Guy de Maupassant : L’Angélus. Les fragments de ce chapitre ont été publiés dans La Revue de Paris du 1er avril 1895 et le dernier paragraphe dans Œuvres posthumes, II, L. Conard, Paris, 1910, avec un fac-similé.
Chapitre I Chapitre II

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

II

La suite, Maupassant l’avait écrite en partie, au moins à l’état de brouillon, et racontée à des amis jusqu’au bout ; il avait poussé l’œuvre assez avant sur le papier ; il la tenait tout entière composée dans sa tête ; — il ne demandait, pour l’achever, qu’un répit de quelques mois.
Chassée de sa maison par les Prussiens, madame de Brémontal, en fuyant, faisait une chute ; peu après, elle mettait au monde un enfant débile et qui devait grandir infirme. Et le roman, c’était l’histoire de cette mère entre ses deux fils, l’un vigoureux et beau, l’autre disgracié de la nature. Ils venaient à s’éprendre de la même jeune fille. Celle-ci préférant l’aîné, toutes les souffrances du second, physiques et morales, s’exaspéraient encore. La mère, alors, s’indignait contre le ciel ; et sa révolte éclatait, un soir, au chevet du malheureux, tandis que sonnait l’Angélus...
De tout cela, on n’a retrouvé que des lambeaux. Sur une feuille volante, une liste de noms, essayés ou choisis pour les personnages :
« Morvaux, Cormusel, de la Charlerie, Charlery, docteur Parizot, abbé de Praxeville, Antoine de Praxas, Brémontal, Courmarin, Hiral, Marmelin, Boutemare, la famille et les demoiselles de Cerisaie, abbé Marvaux, docteur Paturel, passeur Richard, cocher Philippe... »
Sur la même feuille, le portrait que voici, — celui de ce docteur Paturel que son père avait annoncé dès le premier chapitre comme une homme « qui ne moisirait pas en province », qui « serait un grand médecin... un grand médecin de la capitale » :
Sa figure rappelait un peu le masque maigre de Voltaire et de Bonaparte. Il avait le nez coupant, courbé, aigu, pointu, la mâchoire forte, aux os saillants sous les oreilles, et le menton effilé ; un œil gris pâle, avec la tache noire de la pupille au milieu, et un tel air d’autorité dans sa parole et dans ses démonstrations professionnelles qu’il inspirait à tout le monde une grande confiance. Il rétablit des gens réputés depuis longtemps inguérissables, des rhumatisants, des ankylosés des champs, les infirmes de l’humidité, par des méthodes d’hygiène, de nourriture et d’exercice, et des poudres qui leur redonnaient faim ; il guérit les plaies anciennes avec les antiseptiques nouveaux, et persécuta le microbe selon les procédés les plus récents. Puis, quand il avait soigné un malade, il semblait laisser derrière lui de la propreté dans la maison. Il prospéra, on l’appelait de très loin, et l’argent vint, car il y tenait, réglant le prix des visites selon les distances et les fortunes. [...]
En quelques pages numérotées à part, l’entretien de ce docteur Paturel et de l’abbé Marvaux, près de la voiture où git le jeune infirme :
— Vous êtes le premier médecin du département... la fortune, tout.
— Mais j’habite ici, dit-il, j’y ronge, j’y perds ma vie ; tout ce que j’aime et tout ce que je souhaite, je ne l’ai pas. Ah ! Paris, Paris !... Est-ce que je peux travailler pour moi, ici, travailler pour la science ? Ai-je les laboratoires, les hôpitaux, les sujets rares, toutes les maladies inconnues et connues du monde entier sous les yeux ? Puis-je faire des expériences, des rapports, devenir membre de l’Académie de médecine ? Ici, je n’ai rien, ni avenir, ni distractions, ni plaisir, ni femme à épouser ou à aimer, ni gloire à cueillir, rien, rien que la gloire d’arrondissement. Je guéris, oui, je guéris du peuple, des bourgeois avares qui paient en argent, parfois en or, et jamais en billets. Je guéris la petite misère du commun des hommes, mais jamais les princes, les ambassadeurs, les ministres, les grands artistes, dont la cure retentissante est répétée jusqu’aux cours étrangères. Je soigne et je guéris, en un mot, au fond d’une province, le rebut de l’humanité.
Le prêtre l’écoutait d’un air un peu crispé, un peu fâché.
Il murmura :
— C’est peut-être plus noble et plus grand, et plus beau.
Mais le médecin, rageur, reprit :
— Je ne vis pas pour les autres, je vis pour moi, monsieur le curé.
L’abbé sentit tressaillir son âme d’apôtre. Il ajouta :
— Le Christ est mort pour les petits.
Et le médecin grogna :
— Mais je ne suis pas le Christ, nom d’un chien ! Je suis le docteur Paturel, agrégé de la Faculté de médecine de Paris.
L’abbé, calmé, répondit, ayant passé en quelques secondes par un cycle d’idées, touchant presque aux limites de la pensée humaine, car il aperçut toutes les grandeurs et toutes les petitesses de l’idéal. Et il conclut :
— Vous avez peut-être raison. À votre point de vue, vous êtes dans le vrai. Et pour vous, c’est le seul bon.
— Parbleu ! jeta le médecin d’une voix claire, qui sonna dans l’air sec.
Puis le prêtre ajouta :
— Vous êtes pourtant un grand cœur, car vous restez ici pour votre mère.
Le docteur tressaillit ; on avait touché sa plaie, sa peine, sa tendresse intimes.
— Oui, je ne la quitterai jamais.
Leurs yeux tombèrent ensemble sur l’infirme qui les écoutait de toutes ses oreilles et les comprenait très bien.
Et les regards des deux hommes s’étant rencontrés ensuite se dirent des choses mystérieuses sur la destinée et l’avenir de cet enfant, en les comparant aux leurs. C’était lui le misérable.
Mais la pensée du Christ hantait l’abbé. Il reprit la conversation :
— Moi, j’adore le Christ.
Le médecin riposta :
— Monsieur le curé, depuis que ce monde existe, tous les dieux conçus par la pensée humaine sont des monstres. N’est-ce pas Voltaire qui a dit : « L’Écriture prétend que Dieu a fait l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu » ?
Il accumulait les preuves, les injustices, les férocités, les méfaits de la Providence. Il ajouta :
— Moi qui suis médecin de pauvres gens, je les vois, ces méfaits, je les constate tous les jours. Vous aussi, d’ailleurs, qui soignez leurs âmes. Si j’avais à écrire un livre, un recueil de documents là-dessus, je l’intitulerais : « Le Dossier de Dieu » ; et il serait terrible, monsieur le curé.
L’abbé Marvaux soupira :
— Nous ne pouvons rien pénétrer de ces questions et de ces mystères en dehors de nos facultés cérébrales. Moi, je ne crois pas que je comprenne Dieu. Il est trop épandu et trop universel pour nos esprits. Le mot Dieu représente une conception et une explication quelconques, un refuge contre les doutes, un asile contre la peur, une consolation contre la mort, un remède contre l’égoïsme. C’est une formule de la phraséologie religieuse. Dieu, ce n’est pas un Dieu. Nous autres hommes, nous ne pouvons aimer qu’un Dieu tangible et visible. L’autre, l’inconnu, l’inconnaissable, l’immense je ne sais quoi ne nous ayant pas donné un sens pour le comprendre, par pitié pour nos cœurs nous envoya le Christ.
Le prêtre, halluciné, se tut ; puis, suivant sa pensée unique, murmura :
— Qui sait ? le Christ aussi a peut-être été trompé par Dieu dans sa mission, comme nous le sommes. Mais il est devenu Dieu lui-même pour la terre, pour notre terre misérable, pour notre petite terre couverte de souffrants et de manants. Il est Dieu, notre Dieu, mon Dieu, et je l’aime de tout mon cœur d’homme et de toute mon âme de prêtre. Ô maître crucifié sur le Calvaire, je suis à toi, ton fils et ton serviteur !
Le médecin, surpris, murmura :
— Comme c’est bizarre ce que vous dites là !
— Oui, reprit le prêtre, le Christ doit être aussi une victime de Dieu. Il en a reçu une fausse mission, celle de nous illusionner par une nouvelle religion. Mais le divin Envoyé l’a accomplie si belle, cette mission, si magnifique, si dévouée, si douloureuse, si inimaginablement grande et attendrissante, qu’il a pris pour nous la place de son Inspirateur. Qu’est-ce que Dieu, mot vague, avant le Christ ? Nous autres qui ne savons rien et ne nous attachons à rien que par nos pauvres organes, pouvons-nous adorer ces lettres dont nous ne comprenons pas le sens, ce Dieu ténébreux dont nous ne nous figurons rien, ni l’existence, ni l’intention, ni le pouvoir, dont nous ne connaissons qu’un petit essai de création maladroit, méprisable, la terre, sorte de bagne pour les âmes tourmentées de savoir, et pour les corps en mauvaise santé ? Non, nous ne pouvons pas aimer ça. Mais le Christ, chez qui toute pitié, toute grandeur, toute philosophie, toute connaissance de l’humanité sont descendues on ne sait d’où, qui fut plus malheureux que les plus misérables, qui naquit dans une étable et mourut cloué sur un tronc d’arbre, en nous laissant à tous la seule parole de vérité qui soit sage et consolante pour vivre en ce triste endroit, celui-là c’est mon Dieu, c’est mon Dieu, à moi.
Un soupir à côté de lui le fit taire. André pleurait dans sa voiture d’infirme.
Le prêtre le baisa sur le front. Le jeune homme balbutia :
— Comme j’aime vous entendre parler ! Je vous comprends parfaitement.
Et le prêtre lui répondit :
Pauvre petit, toi aussi, tu as reçu de l’impitoyable destinée un triste sort. Mais tu auras au moins, je crois, en compensation de toutes les joies physiques, les seules belles choses qui soient permises aux hommes, le rêve, l’intelligence et la pensée. [...]
En 1910, l’édition Louis Conard publie un dernier feuillet non paginé dans lequel le passage suivant ne semble être isolé du texte ci-dessus que par une page égarée :
Éternel meutrier qui semble ne goûter le plaisir de produire que pour savourer inlassablement sa passion acharnée de tuer de nouveau, de recommencer ses exterminations à mesure qu’il crée des êtres. Éternel faiseur de cadavres et pourvoyeur des cimetières, qui s'amuse ensuite à semer des graines et à éparpiller des germes de vie pour satisfaire sans cesse son besoin insatiable de destruction. Meurtrier affamé de mort embusqué dans l’Espace, pour créer des êtres et les détruire, les mutiler, leur imposer toutes les souffrances, les frapper de toutes les maladies, comme un destructeur infatigable qui continue sans cesse son horrible besogne. Il a inventé le choléra, la peste, le typhus, tous les microbes qui rongent le corps, les carnassiers qui dévorent les faibles animaux. Seules, cependant, les bêtes sont ignorantes de cette férocité, car elles ignorent cette loi de la mort qui les menace autant que nous. Le cheval qui bondit au soleil dans une prairie, la chèvre qui grimpe sur les roches de son allure légère et souple, suivie du bouc qui la poursuit, les pigeons qui roucoulent sur les toits, les colombes le bec dans le bec sous la verdure des arbres, pareils à des amants qui se disent leur tendresse, et le rossignol qui chante au clair de lune auprès de sa femelle qui couve ne savent pas l’éternel massacre de ce Dieu qui les a créés. Le mouton qui [...]

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