Édouard Maynial : La vie et l’œuvre de Guy de Maupassant, Mercure de France, 1906, pp. 43-49.
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IV

Au lycée comme au séminaire, Guy aligna des rimes, mais cette fois avec plus de méthode et, semble-t-il aussi, avec plus de succès. Il eut du moins la bonne fortune d’être dirigé et conseillé dans ses essais poétiques par un vrai poète à qui sa mère l’avait recommandé, Louis Bouilhet. Le poète de Melœnis et des Fossiles avait été, en effet, avec Flaubert, un ami d’enfance d’Alfred et de Laure Le Poittevin. Il suffit de parcourir la correspondance de Flaubert et de lire la belle préface qu’il mit en tête des Dernières Chansons de son ami, pour voir quelle place Louis Bouilhet occupait dans ces souvenirs d’enfance, dans ces jeux et ces conversations littéraires qui établirent entre les trois jeunes gens une intimité inoubliable. Louis Bouilhet resta jusqu’à sa mort le confident le plus cher de Flaubert : évoquerons-nous ces nuits de dimanche, passées dans le cabinet de Croisset, ces gueulades, comme les appelait pittoresquement Flaubert, ces « chères et communes inquiétudes1 » ? Dirons-nous ces séances singulières où les deux amis s’enfermaient dans la pièce aux rideaux fermés, et fumaient leur narguilé devant un grand feu, les « lumières flambant et les vers ronflant..., tandis que l’hippogriffe intérieur les faisait voyager sur ses ailes2 » ?
Par amitié pour Flaubert, et en même temps par un sentiment de pieuse affection envers la mémoire d’Alfred Le Poittevin, Louis Bouilhet s’intéressa au jeune Guy de Maupassant. Il eut sur lui une influence qui aurait été décisive, si elle s’était prolongée plus longtemps. « Si Bouilhet eût vécu, disait Mme de Maupassant, il eût fait de mon fils un poète. C’est Flaubert qui voulut en faire un romancier3. » Mais Bouilhet mourut le 18 juillet 1869, alors que son disciple doutait encore de sa vocation.
Maupassant a rendu quelque part hommage à l’enseignement de son premier maître :
Bouilhet, que je connus le premier d’une façon un peu intime, deux ans environ avant de gagner l’amitié de Flaubert, à force de me répéter que cent vers, peut-être moins, suffisent à la réputation d’un artiste, s’ils sont irréprochables et s’ils contiennent l’essence du talent et de l’originalité d’un homme, même de second ordre, me fit comprendre que le travail continuel et la connaissance complète du métier peuvent, un jour de lucidité, de puissance et d’entraînement, par la rencontre heureuse d’un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, amener cette éclosion de l’œuvre courte, unique et aussi parfaite que nous la pouvons produire4.
Au lycée de Rouen, Guy travaillait avec ardeur, et il n’eut aucune peine à en sortir bachelier. Pourtant, la poésie l’intéressait visiblement plus que les études classiques ; et il passa la plus grande partie de son temps à méditer les conseils de Bouilhet et à soumettre à son jugement des pièces qu’il improvisait assez facilement, comme ce copieux discours en deux cents alexandrins qu’il avait composés pour une Saint-Charlemagne5. Corrects, mais d’un enthousiasme quelque peu factice, les vers de cette époque ne font guère pressentir encore le talent naissant de l’écrivain. Ce sont, pour la plupart, des vers écrits pour des femmes : telle, l’ « épître à Mme X..., qui le trouvait sauvage », ou la pièce intitulée Jeunesse, qui se distingue plus par l’ardeur du sentiment que par l’originalité de la forme :
Heureux, heureux celui qui peut verser son âme,
Ses inspirations, espoirs, rêves joyeux.
Chagrins et peurs enfin dans le sein d’une femme.
Fleuve où l’on boit des maux l’oubli mystérieux6.
Ces vers, ainsi que d’autres pièces d’inspiration identique, — notamment Dernière soirée passée avec ma maîtresse, que publia la Revue des Revues7 — se rapportent sans doute à cette première liaison du jeune homme avec la belle E..., dont Mme de Maupassant parle dans ses Souvenirs8. Guy avait dix-huit ans, quand il les écrivit.
Avec le goût cultivé et surveillé pour la poésie, il sentit s’éveiller en lui, vers la même époque, une passion pour le théâtre qui ne devait jamais l’abandonner. Pendant les vacances du lycée, il organisait à la villa des Verguies de véritables représentations dramatiques dont il faisait presque tous les frais, ou de modestes charades qu’il composait et jouait avec ses amis. Ces divertissements ne rappellent-ils pas précisément ceux que Flaubert enfant faisait partager à ses amis Ernest Chevalier, Alfred et Laure Le Poittevin, ces pièces qui se jouaient sur le billard de la vieille maison, à Rouen, ces « matinées », presque classiques, où Molière alternait avec Berquin, et Scribe avec Marmontel9 ?
Ces premiers soucis d’artiste n’excluaient pas chez Guy de Maupassant une certaine gaieté malicieuse qui lui inspira de bonne heure le goût de la mystification et le talent de la caricature. Il excellait à l’une et à l’autre. Pendant toute sa vie, il devait conserver et satisfaire, par saillies, ce besoin de railler, d’inventer des charges plaisantes, de soutenir des paradoxes burlesques pour étonner un public plus ou moins naïf. Nous aurons à conter quelques-unes de ses plus fameuses boutades et à suivre dans son œuvre la trace de cet esprit frondeur qu’il devait à ses origines normandes et que l’on retrouverait chez Flaubert. Et, comme Flaubert justement, il choisit pour victime de ses premières farces le bourgeois, le bourgeois ignorant et sot, en qui il détestait déjà « les croyances absolues, les principes dits immortels, toutes les conventions, tous les préjugés, tout l’arsenal des opinions communes ou élégantes10. » Mme de Maupassant racontait plusieurs de ces espiègleries d’enfance. Un jour, Guy se déguise en jeune fille, dissimule sa moustache naissante sous une couche épaisse de poudre de riz et se fait présenter, sous le nom de Renée de Valmont11, à une vieille Anglaise pudibonde en villégialure à Étretat. Une conversation s’engage, au cours de laquelle Mlle de Valmont, les yeux baissés et la mine modeste, révèle candidement qu’elle arrive de Nouméa et qu’elle a à son service, outre ses deux femmes de chambre, un dragon et un cuirassier. Ces révélations provoquent le rire de l’auditoire complice et la colère de la pauvre Anglaise à qui il fallut faire de sérieuses excuses ; mais, sans doute, Maupassant s’est souvenu du type et de la scène lorsqu’il écrivit Miss Harriet. Une autre fois, il se divertit aux dépens d’un touriste naïf, en lui faisant croire que les vagues, les jours de tempête, transportent les barques des pêcheurs au sommet des falaises12.
Nous n’aurions pas signalé ces menues anecdotes si nous ne les jugions très significatives pour expliquer la formation de l’écrivain, et particulièrement sa méthode d’observation. Il n’y eut peut-être pas, dans toute la vie de Maupassant, de période plus féconde que ces années de jeunesse où, se croyant poète et ne songeant guère à écrire des nouvelles, il amassait inconsciemment des notes inépuisables et collectionnait des sujets ou des types pour ses futures études. Tout ce qu’il doit à la Normandie, c’est à cette époque-là qu’il se l’est assimilé ; c’est à Rouen, à Yvetot, à Étretat, à Fécamp, sur les falaises ou dans les vergers, dans les foires, au seuil des cabarets, dans les vieux presbytères de campagne qu’il a rencontré, connu fait causer, étudié sans le vouloir tous les personnages que nous retrouvons dans son premier roman et dans le quart au moins de ses nouvelles. Ils y sont tous, marins, pêcheurs et paysans, filles de ferme et filles de joie, prêtres, hobereaux et cabaretiers, le père Boniface, Céleste Magloire, maît’Belhomme, et même « ce cochon de Morin », lequel n’habitait pas du tout La Rochelle ; ils y sont tous, présentés avec une telle fidélité, avec une si belle sincérité artistique que certains, dit-on, s’affligèrent de n’être point flattés et se plaignirent hautement qu’on les pût reconnaître13. N’était-ce pas, là encore, une élégante mystification ?

1 Correspondance de Flaubert, tome II, p. 53 (lettre à L. Bouilhet du 9 avril 1851).
2 Ibid., p. 31 (lettre à L. Bouilhet du 19 décembre 1850.)
3 Mot rapporté par Albalat, loc. cit.
4 Étude sur le roman, en tête de Pierre et Jean (édit. Ollendorff, non ill., p XXVIII.)
5 A. Brisson, loc. cit. On a retrouvé aussi au cahier d’honneur de la classe de philosophie du lycée de Rouen des vers de Guy de Maupassant, datés de 1868 et intitulés le Dieu Créateur.
6 A. Brisson, Portraits intimes, 4e série.
7 Mai 1900.
8 A. Lumbroso, p. 303.
9 Correspondance de Flaubert, tome I, pp. 3 à 6.
10 G. de Maupassant, Étude sur Flaubert, p. LIX.
11 Valmont est un chef-lieu de canton des environs de Fécamp. G. de Maupassant signa ses premiers vers et ses premières nouvelles dans les journaux du pseudonyme de Guy de Valmont.
12 A. Lumbroso, pp. 306-307.
13 Voir ce que dit à ce sujet Henry Fouquier, dans son discours prononcé à l’inauguration du monument de Maupassant à Rouen.

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