René Dumesnil : Guy de Maupassant, Tallandier, 1979, pp. 94-111.
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II

Il avait déjà, en 1875, noirci beaucoup de papier : vers, prose, théâtre, il s’était essayé dans tous les genres et comme il soumettait ses essais au contrôle impitoyable de Flaubert, comme il était lui-même fort exigeant et scrupuleux, peu de ces pages lui semblaient mériter d’être données à l’imprimeur.
Le théâtre surtout l’attirait, et ses visées allaient plus haut que la scène d’amateur des Verguies et que les tréteaux des ateliers où l’on allait jouer La Feuille de Rose. En même temps qu’il écrivait — avec la collaboration de Pinchon et des autres canotiers d’Argenteuil — la charge dont il souhaitait de régaler Flaubert, il travaillait seul à un grand drame moyenâgeux en vers, La Comtesse de Rhune, qui lui donnait énormément de mal, et qui devait cependant rester inédit pendant cinquante ans, — et il achevait une petite pièce en un acte et en vers, La Répétition, dont le sort ne fut pas beaucoup plus heureux. En 1876, il écrivait à Pinchon : « Quant à moi, je ne m’occupe pas de théâtre en ce moment. Décidément, les directeurs ne valent pas la peine qu’on travaille pour eux ! Ils trouvent, il est vrai, nos pièces charmantes, mais ils ne les jouent pas, et pour moi, j’aimerais mieux qu’ils les trouvassent mauvaises et qu’ils les fissent représenter. C’est assez te dire que Raymond Deslandes juge ma Répétition trop fine pour le Vaudeville. » Une Répétition fut publiée dans la sixième série de Saynètes et Monologues, chez Tresse, et figure dans le volume Théâtre des Œuvres complètes des Éditions Conard et de la Librairie de France. Le sujet en valait d’autres : un jeune homme et une jeune femme répètent une comédie de salon. Ils se prennent à leur propre jeu, et l’acteur d’un soir met tant d’ardeur dans sa déclaration d’amour que sa partenaire en est émue. Plus tard, en 1880, Maupassant, qui cherchait toujours à faire représenter cette œuvrette et voulait profiter du succès obtenu l’année précédente par l’Histoire du Vieux Temps, fit lire à Flaubert son petit acte. Peut-être doutait-il de sa valeur, puisque lui, qui d’ordinaire osait soumettre au maître tous ses essais, il avait tardé si longtemps. Il fut rassuré : « Parlons d’abord de la Répétition, lui écrivit Flaubert le 1er février, puis nous causerons de Boule de Suif. Eh bien, c’est très gentil ! Le rôle de René ferait la réputation d’un acteur, et c’est plein de bons vers, tels que le dernier de la page 53. Je ne vous signale pas les autres, étant trop pressé. La volte-face de l’amant, et l’arrivée du mari sont dramatiques. C’est amusant, fin, de bonne compagnie, charmant. » Et Flaubert, qui croyait que la Répétition était déjà publiée ou sur le point de l’être, ajoutait : « Envoyez donc un exemplaire de ce volume à la Princesse Mathilde, avec votre carte de fichée à la page de votre titre. Je voudrais bien voir jouer cela dans son salon ! Mais il me tarde de vous dire que je considère Boule de Suif comme un chef-d’œuvre1 !... »
C’était un peu sur le conseil de Flaubert que Guy s’était attelé au grand drame en vers, La Comtesse de Rhune. Non point que le sujet lui eût été donné par son ami, mais celui-ci, depuis qu’il avait commencé de s’intéresser aux travaux littéraires de son disciple, ne cessait de lui prêcher l’utilité des œuvres de longue haleine : « Je suis si dégoûté de tout, et particulièrement de la littérature militante — écrit-il à Laure de Maupassant le 23 février 1873 — que j’ai renoncé à publier. Il ne fait plus bon vivre pour les gens de goût. Malgré cela, il faut encourager ton fils dans le goût qu’il a pour les vers, parce que les lettres consolent de bien des infortunes et parce qu’il aura peut-être du talent : qui sait ? Il n’a pas jusqu’ici assez produit pour que je me permette de tirer son horoscope poétique ; et puis, à qui est-il permis de décider de l’avenir d’un homme ? Je crois notre jeune garçon un peu flâneur et médiocrement âpre au travail. Je voudrais lui voir entreprendre une œuvre de longue haleine, fût-elle détestable. Ce qu’il m’a montré vaut bien tout ce qu’on imprime chez les Parnassiens... Avec le temps, il gagnera de l’originalité, une manière individuelle de voir et de sentir (car tout est là) ; pour ce qui est du résultat, du succès, qu’importe ? Le principal, en ce monde, est de tenir son âme dans une région haute, loin des fanges bourgeoises et démocratiques. Le culte de l’Art donne de l’orgueil ; on n’en a jamais de trop. Telle est ma morale... »
Entre cette lettre et celle que j’ai citée tout à l’heure, sept années s’écoulent. Maupassant pourra dire sans rien exagérer : « J’ai travaillé pendant sept ans avec Flaubert sans écrire (entendez par là sans écrire pour le public, sans songer à publier) une ligne. Pendant ces sept années il m’a donné des notions littéraires que je n’aurais pas acquises après quarante ans d’expérience. » Rien n’est plus exact. Mais pourtant, si Flaubert enseigna vraiment le métier, s’il fut le maître au sens où les artisans d’autrefois entendaient ce mot plein de noblesse, si Maupassant fut bien le disciple attentif aux leçons et heureux de s’instruire, Flaubert fut moins qu’on ne pourrait le croire le modèle que se proposa d’imiter le jeune débutant. Sans doute se rendait-il compte que tenter d’imiter un maître, chercher à lui ressembler dans son œuvre, c’est se condamner à copier la forme sensible (et le plus souvent à développer tout ce qui peut contenir le germe d’un défaut) ; c’est subordonner, avec la quasi-certitude de parvenir à l’étouffer, son tempérament personnel, c’est se plier, se rapetisser ou se boursoufler selon les circonstances et c’est toujours renoncer à donner son exacte mesure. Et Flaubert, de son côté, tout en enseignant au jeune homme la valeur d’une forte, d’une intransigeante discipline, fut-il parfaitement respectueux des tendances personnelles, du caractère de Maupassant ? Certains lui ont fait grief de sa sévérité. On est, aujourd’hui, très enclin à juger que l’apprentissage du métier littéraire est inutile et dangereux ; on y voit, nécessairement, l’ennemi de la naïveté, de l’originalité. C’est une belle excuse pour ceux qui n’ont rien appris. Il faut lire les Lettres de Flaubert à Maupassant et de Maupassant à Flaubert et à Mme Commanville que publia le Manuscrit autographe2, pour se convaincre de la délicate et prudente sévérité de Flaubert.
Un Mentor, mais plein de scrupules, et dont la tendresse tempère la fermeté, tel apparaît Flaubert auprès de Maupassant. Celui-ci lui a rendu pleine justice et, loin de se diminuer en reconnaissant ce qu’il devait à son maître, il s’est grandi. Lit-on sans émotion cette simple phrase d’une lettre citée par Pol Neveux, et que Maupassant écrivit à la fin de son existence, dans une heure lucide encore : « Je songe toujours à mon pauvre Flaubert, et je me dis que je voudrais être mort si j’étais sûr que quelqu’un penserait à moi de cette façon. » Lit-on sans en être remué profondément les pages écrites des lettres de son maître à George Sand ? Il y conte avec cette sobriété, cette objectivité que Flaubert lui avait enseignées, et dans lesquelles il lui avait montré les qualités les plus belles du prosateur français, il y conte ce que fut précisément cette discipline flaubertienne et, sans fausse humilité, il reconnaît tout ce qu’il lui doit.
Au vrai, ils trouvèrent l’un chez l’autre le meilleur de ce que deux hommes, l’un jeune et l’autre engagé déjà sur le versant qui mène à la mort, peuvent se donner. Ils se comprirent parfaitement, n’exigèrent l’un de l’autre que le possible, sans tyrannie, mais aussi sans négligence. Il y a peu d’exemples dans l’histoire littéraire d’une amitié aussi profonde et aussi féconde. Car elle fut si bienfaisante à tous deux qu’on ne sait, en définitive, lequel dut le plus à l’autre, puisque Flaubert y trouva la consolation aux peines si lourdes qui l’assombrissaient, et comme une raison de vivre...
Voyez sa prudence : il doute d’abord, il ne sait ce que deviendra le disciple. « Je ne puis tirer son horoscope poétique... À qui est-il permis de décider de l’avenir d’un homme ? » C’est ce qu’il répond à la mère anxieuse de connaître, heureuse à l’avance du témoignage qu’elle attend. « Ce qu’il fait vaut ce que font les Parnassiens... » Parole que lui dicte l’affection pour l’amie de son enfance, pour la sœur du toujours cher Alfred Le Poittevin — cet autre lui-même, à qui il dédia jadis Les Mémoires d’un Fou et La Tentation de Saint-Antoine. — et que Guy lui rappelle, avec ses yeux profonds, et cette façon d’écouter en inclinant la tête. Parole d’espoir et de sympathie, devant les essais du jeune homme. Mais aussitôt ce conseil : « Notre jeune homme est médiocrement âpre au travail. Je voudrais lui voir entreprendre une œuvre de longue haleine, fût-elle détestable. »
L’exemple venu d’un tel maître, comment ne pas le suivre ? Sa vie démontrait la valeur de la « longue patience », et lui aussi, en ses jeunes ans, s’était courbé sur des besognes dont la seule récompense avait été de sentir, à chaque entreprise nouvelle, un progrès accompli vers l’idéal qu’il souhaitait d’atteindre, vers ce style précis et souple à la fois, dont il rêvait. Il avait su attendre puis, à trente-cinq ans, il avait débuté par un chef-d’œuvre. Et, sans renoncer aux parties de canotage, sans rien perdre de son exubérance et sans répudier les camaraderies si douces et si consolantes pour le commis de ministère, Maupassant s’était mis au travail.
Il avait choisi le vers. Se sentait-il vraiment poète ? Peut-être. Mais il n’en savait rien lui-même, et Flaubert ne le détournait pas de ce dessein. Alfred Le Poittevin, lui aussi, avait rimé ; Bouilhet avait encouragé le collégien débutant. Fallait-il lui demander d’abandonner la poésie ? Non. « Assouplir l’expression de la pensée selon les lois les plus strictes et l’“étrécir” en quelque porte, tel fut le but. À l’exemple de l’un de ses camarades de Médan3, s’entraînant avec bonheur à la précision du style et à l’équilibre de la phrase, par l’impérieuse norme de la ballade, du pantoum ou du chant royal, Maupassant, lui aussi, voulut se soumettre au régime du rythme. Jamais d’ailleurs il n’aima ce recueil qu’il se repentait souvent d’avoir publié : ses démêlés avec la prosodie lui avaient laissé la monotone lassitude que le cavalier et l’escrimeur gardent des reprises de manège et des séances de plastron4. »
C’est pourquoi, sans doute, avec les pièces qui furent réunies en volume sous ce simple titre Des Vers, et parurent chez Charpentier en 1880, Maupassant a fait parler en hexamètres les personnages d’Une Répétition, de La Trahison de la comtesse de Rhune et de l’Histoire du Vieux Temps.
Le drame donna bien du mal à son auteur. C’était vraiment une œuvre de longue haleine, un de ces ouvrages jamais finis parce qu’ils ne vous satisfont jamais. Il en parlait à Flaubert, lui en montrait des ébauches, travaillait, recommençait. Le romancier avait passé l’hiver de 1875-1876 à Paris et, avant de s’y installer, il avait averti son disciple par ce court billet : « Mon petit père, il est convenu que vous déjeunez chez moi tous les dimanches de cet hiver. Donc, à dimanche et à vous. » Et, 240 faubourg Saint-Honoré, où Flaubert venait de s’installer modestement chez sa nièce, Maupassant avait trouvé, comme naguère rue Murillo, ou comme à Croisset, l’accueil le plus affectueux. La ruine de Flaubert donnait à Guy l’occasion de témoigner délicatement sa reconnaissance au pauvre homme accablé, en l’entourant de plus de prévenance encore et de plus de soins. Et Maupassant entreprend un article sur Flaubert, qu’il va porter dès l’automne à La République des lettres. Bonne occasion pour causer plus intimement encore, pour débattre plus à fond les vieux problèmes d’esthétique. Pendant ce temps La Comtesse de Rhune est forcément négligée. Mais, de retour à Croisset, Flaubert demande des nouvelles du drame5 et, pour encourager Guy, ajoute : « Moi, je travaille démesurément... » Non, le drame historique n’avançait point, car l’auteur restait plein d’hésitation, et si bien qu’aux premiers jours de 1878 il écrivait à Robert Pinchon : « J’ai perdu presque tout mon hiver à refaire mon drame qui ne me plaît pas ! » Le 15 janvier, il pensait en avoir fini et l’annonçait à Flaubert : « Je vous le soumettrai peu de temps après votre retour. J’ai fait aussi le plan d’un roman que je recommencerai aussitôt mon drame terminé6. » Dans la lettre à Pinchon, il ajoutait : « Je jure de ne plus faire de théâtre !7 »
Pinchon présenta le drame à Ballande pour son Troisième Théâtre Français. Ballande trouva à La Comtesse de Rhune toutes les qualités, hors celle qui peut le mieux séduire le directeur : la modestie. La Comtesse exigeait une figuration, une mise en scène que le brave Ballande ne pouvait lui donner. Il réclamait, précisément, une subvention qui ne venait pas : « Votre ami, dit-il alors à Pinchon, ne pourrait-il contribuer un peu aux frais exigés par sa pièce ? — Non, répondit Pinchon : c’est un modeste employé de ministère qui ne peut se livrer à ces dépenses... théâtrales. — Que M. de Maupassant, répliqua Ballande, me donne une pièce que je puisse jouer sans frais, et je la monterai immédiatement. »

« Je rapportai, dit Robert Pinchon, la réponse à Maupassant qui se mit à écrire l’Histoire du Vieux Temps, simple comédie à deux personnages, dans un décor qui n’exige pour tout mobilier que deux fauteuils et une cheminée, avec une bûche comme accessoire ; je crois même qu’on supprima la bûche aux répétitions. Car l’Histoire du Vieux Temps, selon la promesse que Ballande m’avait faite, fut jouée sans retard le 19 février 18798. »

Ce fut une des grandes joies de Flaubert que cette première et que le succès qui accueillit la pièce — une joie d’autant plus grande que le pauvre homme, à ce moment retenu dans son lit par une douloureuse fracture du péroné, languissait à Croisset et se désespérait de ne pouvoir assister à la soirée : « Je vais joliment penser à vous ce soir, mon cher ami, lui écrivait-il au matin de ce jour. Que ne suis-je là, n.d.D. ! Comme j’enrage de donner mon fauteuil à un autre ! »... Et deux jours après, il s’inquiète de n’avoir reçu aucune nouvelle. Il est alors en proie aux plus gros ennuis : des amis, la princesse Mathilde, Taine, Tourgueniev, Mme Adam, ont, à son insu, intrigué près des hommes au pouvoir afin d’obtenir pour lui une place de conservateur à la Mazarine. Une indiscrétion le met au fait ; un article publié dans Le Figaro, annonçant son accident, porte au comble son irritation, car il reçoit une avalanche de lettes. Et, au milieu de tous ces soucis, il s’inquiète encore de l’Histoire du Vieux Temps, charge le disciple de plusieurs démarches confidentielles, et ajoute : « Quel embêtement de ne pas se voir ! Comme j’aurais des choses à vous dire et à vous demander ! Si je suis capable d’aller à Paris vers la fin d’avril, ce sera beau. Il faut se résigner. Comment va votre pauvre maman ? Où publiez-vous l’Histoire du Vieux Temps ? Quand je serai revenu à Paris, il faudra faire jouer par Mme Pasca, chez la princesse Mathilde. De cela je me charge. Votre vieux vous embrasse tendrement9. » Cette représentation fut remise aux calendes, Mme Pasca étant tombée malade10.
Flaubert n’avait point attendu l’Histoire du Vieux Temps pour s’occuper fort activement de rendre service à Maupassant. Bien qu’il eût pour la presse un grand dédain et qu’il méprisât volontiers les besognes du journalisme, il pensait que le commis à la Marine pouvait placer dans les périodiques des articles dont le produit, si maigre qu’il fût, l’aiderait à vivre. Il ne voulait point qu’il se hâtât de publier en librairie, mais il estimait pourtant qu’il n’est point mauvais de se « faire la main » et il lui indiquait des sujets de critique et d’histoire littéraire à traiter. Et puis, il l’introduisait dans le cercle littéraire qui, chaque dimanche, se formait rue Murillo. Par Flaubert, Maupassant connut donc Tourgueniev, auquel il voua une amitié si vive que le « Moscove » dirigea avec Flaubert les répétitions de La Feuille de Rose, Tourgueniev, qui exerça sur Maupassant une influence si profonde et fut un peu le modèle qui se proposa, — il connut Zola, Alphonse Daudet, Edmond de Goncourt. Plus tard, Flaubert le présenta à la princesse Mathilde et le fit inviter à Saint-Gratien.
Sous des pseudonymes : Joseph Prunier, Guy de Valmont — et plus tard Maufrigneuse11, qu’il conservera plus longtemps — Maupassant fait ses premières armes : L’Almanach de Pont-à-Mousson, on l’a vu, accueille en 1875 La Main d’écorché ; Catulle Mendès, à La République des lettres, qu’il dirige, publie en 1876 un poème, intitulé Au bord de l’Eau. Maupassant est invité aux dîners que Mendès donne chez lui, rue de Bruxelles ; Zola l’invite à ses jeudis rue Saint-Georges12. Vraiment, un dieu protège ses débuts.
Il sent lui-même qu’il doit profiter de cette chance ; mais il a peur de manquer de sujets. Dès le 30 octobre 1875, il écrit à sa mère : « Essaie de me trouver des sujets de nouvelles. Dans le jour, au ministère, je pourrais y travailler un peu. Car mes pièces me prennent toutes mes soirées, et j’essaierai de les faire passer dans un journal quelconque. » Trois semaines plus tôt, il lui avait fait part de sa résolution d’entreprendre une série de contes, sous le titre général de Grandes misères des petites gens : « J’ai déjà six sujets que je crois très bons. Par exemple, ça n’est pas gai », ajoutait-il13. L’oiseau sentait pousser ses ailes...

À La République des lettres, Henry Roujon remplissait les fonctions de secrétaire de la rédaction. Il a conté comment Mendès, un beau soir, lui remit le manuscrit de Guy de Valmont, Au bord de l’Eau : « — Qui est-ce ? — Un protégé de Flaubert. Flaubert envoie lui-même le manuscrit en me priant de le publier... Guy de Valmont est un pseudonyme. Flaubert m’explique que son jeune ami est employé au ministère de la Marine, sous les ordres d’un homme qui n’aime pas les vers14. Le vrai nom du poète est Maupassant : d’ailleurs, il va venir vous voir.

« Son aspect n’avait rien de romantique. Une figure ronde, congestionnée de marin d’eau douce, des franches allures et des manières simples. J’ai nom “Mauvais-passant”, répétait-il avec une bonhomie qui démentait la menace. Sa conversation se bornait aux souvenirs des leçons de théologie littéraire que lui avait inculquées Flaubert, aux quelques admirations plus vives que profondes qui constituaient sa religion artistique, à une inépuisable provision d’anecdotes grasses et à de sauvages invectives contre le personnel du ministère de la Marine. Sur ce dernier point il ne tarissait pas. À vrai dire, il parlait peu, ne se livrait guère, ne disait rien de ses projets. Il continuait de faire des vers... On l’aimait pour la bonne grâce de ses façons et pour l’égalité de son humeur15. »

Chez Mendès, Maupassant rencontra Mallarmé, Léon Dierx, Villiers de l’Isle-Adam ; à La République des lettres, il fit connaissance de J.-K. Huysmans, qui avait été amené là par Léon Cladel, son parrain littéraire16, et il rencontra aussi Léon Hennique. Huysmans avait pour ami Henry Céard, et tous deux, déjà, étaient allés chez Zola, 21, rue Saint-Georges, — non point la rue Saint-Georges du quartier Notre-Dame-de-Lorette, mais celle qui, entre l’avenue de Clichy et la rue Davy, passé la Fourche, est devenue aujourd’hui la rue des Apennins. Céard a conté cette première visite qu’il fit seul, en éclaireur : « Un dimanche d’avril 1876, dans l’après-midi, après être allé voir, rue Saint-Pétersbourg, les tableaux de Manet refusés au Salon, Céard, le cœur battant, tirait la sonnette de Zola. Une bonne parut. Céard fit passer sa carte. Il fut prié d’attendre. Zola se montra, et la présentation ne se fit pas sans quelque comique. La carte de Céard indiquait qu’il demeurait à Bercy, gros entrepôt du marché des vins à Paris. À la lecture du domicile imprimé sur le carton, Zola conclut qu’un placier quelconque venait lui offrir des échantillons de vins variés. Néanmoins, encore qu’il ne se connût pas de besoins de liquides pour sa table, il vint trouver le visiteur. Le quiproquo dissipé, Céard, du mieux qu’il put, exposa les raisons littéraires de sa démarche, et comment le goût manifeste que ses amis et lui professaient pour les Rougon-Macquart lui avait donné le courage de chercher à voir l’auteur de romans jugés comme des chefs-d’œuvre, l’audace de le féliciter17. »
Céard quitta la maison tout joyeux : Zola l’invitait à le revenir voir et ajoutait : « Vos amis aussi seront les bienvenus. » Bientôt, en effet, Céard revint, accompagné de Huysmans, qui portait un exemplaire du Drageoir à épices et annonçait qu’il allait publier Marthe, histoire d’une Fille. Bientôt, Céard et Huysmans devinrent des familiers de la maison.
Paul Alexis, Huysmans et Léon Hennique nous ont laissé, eux aussi, chacun un récit de la formation du groupe qui, cinq ans plus tard, allait faire quelque tapage en prenant précisément pour nom celui-là même de la maison de Zola à Médan : « De mon côté, écrit Alexis, j’avais fait la connaissance de Léon Hennique. Quelquefois, vers cinq heures, je le rencontrais en plein Parnasse, à La République des lettres, cette revue de M. Catulle Mendès, qui publiait alors la seconde partie de L’Assommoir. Un peu plus tard, à la suite d’une conférence au boulevard des Capucines, sur L’Assommoir, — conférence qui produisit un grand scandale dans le camp parnassien, — j’amenai Hennique rue Saint-Georges et le présentai à Zola. Par Catulle Mendès, j’avais aussi rencontré Huysmans, une nuit de carnaval, devant la porte d’un bal masqué où nous entrâmes. La glace fut rompue tout de suite, le lendemain même, j’avais lu Marthe. Quelques jours après, Huysmans me faisait dîner chez lui avec Hennique et Henry Céard. La semaine suivante, je présentai à mes trois nouveaux amis Guy de Maupassant, avec qui je m’étais lié depuis que j’allais chez Flaubert. Dès lors, nous fûmes cinq. Notre petit groupe se trouva indestructiblement constitué. Un beau jeudi soir, tous les cinq, en colonne serrée, nous nous rendîmes chez Zola. Depuis, chaque jeudi, nous y sommes revenus18. »
Huysmans nous dit ce qu’étaient ces réunions de la rue Saint-Georges : « Mme Zola, grande, brune, distinguée, l’œil noir, de ce noir étonnant et profond qu’ont certaines infantes de Vélasquez, prépare le thé. L’accueil est franc : nulle contrainte, nulle gêne : faites comme bon vous semblera, causez, buvez, riez à bouche débridée, à cœur ouvert. Le samovar chantonne, le thé bout, tout le monde passe dans la salle à manger ; et là, dans le laisser aller des bonnes causeries, sous l’œil narquois du polichinelle de Manet, l’on entame des discussions sur les lettres et les arts. Zola, qui, depuis neuf heures du matin, trime et bûche d’arrache-pied, s’est mis à cheval sur une chaise. Il cause, parle posément. Une fois par semaine, ce “ventre cérébral” (l’expression est de M. Barbey d’Aurevilly) reçoit quelques amis ou quelques élèves. Plusieurs jeunes romanciers : Marius Roux19, Paul Alexis, Henry Céard, Hennique, Guy de Valmont qui professait pour l’homme une sincère sympathie et pour l’écrivain un fervent enthousiasme20. »
Les cinq jeunes amis décidèrent de dîner ensemble un soir chaque semaine. Ce fut Hennique qui découvrit, au coin de la rue Coustou et de la rue Puget, à Montmartre, à l’enseigne prédestinée de L’Assommoir, une salle où le groupe, à défaut de menus soignés, trouvait le calme souhaité. Un peu plus tard, on quitta la mère Machini — c’était le nom de l’hôtesse dont la cuisine finit par devenir intolérable aux estomacs cependant robustes des convives — et l’on alla chez Joseph, 5, rue Condorcet, puis chez Trapp, au coin du passage du Havre et de la rue Saint-Lazare. C’est là que les cinq traitèrent un beau soir Edmond de Goncourt avec Émile Zola. Maupassant se fit fort d’amener Flaubert... Sur ce dîner, il y a lieu de donner quelques détails que l’on trouvera plus loin. On se retrouvait aussi aux dîners du « Bœuf nature », que Zola présidait au Procope, entouré de J.-K. Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique, Paul Bourget, Maurice Bouchor et parfois Cézanne. François Coppée y venait aussi, et Henry Céard m’a conté que le garçon qui servait ce dîner littéraire ne l’appelait pas le « dîner du Bœuf nature » (estimant sans doute ce titre trop modeste), mais le « dîner de l’homme décoré », à cause du ruban rouge que, seul alors parmi les convives, portait Coppée.
Mais ces réunions autour d’une table de restaurant n’étaient pas les seules que tinssent les nouveaux amis. Ils se rencontraient aux jeudis de Zola, d’abord, puis le dimanche chez Flaubert, quand celui-ci était à Paris, et puis chez Huysmans ou chez Maupassant. Huysmans habitait rue de Sèvres, au 11. Lui aussi était employé de ministère, à l’Intérieur, qu’il ne devait quitter que pour prendre sa retraite, en 1898, au moment où parut La Cathédrale21. Employé du ministère pareillement Céard qui, à la Guerre, a pour collègues Alexis Orsat et Ludovic de Francmesnil ; Gabriel Thyébaut — autre intime de Huysmans et de Céard, grand ami de Pol Neveux, est aussi un des familiers de ces réunions, et c’est lui qui va devenir, en raison de ses connaissances juridiques, le conseiller de Zola pour toutes les questions de droit que le romancier devra résoudre dans ses Rougon-Macquart. Mais, en même temps, pessimiste raffiné, dilettante de l’universelle sottise, sachant par cœur L’Éducation Sentimentale, — le bréviaire de cette génération — inspirateur de blagues légendaires, Thyébaut est une des plus curieuses figures — et des plus aimablement mystérieuses de ces débuts du naturalisme. Le personnage de Folantin certainement lui doit beaucoup, et Durtal aussi, et, avant lui, des Esseintes22...
Octave Mirbeau — un autre Normand — est un des fidèles de ces réunions de la rue de Sèvres et de la rue Moncey qui groupent, chez Huysmans ou chez Maupassant, les futurs collaborateurs des Soirées de Médan. Et, si lui même ne vit point son nom joint à celui de Zola et de ses cinq jeunes amis, c’est qu’il disparut un beau jour pour devenir — momentanément — sous-préfet dans l’Ariège sous le 16 Mai. Il était critique dramatique à L’Ordre, et c’est là qu’Hennique l’avait connu (c’est à L’Ordre qu’Hennique publia Élisabeth Couronneau en feuilleton avant de faire paraître ce roman en librairie, en 1879, chez Dentu).
Heureuse époque, s’écrient unanimement tous ceux-là lorsqu’ils évoquent le souvenir de ces réunions — heureuse époque, non point seulement parce qu’elle fut celle de la jeunesse, mais aussi parce que, comme le dit si joliment Hennique, « nous étions un groupe de bons amis, qui aimaient beaucoup leurs patrons, Flaubert, Goncourt, Daudet, Zola23 ».
Ce fut donc à La République des lettres que Maupassant donna, sous la signature Guy de Valmont, son poème Au bord de l’Eau ; il y fit paraître aussi La dernière escapade. Flaubert et Mendès étaient en excellents rapports et La République des lettres avait publié, en mars 1876, le tableau du Royaume du Pot au Feu, de la féerie Le Château des Cœurs, écrite en collaboration avec Flaubert, Bouilhet et d’Osmoy24. Catulle Mendès, gendre de Théophile Gautier, avait, à la mort de celui-ci, proposé à Flaubert de se substituer au poète d’Albertus pour écrire le livret d’opéra que celui-ci, depuis des années, promettait de tirer de Salammbô — et son offre avait été agréée. Mais un article désagréable pour Renan, signé de P. Gérin, et que La République des lettres eut, aux yeux de Flaubert, l’impardonnable tort d’accueillir dans son numéro du 16 juillet 1876, amena la brouille entre Mendès et Flaubert25. Ce fut Maupassant qui les réconcilia, en donnant à La République des lettres sa belle étude sur Flaubert, publiée le 22 octobre26.
Mais l’Almanach de Pont-à-Mousson, ni même La République des lettres, ni La Mosaïque27 ne suffisent maintenant à Guy de Valmont. Et c’est Flaubert qui s’entremet pour lui ouvrir l’accès des quotidiens. De ces démarches et de ces recommandations, la correspondance des deux amis nous donne maintes preuves : « Pas plus tard qu’hier, écrit Flaubert le 25 octobre 1876, j’étais au Vaudreuil, et j’ai parlé pour vous à Raoul-Duval. Le sire qui fera les théâtres se nomme Noël, ou mieux Nouhel (?), personnage inconnu, et qui, probablement, ne restera pas. J’ai demandé à Raoul-Duval de vous prendre à l’essai, c’est-à-dire de vous faire faire deux ou trois comptes rendus de livres. Ce qu’il a accepté. Donc, dès que les Chambres seront ouvertes, je vous enverrai pour lui une lettre d’introduction. C’est convenu. J’ai été dans cette recommandation très secondé par Mme Lapierre. Toujours les femmes, petit cochon ! Comme je connais M. Behic et le père Duruy (si notre ami Raoul-Duval n’était pas assez chaud), il me sera facile de leur parler, cet hiver, quand je serai là-bas. Mais je ne doute pas de la bonne volonté de Raoul-Duval. »
Ancien magistrat, avocat général à Rouen en 1866, démissionnaire au 4 septembre 1870, Raoul-Duval avait été conseiller municipal de Rouen, puis conseiller général de la Seine-Inférieure. Aux élections du 8 février 1871, il était candidat à l’Assemblée Nationale, mais il fut battu. Il fut plus heureux aux élections partielles du 2 juillet suivant, et siégea au centre droit où il fut bientôt très remarqué grâce à ses discours de combat contre Gambetta, Thiers et la gauche. Il vota contre la Constituton du 25 février 1875 et devint un des chefs du parti « jeune-bonapartiste ». Élu député de Louviers en 1876, il siégea parmi les membres du parti de l’Appel au Peuple, combattit la proposition d’amnistie, et soutint Mac-Mahon. Au mois d’octobre 1876, il fonda, avec Albert Duruy, La Nation28, et c’est aux préliminaires de cette fondation que la lettre de Flaubert fait allusion.
Mais une autre phrase demande une explication : Toujours les femmes ! dit Flaubert en plaisantant. Maupassant était fort lié avec Mme Brainne. Au début du Rosier de Madame Husson, on trouve ces lignes : « Les gloires de Gisors ? Je te parlerai seulement des principales : nous avons eu d’abord le général de Blanmont, puis le baron Davillier, le célèbre céramiste qui fut l’explorateur de l’Espagne et des Baléares29 et révéla aux collectionneurs les admirables faïences hispano-arabes. Dans les lettres, un journaliste de grand mérite, mort aujourd’hui, Charles Brainne, et parmi les bien vivants, le très éminent directeur du Nouvelliste de Rouen, Charles Lapierre, etc. »
Charles Lapierre et Charles Brainne avaient épousé les deux sœurs, toutes les deux fort belles, et qui étaient les filles de H. Rivoire, ancien directeur du Mémorial de Rouen (qui devint le Nouvelliste). Lapierre et Brainne, tous deux de Gisors, étaient nés le premier en 1828 et le second en 1825. Brainne, ancien normalien, fort spirituel, avait donné sa démission au ministre qui l’envoyait en disgrâce au collège d’Alençon, par une lettre dont le laconisme était resté légendaire rue de Grenelle ; elle contenait ces simples mots précédant la signature : « Point d’Alençon. Brainne. » Il mourut en 1864, laissant la réputation d’un chroniqueur et d’un reporter (comme on commençait à dire) du plus rare mérite. Mme Brainne et Mme Lapierre avaient coutume, avec leur amie Mme Pasca, de fêter Flaubert chaque année à la Saint-Polycarpe, et l’écrivain, dans ses lettres à sa nièce, les appelle toujours Les Anges, surnom qu’elles méritaient autant pour leur beauté que pour leur gentillesse à l’endroit du solitaire. Maupassant familier de Flaubert à Croisset, reçu à Rouen chez Lapierre, à Paris chez Mme Brainne (dont il est souvent question dans ses lettres, et de manière assez tendre), pouvait donc compter sur l’entier appui du directeur du Nouvelliste de Rouen — journal qui soutenait la politique de Raoul-Duval.
Quelques jours après la lettre envoyée le 25 octobre à Maupassant, Flaubert donne à son protégé de nouvelles instructions : « Maintenant que la session est ouverte, Raoul-Duval doit être à Paris. Attendez néanmoins jusqu’à vendredi, car il passe peut-être les deux jours de la Toussaint au Vaudreuil. En vous présentant chez lui très matin, de huit à neuf heures, vous avez la chance de le trouver. Si l’on vous refuse la porte, vous direz que vous venez de ma part. Je n’ai pas cacheté l’enveloppe, mais, pour épargner votre modestie, collez-la vite préalablement et dites-moi comment vous avez été reçu. Si vous lui proposiez de vous-même un travail, vous lui épargneriez la peine de réfléchir, et ça irait peut-être plus vite. On n’a pas fait l’histoire de la critique moderne. C’est une matière fertile. Prendre par exemple Planche, Janin, Théo, etc., rien que les morts et analyser leurs idées, leurs poétiques, ou bien creuser la question de “l’Art pour l’Art”, ou bien celle de la féerie. Aucune étude n’a été faite sur l’œuvre immense de George Sand. Il y aurait un beau parallèle à faire avec celui de Dumas, le roman d’aventures et le roman d’idées. Enfin, mon bon, si vous entrez à La Nation, je voudrais vous y voir débuter par quelque chose qui puisse tirer l’œil. Peut-être une blague à fond de train. Enfin, cherchez !... »
Maupassant, bien entendu, fit la visite30. Et une lettre de lui nous en apprend le résultat. Elle porte la date du 17 novembre. Plus de quinze jours se sont passés. Pourquoi un si long délai ? Voici :

« Je voulais attendre, écrit-il, que j’eusse quelque chose d’à peu près certain du côté de La Nation, car j’ai d’abord été plein d’espérance, puis de désespoir, et depuis ce matin, je recommence à espérer. Voici les faits :

« Aussitôt en possession de votre lettre, j’ai été me présenter chez M. Raoul-Duval, qui m’a reçu avec une bienveillance extrême et m’a dit ceci : “Nous n’avons point de chroniqueur littéraire. Faites-moi tout de suite un article d’actualité sur un livre nouveau ; je le ferai passer. Vous m’en donnerez un second quinze jours après, environ, je le ferai insérer également ; puis je demanderai au conseil d’administration de compléter la rédaction du journal en vous prenant comme critique littéraire. Vous pouvez être certain que je ferai pour cela tout ce que je pourrai, parce que vous m’êtes chaleureusement recommandé par mes meilleurs amis G. Flaubert et les Lapierre.”

« Là-dessus, je m’en vais enchanté, j’achète la Correspondance de Balzac31, et je prépare mon article, puisqu’il ne fallait qu’une actualité. Mais j’apprends au bout de quelques jours que La Nation publie des feuilletons littéraires signés par M. Filon, l’ex-précepteur du prince Impérial. Et un de mes amis m’affirme qu’il doit garder la critique des livres. Je terminai néanmoins mon article et je l’ai porté chez M. Raoul-Duval que j’ai été voir ce matin. Il a été aussi aimable, m’a fait beaucoup de compliments sur mon étude qui va passer immédiatement. Mais j’ai compris que je ne serais pas titulaire de la critique littéraire, la place a été prise probablement par M. Filon. Je crois que je vais remplacer un chroniqueur léger qu’on trouve trop bête, et qu’on me laissera toute latitude sur le choix de mes articles. Dans tous les cas, M. Raoul-Duval paraît décidé à m’attacher à la rédaction de son journal. Je l’en ai vivement remercié, mais c’est surtout à vous, mon cher Maître, que doivent aller tous mes remerciements. Je vous enverrai le numéro où mon article sur les lettres de Balzac paraîtra et je vous tiendrai au courant des événements. »

L’article de Maupassant sur la Correspondance de Balzac paraît dans La Nation le 22 novembre. Mais une étude sur Les Morts Bizarres, de Richepin, lui est refusée. Flaubert s’inquiète : « Eh bien ! Et vous, quoi de neuf ? L’affaire de La Nation s’emboîte-t-elle ? » écrit-il le jour de Noël. La réponse de Guy ne le satisfait point : son article sur Les Poètes du XVIe siècle32 reste sur le marbre : « À votre place, voici ce que je ferais : j’irais franchement chez Duval et lui dirais tout ce que vous m’écrivez. En lui faisant comprendre que vous ne pouvez pas continuer à perdre ainsi votre temps. À moins que vous ne préfériez attendre mon retour que j’ai fixé au 3 février. Donc, de dimanche prochain en trois semaines, on s’embrassera. Que de choses n’aurons-nous pas à nous dire !33 »
Enfin, l’étude sur les poètes français du XVIe siècle paraît le 17 janvier. Et Flaubert d’écrire aussitôt à sa nièce que l’étude de Guy est excellente. Naturellement il complimente l’auteur, mais... non sans lui faire observer qu’il n’a point suffisamment rendu justice à Ronsard.
Tels furent les difficiles débuts de Maupassant dans la presse quotidienne. Bientôt, d’ailleurs, tout va changer et toutes les portes vont s’ouvrir devant lui. Mais Flaubert devait encore auparavant lui rendre d’autres fort importants services.

1 Une Répétition ne fut jouée que le 6 mai 1904 à Rouen, au Théâtre Normand (direction Neuillet). Il y eut quatre représentations.
2 Le Manuscrit autographe, 1928. — Cf. aussi : Émile HENRIOT, Flaubert et Maupassant, Le Temps, 24 avril 1928.
3 Henry CÉARD.
4 Pol NEVEUX, loc. cit., pp. XXIII-XXIV.
5 Lettre du 25 décembre 1876.
6 Lettre du 10 décembre 1877 (Correspondance de Maupassant, p. 234).
7 Robert PINCHON, Théâtre, p. 9.
8 ID., ibid., p. 10. — Cf. aussi Georges DUBOSC, loc. cit., pp. 242-243.
9 Lettre de Flaubert du 27 février 1879.
10 Ce furent Mme Daudoird et L.-P. Leloir qui créèrent l’Histoire du Vieux Temps, chez Ballande. En 1899, la pièce de Maupassant entra au répertoire de la Comédie-Française, et ce fut Mme Pierson qui joua, avec Leloir, le rôle de la Marquise. La pièce, publiée une première fois chez Tresse, en un tirage à petit nombre (1879), fut réimprimée dans le volume Des vers, chez Charpentier, l’année suivante, avec une dédicace à Mme Commanville, en hommage « fraternel ».
11 Il y faut ajouter « Chaudrons du Diable », signature d’un article sur Étretat, paru dans Le Gaulois du 20 août 1880 (Cf. GUÉRINOT, Maupassant à Étretat, Mercure de France, 1er septembre 1925, p. 295). Cet article sur Étretat est reproduit t. XV, p. 24 des Œuvres complètes de Maupassant, édition de la Librairie de France.
12 Cf. Gabriel CLOUZET, Guy de Maupassant. Portraits d’hier, 15 novembre 1890.
13 Lettre à sa Mère, du 6 octobre 1875 (Correspondance de Maupassant, p. 213).
14 M. de PRADEL de LAMASE, dans son article du Mercure de France, montre que le chef de Maupassant, au contraire, l’a toujours noté avec bienveillance et proposé pour l’avancement.
15 Henri ROUJON, loc. cit.
16 Henry CÉARD et Jean de CALDAIN, J.-K. Huysmans intime, l’artiste, le chrétien, Revue Hebdomadaire, 14 novembre 1908, p. 247.
17 Henry CÉARD et Jean de CALDAIN, ibid., p. 231.
18 Paul ALEXIS, Gil Blas, 22 avril 1881.
19 Marius Roux avait collaboré avec Émile Zola pour un drame tiré des Mystères de Marseille, et dont la première représentation fut donnée dans cette ville, avec un succès indécis, le 6 octobre 1867. Lire à ce propos les lettres adressées de Marseille à Marius Roux par Zola, et qui sont réunies à la fin du volume : Correspondance, Lettres de jeunesse (Paris, Fasquelle, 1907).
20 J.-K. HUYSMANS, L’Actualité, de Bruxelles, 1876 (tirage à part).
21 Cf. René DUMESNIL, La Publication d’En Route. Malfère, 1931.
22 Cf. Léon HENNIQUE, Interview, par Frédéric LEFÈVRE, Les Nouvelles Littéraires, 10 mai 1930.- Léon DEFFOUX et Émile ZAVIE, Le Groupe de Médan. — H. CÉARD et J. de CALDAIN, loc. cit. — René DUMESNIL, La Vie Littéraire, époque réaliste et naturaliste (Paris, Tallandier, 1915.)
23 Cf. HENNIQUE, Nouvelles Littéraires, 10 mai 1930. — CÉARD et de CALDAIN, loc. cit. — Paul ALEXIS, Journal, 31 janvier 1893. — HUYSMANS, Revue Encyclopédique, 12 août 1893.
24 On a attribué à Maupassant les vers qui sont dans Le Château des Cœurs ; et cette attribution repose sur une lettre de Flaubert à Maupassant, datée vendredi, juin 1879 : « Mon chéri, puisque vous détenez Le Château des Cœurs, vous ferez bien de songer dès maintenant à nos pièces de vers qui doivent y entrer. Il n’y en a pas plus de 5 ou 6... » (éd. Conard, 1930, t. VIII, p. 281). — Cf. aussi L’Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux (déc. 1921, janv. fév. 1922). — Si l’attribution de la chanson des Brises ne fait point de doute, puisque la pièce est dans Louis Bouilhet avec ce sous-titre : « Faite pour une féerie » — il est possible que les autres vers soient en effet de Maupassant.
25 Le 23 juillet 1876, Flaubert écrit à Zola : « J’ignore tout ce qui se passe dans le monde, et ne vois personne, ne lis aucun journal excepté La République des lettres, dont le numéro du 16 m’a exaspéré, à cause de l’article sur Renan. Le connaissez-vous ? Comme j’aime mes amis, je ne veux rien avoir de commun avec ceux qui les dénigrent aussi bêtement. Donc, j’ai écrit à l’excellent Catulle pour le prier : 1° de rayer mon nom de la liste de ses collaborateurs ; 2° de ne plus m’envoyez sa feuille. »
26 Lettre à Guy de Maupassant, 25 octobre 1876.
27 Hebdomadaire illustré, édité par le Moniteur universel, et qui en 1877, publia le Donneur d’Eau bénite.
28 Le premier numéro parut le 25 octobre.
29 Jean-Charles, baron de Davillier (1823-1883) consacra sa grande fortune à des travaux d’histoire de l’art et légua au Louvre une collection inestimable.
30 Les lettres de Flaubert à Raoul-Duval ont été publiées en appendice de la Correspondance de Guy de Maupassant, t. XV des Œuvres complètes (édition de la Librairie de France, Grund, 1938).
31 La Correspondance de Balzac parut chez Lévy, en deux volumes en 1876.
32 À propos de la réédition chez Lemerre de l’ouvrage de Sainte-Beuve.
33 Lettre du 8 janvier 1877. — Voir les commentaires de G. NORMANDY, dans le Manuscrit autographe (janvier 1928, p. 53 et sq.).

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