Un beau jour, Guy de Maupassant et ses amis abandonnèrent Argenteuil, descendirent la Seine, et la bande se scinda. Ceux qui avaient plus de goût pour la société folâtre poussèrent jusqu’à Chatou et s’installèrent chez Fournaise, proche la Grenouillère. Joseph Prunier et Petit-Bleu s’arrêtèrent à Bezons dans l’auberge de Poulain, au coin du pont, et continuèrent à partager la même chambre. Cela n’empêchait pas, bien entendu, les deux équipes de fusionner fréquemment. Mais
Joseph Prunier avait besoin de calme pour travailler, et Petit-Bleu resta auprès de lui, ayant pour son camarade une inclination particulière et aimant à lui entendre réciter les vers qu’il écrivait et conter les sujets de nouvelles qu’il roulait déjà dans sa tête.
Notre flottille se composait d’un océan, l’Étretat, et d’une yole au joli nom de La Feuille de rose que Maupassant déguise dans Mouche sous celui de La Feuille à l’envers. Plus tard, nous lui adjoignîmes une autre yole, Le frère Jan.
Nous filions sur la Seine qu’il aimait tant, à toute heure, « le matin quand elle brille au soleil levant et clapote doucement entre les berges couvertes de roseaux qui murmurent », l’après-midi quand elle reçoit la pluie de feu de ses rayons, la nuit quand, sinistre et perfide, elle coule sans bruit... « Le mouvement éternel de l’eau qui coule » semblait à cette heure à Guy plus effrayant que les vagues de l’Océan, et lui causait une obscure terreur, qu’il a dépeinte dans une de ses premières
nouvelles. « C’est la chose mystérieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, où l’on voit des choses qui ne sont pas, où l’on entend des bruits que l’on ne connaît point, où l’on tremble sans savoir pourquoi, comme en traversant un cimetière, et c’est en effet le plus sinistre des cimetières, celui où l’on n’a pas de tombeau. »
Revenu à Bezons, il chassait cette angoisse passagère, mais fixée dans son esprit, en allumant un punch au rhum qui flambait difficilement et entonnant avec Petit-Bleu La Femme du Sergent. Chacun, alternativement, trouvait toujours de nouveaux couplets pour allonger la série des souhaits de l’infatigable moine que son amie compatissante ne demande qu’à contenter :
Ah ! dit la femme du sergent,
Qu’as-tu moine ? qu’as-tu moine ?
À l’automne, les deux amis chassaient l’alouette dans la plaine de Bezons. C’était Prunier qui tenait
la carabine et Petit-Bleu qui tirait la ficelle du miroir. Bien entendu, ils tuaient plus de moineaux que d’alouettes, mais ils les baptisaient alouettes et les trouvaient aussi délicats.
D’ailleurs, quand il parlait de ses chasses ou de ses prouesses de marcheur et de canotier, ce Normand de Joseph Prunier, vrai Gascon du Nord, enflait toujours le nombre de ses victimes et des kilomètres parcourus. Son compagnon Petit-Bleu, sur qui en rejaillissait quelque éclat, se gardait bien de le démentir. On les saluait du nom des « gars de Bezons » quand ils apparaissaient, comme deux Hurons, à Chatou, pays civilisé.
Que d’aventures qui faisaient la joie de Prunier dans cette auberge de Bezons ! Un matin, c’était le propriétaire que l’on trouvait pendu dans son grenier, et tout le pays qui défilait pour emporter un morceau de la corde. Une nuit, c’était la voisine de chambre qui, prise brusquement des douleurs de l’enfantement, poussait des cris déchirants.
La sage-femme tardant trop à venir, Joseph Prunier, qui ne s’embarrassait jamais de rien, et Petit-Bleu délivraient tant bien que mal la malheureuse. Un soir, un mari du voisinage, ne voyant pas rentrer sa femme, venait épancher sa douleur auprès de Prunier. Et, comme il craignait qu’elle ne se fût jetée à l’eau, les deux compères, qui savaient très bien que ce n’était pas là qu’il fallait la chercher, n’en faisaient pas moins semblant de fouiller la Seine, pour apaiser le mari inconsolable, et lui apportaient à l’aube, en fait de « macchabée », un chien crevé que la gaffe de Prunier avait accroché au barrage. Un jour qu’une Parisienne vint les voir, Prunier trouva amusant, pour épargner à la jeune femme la fatigue d’un trajet assez long de la gare au pays, d’aller la chercher avec une voiture à bras. Les deux canotiers s’attelèrent aux brancards, et c’est dans cet équipage que la belle dame fit son entrée à Bezons.
Ah ! quel beau et solide gars était alors Maupassant,
le cou, le torse et les biceps d’un athlète (ce dont il était très fier), entreprenant, intrépide, toujours gai, exubérant, plein d’entrain. Il était seulement déjà terrassé parfois par de violentes migraines, qui le contraignaient à passer des après-midi entières étendu sur son lit, le front cerclé d’un bandeau imbibé d’eau sédative
1.
Maintenant, chez Guy de Maupassant, la hantise de la maladie s’aggravait ; il était persuadé qu’il était gravement atteint, et il cherchait dans d’invraisemblables livres de médecine le secret de son mal mystérieux.
Pour essayer de se faire expliquer le secret de ses effroyables « migraines », il questionnait invariablement le pharmacien de la localité où il se
trouvait. À Étretat, que de soirées il a passées dans l’arrière-boutique du pharmacien Leroy ! À Bezons, il avait d’interminables conversations avec un pharmacien polonais.
Vers le même temps, Guy, qui tenait de sa famille la curiosité du mystère
2, se passionnait pour le fantastique. Il était attiré par l’inconnu ; il en raffolait et en avait la terreur. Je le vois encore se plaçant devant une glace et fixant l’eau morte qui ne tardait pas à le fasciner : scruter son visage dans une glace est une chose tragique. Au bout d’un instant, le visage pâle, il interrompait ce jeu singulier, en s’écriant : « C’est curieux, je vois mon double ! »
Guy disait un jour à Paul Bourget : « Une fois sur deux, en rentrant chez moi, je vois mon double. J’ouvre ma porte, et je me vois assis sur mon fauteuil. Je sais que c’est une hallucination au moment
même où je l’ai, est-ce curieux ? et, si on n’avait pas un peu de jugeote, aurait-on peur ? »
On peut dire que Guy a vécu la plupart de ses contes fantastiques. En tout cas, cet attrait et cette erreur pour le mystère, il est facile de les retrouver à chaque instant à travers son œuvre, de même qu’il est, hélas ! aussi facile de voir la lente, mais sûre, progression de son mal.
Tout cela n’empêchait pas Maupassant de se passionner pour les spectacles de la vie ; il s’amusait de tous les personnages qu’il rencontrait : les bourgeois et « leurs dames » qui venaient passer le dimanche à la campagne, les mariniers, les paysans, les chemineaux, les blanchisseuses du bateau-lavoir, le barbier, le pharmacien du village. Tout en bavardant avec eux, et en badinant, il ne perdait pas un des traits comiques de ceux qui défilaient devant lui. Le type comme le paysage pénétraient tout naturellement dans son cerveau ; il s’imprégnait de tout ce qui l’environnait. C’est ainsi qu’il a pu écrire ces contes si vrais, si francs
d’allure, d’une si belle verve française et gauloise, dans lesquels au talent du conteur s’allie une goutte d’amertume qui les relève et en fait des œuvres véritablement humaines
3.
1 Henry Céard nous a rapporté ce souvenir : « Maupassant, je le revois, à Sartrouville, près de Maisons-Laffitte. Le canotier qu’il est loge chez des blanchisseuses, au bord de l’eau. La journée que nous comptions passer ensemble devient douloureuse et pathologiquement prophétique, car, cette journée, je l’use tout entière sur la route de Sartrouville à Maisons-Laffitte, tant, fiole à fiole, chez un pharmacien, je vais chercher de l’éther pour Mauassant, secoué par des crises nerveuses dont le vieux carabin que je suis s’afflige de soupçonner le caractère. »
2 Le grand-père maternel de Maupassant s’est longtemps occupé de sciences occultes ; il a laissé sur cette question d’importants travaux, qui se trouvent à la Bibliothèque municipale de Rouen.
3 Les frères Tharaud ont pu dire de Guy de Maupassant : « Il a su faire parler les gens du peuple sans les dégrader. »