Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 110-111, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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lu par Nicolas Djermag

À Marie Bashkirtseff

Cannes, 1, rue du Redan.
[Mars 1884.]
Madame,
Ma lettre assurément, ne sera pas celle que vous attendez. Je veux d’abord vous remercier de votre bonne grâce à mon égard et de vos compliments aimables, puis nous allons causer, en gens raisonnables.
Vous me demandez d’être ma confidente ? À quel titre ? Je ne vous connais point. Pourquoi dirais-je, à vous, une inconnue, dont l’esprit, les tendances et le reste peuvent ne point convenir à mon tempérament intellectuel, ce que je peux dire, de vive voix, dans l’intimité, aux femmes qui sont mes amies ? Ne serait-ce point un acte d’écervelé, et d’inconstant ami ?
Qu’est-ce que le mystère peut ajouter au charme des relations par lettres ?
Toute la douceur des affections entre homme et femme (j’entends des affections chastes) ne vient-elle pas surtout du plaisir de se voir, et de causer en se regardant, et de retrouver, en pensée, quand on écrit à l’amie, les traits de son visage flottant entre vos yeux et le papier ?
Comment même écrire des choses intimes, le fond de soi, à un être dont on ignore la forme physique, la couleur des cheveux, le sourire et le regard ?
Quel intérêt aurais-je à vous raconter : « J’ai fait ceci, j’ai fait cela » sachant que cela n’évoquera point devant vous que l’image des choses peu intéressantes, puisque vous ne me connaîtrez point ?
Vous faites allusion à une lettre que j’ai reçue dernièrement, elle était d’un homme qui me demandait un conseil. Voilà tout.
Je reviens aux lettres d’inconnues. J’en ai reçu depuis deux ans cinquante à soixante environ. Comment choisir entre ces femmes la confidente de mon âme, comme vous dites ?
Quand elles veulent bien se montrer et faire connaissance comme dans le monde des simples bourgeois, des relations d’amitié et de confiance peuvent s’établir ; sinon pourquoi négliger les amies charmantes qu’on connaît, pour une amie qui peut être charmante, mais inconnue, c’est-à-dire qui peut être désagréable soit à nos yeux, soit à notre pensée ? Tout cela n’est pas très galant, n’est-ce pas ? Mais si je me jetais à vos pieds, pourriez-vous me croire fidèle dans mes affections morales ?
Pardonnez-moi, Madame, ces raisonnements d’homme plus pratique que poétique, et croyez-moi votre reconnaissant et dévoué
Guy de Maupassant
Pardon pour les ratures de ma lettre, je ne puis écrire sans en faire et je n’ai point le temps de me recopier.