Chapitre IV
LA MORT DE FLAUBERT
I
Cette place à l’Instruction publique, qu’il voulait tant garder, Maupassant crut bien, à la fin de 1879, qu’il allait la perdre, et par la faute de la littérature. Et, une fois encore, il fit appel à Flaubert pour le tirer d’affaire.
Peu d’aventures littéraires ont fait naître autant de commentaires erronés que cette histoire des poursuites intentées contre Maupassant par le Parquet d’Étampes pour la publication, ou plutôt la reproduction dans la Revue Moderne et Naturaliste, en 1879, d’une pièce de vers. Longtemps on a discuté sur le titre de cette pièce. Et, comme il semble que tout ce qui touche à Maupassant doive s’obscurcir de légendes, on a brouillé les noms des personnages mêlés à cette affaire ; puis, quand on a voulu se référer au dossier, on s’est aperçu que, par une singulière fatalité, les pièces elles-mêmes de cette cause ténébreuse demeuraient introuvables ; elles étaient égarées, hors des liasses versées par les tribunaux des sous-préfectures aux archives départementales de Seine-et-Oise. Enfin, pour compliquer les choses, la collection de la Revue est des plus rares et l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale, privé de couverture, est sans date...
Cependant, lorsqu’il prépara les notes de la
Correspondance pour l’édition du Centenaire de Flaubert, Descharmes tenta d’éclaircir le mystère. Il interrogea les anciens collaborateurs de Maupassant et rechercha les documents. Si bien qu’après sa mort, lorsque je fus chargé de publier le dernier volume, je
trouvai le brouillon de la note qu’on peut lire (page 257, tome IV, première édition 1925 ; tome III, page 460 de la réimpression en trois volumes de 1928). La prudente méthode de Descharmes, sa connaissance approfondie de cette époque lui avaient permis de rectifier les erreurs de ses devanciers et de donner une version exacte, en ses grandes lignes, de cet incident judiciaire ; mais, par une nouvelle fatalité, le nom d’Harry Alis fut changé par les typographes en Henry Alis, et la faute — qui n’offensait point le sens — passa inaperçue du correcteur.
Pourtant le dossier égaré finit par être retrouvé grâce à la ténacité de M
e Alexandre Zévaès. Et deux articles, l’un de M
e Zévaès, dans les
Nouvelles Littéraires1, l’autre d’Auriant, dans le
Mercure de France2, mirent à jour de nouveaux documents, et permirent la réfutation définitive des erreurs jusqu’ici propagées
3.
Voici les faits :
Le 20 mars 1876,
La République des Lettres, de Catulle Mendès,
publiait une pièce des vers de Maupassant (sous le pseudonyme Guy de Valmont), et cette pièce avait pour titre
Au Bord de l’Eau. Elle a été reproduite dans le volume
Des Vers. Cette pièce, Maupassant ne la jugeait pas mal, puisque, avec l’approbation de Flaubert, il l’envoya, pour l’engager à l’attacher à son cabinet, à Bardoux qui, devenu ministre, se souvenait d’avoir été le poète Agénor Brady.
Or, en décembre 1878, parut une revue nouvelle qui prit le nom de
Revue Moderne et Naturaliste. Son fondateur, Hippolyte Percher, s’était fait une place dans la jeune littérature sous le pseudonyme d’Harry Alis, en publiant un hebdomadaire,
La Voix des Écoles — dont la durée ne fut que de trois semaines, mais qui accueillit
Les Vrais Triolets de Misère, de Goudeau,
La Confession, histoire d’un seul, d’E. d’Haraucourt (
sic),
La Veilleuse du Paradis, de Guy Tomel et
’Chand d’habits, de Guy Tomel et Harry Alis
4. Point découragé par cet échec, Harry Alis, grâce au concours d’un imprimeur-mécène, Auguste Allien, dont l’atelier se trouvait 3, rue du Pont-Quesneaux, à Étampes, lança la
Revue Moderne et Naturaliste. Le premier numéro parut le 14 décembre 1878, précédé d’un manifeste intitulé
Les Vingt-sept, et qui répudiait « les muses radoteuses » pour proclamer la nécessité de « poursuivre la destruction du convenu dans les arts et la littérature » et d’envoyer « les Parnassiens chercher des lecteurs parmi les vieilles momies de Chéops, seules capables de les comprendre et de les goûter ». La collaboration fut brillante : elle réunit les noms de Paul Alexis (qui donna
Les Femmes du Père Lefèvre), de Paul Bourget (
Essai sur Renan), de Maupassant (
Une Fille et
le Mur), de Maurice Rollinat, d’Émile Goudeau, de Gustave Kahn, de J.-K. Huysmans (
Symphonies parisiennes), de Félicien Champsaur (
Portraits littéraires de Grévin, Zola, Cladel, Daudet), etc.
Goudeau, dans le même moment, lançait
Les Hydropathes5...
Harry Alis, pour obliger M. Allien, prit la direction de l’Abeille, journal des insertions judiciaires et légales de l’arrondissement. Mais ce diable d’homme, polémiste-né, républicain authentique, ennemi des jésuites, fit du paisible journal de province une véritable feuille de combat. D’où bien des haines tenaces et, comme le 16 Mai n’est pas loin et que le parti réactionnaire est encore très puissant, le Parquet tient les sieurs Allien et Harry Alis pour gens qu’il faut surveiller. Le 18 mai 1879, le sous-préfet d’Étampes signale au Procureur de la République Les Femmes du Père Lefèvre ; mais le Procureur ne donne pas suite. Il se réserve pour une occasion meilleure et la trouve, sur nouvelle intervention du sous-préfet, en décembre de la même année : le 1er novembre, la Revue Moderne et Naturaliste a publié des vers signés Guy de Valmont, sous le titre Une Fille ; en décembre, la même revue a donné une nouvelle Adnia, de Defentry Wright, pseudonyme d’un certain Minturn, jeune littérateur de nationalité américaine. Or, cette prose et ces vers outragent la morale publique et religieuse dont le sous-préfet est le gardien vigilant. Le Procureur d’Étampes sollicite aussitôt l’avis du Procureur Général près la Cour de Paris, son supérieur hiérarchique. Celui-ci ordonne l’ouverture de l’instruction, et ajoute : « Je vous prie en même temps de suivre cette revue, sur laquelle notre attention a déjà été appelée par M. le Préfet de Seine-et-Oise, et de me signaler avec soin les numéros qui vous paraissent contenir des articles délictueux... »
Le gérant, Allien, est aussitôt convoqué, interrogé, mis en demeure de fournir les adresses des auteurs. On recherche en vain Minturn, dit Defentry Wright, qui a quitté la France. On recherche Maupassant, et M
e Charles-Ferdinand Mosnier, huissier, est porteur d’une citation qu’il doit délivrer 19, rue Clauzel, pour l’obliger à comparaître le vendredi 9 janvier 1880, à une heure de l’après-midi, dans le cabinet du juge d’instruction d’Étampes. Mais, au 19 rue Clauzel, la concierge déclare « ne
pas connaître le susnommé ». Le « susnommé » est cependant découvert dans la maison voisine, au 17, par M. J.-M. Dulac, commissaire aux délégations judiciaires, car dame justice ne saurait lâcher sa proie... Dulac « constate que des recherches faites et des renseignements recueillis par nous, il résulte que le sieur Guy de Maupassant demeure à Paris, 17, rue Clauzel, et est présent à cette adresse
6... »
Pendant ce temps, à Étampes, M. Allien est interrogé. Sa défense est simple : les deux ouvrages incriminés n’étaient pas inédits. L’un et l’autre avaient paru dans la République des Lettres. Et, comme preuve il tire de sa serviette un exemplaire de la revue de Mendès — celui-là même qui a servi à la composition du texte. Mais, à l’imprimerie, on a coupé le titre, et le juge, dans ces feuilles maculées, ne veut voir que des épreuves et non une revue... Alis, prévenu, écrit en hâte de Paris qu’il a bien trouvé la collection de La République des Lettres à la Bibliothèque Nationale, mais qu’elle n’en peut sortir. « Nous ne pouvons étriper les exemplaires sans encourir les Travaux forcés... Je passe la nuit à conter par écrit cette ignoble affaire à tous les grands journaux républicains de Paris. Il en sera parlé mercredi, à moins que vous ne m’ayez télégraphié avis contraire... » Et Harry Alis explique le plan des adversaires : il voit très clairement leur jeu. C’est L’Abeille que l’on poursuit, à travers La Revue Moderne et Naturaliste.
Le juge, M. Tessier, prévient M. Allien que, si le lundi 11 janvier, à midi, MM. de Maupassant et Minturn (Defentry Wright) ne viennent se déclarer les vrais auteurs d’
Une Fille et d’
Adnia, le mardi soir il lancera un mandat d’amener contre eux. Et il ajoute : « Prévenez-les, car il pourrait leur arriver que, quoique arrêtés mercredi ou jeudi, ils fissent huit à dix jours de prévention à Paris avant d’être conduits par la gendarmerie à Étampes
7... »
Doux pays !
On comprend maintenant pourquoi Maupassant, nouveau venu au cabinet de Bardoux, ministre de l’Instruction publique, redoutait de perdre une place qui était son gagne-pain. Et on comprend pourquoi, dans sa lettre au
Gaulois, Flaubert s’écriera : « Dans quelle Béotie vivons-nous ! »
Un mois s’écoule cependant sans que le juge donne signe de vie. Mais, le 14 février 1880, Guy de Maupassant, touché cette fois par la convocation, doit se rendre à Étampes.
Oh ! il n’est point de ceux, remarque très justement Me Alexandre Zévaès, qui se réjouissent d’une poursuite judiciaire et attendent d’elle un rapide et fructueux lancement. Il s’efforce de son mieux de se disculper.
Ses nom et prénoms déclinés, l’interrogatoire commence :
— Vous êtes inculpé, déclare le juge, d’avoir, à Étampes, en 1879, commis le délit d’outrages à la moralité publique et religieuse et aux bonnes mœurs, en faisant publier sous votre nom une poésie intitulée Une Fille.
— Cette pièce de vers est bien de moi. Je l’ai publiée en 1876, dans la République des Lettres, sous mon pseudonyme de Guy de Valmont. Plusieurs journaux en ont alors rendu compte et indiqué que j’en étais l’auteur. Je crois me rappeler que M. Émile Zola en a fait mention dans un article sur les poètes contemporains, qui a paru l’an dernier dans le Voltaire. Je n’ai jamais autorisé sa reproduction dans la Revue Moderne et Naturaliste, et c’est sans mon assentiment qu’elle a eu lieu. Voici, je suppose, ce qui a dû se passer : M. Champsaur, secrétaire de rédaction de cette revue, m’a demandé divers renseignements pour un article biographique qu’il se proposait de me consacrer dans le Figaro, et qui, effectivement, a paru depuis. Je lui ai envoyé diverses œuvres de moi, notamment la poésie publiée par la République des Lettres. Il aura eu l’idée d’utiliser cette dernière pour La Revue Moderne et Naturaliste, en la faisant suivre de mon véritable nom, puisque depuis j’ai renoncé à mon pseudonyme de Guy de Valmont.
Le juge, ajoute M
e Zévaès, reste sceptique et fait remarquer que, outre les vers incriminés,
La Revue Moderne et Naturaliste vient, dans un numéro tout récent, celui du 1
er février 1880, de donner de lui une autre poésie :
Le Mur8.
— Quelques jours après l’article du
Figaro, répondit Maupassant,
M. Champsaur m’a écrit pour me demander une pièce de vers qui serait insérée dans une revue dont il était le secrétaire. Il ne m’a pas désigné la revue. C’est alors que je lui ai envoyé
Le Mur.
Les termes de cet interrogatoire, rapporté par Me Zévaès, sont confirmées par la lettre de Maupassant à Flaubert — écrite avant que l’assignation l’ait touché — et dans laquelle il remercie son maître de son intervention près de Mme Charpentier, pour Des Vers : « Je n’ai aucun rapport avec La Revue Moderne. Mon poème n’a pu y être admis que par Champsaur que je n’ai jamais vu, mais qui m’a demandé des vers par lettre, pour une publication à laquelle il s’intéressait. J’ai envoyé Le Mur... »
Au sortir du cabinet du juge, Maupassant décide d’écrire à Flaubert. Évidemment, il lui en coûte — non pas de lui annoncer une poursuite qui n’est point déshonorante, loin de là, et qui le rapproche de son maître, poursuivi lui-même quelque vingt-quatre ans plus tôt, pour le même crime — mais c’est encore un nouveau service qu’il va falloir lui demander. Flaubert ne vient-il pas, quelques semaines plus tôt, d’écrire à Mme Georges Charpentier, femme de son éditeur (et sur la requête de Guy), pour la prier d’obtenir de son mari qu’il publie au printemps le volume
Des Vers. Il a insisté. Il a vanté le talent de Maupassant. Il a ajouté : « Son talent, c’est moi qui vous l’affirme, et je crois m’y connaître. Ses vers ne sont pas ennuyeux, premier point pour le public. Et il est poète, sans
étoile ni petits oiseaux. — Bref,
c’est mon disciple, et je l’aime comme un fils. Si votre légitime ne cède pas à toutes ces raisons-là, je lui garderai rancune, cela est certain
9... » Et Charpentier a promis
10. Maintenant, il va falloir causer au pauvre Flaubert, déjà si accablé de soucis personnels, de nouvelles inquiétudes... Guy ne sait point que Flaubert a déjà reçu par les soins de Lapierre, directeur du
Nouvelliste de Rouen, un numéro de l’
Événement daté du 13 février et annonçant que « M. Guy de Maupassant va être poursuivi pour des vers obscènes », et que Flaubert lui a déjà écrit, tandis qu’il rédige lui-même sa lettre : « Je me réjouirais, mon cher fils, si je n’avais peur de la pudibonderie de ton ministère. Ça peut t’attirer des embêtements.
Rassure-moi tout de suite11... »
Harry Alis, en effet, comprenant qu’une contre-attaque énergique peut seule sauver la revue, son directeur, ses rédacteurs et ce pauvre M. Allien, a décidé de commencer une vigoureuse campagne de presse. Aurélien Scholl, dans une chronique de l’Événement intitulée La Chine à Étampes, a lancé au Parquet de la sous-préfecture de Seine-et-Oise cent brocards, dont quelques-uns sont assez étranges, mais l’intention est excellente, et l’effet certain : « Si l’on poursuit Adnia, il faut condamner M. Littré qui a dit que l’homme descend du singe » et encore « Balzac qui a écrit : Une panthère dans le désert... » Le singe de Littré et la panthère de Balzac firent rugir Flaubert de joie. Le lendemain, c’est Henry Fouquier, dans le XIXe Siècle.
Donc, le samedi soir, en rentrant, Maupassant trouve chez lui la lettre de Flaubert. Et à minuit il répond : « Je suis décidément poursuivi pour outrages aux mœurs et à la morale publique... Et cela à cause de
Au Bord de l’Eau. J’arrive d’Étampes, où j’ai subi un long interrogatoire du juge d’instruction. Ce magistrat a été du reste fort poli, et moi je ne crois pas avoir été maladroit. Je suis accusé, mais je crois qu’on hésite à pousser l’affaire, parce qu’on voit que je me défendrai comme un enragé. Non à cause de moi (je me f... de mes droits civils), mais à cause de mon poème, n... de D... Je le défendrai coûte
que coûte, jusqu’au bout, et ne consentirai jamais à renoncer à la publication ! Maintenant mon ministère m’inquiète, et j’emploie tous les moyens inimaginables pour faire rendre une ordonnance de non-lieu. Le
XIXe Siècle a suivi l’
Événement ; ce dernier journal continue la campagne, et je viens vous demander un grand service en vous priant de me pardonner de vous prendre votre temps et votre travail pour une si stupide affaire... »
Pauvre Maupassant ! Que la plume lui semble lourde à ce moment, et qu’il a de peine à écrire ce qui suit :
J’aurais besoin d’une lettre de vous à moi, longue, réconfortante, paternelle et philosophique, avec des idées hautes, sur la valeur morale des procès littéraires, qui vous assimilent aux Germiny12 quand on est condamné ou vous font parfois décorer quand on est acquitté. Il y faudrait votre opinion sur ma pièce Au Bord de l’Eau, au point de vue littéraire, et au point de vue moral (la moralité artistique n’est que le Beau) et des tendresses. Mon avocat — un ami — m’a donné ce conseil que je crois excellent. Voici pourquoi : cette lettre serait publiée par Le Gaulois, dans un article sur mon procès. Elle deviendrait en même temps une pièce pour appuyer la défense et un argument sur lequel serait basée toute la plaidoirie de mon défenseur. Votre situation exceptionnelle, unique, d’homme de génie poursuivi pour un chef-d’œuvre, acquitté péniblement, puis glorifié, et définitivement classé comme un maître irréprochable accepté comme tel par toutes les écoles, m’apporterait un tel secours, que mon avocat pense que l’affaire serait immédiatement étouffée après la seule publication de votre lettre. Il faudrait que ce morceau parût tout de suite pour bien sembler une consolation immédiate envoyée par le maître au disciple. Maintenant, si cela vous déplaisait le moins du monde pour n’importe quelle raison, n’en parlons plus. Vous pourriez rappeler que vous aviez remis mon œuvre à M. Bardoux en lui demandant de me prendre auprès de lui. Pardon encore, mon bien cher maître, de cette lourde corvée. Mais que voulez-vous ? Je suis seul pour me défendre, menacé dans mes moyens d’existence, sans appui dans ma famille, ni dans mes relations et sans la possibilité de couvrir d’or un grand avocat... Quand je vous demande une longue lettre, je veux dire deux ou trois pages de votre papier à lettres : seulement pour intéresser la presse et la faire repartir là-dessus. Je vais intriguer auprès de tous les journaux où j’ai des amis. Je vous embrasse bien tendrement, mon cher Maître, et je vous demande encore pardon.
À vous filialement,
Si cela vous embêtait que votre prose allât dans un journal, ne m’envoyez rien13...
Si cela l’embêtait, le pauvre Flaubert ! Il fallait la lettre sur-le-champ, et pour la publier, et dans un journal ! Lui qui aimait à citer certaine phrase de Bossuet, il pouvait dire, en la travestissant : sur-le-champ, quelle promptitude ! dans un journal, quelle compagnie !... Sa Correspondance montre pourtant qu’il n’hésita pas un instant. Tout en pestant, tout en rechignant, en fumant force pipes, en avalant « d’horrifiques tasses de cawoueh pour se monter le coco », il médite la lettre et, en attendant, il en expédie immédiatement une autre, pleine de conseils, pleine de tendresse. Une liste de personnages à voir de sa part, avec des recommandations qu’il joint à sa missive : Cordier, sénateur ; M. Simonot, ami de Mme Pelouze et de son frère Wilson, gendre de Grévy ; Laurent-Pichat, sénateur, ancien codirecteur de la Revue de Paris, poursuivi avec Flaubert pour la publication de Madame Bovary ; d’Osmoy, et Bardoux lui-même, et Mme Adam, et Vacquerie et Popelin et de Maze... Et puis on demandera à Raoul-Duval de plaider, car, si Guy est condamné à Étampes, il « en rappellera à Paris et alors il faudra prendre un grand avocat et faire un bouzin infernal. Raoul-Duval, dans ce cas-là, serait bon, mais nous n’en sommes pas encore là. Avec un peu d’adresse on peut tout arrêter... »
Sans doute les démarches ne nuisirent-elles pas ; mais la chaleureuse lettre que
Le Gaulois publia le 21 février y eût suffi : l’affaire fut étouffée
14.
Le 26 février 1880, le Procureur Général écrivait au Procureur de la République à Étampes : « J’approuve les conclusions du rapport que vous m’avez adressé au sujet de la procédure instruite contre
La Revue Moderne et Naturaliste, et je vous invite à régler cette procédure en requérant une ordonnance de non-lieu. »
Le lendemain, le non-lieu était signé
15.
Mais Maupassant avait constaté que, au ministère, si Charmes se montrait ami parfait et le défendait avec ardeur, le chef de Cabinet lui était franchement hostile, et que le ministre lui-même, bien qu’ami personnel de Flaubert, lui avait montré quelque froideur.
Décidément, mieux valait que l’affaire fût terminée par un non-lieu.
1 Autour de Guy de Maupassant : Une Fille et le Parquet d Étampes, par Alexandre ZÉVAÈS. Les Nouvelles Littéraires, 25 avril 1931.
2 17, rue Clauzel ; à propos de la pose d’une plaque. Un ami de Maupassant : Harry Allis, documents inédits, par AURIANT. Mercure de France, 1er mai 1931.
3 Dans la Grande Encyclopédie, Jules Huret, auteur de l’article Maupassant, écrit : « Son premier recueil, Des Vers, eut le sort de Madame Bovary et fut un instant poursuivi par le Parquet d’Étampes. » (Les poursuites sont de décembre 1879 et le volume ne parut qu’en 1880, après que l’affaire eut été étouffée.)
0 Albert LUMBROSO, dans ses Souvenirs sur Maupassant, écrit que le Parquet d’Étampes « fit saisir un journal qui avait reproduit une nouvelle de Maupassant, alors tout jeune, nouvelle qui avait paru dans le Gil Blas ». Or, il n’y eut pas de saisie ; il ne s’agissait pas d’une nouvelle, mais d’un poème, et ce poème avait paru non dans le Gil Blas, mais dans la République des Lettres. D’ailleurs, Maupassant ne collabora au Gil Blas, sous la signature Maufrigneuse, qu’en 1882. Ce journal ne fut fondé qu’en 1879.
0 Édouard MAYNIAL, dans son volume La Vie et l’Œuvre de Guy de Maupassant, a cru que l’imprimeur de La revue Moderne et Naturaliste (qu’il nomme Allieu, et non Allien), avait utilisé pour un journal local, L’Abeille d’Étampes, le « marbre » laissé par cette revue, disparue et dans lequel se trouvait une pièce de Maupassant intitulée Le Mur, qui fut poursuivie. Or, c’est la revue qui fut poursuivie elle-même, car elle n’avait point disparu ; et ce n’est pas pour Le Mur (qu’elle publia en effet, postérieurement), mais pour Une Fille, pièce qui, sous ce nouveau titre, n’était autre qu’Au bord de l’Eau.
0 Instruit de ces erreurs par Céard, Descharmes put rédiger sa note. A. Zévaès, par l’examen du dossier, est arrivé aux mêmes conclusions.
0 Il faut donc rectifier le texte explicatif que l’on trouve dans les Lettres inédites de Maupassant à Flaubert (pp. 99-100) : « Il arriva à Maupassant une curieuse aventure ; pour une pièce de vers intitulée Le Mur... » — texte qui surprend d’autant plus que, dans la lettre commentée, Maupassant, à deux reprises, désigne Au bord de l’Eau et ne parle pas du Mur.
4 Harry ALIS (Hippolyte Percher), né à Coulœuvre, dans l’Allier, le 7 octobre 1857, entra aux Ponts et Chaussées avant de se vouer tout entier aux lettres. Il a laissé des romans qui ne sont pas dépourvus, encore aujourd’hui, d’intérêt (Revers de la Médaille, Pas de chance, Petite ville). Polémiste remarquable, membre très actif du Comité de L’Afrique française, il eut un différend avec M. le Châtelier, du même comité, qui le tua en duel le 1er mars 1895. MAURRAS (Revue Encyclopédique, 15 mars) et BARRÈS (Cocarde) lui rendirent un hommage mérité. J’emprunte ces détails et ceux qui suivent aux articles d’A. Zévaès et Auriant.
5 Maupassant, amené par Mendès, fréquenta un moment chez Nina de Villard où se réunissaient parnassiens et fantaisistes, et où Charles Cros et son frère Antoine Cros, le docteur, tenaient leurs assises (sur Nina, cf. Pierre DUFAY, Mercure de France, 1er juin 1927). — Cf. aussi BAUDE DE MAURCELEY : Guy de Maupassant, souvenirs personnels (Figaro, 14 avril 1928). Max DAIREAUX, Villiers de l’Isle Adam, l’homme et l’Œuvre (Desclée et de Brouwer, 1936).
6 Ce sont les démarches de la justice qui ont, lorsqu’elles furent révélées après l’inauguration de la plaque apposée au 19, donné lieu à d’inextinguibles discussions sur la « véritable » maison de Maupassant. Le témoignage d’Alfred Quidant, voisin de Maupassant, publié dans Comœdia et reproduit dans L’Œuvre du 14 avril 1931, prouve qu’alors Maupassant habitait le 19, mais couchait au 17.
7 Voir, pour plus de détails, AURIANT, loc, cit., pp. 603 et sq.
8 Dans une lettre de Flaubert, datée du 13 janvier 1880 et envoyée à Maupassant, on lit : « La revue Moderne m’a envoyée votre Mur. Pourquoi l’ont-ils à moitié démoli ? La note de la rédaction qui vous fait mon parent est bien jolie... »
0 À la suite du Mur, et en italiques, La Revue Moderne avait fait paraître, en effet la note suivante : « Au moment de mettre sous presse, nous apprenons que nous sommes de plus en plus immoraux. Un procès nous menace. Dans cette situation, et jusqu’à ce que nous soyons définitivement fixés par arrêt authentique sur notre valeur morale, nous sommes dans un grand état d’anxiété. Les choses les plus inoffensives prennent à nos yeux des dimensions processives. C’est pourquoi, par mesure d’extrême prudence, et pour ne pas aggraver notre cas, nous sommes obligés, à notre grand regret, de mutiler les beaux vers de M. Guy de Maupassant. Notre collaborateur se consolera en se remémorant les aventures de son parent, M. Flaubert, dont un chef-d’œuvre, Madame Bovary, eut l’honneur d’être traduit en cour d’assises. Telle est la grâce que nous lui souhaitons. »
0 La version du Mur, dans La Revue Moderne, compte cent dix-sept vers, alors que le texte publié dans Des Vers en compte cent quarante-deux. De même entre Une Fille (version de la Revue) et Au Bord de l’Eau (texte original de La République des Lettres, reproduit dans Des Vers), existe-t-il une différence de douze vers, la fin ayant été amputée par la Revue... Précaution inutile.
9 Lettre de Flaubert à Mme G. Charpentier, datée du mardi 13 janvier.
10 Dans une lettre du 25 janvier à G. Charpentier lui-même, Flaubert insiste encore.
11 Lettre de Flaubert à Maupassant, datée du 13 février.
12 Le comte de Germiny, poursuivi en décembre 1876, pour attentat à la pudeur.
13 Correspondance de Maupassant, pp. 278-279.
14 La ligne de points qui figure dans cette lettre, puis dans toutes les éditions de la Correspondance de Flaubert, a fort intrigué les exégètes. Elle est vraisemblablement dans le texte même (voir la note de Pierre DUFAY, « À propos de Flaubert et de Maupassant », dans les échos du Mercure de France, 15 juin 1931, p. 760).
15 Cf. Al. ZÉVAÈS, loc. cit.