Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 112-113, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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lu par Elsa Saladin

De Marie Bashkirtseff
à Guy de Maupassant

[Mars 1884.]
Votre lettre, Monsieur, ne me surprend pas et je ne m’attendais pas tout à fait à ce que vous semblez croire.
Mais d’abord je ne vous ai pas demandé d’être votre confidente, ce serait un peu trop simple, et si vous avez le temps de relire ma lettre, vous verrez que vous n’aviez pas daigné saisir du premier coup le ton ironique et irrévérencieux que j’ai employé à mon égard.
Vous m’indiquez aussi le sexe de votre autre correspondant, je vous remercie de me rassurer, mais ma jalousie étant toute spirituelle, cela m’importait peu.
Me répondre par des confidences serait l’acte d’un écervelé, attendu que vous ne me connaissez point ? Serait-ce abuser de votre sensibilité, Monsieur, que de vous apprendre à brûle-pourpoint la mort du roi Henri IV ?
Répondre par des confidences, puisque vous avez compris que je vous en demandais par retour du courrier, serait vous moquer spirituellement de moi et si j’avais été à votre place, je l’aurais fait, car je suis quelquefois très gaie tout en étant souvent assez triste pour rêver des épanchements par lettre avec un philosophe inconnu et pour partager vos impressions sur le Carnaval. Tout à fait bien et profondément sentie cette chronique, deux colonnes qu’on relit trois fois, mais en revanche, quelle rengaine que l’histoire de la vieille mère qui se venge des Prussiens ! (Ça doit être de l’époque de la lecture de ma lettre.)
Pour ce qui est du charme que peut ajouter le mystère, tout dépend des goûts... Que ça ne vous amuse pas, bien, mais moi ça m’amuse follement, je le confesse en toute sincérité de même que la joie enfantine causée par votre lettre, telle quelle.
Du reste, si ça ne vous amuse pas, c’est que pas une de vos correspondantes n’a su vous intéresser, voilà tout, et si moi non plus je n’ai pas su frapper la note juste, je suis trop raisonnable pour vous en vouloir.
Rien que 60 ? Je vous aurais cru plus obsédé... avez-vous répondu à toutes ?
Mon tempérament intellectuel peut ne pas vous convenir... vous seriez bien difficile... enfin je m’imagine que je vous connais (c’est du reste l’effet que les romanciers produisent sur les petites femmes un peu bêtes). Pourtant vous devez avoir raison.
Comme je vous écris avec la plus grande simplicité (par suite du sentiment sus-indiqué) il se peut que j’aie l’air d’une jeune personne sentimentale ou même d’une chercheuse d’aventure... Ce qui serait bien vexant.
Ne vous excusez donc pas de votre manque de poésie, galanterie, etc.
Décidément ma lettre était plate.
À mon très-vif regret, en resterons-nous donc là ? À moins qu’il me prenne envie quelque jour de vous prouver que je ne méritais pas le n° 61.
Quant à vos raisonnements, ils sont bons mais partis à faux. Je vous les pardonne donc et même les ratures et la vieille et les prussiens ! Soyez heureux ! ! !
Pourtant s’il ne vous fallait qu’un signalement vague, pour m’attirer les beautés de votre vieille âme sans flair, on pourrait dire par exemple : cheveux blonds, taille moyenne. Née entre l’an 1812 et l’an 1863. Et au moral... Non, j’aurais l’air de me vanter, et vous apprendriez du coup que je suis de Marseille.
P.-S. : Pardonnez-moi les taches et les ratures, etc. Mais je me suis recopiée déjà trois fois.