Guy de Maupassant : Notre cœur. Préoriginale de ce chapitre publiée dans La Revue des Deux Mondes du 1er juin 1890.
Chapitre III Deuxième PartieChapitre I Chapitre II

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Deuxième Partie

I

Mariolle venait d’arriver chez elle. Il l’attendait, car elle n’était pas rentrée, bien qu’elle lui eût donné rendez-vous par une dépêche bleue, le matin.
Dans ce salon, où il aimait tant se sentir, où tout lui plaisait, il éprouvait cependant, chaque fois qu’il s’y trouvait seul, une oppression du cœur, un peu d’essoufflement, d’énervement, qui l’empêchaient d’y rester assis tant qu’elle n’avait point paru. Il marchait, dans une attente heureuse, avec la crainte que quelque obstacle imprévu ne l’empêchât de revenir et ne remît au lendemain leur rencontre.
Quand il entendit s’arrêter une voiture devant la porte de la rue, il eut un tressaillement d’espoir, et lorsque sonna le timbre de l’appartement, il ne douta plus.
Elle entra, son chapeau sur la tête, ce qu’elle ne faisait jamais, avec un air pressé et content.
— J’ai une nouvelle pour vous, dit-elle.
— Laquelle donc, madame ?
Elle se mit à rire en le regardant.
— Eh bien ! je vais passer quelque temps à la campagne.
Un chagrin le saisit, subit et fort, que son visage refléta.
— Oh ! Et vous m’annoncez cela avec une figure satisfaite !
— Oui. Asseyez-vous, je vais vous conter tout. Vous savez ou vous ne savez pas que M. Valsaci, le frère de ma pauvre mère, l’ingénieur en chef des ponts, a une propriété à Avranches où il passe une partie de sa vie avec sa femme et ses enfants, car il exerce là-bas sa profession. Or nous allons les voir tous les étés. Cette année, je ne voulais pas ; mais il s’est fâché et il a fait à papa une scène pénible. À ce propos, je vous confierai que papa est jaloux de vous, et m’en fait aussi, des scènes, en prétendant que je me compromets. Il faudra que vous veniez moins souvent. Mais ne vous troublez point, j’arrangerai les choses. Donc papa m’a réprimandée et m’a fait promettre d’aller passer dix jours, peut-être douze, à Avranches. Nous partons mardi matin. Qu’en dites-vous ?
— Je dis que vous me navrez.
— C’est tout ?
— Que voulez-vous ? je ne peux vous en empêcher !
— Vous ne voyez rien à faire ?
— Mais... mais non... je ne sais pas moi ! Et vous ?
— Moi j’ai une idée, que voici : Avranches est tout près du Mont-Saint-Michel. Connaissez-vous le Mont-Saint-Michel ?
— Non, madame.
— Eh bien ! vous aurez, vendredi prochain, l’inspiration d’aller voir cette merveille. Vous vous arrêterez à Avranches, vous vous promènerez, samedi soir, par exemple, au coucher du soleil dans le jardin public, d’où l’on domine la baie. Nous nous y rencontrerons par hasard. Papa fera une tête, mais je m’en moque. J’organiserai une partie pour aller tous ensemble avec la famille, le lendemain, à l’abbaye. Montrez de l’enthousiasme, et soyez charmant, comme vous savez l’être quand vous voulez. Faites la conquête de ma tante et invitez-nous tous à dîner à l’auberge où nous descendrons. On y couchera et nous ne nous quitterons ainsi que le lendemain. Vous reviendrez par Saint-Malo, et huit jours plus tard je serai de retour à Paris. Est-ce bien imaginé ? Suis-je gentille ?
Il murmura dans un élan de reconnaissance :
— Vous êtes tout ce que j’aime au monde.
— Chut ! fit-elle
Et pendant quelques instants ils se regardèrent. Elle souriait, lui envoyant dans ce sourire toute sa reconnaissance, le remerciement de son cœur, et sa sympathie aussi, très sincère, très vive, devenue tendre. Il la contemplait, lui, avec des yeux qui la dévoraient. Il avait envie de tomber à ses pieds, de s’y rouler, de mordre sa robe, de crier quelque chose, et surtout de lui faire voir ce qu’il ne savait pas dire, ce qui était en lui des talons à la tête, dans son corps comme dans son âme, inexprimablement douloureux parce qu’il ne le pouvait montrer, son amour, son terrible et délicieux amour.
Mais elle le comprenait sans qu’il s’exprimât, comme un tireur devine que sa balle a fait un trou juste à la place de la mouche noire du carton. Il n’y avait plus rien dans cet homme, rien qu’Elle. Il était à elle plus qu’elle-même. Et elle était contente, et elle le trouvait charmant.
Elle lui dit, avec bonne humeur :
— Alors c’est entendu, nous faisons cette partie.
Il balbutia, la voix coupée par l’émotion :
— Mais oui, madame, c’est entendu.
Puis après un nouveau silence, elle reprit, sans autre excuse :
— Je ne peux vous garder plus longtemps aujourd’hui. Je suis rentrée uniquement pour vous dire cela, puisque je pars après-demain ! Toute ma journée de demain est prise, et j’ai encore quatre ou cinq courses à faire avant le dîner.
Il se leva tout de suite, saisi de peine, lui qui n’avait d’autre désir que de ne la plus quitter ; et, lui ayant baisé les mains, il s’en alla, le cœur un peu meurtri, mais plein d’espoir.
Ce furent quatre jours bien longs qu’il eut à passer. Il les traîna dans Paris, sans voir personne, préférant le silence aux voix et la solitude aux amis.
Il prit donc, le vendredi matin, le train express de huit heures. Il n’avait guère dormi, enfiévré par l’attente de ce voyage. Sa chambre noire, silencieuse, où passaient seulement les roulements des fiacres attardés, évocateurs des désirs de départ, l’avait, durant toute la nuit, oppressé comme une prison.
Dès qu’une lueur apparut entre les rideaux fermés, la lueur grise et triste du tout premier matin, il sauta du lit, ouvrit sa fenêtre et regarda le ciel. La peur du mauvais temps le hantait. Il faisait beau. Une brume légère flottait, présage de chaleur. Il s’habilla plus vite qu’il ne fallait, fut prêt deux heures trop tôt, le cœur rongé par l’impatience de quitter la maison, d’être en route enfin ; et son domestique dut aller chercher un fiacre, à peine sa toilette finie, par crainte de n’en point trouver.
Les premiers cahots de la voiture furent pour lui des secousses de bonheur ; mais, quand il pénétra dans la gare Montparnasse, un énervement le saisit en reconnaissant que cinquante minutes le séparaient encore du départ du train.
Un coupé se trouvait libre ; il le loua afin d’être seul et de pouvoir rêver à son aise. Lorsqu’il se sentit en marche, glissant vers elle, emporté dans le roulement doux et rapide de l’express, son ardeur, au lieu de se calmer, grandit, et il avait envie, une envie bête d’enfant, de pousser à deux mains, de toute sa force, la cloison capitonnée pour accélérer la vitesse.
Pendant longtemps, jusqu’au milieu du jour, il demeura muré dans son attente et perclus d’espérance ; puis peu à peu, Argentan passé, ses yeux furent attirés vers les portières par toute la verdure normande.
Le convoi traversait un long pays onduleux, coupé de vallons, où les domaines des paysans, herbages et prairies à pommiers, étaient entourés de grands arbres dont les têtes touffues semblaient luisantes sous les rayons du soleil. On touchait à la fin de juillet ; c’était la saison vigoureuse où cette terre, nourrice puissante, fait épanouir sa sève et sa vie. Dans tous les enclos, séparés et reliés par ces hautes murailles de feuilles, les gros bœufs blonds, les vaches aux flancs tachetés de vagues dessins bizarres, les taureaux roux au front large, au jabot de chair poilue, à l’air provocateur et fier, debout auprès des clôtures ou couchés dans les pâturages qui ballonnaient leurs ventres, se succédaient indéfiniment à travers la fraîche contrée, dont le sol semblait suer du cidre et de la chair.
Partout de minces rivières glissaient au pied des peupliers, sous des voiles légers de saules ; des ruisseaux brillaient dans l’herbe une seconde, disparaissaient pour reparaître plus loin, baignaient toute la campagne d’une fraîcheur féconde.
Et Mariolle promenait, ravi, et distrayait son amour dans le rapide et continu défilé de ce beau parc à pommiers habité par des troupeaux.
Mais, quand il eut changé de train à la station de Folligny, l’impatience d’arriver l’agita de nouveau, et, pendant les dernières quarante minutes, il tira vingt fois sa montre de sa poche. À tout moment il se penchait à la portière, et il aperçut enfin, sur une colline assez élevée, la ville où Elle l’attendait. Le train avait eu du retard, et une heure seulement le séparait de l’instant où il devait la retrouver, par hasard, à la promenade publique.
Un omnibus d’hôtel l’ayant recueilli, seul voyageur, se mit à gravir, au pas lent des chevaux, la route escarpée d’Avranches, à qui ses maisons, couronnant la hauteur, donnaient de loin un aspect fortifié. De près, c’était une jolie et vieille cité normande, aux petites demeures régulières et presque pareilles, tassées les unes contre les autres, avec un air de fierté ancienne et d’aisance modeste, un air moyen âge et paysan.
Dès que Mariolle eut jeté sa valise dans une chambre, il se fit indiquer la rue par où l’on parvient au Jardin botanique, et il s’en alla à grands pas, bien qu’il fût en avance, mais espérant qu’elle aurait peut-être aussi devancé l’heure.
En arrivant à la grille, il reconnut d’un coup d’œil qu’il était vide ou presque vide. Trois vieux hommes seulement s’y promenaient, bourgeois indigènes qui devaient récréer là quotidiennement leurs derniers loisirs ; et une famille de jeunes Anglais, filles et garçons, aux jambes sèches, jouait autour d’une institutrice blonde dont le regard distrait semblait rêver.
Mariolle, le cœur battant, marchait devant lui, scrutant les chemins. Il atteignit une grande allée d’ormes d’un vert puissant qui coupait en deux le jardin par le travers, allongeant au milieu une voûte épaisse de feuillage ; puis il passa outre, et soudain, en approchant d’une terrasse dominant l’horizon, il fut distrait brusquement de celle qui le faisait venir en ce lieu.
Du pied de la côte sur laquelle il était debout partait une inimaginable plaine de sable qui se mêlait au loin avec la mer et le firmament. Une rivière y promenait son cours, et, sous l’azur flambant de soleil, des mares d’eau la tachetaient de plaques lumineuses qui semblaient des trous ouverts sur un autre ciel intérieur.
Au milieu de ce désert jaune, encore trempé par la marée en fuite, surgissait, à douze ou quinze kilomètres du rivage, un monumental profil de rocher pointu, fantastique pyramide coiffée d’une cathédrale.
Elle n’avait pour voisin, dans ces dunes immenses, qu’un écueil à sec, au dos rond, accroupi sur les vases mouvantes : Tombelaine.
Plus loin, dans la ligne bleuâtre des flots aperçus, d’autres roches noyées montraient leurs crêtes brunes ; et l’œil, continuant le tour de l’horizon vers la droite, découvrait à côté de cette solitude sablonneuse la vaste étendue verte du pays normand, si couvert d’arbres qu’il avait l’air d’un bois illimité. C’était toute la nature s’offrant d’un seul coup, en un seul lieu, dans sa grandeur, dans sa puissance, dans sa fraîcheur et dans sa grâce ; et le regard allait de cette vision de forêts à cette apparition du mont de granit, solitaire habitant des sables, qui dressait sur la grève démesurée son étrange figure gothique.
Le plaisir bizarre, dont Mariolle jadis avait souvent tressailli devant les surprises que les terres inconnues gardent aux yeux des voyageurs, l’envahit si brusquement qu’il demeura immobile, l’esprit ému et attendri, oubliant son cœur garrotté. Mais, un son de cloche ayant vibré, il se retourna, ressaisi tout à coup par l’espérance ardente de leur rencontre. Le jardin était toujours presque vide. Les enfants anglais avaient disparu. Seuls les trois vieillards faisaient encore leur promenade monotone. Il se mit à marcher comme eux.
Elle allait venir tout à l’heure, dans un instant. Il la verrait au bout des chemins qui aboutissaient à cette merveilleuse terrasse. Il reconnaîtrait sa taille, sa démarche, puis sa figure et son sourire, et il entendrait sa voix. Quel bonheur ! quel bonheur ! Il la sentait proche, quelque part, introuvable, invisible encore, mais pensant à lui, sachant aussi qu’elle allait le revoir.
Il faillit pousser un cri léger. Une ombrelle bleue, rien qu’un dôme d’ombrelle, glissait là-bas au-dessus d’un massif. C’était elle sans aucun doute. Un petit garçon apparut, poussant un cerceau devant lui ; puis deux dames, — il la reconnut, — puis deux hommes : son père et un autre monsieur. Elle était tout en bleu, comme un ciel de printemps. Ah ! oui ! il la reconnaissait sans distinguer encore ses traits ; mais il n’osait point aller vers elle, sentant qu’il allait balbutier, rougir, qu’il ne saurait expliquer ce hasard sous l’œil soupçonneux de M. de Pradon.
Il marchait cependant à leur rencontre, sa jumelle sans cesse levée, tout occupé, semblait-il, à contempler l’horizon. Ce fut elle qui l’appela, sans même prendre la peine de jouer la surprise.
— Bonjour, monsieur Mariolle, dit-elle. C’est superbe, n’est-ce pas ?
Interdit par cet accueil, il ne savait sur quel ton répondre et balbutiait :
— Ah ! vous, madame, quelle chance de vous rencontrer ! J’ai voulu connaître ce délicieux pays.
Elle reprit en souriant :
— Et vous avez choisi le moment où j’y suis. C’est tout à fait aimable de votre part.
Puis elle présenta :
— Un de mes meilleurs amis, M. Mariolle ; ma tante, Mme Valsaci ; mon oncle qui fait des ponts.
Après les saluts échangés, M. de Pradon et le jeune homme se donnèrent une froide poignée de main, et on continua la promenade.
Elle l’avait placé entre elle et sa tante, en lui jetant un très rapide regard, un de ces regards qui ont l’air d’une défaillance. Elle reprit :
— Qu’est-ce que vous pensez de ce pays ?
— Moi, dit-il, je crois que je n’ai jamais rien vu de plus beau.
Alors elle :
— Ah ! si vous y aviez passé quelques jours comme je viens de le faire, vous sentiriez comme il vous pénètre. Il est d’une impression inexprimable. Ces allées et venues de la mer sur les sables, ce grand mouvement qui ne cesse jamais, qui baigne tout ça deux fois par jour, et si vite, qu’un cheval au galop ne pourrait pas fuir devant lui, ce spectacle extraordinaire que le ciel nous donne pour rien, je vous jure que ça me met hors de moi. Je ne me reconnais plus. N’est-ce pas, ma tante ?
Mme Valsaci, une femme déjà vieille, à cheveux gris, distinguée dame de province, épouse estimée d’ingénieur en chef, hautain fonctionnaire impurifiable de la morgue de l’École, avoua que jamais elle n’avait vu sa nièce dans cet état d’enthousiasme. Puis elle ajouta, après réflexion :
— Ça n’est pas étonnant d’ailleurs quand on n’a guère regardé et admiré, comme elle, que des décors de théâtre.
— Mais je vais à Dieppe et à Trouville presque tous les ans.
La vieille dame se mit à rire.
— À Dieppe et à Trouville on n’y va jamais que pour retrouver des amis. La mer n’est là que pour baigner des rendez-vous.
Ce fut dit très simplement, peut-être sans malice.
On retournait vers la terrasse, qui attirait irrésistiblement les pieds. Ils y venaient malgré eux, de tous les points du jardin, comme des boules roulent sur une pente. Le soleil baissant semblait étendre un drap d’or fin, transparent et léger, derrière la haute silhouette de l’abbaye, qui s’assombrissait de plus en plus, pareille à une châsse gigantesque sur un voile éclatant. Mais Mariolle ne regardait plus que l’adorée figure blonde qui passait à son côté, enveloppée dans un nuage bleu. Jamais il ne l’avait vue si délicieuse. Elle lui semblait changée sans qu’il sût en quoi, fraîche d’une fraîcheur imprévue répandue sur sa chair, dans ses yeux, sur ses cheveux et entrée aussi dans son âme, d’une fraîcheur venue de ce pays, de ce ciel, de cette clarté, de cette verdure. Jamais il ne l’avait connue et aimée ainsi.
Il marchait à côté d’elle, sans trouver rien à lui dire ; et le frôlement de sa robe, le coudoiement, parfois, de son bras, la rencontre, si parlante, de leurs regards, l’anéantissaient complètement, comme s’ils eussent tué en lui sa personnalité d’homme. Il se sentait soudain détruit par le contact de cette femme, absorbé par elle jusqu’à n’être plus rien, rien qu’un désir, rien qu’un appel, rien qu’une adoration. Elle avait supprimé tout son être ancien comme on flambe une lettre.
Elle vit bien, elle comprit cette absolue victoire, et vibrante, et touchée, plus vivante aussi dans cet air de campagne et de mer plein de rayons et de sève, elle lui dit, en ne le regardant point :
— Je suis si contente de vous voir !
Tout de suite elle ajouta :
— Combien restez-vous de temps ici ?
Il répondit :
— Deux jours, si aujourd’hui peut compter pour un jour.
Puis, se tournant vers la tante :
— Est-ce que Mme Valsaci consentirait à me faire l’honneur de venir passer la journée de demain au Mont-Saint-Michel avec son mari ?
Mme de Burne répondit pour sa parente :
— Je ne lui permettrai pas de refuser, puisque nous avons la chance de vous rencontrer ici.
La femme de l’ingénieur ajouta :
— Oui, monsieur, j’y consens bien volontiers, à la condition que vous dînerez chez moi ce soir.
Il salua en acceptant.
Soudain ce fut en lui une joie délirante, une de ces joies qui vous saisissent quand on reçoit la nouvelle de ce qu’on a le plus espéré. Qu’avait-il obtenu ? qu’était-il arrivé de nouveau dans sa vie ? Rien ; et pourtant il se sentait soulevé par l’ivresse d’un indéfinissable pressentiment.
Ils se promenèrent longtemps sur cette terrasse, attendant que le soleil disparût, pour voir jusqu’à la fin se dessiner sur l’horizon de feu l’ombre noire et dentelée du Mont.
Ils causaient à présent de choses simples, répétant tout ce qu’on peut dire devant une étrangère et se regardant par moments.
Puis on rentra dans la villa, bâtie, à la sortie d’Avranches, au milieu d’un beau jardin dominant la baie.
Voulant être discret, un peu troublé d’ailleurs par l’attitude froide et presque hostile de M. de Pradon, Mariolle s’en alla de bonne heure. Quand il prit, pour les porter à sa bouche, les doigts de Mme de Burne, elle lui dit deux fois de suite, avec un accent bizarre : « À demain, à demain. »
Dès qu’il fut parti, M. et Mme Valsaci, qui avaient depuis longtemps des habitudes provinciales, proposèrent de se coucher.
— Allez, dit Mme de Burne, moi je fais un tour dans le jardin.
Son père ajouta :
— Et moi aussi.
Elle sortit, enveloppée d’un châle, et ils se mirent à marcher côte à côte sur le sable blanc des allées que la pleine lune éclairait, comme de petites rivières sinueuses à travers les gazons et les massifs.
Après un silence assez long, M. de Pradon dit presque à voix basse :
— Ma chère enfant, tu me rendras cette justice que je ne t’ai jamais donné de conseils ?
Elle le sentait venir, et, prête à cette attaque :
— Je vous demande pardon, papa, vous m’en avez donné au moins un.
— Moi ?
— Oui, oui.
— Un conseil relatif à... à ton existence ?
— Oui, et même un très mauvais. Aussi je suis bien décidée, si vous m’en donnez d’autres, à ne pas les suivre.
— Quel conseil t’ai-je donné ?
— Celui d’épouser M. de Burne. Ce qui prouve que vous manquez de jugement, de clairvoyance, de la connaissance des hommes en général et de la connaissance de votre fille en particulier.
Il se tut quelques instants, un peu surpris et embarrassé, puis lentement :
— Oui, je me suis trompé ce jour-là. Mais je suis sûr de ne pas me tromper dans l’avis très paternel que je te dois aujourd’hui.
— Dites toujours. J’en prendrai ce qu’il faudra.
— Tu es sur le point de te compromettre.
Elle se mit à rire, d’un rire trop vif, et complétant sa pensée :
— Avec M. Mariolle sans doute ?
— Avec M. Mariolle.
— Vous oubliez, reprit-elle, que je me suis compromise déjà avec M. Georges de Maltry, avec M. Massival, avec M. Gaston de Lamarthe, avec dix autres, dont vous avez été jaloux, car je ne peux pas trouver un homme gentil et dévoué sans que toute ma troupe se mette en fureur, vous le premier, vous que la nature m’a donné comme père noble et régisseur général.
Il répondit vivement :
— Non, non, tu ne t’es jamais compromise avec personne. Tu apportes, au contraire, dans tes relations avec tes amis beaucoup de tact.
Elle reprit crânement :
— Mon cher papa, je ne suis plus une petite fille, et je vous promets que je ne me compromettrai pas davantage avec M. Mariolle qu’avec les autres ; ne craignez rien. J’avoue cependant que c’est moi qui l’ai prié de venir ici. Je le trouve charmant, aussi intelligent et bien moins égoïste que les anciens. C’était également votre avis jusqu’au jour où vous avez cru découvrir que je le préférais un peu. Oh ! vous n’êtes pas si malin que ça ! Je vous connais aussi, et je vous en raconterais long, si je voulais. Donc, M. Mariolle me plaisant, je me suis dit qu’il serait fort agréable de faire par hasard avec lui une belle excursion, qu’il est stupide de se priver, quand on ne court aucun danger, de tout ce qui peut nous amuser. Et je ne cours aucun danger de me compromettre puisque vous êtes là.
Elle riait franchement, à présent, sachant bien que chaque parole portait, qu’elle le tenait entravé par ce soupçon jeté de jalousie un peu suspecte flairée en lui depuis longtemps, et elle s’amusait de cette découverte avec une coquetterie secrète, inavouable et hardie.
Il se taisait, gêné, mécontent, irrité, sentant aussi qu’elle devinait, au fond de sa paternelle sollicitude, une mystérieuse rancune dont il ne voulait pas lui-même connaître l’origine.
Elle ajouta :
— Ne craignez rien. Il est tout naturel de faire en cette saison une promenade au Mont-Saint-Michel avec mon oncle, ma tante, vous, mon père, et un ami. On ne le saura pas d’ailleurs. Et si on le sait personne n’y peut trouver rien à redire. Quand nous serons de retour à Paris, je ferai rentrer cet ami dans les rangs avec les autres.
— Soit, reprit-il ; mettons que je n’ai pas parlé.
Ils firent encore quelques pas. M. de Pradon demanda :
— Revenons-nous à la maison ? Je suis fatigué, je vais me coucher.
— Non, moi je me promène encore un peu. La nuit est si belle !
Il murmura, avec des intentions :
— Ne t’éloigne pas. On ne sait jamais quelles gens on peut rencontrer.
— Oh ! je reste sous les fenêtres.
— Alors adieu, ma chère enfant.
Il la baisa rapidement sur le front, et rentra.
Elle alla s’asseoir plus loin sur un petit banc rustique planté en terre au pied d’un chêne. La nuit était chaude, pleine d’exhalaisons des champs, d’effluves de la mer et de clarté brumeuse, car, sous la lune épanouie en plein ciel, la baie s’était voilée de vapeurs.
Elles rampaient comme de blanches fumées, et cachaient la dune, que la marée montante devait à présent couvrir.
Michèle de Burne, les mains croisées sur ses genoux, les yeux au loin, cherchait à voir dans son âme, à travers un brouillard impénétrable et pâle comme celui des sables.
Combien de fois déjà, dans son cabinet de toilette à Paris, assise ainsi devant sa glace, elle s’était demandé : Qu’est-ce que j’aime ? qu’est-ce que je désire ? qu’est-ce que j’espère ? qu’est-ce que je veux ? qu’est-ce que je suis ?
À côté du plaisir d’être elle et du besoin profond de plaire, dont elle jouissait vraiment beaucoup, elle ne s’était jamais senti au cœur autre chose que des curiosités vite éteintes. Elle ne s’ignorait point d’ailleurs, ayant trop l’habitude de regarder et d’étudier son visage et toute sa personne pour ne pas observer aussi son âme. Jusqu’alors elle avait pris son parti de ce vague intérêt pour tout ce qui émeut les autres, impuissant à la passionner, capable au plus de la distraire.
Et cependant, chaque fois qu’elle avait senti naître en elle le souci intime de quelqu’un, chaque fois qu’une rivale, lui disputant un homme auquel elle tenait et surexcitant ses instincts de femme, avait fait brûler en ses veines un peu de fièvre d’attachement, elle avait trouvé à ces faux départs de l’amour une émotion bien plus ardente que le seul plaisir du succès. Mais cela ne durait jamais. Pourquoi ? Elle se fatiguait, elle se dégoûtait, elle voyait trop clair peut-être. Tout ce qui lui avait plu d’abord dans un homme, tout ce qui l’avait animée, agitée, émue, séduite, lui paraissait bientôt connu, défloré, banal. Tous ils se ressemblaient trop sans être jamais pareils ; et aucun d’eux encore ne lui avait paru doué de la nature et des qualités qu’il fallait pour la tenir longtemps en éveil et lancer son cœur dans un amour.
Pourquoi cela ? Était-ce leur faute à eux, ou bien sa faute à elle ? Manquaient-ils de ce qu’elle attendait, ou bien manquait-elle de ce qui fait qu’on aime ? Aime-t-on parce qu’on rencontre une fois un être qu’on croit vraiment créé pour soi, ou bien aime-t-on simplement parce qu’on est né avec la faculté d’aimer ? Il lui semblait par moments que le cœur de tout le monde doit avoir des bras comme le corps, des bras tendres et tendus qui attirent, étreignent et enlacent, et que le sien était manchot. Il avait seulement des yeux, son cœur.
On voyait souvent des hommes, des hommes supérieurs devenir éperdument amoureux de filles indignes d’eux, sans esprit, sans valeur, parfois même sans beauté ? Pourquoi ? Comment ? Quel mystère ? Ce n’était donc pas seulement à une rencontre providentielle qu’était due cette crise des êtres, mais à une sorte de germe qu’on porte en soi et qui se développe tout à coup. Elle avait écouté des confidences, elle avait surpris des secrets, elle avait même vu, de ses yeux, la transfiguration subite venue de cette ivresse éclatant dans une âme, et elle y avait songé beaucoup.
Dans le monde, dans le train-train courant des visites, des potins, de toutes les petites bêtises dont on s’amuse, dont on occupe les riches désœuvrements, elle avait découvert parfois, avec une surprise envieuse, jalouse et presque incrédule, des êtres, des femmes, des hommes en qui quelque chose d’extraordinaire sans aucun doute s’était produit. Cela ne se voyait point d’une façon manifeste, éclatante ; mais, avec son flair inquiet, elle le sentait et le devinait. Sur leur visage, dans leur sourire, dans leurs yeux surtout, quelque chose d’inexprimable, de ravi, de délicieusement heureux apparaissait, une joie de l’âme répandue dans tout le corps lui-même, illuminant la chair et le regard.
Sans savoir pourquoi, elle leur en voulait. Les amoureux l’avaient toujours fâchée, et elle qualifiait en elle-même de dédain cette irritation sourde et profonde que lui inspiraient les gens dont le cœur battait de passion. Elle les reconnaissait, croyait-elle, avec une promptitude et une sûreté de pénétration exceptionnelles. Souvent, en effet, elle avait flairé et dévoilé des liaisons avant que dans la société on les eût encore soupçonnées.
Quand elle songeait à cela, à cette folie tendre où pouvait nous jeter l’existence voisine d’un autre être, sa vue, sa parole, sa pensée, le je ne sais quoi de l’intime personne dont notre cœur devient éperdument troublé, elle s’en jugeait incapable. Et cependant, que de fois, lasse de tout et rêvant à d’inexprimables désirs, tourmentée par cette harcelante envie de changement et d’inconnu qui n’était peut-être que l’agitation obscure d’une indéfinie recherche d’affection, elle avait souhaité, avec une honte secrète née dans son orgueil, de rencontrer un homme qui la jetterait, ne fût-ce que pendant quelque temps, quelques mois, dans cette surexcitation ensorcelante de toute la pensée et de tout le corps ; car la vie, en ces périodes d’émotion, devait prendre un étrange attrait d’extase et d’ivresse.
Non seulement elle avait souhaité cette rencontre, mais elle l’avait même un peu cherchée, rien qu’un peu, avec cette activité indolente qui ne s’arrêtait longtemps à rien.
En tous ses commencements d’entraînement vers les hommes qualifiés supérieurs qui l’avaient éblouie durant quelques semaines, c’était toujours en des déceptions irrémédiables que sa courte effervescence de cœur était morte. Elle attendait trop de leur valeur, de leur nature, de leur caractère, de leur délicatesse, de leurs qualités. Avec chacun d’eux elle en avait été toujours réduite à constater que les défauts des hommes éminents sont souvent plus saillants que leurs mérites, que le talent est un don spécial, comme une bonne vue et un bon estomac, un don de cabinet de travail, un don isolé, sans rapports avec l’ensemble des agréments personnels qui rendent cordiales ou attrayantes les relations.
Mais, depuis qu’elle avait rencontré Mariolle, autre chose l’attachait à lui. L’aimait-elle cependant, l’aimait-elle d’amour ? Sans prestige, sans notoriété, il l’avait conquise par son affection, par sa tendresse, par son intelligence, par toutes les véritables et simples attractions de sa personne. Il l’avait conquise, car elle pensait à lui sans cesse ; sans cesse elle désirait sa présence ; aucun être au monde ne lui était plus agréable, plus sympathique, plus indispensable. Était-ce de l’amour cela ?
Elle ne se sentait point à l’âme cette flamme dont tout le monde parle, mais elle s’y sentait pour la première fois une envie sincère d’être pour cet homme quelque chose de plus qu’une amie séduisante. L’aimait-elle ? Pour aimer, faut-il qu’un être apparaisse rempli d’exceptionnelles attirances, différent et au-dessus de tous, dans l’auréole que le cœur allume autour de ses préférés, ou suffit-il qu’il vous plaise beaucoup, qu’il vous plaise à ne pouvoir presque plus se passer de lui ?
En ce cas, elle l’aimait, ou, du moins, elle était bien près de l’aimer. Après y avoir réfléchi profondément, avec une attention aiguë, elle se répondit enfin : « Oui, je l’aime, mais je manque d’élan : c’est la faute de ma nature. »
De l’élan, elle s’en était pourtant senti un peu tout à l’heure en le voyant venir à elle sur cette terrasse du jardin d’Avranches. Pour la première fois, elle avait senti ce quelque chose d’inexprimable qui nous porte, qui nous pousse, qui nous jette vers quelqu’un ; elle avait éprouvé un grand plaisir à marcher près de lui, à l’avoir près d’elle, brûlé d’amour pour elle, en regardant descendre le soleil derrière l’ombre du Mont-Saint-Michel pareille à une vision de légende. L’amour lui-même n’était-il pas une espèce de légende des âmes, à laquelle les uns croient par instinct, à laquelle les autres, à force d’y songer, finissent par croire aussi quelquefois ? Allait-elle finir par y croire ? Elle avait éprouvé une envie molle et bizarre d’appuyer sa tête sur l’épaule de cet homme, d’être plus près de lui, de chercher ce « tout près » qu’on ne trouve jamais, de lui donner ce qu’on offre en vain et ce qu’on garde toujours : la secrète intimité de soi.
Oui, elle avait eu de l’élan vers lui, et elle en avait encore, en ce moment, au fond du cœur. Il lui suffirait d’y céder, peut-être, pour que cela devînt de l’entraînement. Elle résistait trop, elle raisonnait trop, elle combattait trop le charme des gens. Ne serait-il pas doux, en un soir semblable à celui-ci, de se promener avec lui le long des saules de la rivière, et, pour payer toute sa passion, de lui offrir, de temps en temps, ses lèvres ?
Une fenêtre de la villa s’ouvrit. Elle tourna la tête. C’était son père, qui cherchait sans doute à la voir.
Elle lui cria :
— Vous ne dormez donc pas ?
Il répondit :
— Si tu ne rentres point, tu vas prendre froid.
Alors elle se leva et revint vers la maison. Puis, quand elle fut dans sa chambre, elle souleva encore ses rideaux pour regarder les vapeurs de la baie de plus en plus blanches sous la lune, et dans son cœur aussi il lui semblait que les brumes venaient de s’éclairer sous un lever de tendresse.
Elle dormit bien cependant, et ce fut la femme de chambre qui la réveilla, car on devait partir tôt pour déjeuner au Mont.
Un grand break vint les prendre. En l’entendant rouler sur le sable, devant le perron, elle se pencha à sa fenêtre, et elle rencontra tout de suite les yeux d’André Mariolle, qui la cherchaient. Son cœur se mit à battre un peu. Elle constata, surprise et oppressée, l’impression étrange et nouvelle de ce muscle qui palpite et qui fait courir le sang parce qu’on aperçoit quelqu’un. Comme la veille, avant de s’endormir, elle se répéta : « Je vais donc l’aimer ? »
Puis, quand elle fut en face de lui, elle le devina tellement épris, tellement malade d’amour, qu’elle eut vraiment envie d’ouvrir ses bras et de lui donner sa bouche.
Ils échangèrent seulement un regard qui le fit pâlir de bonheur.
La voiture se mit en marche. C’était un clair matin d’été, plein de chants d’oiseaux et de jeunesse épandue. On descendit la côte, on passa la rivière, on traversa des villages par une petite route caillouteuse qui faisait sauter les voyageurs sur les banquettes du break. Après un long silence, Mme de Burne se mit à plaisanter son oncle sur l’état de ce chemin ; cela suffit à rompre la glace ; et la gaieté qui flottait dans l’air sembla pénétrer les esprits.
Tout à coup, au sortir d’un hameau, la baie réapparut, non plus jaune comme la veille au soir, mais luisante d’eau claire qui couvrait tout, les sables, les prés salés, et, au dire du cocher, la route elle-même un peu plus loin.
Alors, pendant une heure, on alla au pas pour laisser à cette inondation le temps de retourner vers le large.
Les ceintures d’ormes ou de chênes des fermes au milieu desquelles on passait cachaient aux yeux, à tout moment, le profil grandissant de l’abbaye dressée sur son rocher, en pleine mer maintenant. Puis, entre deux coups, elle se remontrait soudain, de plus en plus proche, de plus en plus surprenante. Le soleil éclairait de tons roux l’église dentelée de granit assise sur son pied de roche.
Michèle de Burne et André Mariolle la contemplaient, puis se regardaient, mêlant l’un et l’autre au trouble naissant ou suraigu de leurs cœurs la poésie de cette apparition dans cette matinée rose de juillet.
On causait avec une aisance amicale. Mme Valsaci contait des histoires tragiques d’enlisements, les drames nocturnes du sable mou qui dévore les hommes. M. Valsaci défendait la digue, attaquée par les artistes, ou vantait ses avantages au point de vue des communications ininterrompues avec le Mont, et des dunes gagnées, pour les pâturages d’abord, pour la culture plus tard.
Soudain le break s’arrêta. La mer noyait la route. Ce n’était presque rien, une pelure liquide sur la voie pierreuse ; mais on pressentait que par places il devait y avoir des fondrières, des trous dont on ne sortirait pas. Il fallut attendre.
— Oh ! cela descend vite ! affirma M. Valsaci, et du doigt il montrait le chemin dont la mince surface d’eau fuyait, semblait bue par la terre, ou tirée au loin par une force puissante et mystérieuse.
Ils descendirent pour regarder de plus près ce départ étrange, rapide et muet de la mer, et, pas à pas, ils le suivaient. Déjà apparaissaient des taches vertes dans les herbages submergés, légèrement soulevés par endroits ; et ces taches grandissaient, s’arrondissaient, devenaient des îles. Ces îles bientôt prirent des aspects de continents séparés par des océans minuscules ; et puis ce fut enfin par toute l’étendue du golfe une course de déroute de la marée retournant au loin. On eût dit un long voile argenté qu’on retirait de sur la terre, un voile immense troué, déchiqueté, plein de déchirures, qui s’en allait laissant à nu de grandes prairies à l’herbe rase, sans découvrir encore les sables blonds qui les suivaient.
On était remonté dans la voiture, et tout le monde se tenait debout pour mieux voir. La route séchant devant eux, les chevaux remarchaient, mais toujours au pas ; et, comme les cahots faisaient parfois perdre l’équilibre, André Mariolle sentit soudain l’épaule de Mme de Burne appuyée contre la sienne. Il crut d’abord que le hasard d’une secousse avait amené ce contact ; mais elle y resta, et chaque soubresaut des roues martelait la place où elle s’était posée d’une trépidation qui secouait son corps et affolait son cœur. Il n’osait plus regarder la jeune femme, paralysé de bonheur par cette familiarité inespérée, et il pensait, dans un désordre d’idées pareil à celui des ivresses : « Est-ce possible ? Serait-ce possible ? Est-ce que nous perdons la tête tous les deux ? »
La voiture se remettant à trotter, il fallut s’asseoir. Alors Mariolle éprouva le besoin subit, impérieux, mystérieux, d’être aimable pour M. de Pradon, et il s’occupa de lui avec des attentions flatteuses. Sensible aux compliments presque autant que sa fille, le père se laissa séduire et reprit bientôt sa figure souriante.
On avait enfin atteint la digue, et on courait vers le Mont dressé au bout de cette route droite, élevée au milieu des sables. La rivière de Pontorson en baignait le talus de gauche ; à droite, les pâturages couverts de petit gazon, que le cocher appelait de la Criste marine, avaient fait place aux dunes encore suantes, imprégnées de mer.
Et le haut monument grandissait sur le ciel bleu, où il profilait, très nette à présent en tous ses détails, sa tête à clochetons et à tourelles, sa tête d’abbaye hérissée de gargouilles grimaçantes, chevelures de monstres, dont la foi épouvantée de nos pères a coiffé leurs sanctuaires gothiques.
Il était près d’une heure quand on arriva dans l’hôtel, où le déjeuner était commandé. La patronne, par prudence, n’était point prête ; il fallut attendre encore. On se mit donc à table fort tard ; on avait grand-faim. Le champagne tout de suite égaya les âmes.
Tout le monde se sentait content, et deux cœurs se croyaient tout près d’être heureux. Vers le dessert, quand l’animation des vins bus et le plaisir des causeries eurent développé dans les corps ce bonheur de vivre qui nous anime parfois à la fin des bons repas et nous dispose à tout approuver, à tout accepter, Mariolle demanda :
— Voulez-vous que nous restions ici jusqu’à demain ? Ce serait si beau de voir cela au clair de lune, et si agréable de dîner encore ensemble ce soir !
Mme de Burne accepta tout de suite ; les deux hommes consentirent. Seule, Mme Valsaci hésitait, à cause de son petit garçon resté chez elle, mais son mari la rassura, lui rappela que souvent elle s’était absentée ainsi. Il écrivit même, séance tenante, une dépêche pour la gouvernante. Il trouvait charmant André Mariolle, qui avait approuvé la digue, par flatterie, et l’avait jugée beaucoup moins nuisible à l’effet du Mont qu’on ne le disait en général.
En quittant la table, ils allèrent visiter le monument. On prit le chemin des remparts. La ville, un tas de maisons du Moyen Âge étagées les unes au-dessus des autres sur le bloc énorme de granit qui porte à son sommet l’abbaye, est séparée des sables par une haute muraille crénelée. Cette muraille monte, en contournant la vieille cité, avec des coudes, des angles, des plates-formes, des tours de guet, autant d’étonnements pour l’œil qui découvre, à chaque circuit, une nouvelle étendue de l’immense horizon. On se taisait, soufflant un peu après ce long déjeuner, et surpris toujours de voir ou de revoir cet étonnant édifice. Au-dessus d’eux, c’était, dans le ciel, un emmêlement prodigieux de flèches, de fleurs de granit, d’arches jetées d’une tour à l’autre, une invraisemblable, énorme et légère dentelle d’architecture, brodée à jour sur l’azur, et d’où jaillissait, d’où semblait s’élancer, comme pour s’envoler, l’armée menaçante et fantastique des gargouilles à face de bêtes. Entre la mer et l’abbaye, sur le flanc nord du Mont, une pente sauvage et presque à pic, qu’on appelle la Forêt, parce qu’elle est couverte de vieux arbres, commençait à la fin des maisons, étalant une sombre tache verte sur le jaune illimité des sables. Mme de Burne et André Mariolle, qui marchaient les premiers, s’arrêtèrent pour regarder. Elle s’appuyait à son bras engourdie dans un ravissement qu’elle n’avait jamais senti. Elle montait, légère, prête à monter toujours, avec lui, vers ce monument de rêve et vers autre chose encore. Elle aurait voulu que ce chemin escarpé ne finît jamais, car elle s’y sentait presque pleinement satisfaite pour la première fois de sa vie.
Elle murmura :
— Dieu ! est-ce beau !
Il répondit, en la regardant :
— Je ne puis penser qu’à vous.
Avec un sourire, elle reprit :
— Je ne suis cependant pas très poétique, mais je trouve cela si beau, que je me sens vraiment très émue.
Il balbutia :
— Moi, je vous aime comme un fou.
Il sentit son bras légèrement pressé, et ils se remirent en route.
Un gardien les attendait à la porte de l’abbaye, et ils entrèrent par cet escalier superbe, entre deux tours énormes, qui les conduisit à la salle des gardes. Puis ils allèrent de salle en salle, de cour en cour, de cachot en cachot, écoutant, s’étonnant, enchantés de tout, admirant tout, la crypte des gros piliers, d’une beauté si robuste, qui soutient sur ses énormes colonnes le chœur entier de l’église supérieure, et toute la Merveille, construction formidable de trois étages de monuments gothiques élevés les uns au-dessus des autres, le plus extraordinaire chef-d’œuvre de l’architecture monastique et militaire du Moyen Âge.
Puis ils arrivèrent au cloître. Leur surprise fut telle qu’ils s’arrêtèrent devant ce grand préau carré qu’enferme la plus légère, la plus gracieuse, la plus charmante des colonnades de tous les cloîtres du monde. Sur deux rangs, les minces petits fûts coiffés de chapiteaux délicieux portent, tout le long des quatre galeries, une guirlande ininterrompue d’ornements et de fleurs gothiques d’une variété infinie, d’une invention toujours nouvelle, fantaisie élégante et simple des vieux artistes naïfs, dont le rêve et la pensée creusaient la pierre avec leur marteau.
Michèle de Burne et André Mariolle en firent le tour, à tout petits pas, le bras sur le bras, tandis que les autres, un peu fatigués, admiraient de loin, debout près de la porte d’entrée.
— Dieu que j’aime ceci ! dit-elle, en s’arrêtant.
Il répondit :
— Moi je ne sais plus où je suis, ni où je vis, ni ce que je vois. Je sens que vous êtes près de moi, voilà tout.
Alors elle le regarda bien en face, souriante, et murmura :
— André !
Il comprit qu’elle se donnait. Ils ne parlèrent plus, et se remirent à marcher.
On continua la visite du monument, mais à peine regardaient-ils.
L’escalier de dentelle cependant les put distraire une minute, emprisonné dans une arche jetée en plein ciel entre deux clochetons, pour escalader, semble-t-il, les nues ; et ils furent encore saisis d’étonnement en arrivant au chemin des Fous, vertigineux sentier de granit qui circule sans parapet presque au faîte de la dernière tour.
— Peut-on passer ? demanda-t-elle.
— C’est défendu, reprit le guide.
Elle montra vingt francs. L’homme hésita. Toute la famille, étourdie déjà devant l’abîme et l’immensité de l’étendue, s’opposait à cette imprudence.
Elle interrogea Mariolle :
— Vous irez bien là, vous ?
Il se mit à rire :
— J’ai franchi des passages plus difficiles.
Et, sans plus s’occuper des autres, ils partirent.
Il marchait le premier sur l’étroite corniche, tout au bord du gouffre, et elle le suivait, glissant contre le mur, les yeux baissés, pour ne pas voir le trou béant sous eux, émue à présent, presque défaillante de peur, cramponnée à la main qu’il tendait vers elle ; mais elle le sentait fort, sans défaillance, sûr de sa tête et de son pied, et elle pensait, ravie malgré sa frayeur : « Vraiment, c’est un homme. » Ils étaient seuls dans l’espace, aussi haut que planent les oiseaux de mer, dominant le même horizon que les bêtes aux ailes blanches parcourent sans cesse de leur vol en l’explorant de leurs petits yeux jaunes.
La sentant trembler, Mariolle demanda :
— Vous avez le vertige ?
Elle répondit à voix basse :
— Un peu, mais avec vous je ne crains rien.
Alors, se rapprochant d’elle, il l’enlaça d’un bras pour la soutenir, et elle se sentit tellement rassurée par ce rude secours qu’elle leva la tête pour regarder au loin.
Il la portait presque, et elle se laissait aller, jouissant de cette protection robuste qui lui faisait traverser le ciel, et elle lui savait gré, un gré romanesque de femme, de ne pas gâter de baisers cette promenade de goélands.
Lorsqu’ils eurent rejoint ceux qui les attendaient tourmentés d’inquiétude, M. de Pradon, exaspéré, dit à sa fille :
— Dieu, est-ce niais ce que tu viens de faire !
Elle répondit avec conviction :
— Non, puisque ça a réussi. Rien n’est bête de ce qui réussit, papa.
Il haussa les épaules, et on redescendit. On s’arrêta encore chez le portier pour acheter des photographies, et lorsqu’on revint à l’hôtel, il était presque l’heure du dîner. La patronne conseilla une courte promenade sur les sables, vers le large, afin d’admirer le Mont du côté de la pleine mer, d’où il présentait, disait-elle, son plus magnifique aspect.
Bien que fatiguée la troupe entière repartit et contourna les remparts en s’éloignant un peu dans la dune inquiétante, molle avec des aspects de solidité, où le pied posé sur le beau tapis jaune tendu sous lui, et qui semblait dur, s’enfonçait soudain jusqu’au mollet en des vases trompeuses et dorées.
De là, l’abbaye, perdant tout à coup l’aspect de cathédrale marine dont elle étonnait de loin la terre ferme, prenait, pour menacer l’Océan, un air belliqueux de manoir féodal, avec sa grande muraille crénelée percée de meurtrières pittoresques et soutenue par des contreforts géants qui venaient souder leurs maçonneries de cyclopes dans le pied de l’étrange montagne. Mais Mme de Burne et André Mariolle ne s’occupaient plus guère de tout cela. Ils ne songeaient qu’à eux-mêmes, enlacés dans le filet qu’ils s’étaient tendu l’un à l’autre, enfermés dans cette prison où l’on ne sait plus rien du monde, où l’on ne voit plus rien qu’un être.
Lorsqu’ils se retrouvèrent assis devant leurs assiettes pleines, sous la gaie lumière des lampes, ils semblèrent se réveiller, et ils s’aperçurent tout de même qu’ils avaient faim.
On resta longtemps à table, et, lorsque le dîner fut fini, on oublia le clair de lune dans le bien-être de la causerie. Personne d’ailleurs n’avait plus envie de sortir, et personne n’en parla. La grande lune pouvait moirer de lueurs poétiques le mince petit flot de la marée montante glissant déjà sur les sables avec son bruit d’eau qui court presque imperceptible et terrifiant ; elle pouvait éclairer les remparts serpentant autour du Mont, et, dans le décor unique de la baie illimitée, luisante du frisson des clartés rampantes sur les dunes, illuminer l’ombre romantique de tous les clochetons de l’abbaye — on n’avait plus envie de rien voir.
Il n’était même pas dix heures quand Mme Valsaci, accablée de sommeil, parla de s’aller coucher. Et cette proposition fut acceptée sans la moindre résistance. Après des adieux pleins de cordialité, chacun rentra dans sa chambre.
André Mariolle savait bien qu’il ne dormirait point ; il alluma ses deux bougies sur sa cheminée, ouvrit sa fenêtre, et regarda la nuit.
Tout son corps défaillait sous la torture d’une inutile espérance. Il la savait là, tout près, séparée de lui par deux portes, et il était presque aussi impossible de la rejoindre que d’arrêter ce flot de la mer qui noyait tout le pays. Il avait dans la gorge un besoin de crier, et dans les nerfs un tel supplice d’attente inapaisable et vaine, qu’il se demandait ce qu’il allait faire, ne pouvant plus supporter la solitude de cette soirée de stérile bonheur.
Tous les bruits peu à peu étaient morts dans l’hôtel et dans la rue unique et tortueuse de la ville. Mariolle restait toujours accoudé à sa fenêtre, sachant seulement que le temps passait, regardant la nappe d’argent de la marée haute, et retardant sans cesse l’heure du lit, comme s’il eût subi le pressentiment d’on ne sait quelle providentielle fortune.
Il lui sembla tout à coup qu’une main touchait sa serrure. Il se retourna d’une secousse. Sa porte lentement s’ouvrait. Une femme entra, la tête voilée d’une dentelle blanche et tout le corps enveloppé d’un de ces grands manteaux de chambre qui semblent faits de soie, de duvet et de neige. Elle referma avec soin la porte derrière elle ; puis, comme si elle ne l’eût pas vu, debout et foudroyé de joie dans le cadre clair de sa fenêtre, elle marcha droit à la cheminée et souffla les deux bougies.

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