III
Le dimanche 28 mars 1880, quinze jours avant la mise en vente des Soirées de Médan, Guy de Maupassant aidait Flaubert à recevoir ses amis Edmond de Goncourt, Émile Zola et Gustave Charpentier, venus passer les fêtes de Pâques à Croisset.
Au tome sixième de son Journal, Goncourt a consigné les impressions que lui a laissées cette visite : « Maupassant vient nous chercher, en voiture, à la gare de Rouen, et nous voici reçus par Flaubert, en veste ronde, avec son gros derrière dans son pantalon à plis, et sa bonne tête affectueuse.
« C’est vraiment très beau, sa propriété, et je n’en avais gardé qu’un souvenir assez incomplet. Cette immense Seine, sur laquelle les mâts des bateaux, qu’on ne voit pas, passent comme dans un fond de théâtre ; ces grands arbres aux formes tourmentées par les vents de la mer ; ce parc en espalier ; cette longue allée-terrasse en plein midi, cette allée péripatéticienne, en font un vrai logis d’homme de lettres, — le logis de Flaubert, après avoir été au XVIIIe siècle, la maison conventuelle d’une société de Bénédictins1.
« Le dîner est excellent ; il y a une sauce à la crème d’un turbot, qui est une merveille. On boit beaucoup de vins de toutes sortes, et la soirée se passe à conter de grasses histoires, qui font éclater Flaubert en ces rires qui ont le pouffant des rires de l’enfance. Il se refuse à lire de son roman2. Il n’en peut plus, il est esquinté. De bonne heure, on va se coucher en des chambres meublées de bustes de famille. Le lendemain, on se lève tard, et l’on reste renfermé à causer, Flaubert, déclarant la promenade un échignement inutile. Puis l’on déjeune et l’on part3... »
Ces courtes vacances de Pâques, en compagnie si choisie, devaient être rapidement suivies du plus douloureux des deuils : à peine Maupassant avait-il pu goûter à la joie d’un triomphe dans lequel la critique avait joué le rôle de l’esclave murmurant à l’oreille du triomphateur hominem memento te, qu’il apprenait soudainement la mort de son maître.
Rien ne la lui faisait prévoir. Les dernières semaines avaient été toutes remplies d’une correspondance des plus actives, échangée au sujet des
Soirées de Médan et du recueil
Des Vers, qui était sous presse chez Charpentier. Flaubert avait prié Guy de lui envoyer tous les articles de critique sur
Boule de Suif4. Il s’occupait de ce livre plus qu’il n’avait fait des siens propres : « J’ai relu
Boule de Suif et je maintiens que c’est un chef-d’œuvre. Tâche d’en faire une douzaine comme ça et tu seras un homme. L’article de Wolff m’a comblé de joie. Ô eunuques
5 ! » L’intimité du maître et du disciple — une camaraderie paternelle — leur était à tous deux délicieuse pour ce qu’elle leur offrait un refuge où s’abriter des misères présentes ; Flaubert y trouvait une reviviscence du passé le plus cher, comme si Le Poittevin lui eût été rendu ; Maupassant y prenait l’exemple magnifique des vertus littéraires les plus nobles et des qualités du cœur les plus humaines, les plus simples. Comment lire sans émotion, ce billet, l’avant-dernier, sans doute, que Maupassant ait reçu de Flaubert, et qui porte la date du 25 avril 1880 :
Tu as raison de m’aimer, car ton vieux te chérit. J’ai lu immédiatement ton volume6 que je connaissais, du reste, aux trois quarts. Nous le reverrons ensemble. Ce qui m’en plaît surtout, c’est qu’il est personnel. Pas de chic ! Pas de pose ! Ni parnassien, ni réaliste (ou impressionniste, ou naturaliste).
Ta dédicace a remué en moi tout un monde de souvenirs7 : ton oncle Alfred, ta grand-mère, ta mère ; et le bonhomme, pendant quelque temps, a eu le cœur gros et une larme aux paupières... Je suis scié par les panégyriques de Duranty ! Est-ce qu’il va succéder au « baron Taylor » ? Quand tu viendras à Croisset, fais-moi penser à te montrer l’article de cet excellent Duranty sur Bovary8. Il faut garder ces choses-là. Sarah-Bernhardt est « une expression sociale ». Voyez La Vie moderne d’hier, article de Fourcaud9. Où s’arrêtera le délire de la bêtise ?
Il le chargeait de recherches pour son « infernal bouquin », de visites et de courses, et Guy prenait à ces soins un plaisir réel. Le 27 avril, chez les Lapierre, on fête la Saint-Polycarpe avec un éclat inaccoutumé. Maupassant, retenu à Paris, ne peut prendre part au festin. Mais, du moins, il concourt à l’amusement de son maître. Et, parmi les papiers de Flaubert, dans le dossier qui porte sur l’enveloppe le nom du saint évêque de Smyrne, choisi pour patron par le romancier, nous avons retrouvé quelques pièces dont l’écriture — bien que savamment déguisée — ne laisse aucun doute sur leur auteur. C’est Maupassant qui écrivit cette lettre, signée Ménesclou, le « monstre de Grenelle », qui avait violé, assassiné et brûlé une fillette :
Monsieur, je me suis sové, et si vous me prêtez votre concour, j’échape à l’infame magistrature. Je sai que nous pensons de même, c’est pour ça que je vous écri — Vous vivez dans la retraite, caché de tous, c’est mon affaire. Donné moi asile. — on ne me trouvera pas chez vou. Je vous aiderai à faire vos roman, puisque c’est dans cette parti que vous travaillé : et si quelqu’un vous embête, je m’en charge.
Je vous salue.
Ménesclou
dit : le monstre de Grenelle.
P.S. Surtout ne vous gené pas pour les gens qui vous embête. Je ferai leur affaire pour rien.
C’est Maupassant qui écrivit cette carte :
PINARD
Ancien Ministre
Prie Monsieur Gustave Flaubert d’agréer
l’expression de son repentir le plus sincère
à l’occasion de la Saint-Polycarpe10.
Et c’est encore Maupassant qui écrivit la « lettre du cochon » :
Depui que vous avez fai un livre sur mon patron saint Antoine, l’orgueil l’a perdu et il est devenu insupportable — il est pis qu’un cochon, sof le respec que je me dois — il ne panse pu qu’aux fame et a un tas de vilaine chose — Il me fait des proposition obcène qu’il en est dégoûtan, bref je ne peu pu resté avec lui, et je viens vous demandé si vous voulez bien de moi.
Je feré ce que vous voudré, meme des cochonerie,
Je suis votre humble serviteur
Le cochon de St Antoine,
+ évêque.
Et c’est Robert Pinchon qui, sous son pseudonyme de La Tôque, et rappelant, comme s’il se fût agi d’un titre de noblesse, le rôle tenu dans
La Maison Turque, adressa, au nom de la corporation, ses vœux à saint Polycarpe-Flaubert
11.
Ainsi, Maupassant se sentait chaque jour un peu plus étroitement lié à Flaubert. Il voyait avec joie son vieux maître retrouver une gaieté qui, depuis longtemps, avait fui le foyer solitaire de Croisset. Maupassant, c’était pour Flaubert mieux qu’un fils, car il est rare que les fils selon les liens du sang s’appliquent à recueillir l’héritage de l’esprit, se préparent à prendre, le moment venu, le flambeau que leur passeront les mains défaillantes. Le succès de Guy est sa dernière joie. Il ne sait pas que la mort, sournoisement, le guette lorsqu’il écrit — le 3 mai, et il meurt le 8 — : « La semaine prochaine, apporte-moi la liste des idiots qui font des comptes rendus soi-disant littéraires dans les feuilles. Alors, nous dresserons “nos batteries”. Mais souviens-toi de cette maxime du bon Horace : Oderunt poetas... Huit éditions des Soirées de Médan ? Les Trois Contes en ont eu quatre. Je vais être jaloux. Tu me verras au commencement de la semaine prochaine. »
Jaloux, lui ? Heureux, et fier, oui. Il ne sait point qu’il ne reverra plus le cher disciple — mais l’eût-il su qu’il eût dit avec résignation son Nunc dimittis.
La nouvelle parvint à Maupassant — comme à Edmond de Goncourt, comme à tous ses amis — brutale, inattendue. Rouvrons le
Journal, deux pages à peine après celles qui, tout à l’heure, nous donnaient le récit des Pâques normandes, à Croisset : « Est-ce que vous allez dimanche chez M. Flaubert ? venait de me dire Pélagie, quand la petite a mis sur ma table une dépêche qui contenait ces deux mots :
Flaubert mort !... Oh ! Pendant quelque temps, un trouble de mon individu, dans lequel je ne savais pas ce que je faisais, et dans quelle ville je roulais en voiture. J’ai senti qu’un lien parfois desserré, mais inextricablement noué, nous attachait secrètement l’un à l’autre. Et je me rappelais avec une douloureuse émotion la larme tremblante au
bout d’un de ses cils, quand Flaubert m’embrassa en me disant adieu, au seuil de sa porte, il y a quelques semaines
12. »
Les amis qui vont reprendre le chemin de Croisset, Maupassant les accueille, cette fois encore, au seuil de la maison dont les volets sont clos, car il les a devancés pour rendre au mort si cher les derniers devoirs. Il l’a veillé. Il a réglé lui-même les détails des obsèques : « Jamais fils ne se montra plus affligé par la mort de son père » — écrit très justement Pierre Borel.
Et voilà qu’on lui confie une dure mission : Laporte, l’ami que Flaubert appelait sa « sœur de charité », Laporte dont le dévouement lui avait valu le don du manuscrit des
Trois Contes, avec une dédicace exquise — était accouru de Nevers pour embrasser son vieux compagnon terrassé. Depuis quelques mois, d’
ingrates manigances13 avaient séparé les deux anciens amis. Maupassant fut chargé par la famille de l’éconduire. Il s’acquitta à son corps défendant du rôle inhumain dont on le chargeait. Il le fit avec tous les ménagements inspirés par les sentiments d’amitié qui le liaient lui-même à Laporte. On a parfois rapporté cet incident en des termes qui le dénaturent complètement. Il est nécessaire de rétablir la vérité
14.
Le mardi 11 mai, au matin, Maupassant suit le cercueil de Flaubert. Le cortège s’engage dans les lacets qui mènent à l’église paroissiale de Canteleu. Daudet, Edmond de Goncourt, Zola, Charpentier sont là, comme six semaines plus tôt, au jour de Pâques. À leurs pieds l’admirable paysage qui ravissait Goncourt, le large fleuve déroule sa boucle, et ses eaux miroitent au soleil. Au fond du décor, la ville s’étend, grise et bleue, avec les hautes nefs de ses églises, ses tours innombrables, qui font cortège à la flèche orgueilleuse de la cathédrale. Symétriquement, sur la rive gauche, le quartier Saint-Sever dresse vers le ciel les cheminées fumantes de ses usines. Entre la ville et le faubourg, le port s’enfonce, animé du mouvement de sa batellerie, jusqu’à l’arche élégante et fine du Pont suspendu. Au loin, la falaise crayeuse de Bon Secours barre l’horizon comme un mur blanc. À chaque tournant, le panorama s’agrandit ; la forêt de Roumare se découvre, jusqu’au lointain, où elle rejoint la forêt de la Londe. Au dernier coude, dans la jeune verdure de mai, le clocher d’ardoises de la vieille église apparaît et le cortège s’arrête devant le porche, tandis que les porteurs soulèvent le cercueil.
Ce noble paysage qui sert de cadre à cette cérémonie, Maupassant ne l’oubliera plus désormais. Il est entré dans son esprit, s’y est gravé pour toujours et, comme d’un cuivre mordu par le burin, il en tirera bien des épreuves. Lisez l’article donné au
Gaulois, lisez l’étude sur Flaubert qui sert de préface aux
Lettres de Flaubert à George Sand15, lisez la nouvelle intitulée
Un Normand, lisez, dans
Bel-Ami, le récit de la visite de Georges Duroy à ses parents, à l’orée de cette immense forêt dont les futaies font peur à Madeleine — cette forêt de Roumare, « l’une des plus grandes, l’une des plus vieilles de France ». Relisez la première page du
Horla : il revient, ce paysage, à travers l’œuvre entière de Maupassant, comme un thème musical, grave, profond, harmonieux, évocateur du pays natal dans son aspect le plus grandiose, et qui reste associé pour toujours au souvenir le plus douloureux de toute une vie...
Au sortir de l’église, le cortège se reforme. Il est peu nombreux,
maintenant : le voyage est long, et beaucoup d’amis ont trouvé des prétextes pour s’abstenir
16. Mais il y a, tout près de Maupassant, les habitués des réunions de la rue Clauzel, les « jeunes gens » qui, fidèlement, venaient aux dimanches de la rue Murillo : Alexis, Céard, Hennique, Huysmans, les collaborateurs des
Soirées de Médan, et puis avec eux Gabriel Thyébault, et Pol Neveux, et Banville et Coppée. Ceux-là sont venus de Paris ; ils seraient venus du bout du monde, et eux aussi ils pleurent... Mais Du Camp n’est point venu, lui. Il est malade, opportunément. Prépare-t-il déjà les phrases fielleuses de ses
Souvenirs Littéraires, tout en songeant au camarade de sa jeunesse, à l’Oreste dont il se disait le Pylade et qu’il devait pourtant si bien trahir ? « J’étais malade lorsqu’il mourut et l’émotion que m’a causée sa mort n’a point hâté ma guérison. Je n’ai point pu prendre place derrière son cercueil et l’accompagner jusqu’à l’“endroit où l’on dort”. Je ne le regrette pas, si j’avais marché auprès de sa dépouille, j’aurais porté toute notre jeunesse, notre vie en commun, nos illusions, nos espérances, notre inaltérable affection, et le poids eût été si lourd, que j’aurais peut-être fléchi avant d’arriver au but... » Non. L’hypocrite excuse ne fait pas oublier l’hypocrite insinuation du paragraphe précédent : « Faire à ses mânes l’injure de ne pas le montrer tel qu’il était eût été une niaiserie sentimentale dont mon affection pour lui ne pouvait se rendre coupable. Il faut plus que de l’énergie à un boiteux pour gagner le prix de la course. » Car c’est par l’ami félon que le monde doit apprendre les maux physiques dont Flaubert fut accablé. Et c’est Du Camp qui insinuera que l’épilepsie « noua » les facultés créatrices de Flaubert qui, sans ce terrible mal, eût sans doute possédé du génie... Mais c’est Maupassant et c’est Henry Céard qui, avec courage, vengeront le « patron », dont ils suivent aujourd’hui douloureusement le cercueil
17.
Sous le soleil, on gagne le cimetière monumental : un autre aspect de la ville se révèle — celui que Flaubert a précisément décrit dans
Madame Bovary. Le cimetière est « tout plein de senteurs d’aubépine » et, devant le caveau où reposent le père et la mère de l’écrivain, Rouen étend l’hémicycle de ses maisons « ensevelies dans une ombre violette ». Après les dernières prières, des mains se sont tendues, des paroles de consolation ont été dites, à voix basse. On sort du cimetière, et les amis entourent Maupassant. Mais l’affection qu’ils lui témoignent est impuissante à le réconforter. Il se roidit. Et sans doute il songe en lui-même déjà : « Je voudrais être mort si j’étais sûr que quelqu’un penserait à moi comme je pense à lui
18... »
1 Une légende — controuvée — prétend que l’abbé Prévost y aurait écrit Manon Lescaut.
2 Bouvard et Pécuchet, dont Flaubert achevait alors la première partie — la seule qui ait été publiée, le reste étant demeuré à l’état d’ébauche.
3 Journal des GONCOURT, VI, 109. — Cf. aussi Correspondance de FLAUBERT, Lettre à sa nièce, en date du 27 mars 1880 : « Ma réception de demain sera gigantesque ! Tous mes confrères acceptent. Non seulement ils dîneront, mais ils coucheront ; et leur joie de ces petites vacances est telle, que les femmes en sont scandalisées. J’ai aussi invité Fortin (son médecin), à qui « je dois bien ça », selon Mamzelle Julie (sa vieille gouvernante). J’ai pris, pour aider Suzanne, Clémence, et le père Alphonse pour servir. Le repas, j’espère, sera bon. La plus franche cordialité ne cessera de régner ! »
4 Lettre du 25 avril 1880, à Guy de Maupassant.
5 Lettre du 20 ou 21 avril 1880. Dans cette même lettre, Flaubert parle du revirement de Mmes Brainne et Lapierre, qui, après avoir été scandalisées de Boule de Suif, s’en déclarèrent enchantées — sans doute après avoir constaté le succès de Maupassant parmi ses pairs.
7 Maupassant y mit cette dédicace : « À Gustave Flaubert, à l’illustre et paternel ami que j’aime de toute ma tendresse, à l’irréprochable maître que j’admire entre tous. »
8 DURANTY, mort en 1880, fut avec CHAMPFLEURY, le créateur du réalisme. Il fonda une revue, sous le titre Le réalisme. Le 15 mars 1857, avant même que Madame Bovary eût été publiée en volume, il fit paraître dans ce périodique un article d’une insigne malveillance sur Flaubert, dont l’œuvre lui paraissait « sans émotion, ni sentiment, ni vie » et était qualifiée « d’application littéraire du calcul des probabilités ». — Le baron TAYLOR, fondateur de sociétés philanthropiques, était mort l’année précédente, et la presse avait longuement parlé de lui à ce moment.
9 Publié le 24 avril 1880, à propos de la reprise de l’Aventurière, d’Émile AUGIER, avec Sarah Bernhardt dans Doña Clorinde.
10 On sait qu’Ernest Pinard, alors substitut du Procureur impérial, prononça le 31 janvier 1857, à l’audience de la Chambre correctionnelle présidée par M. Dubarle, un réquisitoire dont l’hypocrite sévérité faillit entraîner la condamnation de Flaubert, poursuivi pour outrages aux mœurs à l’occasion de la publication de Madame Bovary dans la Revue de Paris.
11 Pierre Dufay, dans le Figaro du 28 janvier 1933, puis dans le Mercure de France du 15 février 1933, a publié ces lettres, qui avaient été rassemblées par Pierre Lambert, au cours d’une exposition flaubertienne par lui organisée en sa curieuse librairie placée à l’enseigne « Chez Durtal ».
12 Journal des GONCOURT, VI, p. 113.
13 Le mot est de Lucien DESCAVES, fort bien renseigné sur ces incidents.
14 Dans le commentaire qui relie les unes aux autres les Lettres Inédites de Maupassant à Gustave Flaubert, Pierre BOREL écrit (p. 130) : « Là se place une anecdote que je tiens de Mme Franklin Grout : « Après s’être montré le plus dévoué des amis, “le bon L...” avait un jour trahi son illustre ami. Guy de Maupassant connaissait ce détail. Lorsque L... se présenta à la villa de Croisset pour voir une dernière fois le grand écrivain, Guy de Maupassant se montra inflexible et donna l’ordre de ne pas le recevoir. »
0 Le « bon L... » n’avait nullement trahi, et ce fut plutôt lui que l’on trahit, en profitant de l’éloignement où le tenait son poste d’inspecteur du Travail à Nevers. La raison ? Une note de René DESCHARMES au bas de la lettre datée du 7 décembre 1879, et adressée par Flaubert à sa nièce, Mme Commanville, l’indique clairement. Voici le passage auquel se réfère la note de Descharmes : « Comme je voudrais que l’affaire M... fût en train, et qu’on eût payé F... (il s’agit d’un créancier de la faillite Commanville). C’est un poids que j’ai sur l’estomac. Quand en serai-je délivré ? Je continue très souvent à penser à mon ex-ami Laporte ; voilà une histoire que je n’ai pas avalée facilement. » À ce passage, Descharmes joignit ce commentaire : « Ce paragraphe, publié par la Revue de Paris du 1er décembre 1906, a disparu des éditions postérieures. » Mme Commanville y ajoutait cette note : « Des difficultés étaient survenues entre M. Laporte et mon mari, à propos d’affaires. M. Laporte craignait qu’on ne le forçât à payer des billets qu’il avait garantis. Ce fut la cause, entre mon oncle et lui, d’un refroidissement qui finit par une rupture. » Cette explication, continuait Descharmes, ne doit être acceptée qu’avec les plus expresses réserves ; la vérité est bien plutôt les « ingrates manigances » dont a parlé Lucien Descaves, et l’ingratitude n’était pas du côté de Laporte, ni de Flaubert.
0 Cela est très clair et permet d’affirmer que la bonne foi de Pierre Borel a été surprise : près de cinquante ans avaient passé depuis la mort de Flaubert ; mais l’ingratitude est un sentiment vivace...
16 Cf. l’admirable article d’Henry CÉARD sur les obsèques de Flaubert dans le Grand Journal, 13 mai 1880 : « Le pauvre cher Maître, il nous avait enseigné bien des scepticismes, il nous avait appris à ne pas nous étonner de toute lâcheté, et il avait raison, puisque la vilenie humaine s’est montrée encore là sur sa tombe, à lui qui l’avait tant analysée, creusée, fouillée... »
17 Les Souvenirs littéraires de DU CAMP parurent dans la Revue des Deux Mondes de juin 1881 à octobre 1882. Maupassant, aussitôt qu’il lut l’article de Du Camp sur l’épilepsie de Flaubert, adressa au Gaulois une lettre indignée (Camaraderie, Le Gaulois 25 octobre 1881, suivie d’Une réponse, le 27). Henry Céard publia dans l’Express du 8 novembre, sous le titre Portraits Littéraires : Gustave Flaubert épileptique, un article qui exprimait en termes cinglants son indignation. (Les articles de Maupassant, Camaraderie et Une réponse, sont reproduits t. XV, pp. 61 et 65 des Œuvres complètes, édition de la Librairie de France.)
18 Cité par Pol NEVEUX, préface aux Œuvres complètes de Maupassant (Boule de Suif, édit. Conard, p. XXII).