Guy de Maupassant : Notre cœur. Préoriginale de ce chapitre publiée dans La Revue des Deux Mondes du 15 mai 1890.
Chapitre II Première PartieChapitre III Chapitre I

III

Il était torturé, car il l’aimait. Différent des amoureux vulgaires, pour qui la femme élue par leur cœur apparaît dans une auréole de perfections, il s’était attaché à elle en la regardant avec des yeux clairvoyants de mâle soupçonneux et défiant qui n’a jamais été tout à fait capturé. Son esprit inquiet, pénétrant et paresseux, toujours sur la défensive dans la vie, l’avait préservé des passions. Quelques intrigues, deux courtes liaisons mortes dans l’ennui, et des amours payées rompues par dégoût, rien de plus dans l’histoire de son âme. Il considérait les femmes comme un objet d’utilité pour ceux qui veulent une maison bien tenue et des enfants, comme un objet d’agrément relatif pour ceux qui cherchent des passe-temps d’amour.
En entrant chez Mme de Burne il avait été prévenu contre elle par toutes les confidences de ses amis. Ce qu’il en savait l’intéressait, l’intriguait, lui plaisait, mais lui répugnait un peu. Il n’aimait pas, en principe, ces joueurs qui ne payent jamais. Après les premières entrevues, il l’avait jugée fort amusante et animée d’un charme spécial et contagieux. La beauté naturelle et savante de cette svelte, fine et blonde personne qui semblait en même temps grasse et fluette, armée de beaux bras faits pour attirer, pour enlacer, pour étreindre, et de jambes devinées longues et minces, faites pour fuir, comme celles des gazelles, avec des pieds si petits qu’ils ne devaient pas laisser de traces, lui paraissait être une espèce de symbole des vaines espérances. De plus, il avait goûté dans ses entretiens avec elle un plaisir qu’il croyait introuvable dans une conversation mondaine. Douée d’un esprit plein de verve familière, imprévue et gouailleuse, et d’une caressante ironie, elle se laissait aller pourtant à être séduite quelquefois par des influences sentimentales, intellectuelles ou plastiques, comme si, au fond de sa gaieté moqueuse, traînait encore l’ombre séculaire de la tendresse poétique des aïeules. Et cela la rendait exquise.
Elle le choyait, désireuse de le conquérir comme les autres ; et il venait chez elle aussi souvent qu’il y pouvait venir, attiré par le grandissant besoin de la voir de plus en plus. C’était comme une force émanée d’elle qui le prenait, une force de charme, de regard, de sourire, de parole, irrésistible, bien qu’il sortît souvent de chez elle irrité de ce qu’elle avait fait ou de ce qu’elle avait dit.
Plus il se sentait envahi par cet inexprimable fluide dont une femme nous pénètre et nous asservit, plus il la devinait, la comprenait et souffrait de sa nature, qu’il désirait ardemment différente.
Mais ce qu’il réprouvait en elle l’avait assurément séduit et dompté, malgré lui, en dépit de sa raison, plus peut-être que ses vraies qualités.
Sa coquetterie, dont elle jouait ouvertement comme d’un éventail, qu’elle déployait ou repliait à la face de tous, suivant les hommes qui lui plaisaient et lui parlaient ; sa façon de ne rien prendre au sérieux, qu’il trouvait drôle dans les premiers temps et menaçante à présent ; son désir constant de distraction, de renouveau, qu’elle portait insatiable dans son cœur toujours lassé, tout cela le laissait parfois tellement exaspéré, qu’il prenait, en rentrant chez lui, la résolution de distancer ses visites jusqu’au jour où il les supprimerait.
Le lendemain, il cherchait un prétexte pour se présenter chez elle. Ce qu’il sentait surtout s’accentuer, à mesure qu’il s’éprenait davantage, c’était l’insécurité de cet amour et la certitude de la souffrance.
Oh ! il n’était pas aveugle ; il s’enfonçait peu à peu dans ce sentiment comme un homme se noie par fatigue, parce que sa barque a sombré et qu’il est trop loin des côtes. Il la connaissait autant qu’on pouvait la connaître, la prescience de la passion ayant surexcité sa clairvoyance, et il ne pouvait plus s’empêcher de penser à elle indéfiniment. Avec une obstination infatigable, il cherchait toujours à l’analyser, à éclairer ce fond obscur d’âme féminine, cet incompréhensible mélange d’intelligence gaie et de désenchantement, de raison et d’enfantillage, d’affectueuse apparence et de mobilité, tous ces contradictoires penchants réunis et coordonnés pour former un être anormal, séducteur et déroutant.
Mais pourquoi le séduisait-elle ainsi ? Il se le demandait indéfiniment et le comprenait mal, car, avec sa nature réfléchie, observatrice et fièrement modeste, il eût dû rechercher logiquement dans une femme les antiques et tranquilles qualités de charme tendre et d’attachement constant qui semblent devoir assurer le bonheur d’un homme.
Mais il rencontrait en celle-là quelque chose d’inattendu, une sorte de primeur de la race humaine excitante par sa nouveauté, une de ces créatures qui sont le commencement d’une génération, qui ne ressemblent pas à ce qu’on a connu, et qui répandent autour d’elles, même par leurs imperfections, l’attrait redoutable d’un éveil.
Après les rêveuses passionnées et romanesques de la Restauration, étaient venues les joyeuses de l’époque impériale, convaincues de la réalité du plaisir ; puis voilà qu’apparaissait une transformation nouvelle de cet éternel féminin, un être raffiné, de sensibilité indécise, d’âme inquiète, agitée, irrésolue, qui semblait avoir passé déjà par tous les narcotiques dont on apaise et dont on affole les nerfs, par le chloroforme qui assomme, par l’éther et par la morphine qui fouaillent le rêve, éteignent les sens et endorment les émotions.
Il goûtait en elle la saveur d’une créature factice, façonnée et entraînée pour charmer. C’était un objet de luxe rare, attrayant, exquis et délicat, sur qui s’arrêtaient les yeux, devant qui battait le cœur et s’agitait le désir, ainsi que vient l’appétit devant les nourritures fines dont une vitre vous sépare, préparées et montrées pour exciter la faim.
Quand il fut bien convaincu qu’il descendait la pente d’un abîme, il se mit à réfléchir avec terreur aux dangers de son entraînement. Qu’adviendrait-il de lui ? Que ferait-elle ? Elle ferait assurément ce qu’elle avait dû faire avec tout le monde : elle l’amènerait à cet état où on suit les caprices d’une femme comme un chien suit les pas d’un maître, et elle le classerait dans sa collection de favoris plus ou moins illustres. Mais avait-elle, en effet, joué ce jeu avec tous les autres ? Ne s’en trouvait-il pas un, pas un seul qu’elle eût aimé, vraiment aimé, un mois, un jour, une heure, dans un de ces élans aussitôt comprimés où se jetait son cœur ?
Il parla d’elle avec eux interminablement, en sortant des dîners où ils s’étaient chauffés à son contact. Il les sentit tous encore troublés, mécontents, énervés, en hommes qu’aucune réalité n’a satisfaits.
Non, elle n’avait aimé personne parmi ces paradeurs de la curiosité publique ; mais lui, qui n’était rien près d’eux, qui ne faisait pas se tourner les têtes et se fixer les yeux quand son nom passait dans une foule ou dans un salon, que serait-il pour elle ? Rien, rien, un comparse, un monsieur, celui qui, pour ces femmes recherchées, devient le familier vulgaire, utile et sans bouquet comme le vin qu’on boit avec l’eau.
S’il avait été un homme connu, il aurait encore accepté ce rôle, que sa célébrité eût rendu moins humiliant. Ignoré, il n’en voulait pas. Et il écrivit pour lui dire adieu.
Quand il reçut la courte réponse, il en fut ému comme d’un bonheur tombé sur lui, et quand elle lui eut fait promettre qu’il ne partirait point, il fut joyeux comme d’une délivrance.
Quelques jours passèrent sans amener rien entre eux ; mais, lorsque fut calmé l’apaisement qui suit les crises, il sentit regrandir et le brûler son désir d’elle. Il avait pris la résolution de ne plus jamais lui parler de rien, mais il n’avait point promis de ne pas écrire ; et, un soir, comme il ne pouvait dormir, comme elle le possédait dans la veille agitée de l’insomnie d’amour, il s’assit, presque malgré lui, devant sa table et se mit à exprimer sur du papier blanc ce qu’il sentait. Ce n’était point une lettre, c’étaient des notes, des phrases, des pensées, des frissons de souffrance qui se changeaient en mots.
Cela l’apaisa ; il lui semblait qu’il se soulageait d’un peu de son angoisse, et, s’étant couché, il put dormir enfin.
Dès son réveil le lendemain, il relut ces quelques pages, les jugea bien frémissantes, les mit sous enveloppe, écrivit l’adresse, les garda jusqu’au soir, et les fit porter à la poste fort tard, pour qu’elle les reçût à son lever.
Il pensait bien qu’elle ne s’effaroucherait point de ces feuilles de papier. Les plus timorées des femmes ont pour la lettre qui parle d’amour avec sincérité des indulgences infinies. Et ces lettres, quand elles sont écrites par des mains qui tremblent, avec des yeux qu’emplit et qu’affole un visage, ont à leur tour sur les cœurs une invincible puissance.
Vers la fin du jour, il alla chez elle, afin de voir comment elle le recevrait et ce qu’elle pourrait lui dire. Il y trouva M. de Pradon qui fumait des cigarettes en causant avec sa fille. Il passait ainsi souvent des heures entières auprès d’elle, car il semblait la traiter plutôt en homme qu’en père. Elle avait mis dans leurs rapports et dans leur affection une nuance de l’hommage d’amour qu’elle se rendait à elle-même et qu’elle exigeait de tous.
Quand elle vit arriver Mariolle, sa figure eut un éclair de plaisir ; sa main fut tendue avec vivacité ; son sourire disait : « Vous me plaisez beaucoup. »
Mariolle espérait que le père s’en irait bientôt. Mais M. de Pradon ne s’en alla point. Bien qu’il connût sa fille et qu’il eût depuis longtemps perdu tout soupçon sur elle, tant il la croyait insexuelle, il la surveillait toujours avec une attention curieuse, inquiète, un peu maritale. Il voulait apprendre ce que ce nouvel ami pouvait bien avoir de chances de succès durable, ce qu’il était, ce qu’il valait. Serait-il un simple passant comme tant d’autres, ou bien un membre du cercle ordinaire ?
Donc il s’installa, et Mariolle comprit aussitôt qu’on ne le pourrait point déloger. Il en prit son parti, et se décida même à le séduire, s’il le pouvait, estimant qu’une bienveillance, ou du moins une neutralité, vaudrait toujours mieux qu’une hostilité. Il fit des frais, fut gai, amusa, sans aucune pose de soupirant.
Elle songeait, contente : « Il n’est pas bête et joue bien la comédie. »
Et M. de Pradon pensait : « Voilà un aimable homme, à qui ma fille ne paraît pas tourner la tête comme à tous les autres imbéciles. »
Quand Mariolle jugea le moment venu de s’en aller, il les laissa tous deux charmés par lui.
Mais il sortait de cette maison avec de la détresse dans l’esprit. Auprès de cette femme, il souffrait déjà de l’emprisonnement où elle le tenait, sentant qu’il frapperait en vain sur ce cœur, comme un homme enfermé frappe du poing une porte de fer.
Possédé, il en était sûr, et ne cherchait plus à se délivrer d’elle ; alors, ne pouvant fuir cette fatalité, il se résolut à être rusé, patient, tenace, dissimulé, à la conquérir par l’adresse, par l’hommage dont elle était avide, par l’adoration qui la grisait, par la servitude volontaire à laquelle il se laisserait réduire.
Sa lettre avait plu. Il écrirait. Il écrivit. Presque chaque nuit, en rentrant, à l’heure où l’esprit, animé par toutes les agitations du jour, regarde ce qui l’intéresse ou l’émeut dans une sorte de grossissement d’hallucination, il s’asseyait à sa table, sous sa lampe, et s’exaltait en pensant à elle. Le germe poétique que laissent mourir en eux, par paresse, tant d’hommes indolents grandit dans cet entraînement. À force d’écrire les mêmes choses, la même chose, son amour, sous des formes que renouvelait le renouveau quotidien de son désir, il enfiévra son ardeur dans cette besogne de tendresse littéraire. Il cherchait tout le long des jours, et trouvait pour elle ces expressions irrésistibles que l’émotion surexcitée fait jaillir du cerveau comme des étincelles. Il soufflait ainsi sur le feu de son propre cœur et l’allumait en incendie, car les lettres d’amour vraiment passionnées sont souvent plus dangereuses pour celui qui les écrit que pour celle qui les reçoit.
À force de s’entretenir lui-même dans cet état d’effervescence, de chauffer son sang avec des mots et de faire habiter son âme avec une pensée unique, il perdit peu à peu la notion de la réalité sur cette femme. Cessant de la juger telle qu’il l’avait vue d’abord, il ne l’apercevait plus à présent qu’à travers le lyrisme de ses phrases ; et tout ce qu’il lui écrivait chaque nuit devenait dans son cœur autant de vérités. Ce travail quotidien d’idéalisation la lui montrait à peu près telle qu’il l’aurait rêvée. Ses anciennes résistances tombaient d’ailleurs devant l’indéniable affection que lui témoignait Mme de Burne. Certes, en ce moment, bien qu’ils ne se fussent rien dit, elle le préférait à tous, et le lui montrait ouvertement. Il pensait donc avec une espèce de folie d’espérance qu’elle finirait peut-être par l’aimer.
Elle subissait, en effet, avec une joie compliquée et naïve la séduction de ces lettres. Jamais personne ne l’avait adulée et chérie de cette manière, avec cette réserve silencieuse. Jamais personne n’avait eu cette idée charmante de faire apporter sur son lit, à chaque réveil, dans le petit plateau d’argent que présentait la femme de chambre, ce déjeuner de sentiment sous une enveloppe de papier. Et ce qu’il y avait de précieux à cela, c’est qu’il n’en parlait jamais, qu’il semblait l’ignorer lui-même, qu’il demeurait, dans son salon, le plus froid de ses amis, qu’il ne faisait pas une allusion à toute cette pluie de tendresse dont il la couvrait en secret.
Certes elle avait reçu déjà des lettres d’amour, mais d’un autre ton, moins réservées, plus pressantes, plus semblables à des sommations. Pendant trois mois, ses trois mois de crise, Lamarthe lui avait consacré une jolie correspondance de romancier fort séduit qui marivaude littérairement. Elle avait en son secrétaire, dans un tiroir spécial, ces très fines et très séduisantes épîtres à une femme, d’un écrivain vraiment ému qui l’avait caressée de sa plume jusqu’au jour où il perdit l’espoir du succès.
Les lettres de Mariolle étaient tout autres, d’une concentration de désir si énergique, d’une sincérité d’expression si juste, d’une soumission si complète, d’un dévouement qui promettait d’être si durable, qu’elle les recevait, les ouvrait et les goûtait avec un plaisir qu’aucune écriture ne lui avait encore donné.
Son amitié pour l’homme s’en ressentait, et elle l’invitait à venir la voir d’autant plus souvent qu’il apportait dans ses relations cette discrétion absolue, et semblait ignorer, en lui parlant, qu’il eût jamais pris une feuille de papier pour lui dire son adoration. Elle jugeait d’ailleurs la situation originale, digne d’un livre, et trouvait, dans sa satisfaction profonde à sentir près d’elle cet être qui l’aimait ainsi, une sorte de ferment actif de sympathie qui le lui faisait juger d’une façon particulière.
Jusqu’ici, dans tous les cœurs troublés par elle, elle avait pressenti, malgré la vanité de sa coquetterie, des préoccupations étrangères ; elle n’y régnait pas seule ; elle y trouvait, elle y voyait des soucis puissants qui ne la touchaient point. Jalouse de la musique avec Massival, de la littérature avec Lamarthe, et toujours de quelque chose, mécontente des demi-succès qu’elle obtenait, impuissante à tout chasser devant elle dans ces âmes d’hommes ambitieux, d’hommes en renom ou d’artistes pour qui la profession est une maîtresse dont rien ni personne ne peut les détacher, elle en rencontrait un pour la première fois à qui elle était tout. Il le lui jurait au moins. Seul, le gros Fresnel l’aimait autant, assurément. Mais c’était le gros Fresnel. Elle devinait que jamais personne n’avait été possédé par elle de cette façon ; et sa reconnaissance égoïste pour le garçon qui lui donnait ce triomphe prenait des allures de tendresse. Elle avait besoin de lui maintenant, besoin de sa présence, besoin de son regard, besoin de son asservissement, besoin de cette domesticité d’amour. S’il flattait moins que les autres sa vanité, il flattait davantage ces souveraines exigences qui gouvernent l’âme et la chair des coquettes, son orgueil et son instinct de domination, son instinct féroce de calme femelle.
Comme un pays dont on s’empare, elle accapara sa vie peu à peu par une succession de petits envahissements plus nombreux chaque jour. Elle organisait des fêtes, des parties au théâtre, des dîners au restaurant, pour qu’il en fût ; elle le traînait derrière elle avec une satisfaction de conquérante, ne pouvait plus se passer de lui ou plutôt de l’esclavage auquel il était réduit.
Il la suivait, heureux de se sentir ainsi choyé, caressé par ses yeux, par sa voix, par tous ses caprices ; et il ne vivait plus que dans un transport de désir et d’amour, affolant et brûlant comme une fièvre chaude.

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