièvement possible la cause initiale de la disparition prématurée de l’écrivain : la maladie qui frappa Maupassant.
Les médecins qui ont tant tourmenté Maupassant durant sa vie ne l’ont guère laissé en paix après sa mort ! Leurs essais sur ce cas pathologique constituent une abondante bibliographie. Il est des sujets excitants pour les psychiatres, pour les scaphandriers de l’inconscient, pour les docteurs en mal de thèses, pour les auteurs de « Mental diseases » ou de « Gemüths Krankheiten », pour les carabins littérateurs virtuels ; pour les laveurs de morts célèbres, Maupassant est le cas rêvé. Dans un jargon moliéresque, on nous a parlé en vingt volumes de leucoencéphalite, de substratum anatomique du délire systématiquement progressif, d’encéphalite interstitielle, etc...
Maupassant n’eut pas aimé qu’on en parlât. Il protesta vivement lorsque Maxime du Camp révéla au public l’épilepsie de Flaubert. Il a blâmé « cette vilaine chronique secrète de l’art qui fait s’intéresser au lit de l’artiste plus qu’à sa plume ». Dans sa correspondance privée (voir Des Lettres), du moins entre 1880 et 1890, il a rarement écrit en clair. « Je me suis vivement félicité, dit-il, en pensant évidemment à Goncourt, de n’avoir pas cette curiosité que je qualifie de malsaine... J’ignore la pudeur physique de la façon la plus absolue, mais j’ai une excessive pudeur de sentiment, une telle pudeur qu’un soupçon deviné chez quelqu’un m’exaspère. »
De la maladie de Maupassant il faut cependant parler, d’abord parce que sa vie serait incompréhensible sans elle, et la plus grande partie de son œuvre inexplicable. Ensuite parce qu’aujourd’hui, cinquante ans après, cette postérité redoutée malgré tout ergote sur son cas. Enfin parce que des affections qui, il y a un demi-siècle, étaient secrètes et honteuses, sont exposées maintenant au grand jour.
Maupassant souffrait-il d’un mal héréditaire ou a-t-il contracté la syphilis ?
Les deux thèses ont été également soutenues. L’hérédité de Maupassant est très chargée bien que sa mère et toute sa famille se soient toujours efforcées de le nier.
« Sa maladie ne tenait d’aucun de nous, à dit Mme de Maupassant à Paul Alexis, c’était un rhumatisme, un rhumatisme du cœur. »
Mais les faits sont là.
Mme de Maupassant a été certainement la proie de troubles étranges. Flaubert écrit à Guy le 23 novembre 1878 : « Je suis embêté de ce que vous me dites de votre pauvre mère, le plus simple ne serait-il pas de lui trouver une maison de santé ? ». « Ce qu’il y a de sûr, c’est que Guy souffre beaucoup, écrit en 1880 Flaubert à sa nièce Caroline. Il a probablement la même névrose que sa mère. »
Le 29 mars 1892, M. de Maupassant père écrivait à M. Jacob, avoué et ami de la famille, une lettre où, sans avoir été personnellement témoin de certaines scènes, il les raconte d’après ce que lui a dit sa belle-fille, la femme d’Hervé de Maupassant. Cette lettre est d’une grande importance :

« Mme de Maupassant est arrivée à un tel paroxysme de fureur, qu’à la moindre chose, elle a des attaques terribles et qui lui font un mal énorme. Depuis huit jours qu’elle était sans nouvelles de Guy, sa tête déménageait et elle était inabordable, elle traitait ma belle-fille, la veuve d’Hervé, comme la dernière des femmes, elle traînait dans la boue la famille de celle-ci et, bref, samedi, dans une attaque, elle l’a chassée de sa chambre et lui a ordonné de retourner dans sa famille. Ma fille (lisez belle-fille) sortit pour aller faire ses malles et redescendit pour lui dire adieu. Dans l’intervalle, Mme de Maupassant avait avalé deux flacons de laudanum. L’excès du poison la sauva. Quand elle revint à elle, sa fureur ne connut plus de bornes. Elle se sauva dans la rue... Elle fut ramenée chez elle. Ma belle-fille fut alors occupée par l’enfant qui avait à son tour une crise abominable. Mme de Maupassant avait profité de ces quelques moments pour s’étrangler avec ses cheveux. Il fallut les lui couper pour la sauver. Alors elle a eu des étouffements et des convulsions terribles, etc... »

Lorsque M. Gustave de Maupassant écrivit cela, il était séparé depuis bien des années de sa femme et n’avait plus aucune raison de lui en vouloir. De plus, il demandait que ces révélations fussent tenues pour confidentielles. Il y a donc toutes les raisons de le croire sur parole. Cette scène éclaire l’écrivain d’une lumière indirecte mais on y voit la fatalité toute crue.
Hervé, le frère cadet de Guy, est tombé victime d’une insolation, disaient les Maupassant. En réalité, il est mort paralytique général et lui aussi interné. Guy manifesta dès sa jeunesse certains troubles héréditaires. Ses ancêtres ont fait passer en lui ce goût trop violent pour la chasse, le sang, la peur, les farces, etc... Son oncle maternel, Alfred Le Poittevin, né pour faire de grandes choses mais mort trop jeune, avait usé sa vie dans les excès et le spleen. Flaubert après avoir lu Louis Lambert de Balzac écrivait : « C’est l’histoire d’un homme qui devient fou à force de penser aux choses intangibles. Ce Lambert à peu de chose près est mon pauvre Alfred. » Maupassant sans aucun doute était un prédisposé. « L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur », a dit Zola.
Cela ne l’empêcha pas, affirme-t-on, d’attraper par surcroît la syphilis. Nous n’avons pas la preuve écrite de ce fait. Ni son ami Robert Pinchon, ni Maupassant lui-même, ni sa mère, ni son valet de chambre n’en parlent ouvertement ; on dit même que, questionné par deux médecins, Maupassant aurait nié avoir été contaminé. La lettre à Flaubert du 21 août 1878 dit cependant : « Quant à moi, je suis toujours déplumé. La Faculté croit maintenant qu’il n’y a rien de syphilitique dans mon affaire. » (Donc, elle avait commencé par croire le contraire). Maupassant pouvait être sincère ; les réactions sur le sang ou sur le liquide céphalo-rachidien étaient naturellement inconnues à l’époque et les médecins qui le soignèrent n’en furent pas à une erreur près. Seuls les oculistes, nous l’avons vu, ne s’y étaient pas trompés. C’est en mars 1880 que le docteur Abadie constate une irritation de l’œil, et c’est en 1883 qu’a lieu l’examen du docteur Landolt : la paralysie était évidente et l’on sait quelle en est la cause la plus fréquente.
La façon dont évolua le mal et dont Maupassant fut terrassé, treize ans plus tard, ne laisse aucun doute : seule la date est incertaine.
Le docteur Sabouraud propose l’été 1876, en raison de l’alopécie qui survint six mois après (« Le pauvre Maupassant perd tous ses poils écrit Tourgueneff en 1877. Bien laid à cette heure. »)
Le docteur Lagriffe pense que Maupassant contracta la maladie vers 1876.
Le docteur Vallery-Radot estime que Maupassant fut contaminé à vingt ans, donc en 1870.
Le baron Lumbroso a connu des médecins qui soignèrent Maupassant et qui disaient avoir reçu des aveux de leur patient, mais il n’indique pas de date.
Un ami d’enfance de Maupassant a affirmé au docteur Pillet que Guy se savait syphilitique. Pillet estime que Maupassant a été atteint à vingt ans. (Et Manet à dix-huit !)
C’est en 1880 que Flaubert envoie Maupassant chez le docteur Fortin : « Je ne sais pas son opinion », ajoute Flaubert ; ce qui paraît très singulier car si Flaubert envoie son jeune ami chez son propre médecin, c’est sans doute pour être renseigné.
On peut dire que c’est vraisemblablement entre 1873 et 1876 que Maupassant fut infecté.
La syphilis apparaît çà et là dans l’œuvre de Maupassant (Le Lit Vingt-neuf, Les Sœurs Rondoli). Il a parlé de « cette peur harcelante qui nous poursuit après les amours suspectes ».
Syphilis acquise ou syphilis héréditaire, les deux maux en lui fusionnaient. La durée normale de la paralysie générale est de quatre ans ; or, celle de Maupassant évolua en dix ans. Nous savons (ce qu’on ignorait alors) que chez un héréditaire, la courbe de la P. G. est plus longue que chez un sujet normal. Si celle de Maupassant a duré dix ans, c’est non seulement parce qu’il était vigoureux et endurant, mais grâce à une sorte de vaccination due à ses lourds antécédents.
Si l’on voulait dater des différentes phases du calvaire de Maupassant, on arriverait à peu près à ceci :
a) Période héréditaire. — 1870
Excès vénériens et alcooliques, doublés de prouesses sportives exagérées.
b) Syphilis contractée.
1876. — Contamination. Premiers troubles cardiaques.
1877. — 1878. — Mélancolie, violentes migraines, sensations de froid.
1880. — Troubles oculaires caractérisés.
1882. — Premiers phénomènes de hantise.
c) Période préparalytique latente.
1883. — Production littéraire et sexualité excessives. Angoisses.
1884. — Troubles intestinaux, attendrissements, émotivité.
1885. — Premiers phénomènes de dédoublement. Hallucinations.
1888. — Premiers symptômes de mégalomanie. Mobilité exagérée, manie processive.
1889. — Crampes. Phénomènes d’autoscopie. Troubles oculaires graves.
d) Période préparalytique aiguë.
1890. — Apparition du délire des grandeurs. Hypertrophies olfactive et auditive. Sombres pressentiments.
1891. — Agraphie. Déraison. Tentative de suicide.
1892. — Internement. Gâtisme.
1893. — Convulsions. Fin.

Chez un écrivain, la lutte de la création contre la destruction est toujours une course à la mort, mais dans le cas de Maupassant, la course est particulièrement impressionnante car il part perdant et nous savons qu’il ne peut arriver à temps à l’achèvement de son œuvre, en admettant qu’une œuvre soit jamais achevée.

Années de pâturage Années de fécondation La mise à mort