René Dumesnil : Guy de Maupassant, Tallandier, 1979, pp. 112-124.
Chapitre III, 2 Chapitre III, 3 Chapitre IV, 1

III

Si Maupassant est encore le canotier d’apparence solide et saine, ce n’est plus qu’apparence : il doit solliciter un congé du ministère pour faire une cure aux eaux de Louèche et, dans ses lettres à Flaubert, il parle de ses misères physiques.
« Suivant le certificat de l’Inspecteur général du Service de Santé, M. de Maupassant, commis de troisième classe à l’Administration centrale, aurait besoin de faire usage des eaux de Louèche1 » — « Le Directeur du Matériel, M. Sabatier, prie le ministère d’accorder à M. de Maupassant un congé du double du temps passé aux eaux et dans la limite de deux mois, conformément à l’article 74, § 10 du règlement du 14 janvier 18692 ».
Ces deux pièces administratives ne nous disent qu’une partie des ennuis qui, à ce moment, préoccupent Guy de Maupassant : M. de Pradel de Lamase, dans son étude sur Maupassant commis à la Marine, nous en donne les raisons : « Une tradition fortement ancrée rue Royale, explique-t-il, veut que ses collègues se soient cabrés devant l’objectif (qu’il tenait braqué sur eux), et on a dit que, d’un accord tacite, ils avaient mis l’opérateur en quarantaine, aussitôt après la publication des contes où Torchebeuf, Lesable, Caravan, Cachelin avaient été mis sur la sellette. Ce n’est qu’une légende. Maupassant a attendu d’avoir conquis sa liberté pour dauber sur ceux qu’il appelle ses anciens compagnons de chaînes3. Ceux-ci le tenaient à l’écart — sans plus — parce que, ne manquant jamais, vis-à-vis d’aucun, aux règles strictes de la correction, il commençait à affecter à l’égard de tous des airs de supériorité fort déplaisants4. »
Ce jugement paraît sévère ; il montre en tout cas, que Maupassant vit désormais au bureau dans un milieu plutôt hostile que sympathique. Et, comme il est fort nerveux, malade même (au point que ses chefs notent, le 14 décembre 1877 : santé mauvaise, malgré une apparence robuste), il finit par prendre en grippe le ministère, et par remplir ses fonctions d’une humeur fort maussade.
Depuis quelques mois déjà, tout en continuant d’aller chaque jour rue Royale, n’est-il pas, officiellement, homme de lettres ? et non point seulement parce qu’il collabore à plusieurs revues et journaux sous le pseudonyme de Guy de Valmont, mais aussi parce qu’il fait, au su de tout le monde, partie du nouveau groupe dont on a fort bruyamment annoncé la naissance ? Il est enrôlé dans les troupes naturalistes de Zola.
Et cela nous ramène chez Trapp, au restaurant de la rue Saint-Lazare, où fut baptisé le nouveau groupe.
Le 13 avril 1877, on pouvait lire dans La République des lettres : « Dans un restaurant qui va devenir illustre, chez Trapp, aux environs de la Gare Saint-Lazare, six jeunes et enthousiastes naturalistes, qui, eux aussi, deviendront célèbres, MM. Paul Alexis, Henry Céard, Léon Hennique, J.-K. Huysmans, Octave Mirbeau et Guy de Valmont, traitent leurs maîtres : Gustave Flaubert, Edmond de Goncourt, Émile Zola. Un des convives nous a communiqué le menu : Potage, purée Bovary ; Truite saumonée à la fille Élisa ; Poularde truffée à la Saint-Antoine ; Artichauts au Cœur Simple ; Parfait “naturaliste” ; Vin de Coupeau. Liqueur de l’Assommoir. M. Gustave Flaubert, qui a d’autres disciples, remarque l’absence des anguilles à la Carthaginoise, et des pigeons à la Salammbô. » « Il semble à peine nécessaire, ajoute Henry Céard après avoir cité cet écho de la République des Lettres5, de dire que les détails de ce menu valent seulement par leur absolue fantaisie. Ils sont inexacts comme la date du repas, d’ailleurs, car les convives se mirent à table, non le vendredi, mais le lundi 16 avril 1877. »
Est-il besoin de faire un grand effort pour découvrir dans le fantaisiste chroniqueur de La République des Lettres l’un des convives du dîner, lui-même collaborateur de la revue ?
Pour faire parler de l’événement, Paul Alexis, lui, adopte une autre tactique. Sous le pseudonyme de Tilsitt, dans Les Cloches de Paris, et sous le titre de La Demi-Douzaine, il « sonne » vigoureusement le 4 juin cette « demi-douzaine qu’il faut battre en brèche, parce qu’ils menacent de gâter le tout. Ah ! s’ils venaient à faire des petits ! » Et il se met en devoir, dans les numéros suivants, de les « disséquer » chacun en détail, ne reconnaissant qu’à un seul d’entre eux, Huysmans, « un bout de talent6 ».
Tout cela n’était point sans pénétrer jusqu’au bureau de la rue Royale où Guy de Valmont, reprenant son patronyme de Maupassant, travaillait à la comptabilité des ports. Et plus d’un commis, collègue du « naturaliste », dut se demander avec Tilsitt (des Cloches de Paris), « comment six hommes de lettres, absolument inconnus, si ce n’est par une modeste orgie chez Trapp, réussissent-ils à faire du tapage ? » Et Céard, trente ans après, se demande comment la détonation d’une bouteille de champagne, après un repas, put éveiller dans la littérature et dans la presse un écho si brutal et si prolongé...
Nul doute qu’il retentit longuement rue Royale.
Et les chiffres, la comptabilité, le budget devenaient de plus en plus fastidieux à Maupassant, attendant au bureau l’heure de redevenir Guy de Valmont. Il restait distrait, accomplissait sa tâche avec un dégoût chaque jour plus vif. Ses notes de décembre 1877 le constatent : « Employé intelligent et qui pourrait un jour être très utile, disent-elles. Mais il est mou, sans énergie, et je crains que ses goûts et ses aptitudes ne l’éloignent des travaux administratifs. » Maupassant, lui, ne le craint point : il en est sûr. Seulement, par prudence, il voudrait demeurer fonctionnaire. Et il confie à Flaubert ses rancœurs et ses espoirs... Nous savons, par une lettre de Mme de Maupassant à son ami d’enfance, combien Guy se trouvait abattu, découragé en ce début de l’année 1878. Le 23 janvier, Laure de Maupassant écrit : « Puisque tu appelles Guy ton fils adoptif, tu me pardonneras, mon cher Gustave, si je viens tout naturellement te parler de ce garçon. La déclaration de tendresse que tu lui as faite devant moi m’a été si douce que je l’ai prise au pied de la lettre et que je m’imagine à présent qu’elle t’impose des devoirs quasi paternels. Je sais d’ailleurs que tu es au courant des choses et que le pauvre employé de ministère t’a déjà fait toutes ses doléances. Tu t’es montré excellent comme toujours, tu l’as consolé, et il espère aujourd’hui, grâce à tes bonnes paroles, que l’heure est proche où il pourra quitter sa prison et dire adieu à l’aimable chef qui en garde la porte7. »
Ce texte est clair. Mais Maupassant devra pourtant attendre une année avant de « quitter sa prison ». Quel espoir Flaubert a-t-il fait luire devant le prisonnier ? Le 14 décembre, — cinq semaines avant que Laure de Maupassant écrivît cette lettre, — un changement de ministère s’était produit, et il se trouvait qu’un ami personnel de Flaubert, Agénor Bardoux, s’était vu confier le portefeuille de l’Instruction publique8. Les relations de Flaubert et de Bardoux dataient de loin ; elles avaient été assez intimes pour autoriser l’écrivain à demander au nouveau ministre une faveur — qui, au surplus, n’était point excessive — et dont Maupassant serait le bénéficiaire. Le plan de Flaubert avait été vite conçu : il prierait Bardoux de faire passer Guy des bureaux de la Marine à ceux de l’Instruction publique. Les choses, croyait-il, iraient aisément.
Mais il avait compté sans l’inertie des bureaux, et puis aussi sans la versatilité des hommes. Il fallut un an pour aboutir.
Pas à pas, dans leur correspondance, nous pouvons suivre les démarches de Flaubert et de Maupassant. Les lenteurs exaspèrent celui-ci : il se voit déjà rue de Grenelle, au cabinet du Ministre — où il compte lui-même des amis comme Dierx et Roujon, collaborateurs de La République des Lettres — et les mois passent. Ses chefs, ses collègues, ont, bien sûr, éventé le complot : on le change de bureau. Lui qui a les chiffres en horreur, on le place au service de la préparation du budget et de la liquidation des comptes des ports : des additions toute la journée, sous l’œil du chef, et donc l’impossibilité, durant les sept heures de présence au ministère, de travailler une minute à ses nouvelles, à ses articles.
Ses lettres à Flaubert reflètent un ennui profond :
Je ne vous écrivais point, mon cher maître, parce que je suis complètement démoli moralement. Depuis trois semaines, j’essaye à travailler tous les soirs, sans avoir pu écrire une page propre. Rien, rien. Alors je descends peu à peu dans des noirs de tristesse et de découragement dont j’aurai bien du mal à sortir. Mon ministère me détruit peu à peu. Après mes sept heures de travaux administratifs, je ne puis plus me tendre assez pour rejeter toutes les lourdeurs qui m’accablent l’esprit. J’ai même essayé d’écrire quelques chroniques pour Le Gaulois, afin de me procurer quelques sous. Je n’ai pas pu. Je ne trouve pas une ligne, et j’ai envie de pleurer sur mon papier. Ajoutez à cela que tout va mal autour de moi. Ma mère, qui est retournée à Étretat depuis deux mois environ, ne va nullement mieux. Son cœur surtout la fait beaucoup souffrir, et elle a eu des syncopes fort inquiétantes. Elle est tellement affaiblie qu’elle ne m’écrit même plus, et c’est à peine si tous les quinze jours, je reçois un mot qu’elle dicte à son jardinier9...
Suivent des doléances sur sa propre santé : elles disent nettement les raisons pour lesquelles les médecins l’avaient envoyé prendre les eaux de Louèche, et laissent présager un avenir assez sombre ; le traitement qu’on lui fait suivre, les drogues et sirops qu’il lui faut absorber ont mis sa bourse à sec et mangé le peu d’argent mis de côté pour son été...
Cette lettre répond aux reproches et exhortations que Flaubert lui avait envoyés huit jours plus tôt et qui étaient ainsi conçus : « “Les événements, dites-vous, ne sont pas variés” ; — cela est une plainte réaliste, et d’ailleurs qu’en savez-vous ? Il s’agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrai que les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. “Les vices sont mesquins”, mais tout est mesquin ! “Il n’y a pas assez de tournures de phrases !” Cherchez et vous trouverez. Enfin, mon cher ami, vous m’avez l’air bien embêté, et votre ennui m’afflige, car vous pourriez employer plus agréablement votre temps. Il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que cela. J’arrive à vous soupçonner d’être légèrement caleux10. Trop de p..., trop de canotage, trop d’exercice. Le civilisé n’a pas tant besoin de locomotion que le prétendent les médecins... Vous vivez dans un enfer, je le sais et je vous en plains du fond de mon cœur. Mais, de cinq heures du soir à dix heures du matin, tout votre temps peut être consacré à la muse, laquelle est encore la meilleure garce. Voyons, mon cher bonhomme, relevez le nez ! À quoi sert de recreuser sa tristesse ? Il faut se poser vis-à-vis de soi-même en homme fort ; c’est le moyen de le devenir. Un peu d’orgueil, saprelotte11 ! »
Excellents conseils. Mais les conseils, mais les encouragements, comme l’éther dont il endormait ses migraines, pouvaient-ils avoir sur ses peines et ses soucis une action prolongée ?
Le dialogue se poursuit, par lettres — et certainement aussi de vive voix, car Flaubert séjourne à Paris en septembre, pour visiter l’Exposition, puis à Saint-Gratien chez la princesse Mathilde. Le samedi 21 septembre, il déjeune chez Bardoux12. Il veut pousser à fond la candidature de son protégé et ne doute point d’obtenir du ministre une promesse ferme. Mais... Bardoux, qui est le meilleur garçon de la terre, et aussi le plus distrait, laisse ses invités se morfondre et néglige de rentrer : « J’ai déjeuné samedi au ministère avec sa mère, son secrétaire et le recteur de l’Académie de Douai, qu’il avait invité comme moi, et oublié comme moi13 ! »
N’importe : Flaubert écrit puisqu’il n’a pu parler. Maupassant sera probablement convoqué. Et dans toutes ses lettres à son disciple, Flaubert de poser la question : « Et Bardoux ? » Guy se rend en octobre à Étretat. Flaubert y est déjà, auprès de sa vieille amie Laure dont la santé est inquiétante : ses crises nerveuses s’aggravent : « Toute lumière la fait crier de douleur, de sorte qu’elle vit dans les ténèbres — écrit Flaubert à Mme Roger des Genettes — encore un petit coin folâtre ! » Pauvre Guy ! Soupirer après ses vacances, désirer tellement les Verguies la « chère maison », pour la trouver retentissante des cris d’une malade que rien ne soulage... Heureusement Flaubert est venu, et tous deux parcourent la côte, en quête d’un site pour l’excursion géologique de Bouvard et Pécuchet14. Mais, au retour à Paris, comme le bureau semble sombre, et la tâche plus ennuyeuse que jamais !
Le jeudi 7 novembre, à deux heures de l’après-midi, Flaubert (si joyeux qu’il prend soin de dater cette bonne nouvelle avec tant de minutieuse précision), peut enfin annoncer à son disciple : « Caroline m’a écrit ces lignes que je vous transmets : “M. B. m’a formellement dit qu’il attacherait Guy à sa personne dans un avenir très rapproché. Il verra à caser Laporte15, puis certainement Zola sera décoré au jour de l’an. Gustave sera content. Il verra que je ne l’oublie pas.” Commanville, qui est revenu de Paris, m’a répété tout cela. Donc, mon bon, je vous engage à aller chez Charmes lui demander ce que vous devez faire présentement, s’il faut que vous donniez votre démission et quand vous devez entrer dans votre nouveau service... Dites à Zola ce qui le concerne. Il n’a rien à faire qu’à se tenir tranquille... »
Maupassant annonça lui-même (ironie ou souci de politesse ?) à son chef qu’il allait passer à l’Instruction publique.
— Vous quittez cette maison sans faire passer votre demande par la voie hiérarchique ? fit celui-ci indigné. Je ne permettrai pas...
— Oh ! monsieur... Vous n’avez rien à permettre ! Cette affaire se passe au-dessus de nous : entre ministres16.
Et Henry Roujon vit entrer, ce même jour, dans son bureau de la direction de l’Enseignement primaire, rue de Grenelle, un Maupassant dont la mine était rayonnante.
— Vous ?
— Moi-même ! J’ai lâché la Marine ! Je deviens votre camarade : Bardoux m’a attaché à son Cabinet.
« Et, conte Henry Roujon dans ses Souvenirs, Maupassant conclut par cette formule qui résumait pour lui une idée de joie :
— C’est assez farce, hein ?

« Nous commençâmes, poursuit Roujon, par danser un pas désordonné autour d’un pupitre élevé à la dignité d’autel de l’amitié. Après quoi, nous louâmes comme il convenait Bardoux, protecteur des Lettres. Il me semble bien que Maupassant crut devoir terminer par une bordée d’injures, envoyées, en manière d’adieu, à ses anciens chefs de la Marine17. »

Sur la carrière de fonctionnaire remplie par Maupassant, rue de Grenelle, les documents abondent : et d’abord les lettres à Flaubert, où nous trouvons immédiatement confirmation du proverbe qu’il n’y a point de roses sans épines. Le calvaire avait été dur. Mis en demeure de démissionner à la Marine, « puisqu’il avait trouvé une meilleure place », heures passées dans l’antichambre de Bardoux, insaisissable, et puis tant d’argent dépensé en courses vaines, que le pauvre Guy éprouvait l’envie d’aller trouver Tarbé18 et de lui demander asile dans sa feuille : « Il me donnera ce qu’il voudra. Je n’ai pas un sou et, à moins de me jeter dans la Seine, ou aux pieds de mon chef, ce qui se vaut, je n’ai plus d’autre ressource19 ! »
De ses angoisses, il gardait une espèce de courbature. Et il demeurait sans joie, assez inquiet quant à l’argent. Il n’entrait point en qualité de titulaire, mais était provisoirement attaché. Il avait quitté une place sûre, pour une situation liée au sort du patron que les Chambres pouvaient, du jour au lendemain, renvoyer. Position ennuyeuse, surtout pour un Normand : « Tant que M. Bardoux sera là, j’aurai 1 800 francs de traitement, 1 000 francs d’indemnité de Cabinet et 500 francs de gratification, au moins. Mais s’il tombe tout de suite, rien20 ! » Et plus tard : « Quand j’étais à la Marine, j’avais une feuille de route, et je ne payais, par conséquent, que quart de place sur les chemins de fer. Le voyage de Rouen me revenait à 9 francs aller et retour. Aujourd’hui, en deuxième classe, il me coûterait 36 francs, et pour un homme qui dépense à peu près quatre francs par jour, c’est considérable. Enfin, je verrai l’état de mes finances à la fin du mois, et j’espère que je pourrai aller passer un jour avec vous21. »
Ne le soupçonnez point de peu d’empressement, d’ingratitude : il est fort occupé, en ce moment, d’abord au ministère, et puis parce que l’on répète chez Ballande l’Histoire du Vieux Temps. Et bientôt, il va trouver l’occasion de donner à Flaubert la preuve de sa reconnaissance en le servant de toute son intelligence et de tout son dévouement filial : lorsque, Bardoux tombe, Ferry donnera au vieux maître ruiné une pension.
Maupassant est donc au Cabinet du ministre. Il a pour chef Xavier Charmes — un chef à peine plus âgé lui-même que le nouvel attaché, et bienveillant et courtois. Bientôt, il prend Guy pour secrétaire, et le fait titulariser. Il faut citer encore cette lettre du 24 avril 1879 qui nous donne, tant sur la vie de Maupassant au ministère que sur la pension de Flaubert, de très précieux renseignements22 : « Je serai toujours, mon cher Maître, une victime des ministères. Voici huit jours que je veux vous écrire, et je n’ai pas pu trouver une demi-heure pour le faire. J’ai ici des rapports très agréables avec Charmes, mon chef ; nous sommes presque sur pied d’égalité : il m’a fait donner un très beau bureau23. Mais je lui appartiens : il se décharge sur moi de la moitié de sa besogne ; je marche et j’écris du matin au soir ; je suis une chose obéissant à la sonnette électrique, et, en résumé, je n’aurai pas plus de liberté qu’à la Marine. Les relations sont douces. C’est là le seul avantage ; et le service est beaucoup moins ennuyeux. Et, le soir de ma petite pièce, Charmes me disait : “Décidément, il faut que nous vous laissions du temps pour travailler, et, soyez tranquille, nous vous en laisserons !” Ah bien oui !... Je lui suis utile, et il en abuse. C’est toujours ainsi, du reste. J’ai voulu me faire bien voir de lui, et j’ai trop réussi. Quant à votre affaire, je vous ai dit qu’on vous offrirait 5 000 francs, et on vous les offrira ; mais vous savez combien il faut de temps pour la moindre chose. Et celle-ci est considérable, puisqu’on modifie complètement tout le système des pensions pour les répartir plus équitablement. Il y a 500 hommes de lettres qui reçoivent une pension. Dans ce nombre, il y en a beaucoup qui n’en ont nullement besoin et qui gagnent ou possèdent de 8 000 à 10 000 francs par an. Il faut leur supprimer ce qu’on leur donne ; mais vous comprenez que la chose est délicate et ne peut se faire en un jour. Pour vous, c’est une affaire décidée, ainsi que pour Leconte de Lisle qui avait 1 600 francs et à qui on va donner 2 000 francs. Charmes me l’a formellement annoncé, mais, naturellement, ce ne sera fait que lorsque le travail d’ensemble sera terminé24. »
Xavier Charmes, n’en doutons point, était heureux d’avoir Maupassant pour collaborateur. Il eut d’abord, pour son secrétaire, quelque ambition administrative. Il eût volontier, nous rapporte A. de Monzie25, chargé Maupassant de quelques rapports difficiles sur de vastes sujets. Mais, à chaque fois, Maupassant se dérobait, opposant un refus pareillement motivé, se prétendant incapable d’écrire autre chose que des platitudes dans l’exercice de ses fonctions : « C’est la faute de la Marine, disait-il ; dès qu’il y a, dans une besogne, un soupçon de travail officiel, le style officiel me reprend, et je ne peux plus m’en dégager ». Il priait donc qu’on l’occupât à la tenue des registres et à l’expédition des affaires banales. Il n’eût point décliné le sort du beau poète Léon Dierx qui, jusqu’au dernier jour, voulut rester simple expéditionnaire dans ce même service. — prince des poètes, et doyen des expéditionnaires.
Il prétendait, ajoute A. de Monzie, que ces tâches modestes lui laissaient l’esprit libre et ses forces intactes pour son œuvre d’écrivain. Mais il n’avait guère le loisir de s’accouder, comme l’a joliment présumé Pol Neveux, pour suivre les vols des corbeaux familiers aux cimes des grands platanes26. « De nuit, de jour, il écrivait, achevant son premier chef-d’œuvre, Boule de Suif, dans l’humide rez-de-chaussée, où il avait son domicile administratif. Il s’absentait souvent, trois jours par semaine en moyenne ; sa mauvaise santé, qui n’était pas un prétexte mensonger, excusait ces fréquentes absences. Mais il avait, en outre, à mesure que la notoriété lui venait, des obligations mondaines plus nombreuses. Le salon de la princesse Mathilde s’était ouvert à l’Histoire du Vieux Temps. Les sollicitations de la gloire allaient commencer avec la publication des Soirées de Médan27. »
En même temps, ou presque au moment même qu’il changeait de ministère, Maupassant quittait la rue Moncey pour la rue Clauzel, 19, où il louait à la fin de l’année 1878, un logement composé de deux pièces avec entrée et cuisine. La maison, rapportent tous ceux qui l’ont fréquentée, était une « ruche garnie des abeilles du quartier Bréda et dont Maupassant était peut-être le seul bourdon28 ». Peut-être, dit Léon Fontaine. Certainement, m’ont dit Huysmans et Céard, et Maupassant s’amusait de cette singularité. Souvent des visiteurs se trompaient, et ces méprises, suivies de quiproquos amusants, le divertissaient. Et puis il était un obligeant voisin et entretenait avec quelques-unes de ses colocataires les meilleures relations. Parfois elles venaient sonner à sa porte le vendredi soir, pendant les réunions des collaborateurs des Soirées de Médan.
Il demeura rue Clauzel pendant trois ans, et ne quitta ces deux petites pièces pour prendre un appartement plus confortable rue Dulong, 83, aux Batignolles, qu’après le succès de ses premiers livres. Il était prudent, et n’avançait en toutes choses qu’après s’être assuré de la solidité du terrain. Ainsi demeura-t-il au ministère de l’Instruction publique fort longtemps : Il ne démissionna pas, et insista, au contraire, pour être maintenu dans les cadres : « Ma santé, disait-il, est faible, le métier littéraire est aléatoire. Si quelque maladie, ou quelque mauvaise fortune m’y obligeait, je serais heureux de pouvoir retrouver mon titre et mon traitement. » Il fut donc, dit A. de Monzie, placé en disponibilité et il serait mort rédacteur au ministère de l’Instruction publique si, quelque jour, un ministre tatillon ne s’était avisé que la tolérance avait assez ou trop duré. M. Xavier Charmes prévint Maupassant, qui alors seulement, mais encore à regret, signa sa démission. Et A. de Monzie de conclure fort justement : « Il sera beaucoup pardonné aux ministres d’un népotisme qui afflige le budget si, dans leur clientèle, ils ont admis quelque Maupassant. »

1 Naturam morborum curationes osiendunt...
2 Cf. G. NORMANDY, loc. cit., p. 66.
3 En effet : l’Héritage fut publié en 1884 ; En famille avait paru le 19 février 1881, et Les Dimanches d’un Bourgeois de Paris, fragmentairement dans Le Gaulois, vers le même temps ; Le Parapluie, dans Le Gaulois du 10 février 1884. Or Maupassant quitta la Marine le 4 janvier 1878.
4 Loc. cit., Mercure de France, 1er septembre 1928, pp. 348-349.
5 Revue Hebdomadaire, 21 novembre 1908, p. 366.
6 Les Cloches de Paris, 2 juillet 1877 (Cf. aussi CÉARD, loc. cit.).
7 Cf. Correspondance de Maupassant, pp. 434-435.
8 Agénor Bardoux, né à Bourges en 1829, filleul de Michel de Bourges, l’ancien ami de George Sand, avocat à Clermont-Ferrand, bâtonnier, maire de Clermont au 4 septembre 1870, député à l’Assemblée Nationale, où il se montra actif et libéral, fut une première fois membre du Cabinet Dufaure, en 1875 ; réélu député après la dissolution de l’Assemblée Nationale, il siégea parmi les républicains et, le 14 décembre 1877, fut choisi par Dufaure comme ministre de l’Instruction publique. Ami de Louis Bouilhet, poète sous le pseudonyme d’A. Brady, il avait publié un recueil de vers, dont une pièce, Venise, est dédiée à Flaubert (Loin du Monde, 1857). Flaubert le rencontrait souvent chez Delattre. Bouilhet dédia à Bardoux la pièce qui a pour titre La Terre et les Étoiles.
9 Lettre datée du 21 août 1878 (Correspondance de G. de Maupassant, p. 243). Sur les crises dont souffrait Mme de Maupassant, et sur « l’hérédité chargée » de Guy, cf. Georges NORMANDY, loc. cit. pp. 16-20 et 124-125.
10 Caleux, paresseux, en patois cauchois.
11 Lettre datée du 15 août 1878.
12 De Saint-Gratien, le vendredi 20, Flaubert écrit à Maupassant : « On me retient un jour de plus à Saint-Gratien. J’irai demain à Paris, où je serai tout l’après-midi. Je déjeunerai même chez Bardoux, mais je reviendrai dîner ici, et le soir, à minuit, je serai chez moi, au faubourg Saint-Honoré. Donc, mon bon, lâchez le canotage dimanche et venez me trouver de bonne heure ; nous déjeunerons ensemble chez Trapp, puis, à une heure moins cinq, je m’embarquerai pour Croisset. Il faut que je vous rende compte de ma conférence avec Bardoux. Tout à vous. »
0 — Cf. aussi Revue d’Histoire littéraire de la France (oct.-déc. 1924) : analyse de trente-six lettres de Flaubert à Maupassant.
0 Mais le 23, il écrit à Zola qu’il na pas vu « ledit sieur Bardoux »...
13 Lettre à Zola, du 23 septembre 1878.
14 Maupassant avait préparé cette excursion, et même envoyé à Flaubert une longue lettre avec des croquis (publiée en fac-simile par le Manuscrit autographe, septembre-octobre 1931, et dont une partie est reproduite plus loin, aux Appendices, pp. 225-226-227).
15 Edmond Laporte, l’ami intime de Flaubert et de Maupassant, ne fut nommé inspecteur divisionnaire du travail à Nevers que le 9 juin 1879. Bardoux, en mars, avait quitté le ministère, le Cabinet Dufaure ayant été renversé.
16 Georges NORMANDY (loc. cit., p. 69) et M. de PRADEL de LAMASE (loc. cit., p. 354) rapportent cette scène dans les mêmes termes. M. de Lamase publie la dernière note confidentielle rédigée par le chef de Maupassant à la Marine : « Santé assez mauvaise ; manière de servir assez satisfaisante. M. de Maupassant ayant donné sa démission d’employé de la Marine pour être attaché au Ministère de l’Instruction publique, je ne pense pas qu’il soit utile de faire connaître mon appréciation sur sa manière de servir. » (19 décembre 1878).
0 Le 4 janvier 1879, la situation administrative de Maupassant était réglée par la pièce suivante :
0
Direction : Matériel        
        Rapport au Ministre, Cabinet du Directeur.        
0 Monsieur le Ministre de l’Instruction publique a demandé tout récemment à Son Excellence de vouloir bien détacher à son cabinet M. Guy de Maupassant, commis de 3e classe, employé à la direction du matériel. S. E. a informé son collègue qu’il lui était impossible d’accueillir favorablement sa demande. M. Guy de Maupassant, désireux d’occuper la place qui lui était réservée au cabinet de M. Bardoux, m’adresse, par la lettre ci-jointe, sa démission de commis de l’Administration centrale de la Marine. J’ai l’honneur de prier Son Excellence d’accepter cette démission qui comptera du 18 décembre dernier.
0
0 « Il est piquant, conclut M. de LAMASE, de remarquer qu’à cette date, le portefeuille était détenu à nouveau par l’amiral Pothuau, le même qui accueillit sept années auparavant le bachelier de province, venu chercher fortune à Paris. »
17 Grande Revue, 15 février 1904.
18 TARBÉ DES SABLONS, qui fonda Le Gaulois, et le vendit en 1879 à Arthur MEYER. Il écrivit quelques romans et drames.
19 7 décembre 1878 (Correspondance de Maupassant, p. 253).
20 26 décembre 1876 (ibid., p. 257).
21 18 février 1879 (ibid., p. 263).
22 En 1875, pour sauver de la faillite Commanville, le mari de sa nièce Caroline, Flaubert, généreusement, a fait don à celui-ci de tout ce qu’il possédait et a vendu ses propriétés de Deauville. Laporte, son ami, a, de son côté, donné sa garantie. Mais le désastre est encore plus grand qu’on ne l’avait cru, et Flaubert se trouve dans la gêne. Ferry, en mars 1879, succède à Bardoux au ministère de l’Instruction publique et offre une pension à Flaubert. La fierté de celui-ci se cabre, puis, sur l’intervention de ses amis, il accepte. Cf Lucien DESCAVES, Un de nos Dieux lares, Figaro, 14 janv. 1907. — DESCHARMES et DUMESNIL. Autour de Flaubert, t. II, pp. 90 et 99.
23 Ce n’est point vantardise de Maupassant. Ce qu’il dit de ses rapports avec ses chefs est confirmé par Anatole de MONZIE dans son livre curieux et vivant Aux confins de la Politique (Paris, Grasset, 1913).
24 Lettre du 24 avril 1879 (Correspondance de Maupassant, p. 266).
25 A. de MONZIE, loc. cit.
26 Discours de Pol NEVEUX, délégué du ministre de l’Instruction publique à l’inauguration du monument de Maupassant à Rouen (Journal Officiel, 30 mai 1900).
27 A. de MONZIE, loc. cit.
28 « Petit-Bleu » (Léon FONTAINE) et P. BOREL : Les logis de Maupassant, Nouvelles Littéraires, 18 janvier 1930. On a fort discuté, en 1930, lorsque fut apposée une plaque au 19 de la rue Clauzel, pour savoir si en réalité Maupassant n’avait pas habité le 17. On verra plus loin les raisons de cette querelle.

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