Pierre Borel et Léon Fontaine : Le destin tragique de Guy de Maupassant, d’après des documents originaux, éditions de France, 1927, pp. 77-88.
Chapitre V Chapitre VI Chapitre VII

Le sourire d’Amphitrite. — Dans le jardin de Marie Bashkirtseff. — La villa « Le Bosquet » à Antibes. « Montoriol », « Pierre et Jean ». — La première sortie du « Bel-Ami ». — Le souvenir de l’ascension sur le « Horla ». — L’influence de Maupassant sur les femmes.
Le Midi surprend et enchante Maupassant. Il éprouve un bien-être sans pareil à jouir de cette lumière et de ce ciel bleu, « de ce bleu du Midi, a-t-il écrit dans Bel-Ami, qui remplit le cœur de joie ».
Loin de la vie harassante de Paris, Maupassant un instant peut se croire guéri. Le Midi stimule chez lui la sève créatrice. N’est-ce pas d’Antibes qu’il a écrit : « Je suis en sève, c’est vrai. Le printemps ici remue toute ma nature de plante et me fait produire ces fruits littéraires qui éclosent en moi je ne sais comment » ?
Une des premières visites de Maupassant à Nice fut pour Marie Bashkirtseff. La fameuse correspondance échangée entre le romancier et la jeune Russe n’avait pas interrompu leurs relations. Marie, elle-même, après avoir été blessée dans son orgueil, n’avait plus vu là qu’un simple badinage.
Par la Promenade des Anglais, Maupassant arrive à la villa Bashkirtseff. Tout d’abord, le jardin le ravit : palmiers géants, pins parasols, eucalyptus aux feuillages de bronze : véritable jardin oriental, tout embarrassé de plantes exotiques.
Sur la margelle du bassin, dont le jet d’eau ouvre un bel éventail irisé, Marie, comme toutes les après-midi, est assise, un livre entrouvert sur les genoux ; son visage porte déjà l’empreinte du mal qui va l’emporter : ces pommettes trop rouges... Le crissement des pas sur le gravier de l’allée lui fait lever la tête. Sa mère et sa tante sont à Monte-Carlo ; elle n’attend personne. Elle aperçoit l’homme qui vient, et tout de suite elle le reconnaît.
Guy de Maupassant et Marie Bashkirtseff causent dans ce jardin, près de ce buisson de roses rouges plantées par Marie... Que se sont-ils dit ? Ni l’un ni l’autre ne nous a confié ce secret.
En rentrant, ce soir-là, à Cannes, le romancier a dit à son fidèle serviteur : « Vous savez que je considère mon amitié pour mademoiselle Marie Baskhirtseff comme une chose très sérieuse. »
De son côté, Marie Bashkirtseff a écrit à une de ses amies : « Enfin, je l’ai vu, j’ai complètement oublié l’impression désagréable de ses lettres. Il m’a charmée, mais ses yeux m’ont paru inquiétants, de beaux yeux profonds, mais à certains moments d’une fixité étrange. »
Au cours de ses voyages sur la Côte d’Azur, Guy de Maupassant avait été frappé par la beauté d’Antibes, la campagne en fleurs, les vieilles maisons dorées par le soleil, le petit port qui reflète dans son eau blonde les tartanes sveltes, tout ce décor de rêve
Qui s’épanouit sous un dais de saphir.
Il s’installa durant tout un hiver à la villa « Le Bosquet », entre Juan-les-Pins et le Cap d’Antibes.
Cette villa, qui appartient toujours au même propriétaire, M. Muterse, ancien officier de marine, est une vaste maison provençale, longue bâtisse blanche aux volets verts. L’intérieur est plaisant et confortable.
Devant « Le Bosquet », un beau jardin offre à la vue une longue allée d’arbres centenaires et des parterres richement fleuris ; derrière la maison s’élève une colline, boisée d’oliviers et de chênes verts : c’est le bosquet, d’où la vue découvre au premier plan le vieil Antibes et, dans le fond, posée sur le ciel, la chaîne des Alpes couverte de neige. Sur ce « mirador » sont venus peindre Corot, Harpignies, Ziem.
Du « Bosquet », Maupassant a écrit à Petit-Bleu :
Je navigue ici sur une mer souvent houleuse, mais le pays est charmant ; j’ai un petit port à deux minutes de mon jardin.
Si tu as une minute, donne-moi de tes nouvelles.
Je te serre bien cordialement les mains.
Guy.
Sur le séjour à Antibes de Guy de Maupassant, M. Muterse nous a donné de précieux renseignements :

« Maupassant travaillait dans un petit salon du rez-de-chaussée, où il faisait un feu d’enfer. Les journées qu’il n’employait pas au travail, il les passait sur son bateau, le Bel-Ami. Ce voilier, appelé autrefois Zingara, l’écrivain l’avait acheté à Marseille. C’était un solide cotre de vingt tonneaux construit en Angleterre en 1879.

« L’équipage du Bel-Ami1 était composé de Raymond et de Bernard, deux marins d’Antibes ayant fait partie de l’équipage du yacht de M. d’Aubernon, le Scapin.

« Le jour où Maupassant fit le premier essai du Bel-Ami, je l’accompagnais. Il faisait un temps splendide, une belle brise gonflait nos voiles. Nous avions quitté Cannes à onze heures du matin. Après avoir louvoyé le long de la côte, nous nous trouvions vers midi entre les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat.

« Un plantureux déjeuner est servi sur le pont par Raymond, qui joignait à ses qualités d’excellent marin celles non moins appréciables de parfait cuisinier.

« À la fin du repas, Maupassant, qui depuis longtemps ne buvait plus de vin, boit avec plaisir une coupe de champagne. Il devient aussitôt éloquent et me parle de la navigation sur l’eau avec exaltation : “Ah ! partir, se détacher des hommes, de la terre, voguer entre le ciel et l’eau, quel enchantement ! Et pourtant, je préfère encore le ballon ; il vous permet de vous détacher de la terre.” Et, là-dessus, Maupassant me rappelle ses impressions ressenties au cours de son ascension à bord du Horla. Il cite même textuellement, avec une incroyable mémoire, des passages d’un article qu’il avait publié sur ce voyage dans le Figaro, le 16 juillet 1886 :

« — Nous montons. La terre déjà ne nous renvoie plus l’écho de nos trompes ; nous avons donc passé six cents mètres. On n’y voit pas assez pour consulter les instruments ; on sait seulement par les feuilles de papier de riz, tombant sous nous comme des papillons morts, que nous montons toujours, toujours. On ne distingue plus la terre ; des brumes légères nous en séparent ; et, sur nos têtes, le peuple des étoiles scintille.

« Mais une lueur naît devant nous, une lueur d’argent qui fait pâlir le ciel : et soudain, comme si elle s’élevait des profondeurs inconnues de l’horizon inférieur, la lune apparaît sur le bord d’un nuage. Elle semble venue d’en bas, tandis que nous la regardons de très haut, accoudés à notre nacelle comme des spectateurs sur un balcon. Elle se dégage, luisante et ronde, des nuées qui l’enveloppaient, et elle monte au ciel avec lenteur.

« La terre n’est plus, la terre est noyée sous des vapeurs laiteuses qui ressemblent à une mer. Nous sommes donc seuls maintenant avec la lune, dans l’immensité, et la lune a l’air d’un ballon qui voyage en face de nous ; et notre ballon, qui reluit, a l’air d’une lune plus grosse que l’autre, d’un monde errant au milieu du ciel, au milieu des astres, dans l’étendue infinie. Nous ne parlons plus, nous ne pensons plus, nous ne vivons plus ; nous allons, délicieusement inertes, à travers l’espace. L’air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui ressemblent, des êtres muets, joyeux et fous, grisés par cette envolée prodigieuse, étrangement alertes, bien qu’immobiles. On ne sent plus la chair, on ne sent plus les os, on ne sent plus palpiter le cœur, on est devenu quelque chose d’inexprimable, des oiseaux qui n’ont pas même la peine de battre de l’aile.

« Tout souvenir a disparu de nos âmes, tout souci a quitté nos pensées ; nous n’avons plus de regrets, de projets, ni d’espérances. Nous regardons, nous sentons, nous jouissons éperdument de ce voyage fantastique ; rien que la lune et nous dans le ciel ! Nous sommes un monde vagabond, un monde en marche, comme nos sœurs les planètes ; et ce petit monde porte cinq hommes qui ont quitté la terre et l’ont déjà presque oubliée. On y voit maintenant comme en plein jour ; nous nous regardons, surpris de cette clarté, car nous n’avons à regarder que nous et quelques nuages d’argent qui flottent plus bas. »

M. Muterse dit encore :

« À ce moment-là, Maupassant donnait l’impression d’être en parfaite santé ; sa grande préoccupation était de voyager le long de la Méditerranée ; une croisière sur les côtes d’Italie le tentait beaucoup, mais le moment paraissait mal choisi ; en effet, les rapports entre la France et l’Italie étaient alors assez tendus. Ce détail n’était point fait pour décourager Maupassant dans son entreprise : “Le premier Italien qui m’occasionne la moindre tracasserie aura affaire à moi”. Ce disant, il me montrait son poing solide.

« La première personne avec laquelle il eut affaire sur la côte italienne fut un jeune douanier qui avait lu tous ses ouvrages. Ce fonctionnaire fut heureux de voir Maupassant et lui témoigna la plus vive admiration. Du coup, toutes les intentions belliqueuses de Maupassant étaient tombées. Le voyage du Bel-Ami se déroula dans d’excellentes conditions. Maupassant n’oublia jamais le douanier amateur de littérature, dont il aimait à évoquer avec joie le souvenir.

« Durant son séjour à Antibes, j’ai pu, dit M. Muterse, constater la véritable emprise que Maupassant avait sur les femmes.

« J’ai vu un jour deux jeunes filles, qui ignoraient tout de Maupassant, le regarder avec une admiration non déguisée. Lui, qui s’était aperçu du manège, faisait semblant de ne rien voir, mais il en éprouvait certainement un très grand plaisir.

« Un autre jour, une romancière anglaise de grand talent, Mme B..., me demande de lui faire connaître le romancier. Je les invitai tous deux à déjeuner. À midi, Mme B... arrivait au “Bosquet” en compagnie de sa nièce, ravissante jeune fille de vingt ans, très pieuse ; elle aussi avait été tentée de voir de près l’auteur célèbre. Au commencement du repas, Maupassant, qui paraît très fatigué, ne parle que par phrases coupées ; soudain, sa verve s’allume, il déploie ses plus belles qualités de causeur. Les deux femmes sont vite subjuguées et, lorsque Maupassant se retire, Mlle R..., la nièce de Mme B..., qui, durant tout le déjeuner, n’avait pas dit un mot, comme fascinée par le charme de l’écrivain, s’écrie, à la grande stupeur de sa tante : “Mais c’est un Dieu, cet homme que je croyais être le diable. Je sens que je l’adore déjà !”

« Maupassant travaillait durant toute la matinée. Parfois, l’après-midi, il allait se promener du côté du Cap d’Antibes ou sur la route de Nice. Je le rencontrai un jour au bord de la mer.

« — Vous vous reposez donc parfois, lui dis-je.

« — N’en croyez rien, me répondit-il ; tout en me promenant je travaille encore : j’ai fermé dans ma tête le casier du roman en train (c’était Montoriol), mais j’en ai ouvert un autre, je prépare mon nouveau livre (c’était Pierre et Jean). »


1 Le Bel-Ami a été détruit en 1895 dans le bassin de Saint-Servan. Cependant, tout n’a pas disparu. Les boiseries du Bel-Ami n’ont pas été brûlées ; le père de l’écrivain André Reuze en a fait faire une armoire. Nette, vernie, elle garde, à cause surtout de ses vitres rayées et opaques, un air de parenté avec une cabine de bateau. Elle n’a que la valeur d’un souvenir, mais aucune bibliothèque ne pouvait mieux contenir les œuvres de celui qui autrefois ouvrait et fermait cette porte quand, après avoir rêvé sous les étoiles, il allait s’étendre sur le divan de son petit salon pour y dormir.

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