Guy de Maupassant
Comment j’ai connu Maupassant ? Mais comme on fait connaissance sur une plage, entre jeunes gens du même âge.
C’était au lendemain de la guerre de 1870 ; au retour de la campagne, que nous avions faite chacun de son côté, nous nous trouvions à Étretat. À cette époque, Guy de Maupassant avait déjà une puissance d’attraction physique et intellectuelle qui s’imposait tout de suite : il était vigoureux, bien musclé, un peu trapu, les cheveux drus,
bien plantés, légèrement frisés, le nez fin du chien de chasse qui flaire et qui hume, la moustache châtain roux, moussant au-dessus des lèvres sensuelles, le menton court des énergiques et les yeux de topaze brûlée très doux avec une lueur de flamme. En plus, il avait l’esprit vif, railleur et toujours de belle humeur.
Étretat est une plage charmante, avec le décor féerique de ses deux « Portes » et de son « Aiguille » taillées par la mer pendant des siècles, mais elle était particulièrement plaisante à cette époque.
On y potinait déjà, car que faire sur une plage aussi étroite et resserrée, à moins que l’on ne médise un peu les uns des autres ?
Il y avait alors toute une colonie d’artistes attirée à la suite d’Alphonse Karr. Beaucoup de peintres : Gustave Courbet, Claude Monet, Diaz, avec sa jambe de bois qu’il appelait son pilon, Vibert, Landelle, Berne-Bellecour, Hugues Merle, Le Poittevin, plus tard Nozal le peintre des moissons, Léon Olivié le peintre des enfants, Lambert
le peintre des chats ; des journalistes : Albert Wolff, Albert Millaud, Robert Mitchell, Adrien Decourcelle, Edmond Pagnerre qui donnait la réplique à Ludovic Halévy, de Traz ; le dramaturge Anicet-Bourgeois, Mario Uchard, Faure, Coquelin, Mounet-Sully et son frère, Paccini qui étalait sa solennelle importance d’ancien censeur des théâtres avec des mots de Joseph Prudhomme, le romancier prince Lubomirsky, dont Scholl disait : « Il n’est ni lu, ni beau, c’est à peine s’il est mirsky ! »
Offenbach y donnait de joyeuses fêtes dans sa villa
Orphée, et Massenet, Thomé, Brémont, Révial, les frères Duvernoy étaient les fidèles du pays. Dorus, le grand-père du musicien Henri Rabaud, entendant un soir un rossignol chanter dans son jardin, prit sa flûte, dont il jouait avec un art consommé, et reproduisit les trilles de son hôte, qui se tut. Quand il repartit sur un nouveau thème, Dorus modula encore des variations de cet air. Le jeu continua à plusieurs reprises, si bien que le rossignol, exaspéré, s’égosilla frénétiquement pendant
un quart d’heure à perdre haleine, pour imposer silence à son impertinent rival.
Des comédiennes à leur début charmaient la plage : Reichemberg, Marguerite Ugalde, Judic, Marie Magnier, Jeanne Granier. Mme Doche, à son déclin, après fortune faite, recevait à dîner le curé d’Étretat, qui appréciait les bons vins de la dame aux camélias, et voulait la convertir. Ah ! le bon billet !
Tous ces artistes y apportaient leur fantaisie, leur brio, leur gaîté. Ce furent les beaux jours d’Étretat.
Le Casino n’était encore qu’une modeste construction en bois, où l’on riait, s’amusait, organisait des sauteries ; il y avait la salle où se réunissaient les dames mûres, que l’on appelait le Salon des Antiques. Le café était tenu par Joseph, qui était l’ami de ses clients. Maupassant et ses camarades y avaient leur « ardoise », et Joseph n’était pas exigeant pour le règlement des parties de billard et des bols de punch.
Élevé à Étretat par sa mère, une femme supérieure, très cultivée, qui y habitait, Guy connaissait dans leurs moindres replis les côtes, les falaises et les rochers ; il y avait vagabondé dans son enfance et accompagné les marins sur leurs bateaux de pêche... toujours hardi, entreprenant, aventureux, il nous entraînait dans des excursions.
Un jour, c’était à la Chambre des demoiselles qu’il a décrite :
Une grotte perdue,
Entre le ciel et les mers,
... Roc au front élancé.
Lorsque la mer en fureur montait en grondant à l’assaut des falaises, il nous emmenait au Chaudron, où la vague s’engouffre avec des bruits de canon, rebondit et rejaillit en écume ruisselante.
Par les belles après-midi, nous le suivions à la
Fontaine aux Mousses, où l’on accède en dégringolant la falaise à l’aide d’échelles et de crampons.
Là, au pied de la haute muraille, l’eau sourd toute fraîche sous les plantes vertes et frisées. Peut-être y a-t-il songé, lorsqu’il a chanté... une autre source :
Elle est fermée, et l’on y boit,
En écartant un peu la mousse
Avec la lèvre, avec le doigt.
Nulle soif ne semble plus douce !
Il nous emmenait encore à pied, à travers les valleuses, jusqu’à Saint-Jouin, où se dresse le chaos de rochers au bord de la mer, qu’il a décrit dans son roman de
Pierre et Jean. Mais la grande attraction était l’auberge de
la Belle Ernestine, vieille maison normande entourée d’un verger. Elle était garnie de meubles anciens, tapissée de vieilles faïences, de tableaux et de dessins offerts par les artistes, et il y avait des albums remplis de pensées et de vers plus ou moins niais et ridicules inspirés à ses visiteurs.
Lorsque j’ai bien dîné, je me sens tout morose,
Et fort embarrassé d’écrire quelque chose,
avait un jour écrit Guy pour se débarrasser d’une insistance excédante. La chère était succulente, la cave bien garnie et l’hôtelière hospitalière. On y festoyait et l’on s’y attardait.
Ernestine était une bonne et saine Normande, dont Maupassant a fait depuis ce beau portrait peint en pleine pâte :
« C’est une forte fille, mûre maintenant, belle encore, d’une beauté puissante et simple, une fille des champs, une fille de la terre, une paysanne vigoureuse.
« Le front et le nez sont superbes, le front droit tourné comme un front de statue, le nez continuant la ligne droite qui part des cheveux rappellent les Vénus, bien qu’ils soient jetés comme par mégarde sur une tête à la Rubens.
« Car toute cette fille semble flamande par sa carnation, sa structure, son rire osé, sa bouche forte, bien ouverte. C’est une de ces servantes charnues et saines qu’on a vues danser dans les kermesses du grand peintre. Elle séduit par sa grâce rustique et sa bonne humeur toute ronde.
« Au moral, on ne la connaît guère. Elle est brave fille, familière avec des dehors toujours joyeux, et peut-être des dedans pas toujours gais. En elle semble s’être incarné l’esprit normand, bon enfant, rieur et rusé. Car elle est rusée comme personne, mais rusée dans le bon sens du mot, sans aucune perfidie méchante, rusée inconsciente, astucieuse par l’instinct, pleine de moyens, de diplomatie voilée, d’habiletés campagnardes, d’intentions dissimulées. D’un coup d’œil, elle pénètre et connaît ses clients, elle les juge et les jauge. »
En le relisant après bien des années, il me paraît que le portrait de cette Normande, avec des dehors toujours joyeux et peut-être des dedans pas toujours gais, son esprit bon enfant, rieur, rusé dans le bon sens du mot, qui pénètre et connaît si bien les gens, les juge et les jauge, ressemble par bien des traits au Normand lui-même qui l’a tracé.
Mais les plaisirs physiques, les longues randonnées
n’absorbaient pas toute l’activité de Guy : il aimait le théâtre et composait avec notre ami Robert Pinchon de petites pièces qu’ils jouaient le soir dans le salon des Verguies, la propriété de Mme de Maupassant.