Lorsque le succès foudroyant de
Boule de Suif eut donné une notoriété subite à Maupassant, lui eut ouvert les portes des grands journaux et fourni des ressources pécuniaires inespérées, il quitta sa chambre de Bezons, descendit encore la Seine avec Petit-Bleu sur
la Feuille de rose et s’échoua à Sartrouville.
Là, ils louèrent un appartement, où chacun avait sa chambre, séparée par le cabinet de travail du «
Maître », et se mirent dans leurs meubles. La maison était, bien entendu, au bord de l’eau, devant le bateau-lavoir de la propriétaire, la mère Levanneur. Ils avaient sous les yeux la jolie coulée du fleuve serpentant entre le parc de Maisons-Laffitte, la forêt de Saint-Germain et les coteaux de Cormeilles. Ce n’était plus la petite banlieue parisienne ; la berge était moins tapageuse, la campagne plus verdoyante et plus riante.
René Maizeroy, lui aussi fervent canotier, nous a donné cette poétique et si juste évocation de Sartrouville :
« Guy de Maupassant avait loué sur le chemin de halage, à Sartrouville, une petite maison blanche qu’entouraient des tilleuls. À dix pas de la grille fleurie de vigne vierge, parmi les nénuphars, les joncs souples, les aigrettes roses des salicaires, trois yoles longues et fines se balançaient, amarrées aux chaînes d’un lavoir. D’un côté se déroulait et miroitait la Seine, avec ses processions de chalands, ses essors de voiles blanches, ses reflets multiformes, ses nuances de vieille soie, apparaissaient, masquées par les arbres et les charmilles, les villas de Maisons-Laffitte ; de l’autre, les coteaux de la Frette couverts de lilas, la forêt de Saint-Germain.
« Le torse et les bras nus, nous partions sans but, descendant ou remontant le courant, glissant, durant des heures, au bruit cadencé des avirons, de même qu’un argyronète.
« Ô la féerie splendide des aubes nacrées où le soleil semble une rose jaune qui se déplie au loin, pétale par pétale, où les feuilles paraissent translucides, vous donnent l’impression qu’elles vous regardent ! Ô l’émouvante extase des soirs magnifiques où la nuit tombe comme à regret, pailletée d’étoiles vagues, où sur les berges obscures les crapauds préludent, clochettes de cristal aux tintements mélancoliques, où dans la houle des arbres chantent, à la fois, concert éperdu, des milliers de rossignols ! Ô les belles choses que Maupassant me disait alors avec de la ferveur et de l’angoisse sur l’enchantement et sur le mystère de l’Eau, le regard de vertige qu’il avait en s’exaltant !
« La yole dérivait comme une épave, les longs avirons collés à ses flancs ; les minutes s’écoulaient telles qu’en un songe et, soudain, il se ressaisissait et s’exclamait, irrité d’avoir rêvé tout haut, de s’être abandonné, exagérant à dessein cette brusque fausse note :
« “Crois-tu que nous sommes assez romance ?”
« Des camarades s’invitaient de-ci de-là, amenaient leurs petites amies de cœur ou d’occasion. Et, dans le salon meublé tant bien que mal de fauteuils de jardin, de divans aux ressorts usés, aux coussins rapiécés, et où les accessoires peinturlurés naguère par l’aquarelliste Leloir pour une pièce bouffonne d’atelier décoraient les murs, l’on remuait des souvenirs d’insoucieuse bohème, d’exubérante gaîté, de passionnettes éphémères, de fabuleuses gageures, de farces énormes1. »
Guy de Maupassant et Petit-Bleu prenaient parfois leur yole pour aller dîner dans une île qui s’étire, en allongeant comme deux bras ses deux pointes au-dessous de la terrasse de Saint-Germain. Là vivait un ménage de bons vieux très cassés, très accueillants, dont l’habitation, moitié ferme, moitié guinguette, était située sous les arbres au bord de l’eau, et n’était guère fréquentée que par des canotiers de passage. Ils avaient une fille, ancienne reine de théâtre, belle rousse épanouie, déjà mûre, qui avait naguère exhibé ses formes opulentes sur des scènes parisiennes sous le joli nom de Sylvana, plus en harmonie avec le décor de l’île qu’avec celui des féeries. Elle venait
voir parfois ses parents en leur logis champêtre, et c’était pour celui-ci un attrait de plus.
Un jour, le bonhomme annonça triomphalement que c’était l’anniversaire de son mariage.
— Ah ! s’écria Prunier, nous allons le fêter ensemble ; mais il faudra que vous embrassiez votre femme ce soir.
— Oh ! dit-il de sa voix chevrotante, on n’est plus jeune, vous savez, on fait ce qu’on peut. Autrefois, j’étais journalier, puis j’ai été semainier, ensuite moisier, maintenant je suis annier.
On rit, on but à l’anniversaire et l’on encouragea le vieux.
Maupassant y fit encore bien des parties de nage et de canotage, mais il pensait à l’avenir qui s’ouvrait devant lui ; il travaillait, il commençait
Une Vie.
Joseph Prunier écrivit par badinage, en collaboration avec ses compagnons de canotage, une pièce, comment dirai-je ? une pièce libre, très libre,
qui portait le nom de leur yole,
À la feuille de rose, maison turque. Ils la jouèrent eux-mêmes un soir à Paris, dans l’atelier du peintre Becker, en mai 1877, devant Zola, Alphonse Daudet, Tourgueneff, Flaubert et Goncourt, qui y avaient amené, dit-on, la princesse Mathilde, et tant d’autres.
Joseph Prunier y représentait une odalisque, ainsi que N’a-qu’un-œil. La Tôque, avec une verve endiablée, remplissait tour à tour un rôle de vidangeur, de bossu frénétique, d’Anglais, de capitaine retraité. Quant à Petit-Bleu, il figurait une femme honnête, égarée dans ce milieu, où l’avait conduite un mari provincial croyant de bonne foi se trouver dans un hôtel de la capitale. Notre camarade Maurice Leloir, le peintre délicat, qui en fit des illustrations, était le garçon de cette maison de joie, et, dans un monologue inénarrable, il comparait avec mélancolie son existence mouvementée d’alors avec celle de séminariste par laquelle il avait débuté.
Il est inutile de dire que, si cette pièce ne figure
pas dans les œuvres complètes de Maupassant, c’est qu’elle ne pourrait pas être publiée.
Les écrivains que Maupassant fréquentait le plus, au début, étaient Gustave Flaubert, son maître, pour lequel il avait une admiration et une vénération sans bornes, Émile Zola, Goncourt, Alphonse Daudet, Tourgueneff. Il vivait en grande camaraderie avec ceux de sa génération, Catulle Mendès, Léon Dierx, Léon Hennique, Henry Céard, Huysmans, Octave Mirbeau, Paul Alexis, Paul Bourget, qui depuis a souvent parlé de lui et n’a jamais écrit une ligne qui ne fût à la louange de son rival et ami. On n’en pourrait pas dire autant des Goncourt. Il introduisit dans leur société Petit-Bleu, qui ne tirait plus seulement la ficelle du miroir aux alouettes de son ami, mais participait encore un peu à sa vie intellectuelle ; s’il n’en recueillait que les miettes, c’était encore un régal pour lui.
C’est ainsi que les deux copains, arrivant de Bezons, sonnaient quelquefois le matin chez Flaubert qui, sortant de son tub, à peine essuyé, venait
leur ouvrir, et levait les bras au ciel en les reconnaissant. Le teint coloré, le verbe haut, le rire sonore, le bon géant était toujours truculent et exalté pour son art.
Il leur racontait qu’il avait dédaigné les avances d’une artiste très belle qui sollicitait un rôle dans une pièce de lui :
— Pour moi, disait-il, la plus belle femme du monde ne vaut pas une virgule mise à sa place.
On parlait des différences qu’il y a entre les femmes :
— Je n’en connais que deux, s’écriait-il : il y a un nommé Virgile qui a créé Didon, la passionnée, et un nommé Shakespeare qui a créé Juliette, la pure, l’idéale. Il n’y a que ces deux-là. Elles réunissent toutes celles que les romanciers ont pu imaginer
2.
Gustave Flaubert soutenait encore que le roman est tout entier dans les sept péchés capitaux ; il ne faut pas sortir de là ; la passion réelle, vivante, c’est la seule matière ; hors de là, on ne fait rien qui vaille.
À quelqu’un lui demandant pourquoi il n’avait pas écrit ses impressions de voyage, il répondit :
— Mes impressions de voyage, mais je les écris dans tous mes livres.
À un diner, on passait un fromage un peu avancé, sur lequel tout le monde s’extasiait.
— Hum ! dit Flaubert, la puanteur du fromage, c’est comme la morale dans les romans : c’est quelque chose, mais cela ne suffit pas.
Voilà comment il ramenait toujours tout à la littérature, sa hantise, sa passion.
Un côté peu connu de l’œuvre de Gustave Flaubert, ce sont ses poésies.
Maxime du Camp a écrit : « Flaubert n’a jamais su ni pu faire un vers ; la métrique lui échappait et la rime lui était inconnue. Lorsqu’il récitait des vers alexandrins, il leur donnait onze ou treize pieds, rarement douze. Son oreille était si extraordinairement fausse qu’il n’est jamais parvenu à retenir un air, fût-ce une berceuse. »
C’est là une erreur. Gustave Flaubert écrivit des vers d’un beau métal, et notamment ses Litanies de la littérature que Maupassant, qui les avait entendu lire par son ami, aimait souvent à me réciter de sa belle voix sonore. Il est bien regrettable que ces vers ne puissent être publiés, à cause de leur... verdeur.
Au printemps de 1879, Maupassant et Petit-Bleu firent une visite à Émile Zola ; les deux camarades avaient pris rendez-vous un samedi soir à sept heures à Chatou, chez Fournaise, où se trouvait ce jour-là garée
la Feuille de rose. Petit-Bleu
y arrive de Paris en chemin de fer, et Guy, de Bezons, à pied, le sac au dos. Aussitôt, ils sautent en bateau et descendent rapidement la Seine sur le bras vif jusqu’au Pecq. Là, ils échouent leur yole sur le sable sous les grands arbres de l’île qui s’étend au bas de la terrasse de Saint-Germain. Ce doit être l’île du Pecq, mais ils ne la connaissent que sous le nom caractéristique de la Pointe aux Cuites.
Ils se font traverser par le passeur et, à neuf heures, dînent chez Mme Lefebvre, qui tient un hôtel à l’extrémité du pont. Dans la salle commune, il n’y a avec eux qu’un brave marinier, le chapeau campé sur le derrière de la tête, au teint hâlé, à la mine truculente. Enchanté de trouver des gens à qui parler, ou plutôt pour l’écouter, il bavarde intarissablement. Le vin délie sa langue, mais non ses idées, qui éclosent péniblement et se déroulent avec lenteur, sans arrêt. Guy l’écoute et l’observe avec la sympathie amusée que lui inspirent les gens d’humble condition. Après
dîner, les deux camarades montent se coucher.
Le lendemain matin, à cinq heures, ils sont debout, et se font traverser comme la veille pour retourner à la Pointe aux Cuites. Une bonne tasse de lait fraîchement tiré, encore tout chaud, est rondement absorbée avec un morceau de pain. Ils mettent la yole à l’eau et descendent d’une traite jusqu’à Conflans. Là, ils vont chez le barbier du pays. L’affluence des clients est telle en cette matinée de dimanche que, pour aider son mari, la patronne, armée d’un rasoir, passe sa main délicate sur les joues rugueuses des paysans qui rigolent, en racontant des histoires « très farces ». La gaîté gagne les deux canotiers que la vue de ces faces réjouies fait également rigoler. Ils remontent en bateau, arrivent à Andrésy, où ils hissent la yole sur leurs épaules pour traverser le barrage, gagnent Poissy, passent devant Vilaines, et débarquent à Médan, vers onze heures.
Après avoir longé une petite allée sous les arbres, traversé le pont du chemin de fer, ils arrivent
devant la maison de Zola. Mais quel changement depuis qu’ils ont conduit à l’aviron, il y a un an, chez le grand écrivain un gros bateau qu’il désirait, et qu’il a baptisé
Nana ! Le jardin est transformé, le fouillis de plantes folles qui en faisaient un vrai petit
paradou, comme le disait elle-même Mme Zola, a disparu. C’est maintenant un jardin de curé, bien peigné, aux allées alignées, avec une tonnelle de guinguette. Disparue aussi, la mystérieuse petite source qui pleurait en cachette sous les plantes, et remplacée par une fontaine banale. La maison de vigneron simple et un peu fruste est blanchie, nettoyée et flanquée maintenant d’une grande tour carrée.
Ils poussent la porte à claire-voie, entrent dans le jardin et pénètrent dans la nouvelle cuisine, une grande pièce entièrement revêtue de carreaux clairs et brillants, par terre, au plafond, sur les murs où s’étalent et resplendissent tous les ustensiles de son emploi. C’est le digne laboratoire où se préparent les plats du gourmet qu’est le maître du logis.
Le costume des visiteurs effare un peu le cordon bleu : ils ont leur tenue habituelle de canotier, pas de chemise, un maillot de coton à raies sans manches retombant sur le pantalon de coutil, une vareuse, un béret et des espadrilles. Mais Mme Zola arrive en souriant et les conduit au cabinet de travail de son mari.
Dans la pièce lambrissée qui est sous les combles de l’ancienne maison de paysan, Zola travaille à sa Nana. Ce n’est pas lui qui s’offusquera de la tenue naturaliste des deux canotiers, car il est en chemise de nuit, pantalon de velours marron à côtes, gilet de chasse et chaussons. Il écrit en compagnie de Bertrand, son superbe terre-neuve, et du microscopique Raton, le compagnon et l’ami de Bertrand. Il fait asseoir ses visiteurs, les invite à déjeuner ; ils refusent mollement et finissent par accepter sans trop se faire prier. Mme Zola disparaît pour veiller aux préparatifs du repas.
Zola quitte sa table de travail et s’étend sur un vaste fauteuil près de la fenêtre. Il parle du journal
le Voltaire, il se plaint qu’il ne fasse pas une place assez large à sa petite phalange naturaliste... Mais, patience, il aura bientôt sa revue hebdomadaire, qui sera politique en même temps que littéraire, puisque le cautionnement est supprimé. On discute le titre qu’il lui donnera... Il en propose un qui pourrait rallier tout le monde, parce qu’il n’est pas absolument un drapeau d’école. C’est
La Comédie humaine. Avec la bannière de Balzac, ils pourront aisément faire de nouvelles recrues.
Il craint que Flaubert ne lui tienne rigueur, car il ne lui a pas écrit depuis longtemps. « Je lui ai pourtant envoyé, dit-il, ma brochure
La Politique et la Littérature. Passe encore, je comprends qu’elle a pu ne pas lui plaire. Mais je lui ai adressé aussi ma Préface de
l’Année théâtrale de Stoullig et Noël, qui contient deux pages pleines d’admiration pour lui. Toujours pas de réponse. Il n’approuve peut-être pas ma campagne. Je ne peux cependant pas renoncer à mes idées ni à la lutte à cause de Flaubert. Qu’il ne lise pas mes articles
de critique s’ils ne lui plaisent pas. Soit. Mais il n’a pas de raison de m’en vouloir. » On voit quel prix il attache à l’approbation du maître écrivain, que son silence l’inquiète, qu’il redoute son blâme ; il y est revenu plusieurs fois dans la journée. Guy essaye de le rassurer, mais sans conviction, il lui dit que, la dernière fois qu’il a vu Flaubert, il y a trois jours, la première chose qu’il lui a dite, c’est : « Eh bien ! comment va Zola ? » Mais l’auteur de
Madame Bovary, ennemi de la réclame, lui a écrit cet hiver, lors de la tapageuse campagne du maître naturaliste sur la
littérature contemporaine : « Décidément, notre ami Zola s’entend à faire du bruit autour de son nom ».
Zola se lève, passe des sabots, met un veston, se coiffe d’un vaste chapeau de paille et accompagne les canotiers à la berge, où ils vont prendre le sac qu’ils ont laissé dans la yole. Puis il leur fait visiter la nouvelle maison qu’il a fait construire, c’est-à-dire l’aile accolée à l’ancienne ; au rez-de-chaussée, la cuisine et une grande salle à manger ;
au premier étage, par un petit escalier en colimaçon, on arrive à sa chambre à coucher, éclairée par deux fenêtres sur la campagne. À côté, un cabinet de toilette, et une salle de bain entièrement carrelée comme la cuisine. « Les carreaux des deux pièces m’ont coûté onze cents francs, dit-il. Ce n’est pas trop cher. » Au-dessus, une vaste salle très élevée de plafond, avec une large baie garnie de vitraux qui sera son cabinet de travail. Cheminée moyen âge, dans laquelle on ferait cuire un bœuf, flanquée de chaque côté d’une statue ancienne. La pièce n’est pas achevée ; on marche sur des poutres, en risquant à chaque pas de se tourner le pied dans les trous des intervalles. En face de la fenêtre, il y a une sorte de loggia qui surplombe. « Qu’est-ce donc ? demande Guy. — C’est une tribune. — Une tribune ? — Oui, c’est là-haut que je mettrai mes livres. » Il faut sortir du cabinet de travail pour y accéder par un petit escalier. Cela ne sera pas très pratique, mais Zola a fort peu de livres. Dans son cabinet actuel, il y en a une quinzaine
brochés et à peine coupés sur un meuble. Il ne lit pas, tire tout de lui-même, de son observation, dédaigne ce qui est antérieur à notre époque et s’intéresse peu aux productions modernes. Il n’a le goût de l’ancien que pour les objets d’art qu’il recherche, et dont il garnit toutes les pièces de sa maison. Au-dessus du cabinet, sur le toit de la tour, on découvre un panorama superbe sur la vallée de la Seine.
On descend pour se mettre à table. Zola retire son veston afin d’être plus à l’aise. Guy est entre sa femme et lui, Petit-Bleu à la droite de sa femme et à gauche de sa mère. Bien qu’improvisé, le déjeuner est excellent, comme toujours chez lui. Zola est un gourmand en même temps qu’un gourmet ; il engraisse en conséquence. (Par la suite, il a combattu cet embonpoint et est devenu très maigre.) Il ne prend pas de café, qui l’agite, et ne fume pas de tabac, qui l’énerve. Il se plaît beaucoup, dit-il, dans sa maison de campagne, y travaille plus et mieux qu’à Paris ; il s’installe le
matin de bonne heure à son bureau, et abat régulièrement la tâche qu’il s’est fixée jusqu’à l’heure du déjeuner. Dans la journée, il s’étend sur un divan pour se reposer.
Au milieu du repas, on apporte le courrier : le Figaro, le Gaulois, la Lanterne, auxquels il est abonné, dit-il, le Voltaire auquel il collabore et le Sémaphore de Marseille auquel il a envoyé longtemps une chronique quotidienne très bien rémunérée. Il y a en outre une brochure d’un ex-substitut qui est une critique du naturalisme. Il hausse les épaules, la parcourt avec un certain dépit et la rejette avec dédain. On reste longtemps à table, on cause, mais, surexcités par le bruit des voix qu’ils voudraient dominer, les oiseaux qui emplissent une volière font tapage. Mme Zola remarque que c’est un certain Cardinal qui est le plus enragé.
Zola est un ours ; avec sa figure maussade et volontaire, il a l’air de porter le diable en terre ; il est concentré, âpre, amer et terne dans la conversation.
Il ne montre sa puissance intellectuelle que la plume à la main ; après tout, c’est l’essentiel pour un écrivain.
Il manque de formes ; à table, il s’étale plutôt qu’il ne s’assied, en posant ses pieds sur une chaise à côté de la sienne ; il se sert lui-même le premier, sans se soucier de sa mère, de sa femme ni de ses invités. Un jour, à déjeuner, on sert des petits gâteaux qui ne sont pas de son goût. « Il ne faudra plus en reprendre », dit-il à sa femme. Hennique réclame ; il en raffole. « Mais, moi, je ne peux pas les sentir », réplique nettement le maître de la maison. Cela suffisait pour qu’on n’en servît plus et le signifiait. Cependant, son air bourru doit masquer de la bonté, car il est entouré d’affection, et il aime les bêtes.
Mme Zola est charmante ; elle s’est formée toute seule, et adaptée au milieu d’hommes de lettres parmi lesquels elle vit, elle est fine et a du tact. La renommée et la fortune de son mari ne l’ont pas grisée ; elle est restée simple, affable, bienveillante ;
elle est le sourire de la maison.
À un moment, Zola dit :
— Qu’est-ce que c’est que dix mille francs de rente ? On ne peut rien faire avec cela. J’en dépense cinquante mille, et je ne sais pas comment.
— Oh ! mon ami, observe doucement sa femme, souviens-toi que pendant longtemps nous avons eu beaucoup moins de dix mille francs de rente, et cependant nous trouvions bien le moyen de vivre.
1 Il y a quelques années, une plaque commémorative fut placée sur la maison de Sartrouville ; elle porte cette inscription :
1850 — Guy de Maupassant — 1893
habita cette maison.
Il y écrivit Mademoiselle Fifi et la Maison Tellier.
2 Gustave Flaubert voyait pourtant d’autres femmes, plus humaines, en compagnie de Guy de Maupassant. À ce propos, il y a une histore bien amusante. Gustave Flaubert et son jeune compagnon allaient parfois à la... maison Tellier. Un jour, Guy résolut de jouer un bon tour à son illustre ami : il connaissait sa véritable aversion pour Béranger. Arrivé le premier chez ces dames, il prépare habilement sa farce et, au moment où l’auteur de Salammbô pénètre dans le salon, une belle fille s’avance vers lui et, le plus sérieusement du monde, le salue par ces mots : « Bonjour, monsieur Béranger ». Gustave Flaubert devient cramoisi et suffoque d’indignation.
0 Maupassant, qui avait suivi toute la scène, au fond de la pièce, se tordait de rire.