Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 113-115, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
Lettre précédente : 318 Lettre 319 — Lettre suivante : 320
Sommaire chronologiqueSommaire alphabétique

lu par Nicolas Djermag

À Marie Bashkirtseff

Cannes, 1, rue du Redan.
17 mars [1884.]
Oui, Madame, une seconde lettre ! Cela m’étonne. J’éprouve peut-être le désir vague de vous dire des impertinences. Cela m’est permis puisque je ne vous connais point ; eh bien non, je vous écris parce que je m’ennuie abominablement !
Vous me reprochez d’avoir fait une rengaine avec la vieille femme aux Prussiens, mais tout est rengaine. Je ne fais que cela ; je n’entends que cela. Toutes les idées, toutes les phrases, toutes les discussions, toutes les croyances sont des rengaines.
N’en est-ce pas une, et une forte, et une puérile d’écrire à une inconnue ?
En somme, là-dedans, je suis un niais. Vous me connaissez plus ou moins. Vous savez ce que vous faites et à qui vous vous adressez ; on vous a dit ceci ou cela sur moi, du bien ou du mal : peu importe. Quand même vous n’auriez rencontré personne de mes relations qui sont larges, vous avez lu des articles de journaux sur mon compte, portrait physique et portrait moral ; enfin vous vous amusez, très sûre de ce que vous faites. Mais moi ?
Vous pouvez être, il est vrai, une femme jeune et charmante dont je serai heureux, un jour, de baiser les mains ?
Mais vous pouvez être aussi une vieille concierge nourrie des romans d’Eugène Sue ?
Vous pouvez être une demoiselle de compagnie lettrée et mûre et sèche comme un balai ?
Au fait, êtes-vous maigre ? Pas trop, n’est-ce pas ? Je serais désolé d’avoir une correspondante maigre. Je me méfie de tout avec les inconnues.
J’ai été pris à des pièges ridicules. Un pensionnat de jeunes filles a entretenu avec moi une correspondance par la plume d’une sous-maîtresse. On se passait mes réponses de main en main pendant les classes. La ruse était drôle et m’a fait rire quand je l’ai sue — par la sous-maîtresse elle même.
Êtes-vous une mondaine ? Une sentimentale ? ou simplement une romanesque ? ou encore simplement une femme qui s’ennuie — et qui se distrait. Moi, voyez-vous, je ne suis nullement l’homme que vous cherchez.
Je n’ai pas pour un sou de poésie. Je prends tout avec indifférence et je passe les deux tiers de mon temps à m’ennuyer profondément. J’occupe le troisième tiers à écrire des lignes que je vends le plus cher possible en me désolant d’être obligé de faire ce métier abominable qui m’a valu l’honneur d’être distingué — moralement — par vous.
— Voilà des confidences — qu’en dites vous, madame ?
Vous devez me trouver très sans gêne, pardonnez-moi. Il me semble, en vous écrivant que je marche dans un souterrain noir avec la crainte de trous devant mes pieds. Et je donne des coups de canne au hasard pour sonder le sol.
Quel est votre parfum ?
Êtes-vous gourmande ?
Comment est votre oreille physique ?
La couleur de vos yeux ?
Musicienne ?
Je ne vous demande pas si vous êtes mariée. Si vous l’êtes, vous me répondrez non. Si vous ne l’êtes pas, vous me répondrez oui.
Je vous baise les mains, Madame.
Guy de Maupassant