René Dumesnil : Guy de Maupassant, Tallandier, 1979, pp. 156-167.
Chapitre IV, 3 Chapitre V, 1 Chapitre V, 2

Chapitre V

LE PÊCHEUR DE CONTES D’ÉTRETAT

I

Dans une lettre datée du 3 avril 1878 et adressée à sa mère, Maupassant, après avoir parlé de sa Vénus rustique, ajoute : « Me D... a écrit à mon père une lettre pleine de compliments pour moi, mais où elle dit ceci : “... Mais je voudrais qu’une belle dame à bas de soie, à talons coquets, à cheveux ambrés, lui apprît tout ce que Flaubert et Zola ignorent en fait de cette perfection de goût qui rend la poésie et les poètes éternels, même pour cinquante petits vers, etc... Moi, vous savez que j’adore mon XVIIe siècle, et le Gaulois ne me plaît pas toujours1.” Je trouve cette phrase une merveille parce qu’elle contient toute la séculaire bêtise des belles dames de la France. La littérature à talons coquets, je la connais et je n’en ferai point ; et je ne désire qu’une chose, c’est de n’avoir pas de goût, parce que tous les grands hommes n’en ont pas, et en inventent un nouveau. »
Cette fière déclaration de principes serait à rapprocher de la dédicace que Zola, vers le même temps, écrivit sur la page de garde de l’exemplaire de L’Assommoir destiné à Gustave Flaubert :
À mon grand ami
Gustave Flaubert,
en haine du goût,

Émile ZOLA2.
Mais avant de poursuivre, il conviendrait de préciser le sens que Maupassant, Zola et les naturalistes donnaient au mot goût : la sémantique est une part de la psychologie tout autant que de la philologie. En ce cas particulier, nous ne nous tromperons point en affirmant qu’il y eut chez Zola et chez tous ceux de Médan une réaction contre l’hypocrisie de leurs ennemis, refusant de reconnaître la pureté de leurs intentions. Et goût, à leur avis, pourrait bien être synonyme de convention bourgeoise, de conformisme étroit et, pour tout dire, de ce que nous appelons volontiers aujourd’hui snobisme. Le « goût », ainsi entendu, varie non seulement avec le temps et les lieux, mais dans le même temps et dans le même lieu, avec les préjugés qui classent les gens en catégories sociales plus nettement séparées que les embranchements zoologiques. Flaubert avait été une victime du « goût » en 1856, et Baudelaire l’année suivante ; Maupassant l’allait être avec Au Bord de l’Eau, quelques mois après avoir déclaré à sa mère son désir de n’avoir point de goût.
Plus tard, le succès venu, il allait certes connaître de « belles dames à bas de soie, à talons coquets et à cheveux ambrés ». Mais, auprès d’elles, il regretterait secrètement Mouche et ses libres propos — secrètement, car il était trop bien élevé pour commettre une impolitesse, mais il restait, sous le vernis de l’homme du monde, trop artiste et trop indépendant pour abjurer sa foi dans une esthétique affranchie de toute servitude envers l’opinion de la clientèle.
Un moment il a pu sembler, sous l’influence de la maladie — les malveillants ont dit dans la griserie du succès et de l’argent vite gagné — pris dans le tourbillon mondain, assoiffé de « chic », — comme on disait alors — et, lui jusque-là si simple, se comporter en parvenu. Mais les anecdotes comptent-elles donc plus, dans l’histoire littéraire, que l’œuvre laissée par l’écrivain ? Relisez les nouvelles de ces années mondaines, relisez même les romans de cette « seconde manière » de Maupassant — Mont-Oriol, Fort comme la Mort, Notre Cœur — et voyez comme il n’a rien perdu en annexant à son domaine les salons à la mode, le boudoir de Michèle de Burne, la garçonnière d’André Mariolle, l’atelier d’Olivier Bertin.
C’est que la méthode reste la même. Ce n’est point encore le moment de l’examiner ; mais, comme nous voici devant le Maupassant en pleine maîtrise, et tel qu’il va demeurer jusqu’au moment où le mal le terrassera, nous devons rechercher les raisons de cette surprenante unité. Et c’est en poursuivant l’examen de ses œuvres que nous les découvrirons.
Pendant quelques années, comme Flaubert à Croisset, il va s’isoler, vivre pour son travail. Rue Clauzel d’abord, puis, lorsque les premiers succès d’argent le lui permettront, rue Dulong, 83, aux Batignolles, dans un appartement plus confortable et plus vaste, il poursuit son labeur opiniâtre. On demeure stupéfait du résultat. Et encore, aux contes recueillis en volumes, aux romans, s’ajoutent les chroniques fournies chaque semaine au Gaulois (où la publication des Dimanches d’un Bourgeois de Paris commença le 31 mai 1880, car Arthur Meyer l’avait attaché à son journal dès le succès des Soirées de Médan), au Gil Blas, un an plus tard, puis au Figaro et à L’Écho de Paris ; des articles de revue, dont quelques-uns ont été rassemblés dans le tome XV de l’édition de la Librairie de France. Régulièrement, comme il allait naguère à son bureau, il travaille. Il interdit sa porte aux fâcheux, ne reçoit aucune visite inopinée, garde une farouche indépendance. Il vit simplement. Il a pris une cuisinière pour son service, et il apprécie les plats bien préparés qu’elle confectionne, et que souvent, au repas du soir, des amis viennent partager. Mais il ne reçoit guère, ou du moins il ne donne pas encore de grands dîners, comme il en organisera plus tard rue Montchanin, et que servira François.
Car il quitte la rue Dulong pour aller tout près, mais la distance — morale — qui sépare les Batignolles de l’aristocratique place Malesherbes est énorme. Rue Montchanin, Louis Le Poittevin, son cousin, fait bâtir un hôtel et Maupassant en occupera le rez-de-chaussée en 1884. Il en partira pour aller 14, avenue Victor-Hugo, puis enfin 24, rue Boccador — car à Paris aussi, sa vie sera une vie errante3...
Ce fut un soir rue Clauzel, aussitôt après Boule de Suif, que Maupassant entretint ses amis d’une découverte qu’il avait faite à Rouen. Il aimait errer dans les petites rues mal famées du port — ces rues dont chaque maison abrite un mauvais lieu, et qui, au soir tombant, s’éclairent et s’animent de façon si étrange. Les Rouennais font un détour pour n’y point passer, et même évitent de prononcer le nom que l’une d’elles, fameuse autant que la rue Bouterie marseillaise, doit aux religieux de saint François. Or, un jour qu’il avait erré à travers ce quartier réservé, Maupassant en parla le soir à Charles Lapierre, le directeur du Nouvelliste. Et Lapierre lui dit qu’une des maisons de la rue des Cordeliers avait été fermée pendant plusieurs jours et qu’à la porte on pouvait lire, durant cette vacance, un écriteau manuscrit portant ces mots :
« Fermé pour cause de première communion4. »
Lorsqu’il rapporta l’histoire à ses amis, Maupassant ajouta, son récit terminé :
— Beau sujet de nouvelle, n’est-ce pas ?
Mais tous se récrièrent :
— Non, sujet impossible !
Il sourit, ne dit rien, et par gageure, se mit au travail, ses amis congédiés.
Il prit une année à peu près pour composer le recueil qui porta le titre de La Maison Tellier. Lorsqu’il vit Jules Lemaître à Alger, il n’était pas encore parvenu à donner à son récit une forme qui le satisfît, car il lui dit qu’il y travaillait encore — et, sur un résumé trop succinct du sujet, Lemaître, comme les amis rassemblés rue Clauzel quelques mois plus tôt, crut à une plaisanterie. Puis, réfléchissant :
— Voilà, se dit-il, un garçon évidemment très satisfait d’avoir imaginé cette antithèse. Comme c’est malin, je la vois d’ici, sa machine : moitié Fille Élisa, et moitié Faute de l’Abbé Mouret. Toi, j’attendrai pour te lire qu’il fasse moins chaud !
« Misérable que j’étais, avoue Lemaître. Cette nouvelle, c’était La Maison Tellier5. »
Maupassant fut-il tenté de laisser d’abord la scène dans son cadre rouennais ? Les rues mal famées du port lui fournissaient un décor coloré à souhait ; mais, s’il commença ainsi, — comme le croyait Pinchon, qui jadis m’a conté ses souvenirs, — il ne fut pas long à comprendre que la nouvelle gagnerait à se dérouler dans une petite ville. Elle y prendrait un caractère de bonhomie, d’intimité, qui la rendrait plus vraisemblable — car la remarque de Boileau n’a point cessé d’être juste. Et, de même qu’il transporta la scène à Fécamp, — ce Fécamp qu’il connaissait si bien depuis son enfance, — il plaça dans un village de l’Eure la première communion qui, dans la réalité, avait eu lieu tout près de Rouen, à Boisguillaume. Ainsi eut-il la scène du voyage en chemin de fer, l’une des mieux réussies du conte.
Nous surprenons là, comme dans Boule de Suif, sa manière. C’est celle de Flaubert dans Madame Bovary, celle qu’il résumera dans l’épigraphe d’Une vie : l’humble vérité. À la vie il emprunte le sujet, l’anecdote. À la vie il emprunte les personnages, observés dans le détail de leur existence quotidienne, jusque dans leurs tics. À la vie il demande l’atmosphère où se meuvent ces gens ; et à la réalité il demande le décor qu’il peint fidèlement, minutieusement, choisissant chaque touche de couleur. Mais, si tout est pris dans la vie réelle, que revient-il donc à l’artiste ? Ce qui revient à Rembrandt dans la Leçon d’anatomie, dans les Syndics des drapiers, dans L’Étal de boucher : la composition, le choix des moyens, l’élimination de l’inutile, le groupement des détails et leur agencement si parfait qu’un rien détruirait l’équilibre et changerait irrémédiablement les valeurs. Lisez Boule de Suif, La Maison Tellier, Le Papa de Simon, L’Histoire d’une fille de ferme, — toutes ces nouvelles du premier recueil, lisez-les attentivement, en faisant effort pour résister à leur charme, et comme si vous cherchiez à les démonter pour en percevoir la structure intime. Vous serez frappé de la prodigieuse habileté de cet art, de la sûreté des moyens employés, habileté qui n’est nulle part visible, sûreté qui n’apparaît qu’à la réflexion, tant les événements se succèdent avec logique et tant le récit semble le reflet exact de la vie.
Comme Flaubert, il observe, il interroge, met ses amis à contribution. Ainsi, c’est Tourgueniev qui lui conseille de faire chanter le Rule Britannia aux matelots anglais de La Maison Tellier. Tourgueniev — à qui le volume sera dédié et qui le fera lire à Tolstoï — se montre le meilleur et le plus attentif des amis : on dirait que le « Moscove » tient à reporter sur le disciple toute l’affection qui l’unissait à Flaubert. Il n’est point de marque d’intérêt qu’il ne lui donne. Et il exerce sur le talent de Maupassant une influence certaine, mais dont il ne se doute peut-être pas. Son esthétique est celle que Maupassant adopte — si voisine de celle de Flaubert, mais plus « à gauche » comme on dirait en politique. C’est la « tranche de vie », sans ficelles, sans combinaisons dramatiques et savantes, sans trop de recherches de style (en quoi elle se sépare de la poétique flaubertienne et de la pure doctrine de l’Art pour l’Art). Le Tourgueniev des Eaux Printanières — cet admirable roman — c’est le Maupassant d’Une Vie6.
Le 15 février 1881, La Nouvelle Revue publiait En famille ; c’est encore à Flaubert qu’il devait de connaître Mme Adam, mais celle-ci, sollicitée par l’auteur de Bouvard et Pécuchet (dont elle tenait à publier le roman), ne se montrait point fort empressée d’accueillir le disciple. Et le succès de Boule de Suif, plus que la recommandation de Flaubert, fut sans doute ce qui la décida de donner En famille à ses lecteurs7. Tourgueniev, tout de suite, lit la nouvelle et félicite aussitôt Maupassant : il est heureux ; Boule de Suif n’est point la flamme d’un feu de paille8.
Le sujet d’En famille était tiré de l’observation des petites gens, humbles fonctionnaires coudoyés pendant sept ans au ministère de la Marine et dont il donne en Caravan, un portrait d’une vérité minutieuse : « M. Caravan, commis principal au ministère de la Marine, avait toujours mené l’existence normale des bureaucrates. Depuis trente ans, il venait invariablement à son bureau chaque matin, par la même route, rencontrant à la même heure, aux mêmes endroits, les mêmes figures d’hommes allant à leurs affaires ; et il s’en retournait chaque soir par le même chemin où il retrouvait encore les mêmes visages qu’il avait vu vieillir... Il gagnait son bureau vivement, le cœur plein d’inquiétude, dans l’attente éternelle d’une réprimande pour quelque négligence qu’il aurait pu commettre... »
M. Caravan, c’est, pour bien des traits, M. Folantin, le héros de Huysmans, dont « la journée avait été mauvaise : depuis le matin, il broyait du noir ; le chef de bureau où il était commis depuis vingt ans, lui avait sans politesse, reproché son arrivée plus tardive que de coutume... » Mais M. Folantin est célibataire, et le drame de sa vie se confond avec la misère de l’homme qui, les soirs d’hiver, doit « quitter son bureau chauffé, pour courir au dehors, dîner de rogatons, les pieds trempés, et rentrer dans une chambre froide ». M. Caravan est marié — il a épousé, sans dot, la fille d’un collègue, et « chaque soir, en dînant, il argumente fortement devant sa femme qui partage ses haines, pour prouver qu’il est inique, à tous égards, de donner des places à Paris aux fonctionnaires du commissariat, gens destinés à la navigation ».
Petites gens, petites misères, petits soucis... Et dans ce milieu si bien dépeint, un drame : une vieille, que l’on croyait morte, ressuscite et met dans le plus grand embarras ses héritiers trop pressés de s’emparer de ses meubles. Et Caravan, effondré, songe au ministère où il n’a pu se rendre, et se demande : « Qu’est-ce que je vais dire à mon chef ? »
L’humble vérité... Ici encore, tous les détails la mettent en lumière. Rien qui ne soit vrai, humainement vrai. Aucune digression psychologique : les gestes et les actions expliquent non seulement les pensées des personnages, mais encore révèlent le plus profond et le plus obscur de leurs âmes : la vieille mère de Caravan vient de mourir — ou du moins on la croit morte : « Caravan retomba vautré sur le lit, beuglant presque, tandis que sa femme, pleurnichant toujours, faisait les choses nécessaires. Elle approcha la table de nuit sur laquelle elle étendit une serviette, posa dessus quatre bougies qu’elle alluma, prit un rameau de buis accroché derrière la glace de la cheminée et le posa entre les bougies, dans une assiette qu’elle emplit d’eau claire, n’ayant point d’eau bénite. Mais, après une réflexion rapide, elle jeta dans cette eau une pincée de sel, s’imaginant sans doute exécuter là une sorte de consécration. Quand elle eut terminé la figuration qui doit accompagner la Mort, elle resta debout, immobile... »
Ce sont ces trouvailles, simples, justes, précises, qui font les chefs-d’œuvre.
C’en est un autre, et tout plein des mêmes mérites, que l’Histoire d’une Fille de Ferme, qui parut dans la Revue bleue du 26 mars 1881. Avec Rose et Jacques, nous revenons en Normandie. Dès les premières lignes de la nouvelle, le décor est planté, et si bien que nous sentons « les odeurs de basse-cour, les tiédeurs fermentées d’étable » et que, dans le silence accablant d’un midi d’été, nous entendons le tictac de l’horloge au lourd balancier de cuivre, et, dans le clos, le chant des coqs, auquel répondent, au loin, dans toutes les fermes, d’autres chants. Description minutieuse encore, mais dont pas un détail n’est inutile : cette tiédeur de l’air, cette gaieté des bêtes enivrées de soleil, ce poulain qui galope autour des fossés et s’arrête brusquement, étonné d’être seul, nous expliquent la langueur qui envahit Rose et la mène sous le hangar, où elle s’assoupit sur une botte de paille, et où va commencer « l’éternelle histoire de l’amour », et l’éternelle déception — consolée par la maternité, avivée par les regrets, adoucie par le temps. Et quand Maît’ Vallin épouse Rose sa servante et adopte l’enfant, le bâtard laissé par Jacques, nous ne nous étonnons point. Maître Vallin a-t-il agi par générosité ou bien par calcul ? — Est-il bon, est-il méchant ? demandait Diderot. Maupassant répond : il est homme.
C’est du dehors, de l’extérieur qu’il nous montre les ressorts qui meuvent nos passions. Il ne s’attarde point à l’explication d’un mécanisme trop compliqué. Il procède par l’analyse et la description des mouvements eux-mêmes, et si bien, qu’il remonte ainsi des effets aux causes sans jamais alourdir son récit ni l’encombrer de démonstrations moins probantes que le simple et naturel enchaînement des faits.
Le Papa de Simon est aussi une histoire d’adoption d’enfant, mais contée d’une tout autre manière. Le ton est aussi familier ; les faits parlent avec la même sobre éloquence ; mais cette fois l’enfant — Simon — lui-même est en scène et la mère reste effacée. Le pathétique est plus direct, l’effet plus sûr. Moins adroitement, moins sincèrement traité, le sujet eût risqué de donner un conte larmoyant à l’usage des âmes sensibles. Maupassant, avec son instinctive sûreté, a su éviter l’écueil. Il fait vrai, sans intervenir lui-même dans le récit, mené selon la méthode objective.
Les autres nouvelles rassemblées dans le recueil, et qui datent de la même année, ont entre elles ce lien qu’elles ont été inspirées par des souvenirs de canotage. Maupassant, quatre ou cinq ans plus tôt, songeait déjà à les conter en un volume qui prendrait place auprès d’un autre livre de nouvelles intitulé Grandes Misères de petites Gens9. Elles sont au nombre de quatre : Au Printemps, Une Partie de Campagne, Sur l’Eau et La Femme de Paul. Il y a bien de la mélancolie sous l’ironie et la gaieté des deux premières, deux histoires de mal mariés, navrantes, au fond, et dont la philosophie se peut résumer par ces propos du héros de la première : « On se dit que la vie serait douce avec une femme. Et on l’épouse, cette femme. Alors, elle vous injurie du matin au soir, ne comprend rien, ne sait rien, jacasse sans fin, chante à tue-tête la chanson de Musette, se bat avec le charbonnier, raconte à la concierge les intimités de son ménage, confie à la bonne du voisin tous les secrets de l’alcôve, débine son mari chez les fournisseurs, et a la tête si farcie d’histoires si stupides, de croyances si idiotes, d’opinions si grotesques, de préjugés si prodigieux, que je pleure de découragement, monsieur, toutes les fois que je cause avec elle. »
Sur l’Eau nous révèle un nouvel aspect de Maupassant et qui l’apparente à Edgar Allan Pœ : le peintre du fantastique, de l’hallucinant, du terrible. L’ancre d’un canot s’accroche au fond, et le canotier doit passer la nuit sur la Seine dans le brouillard ; la peur l’assaille. Au matin, un pêcheur l’entend, vient et, unissant leurs efforts, les deux hommes remontent l’ancre chargée du cadavre d’une vieille femme qui portait une grosse pierre au cou. La Femme de Paul est une étude de la jalousie et du désespoir éprouvés par un homme dont la maîtresse — un petit criquet de femme bête, à peine jolie, mais dont il est passionnément amoureux — trouve Lesbos à la Grenouillère et, préférant le vice aux amours saines, abandonne son amant qui se noie ; et c’est aussi une sorte de fresque grouillante, une peinture merveilleusement puissante d’une époque et d’un milieu. Cette description de Maupassant ne convient-elle pas aussi bien aux uns qu’aux autres : « On sent là, à pleines narines, toute l’écume du monde, toute la moisissure de la société : mélange de calicots, de cabotins, d’infimes journalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, de vieux viveurs pourris, cohue interlope de tous les êtres suspects, à moitié salués, à moitié déshonorés, filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d’industrie à l’allure digne, à l’air matamore, qui semblent dire : “Le premier qui me traite de gredin je le crève.” Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. Mâles et femelles s’y valent. Il y flotte une odeur d’amour, et l’on s’y bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations... » Le sujet traité est un de ceux qui exigent — qui exigeaient serait plus juste, car nous en avons lu, depuis la Fille aux yeux d’or ! — le plus de tact et d’habileté. Chez Maupassait, l’une et l’autre de ces qualités s’allient à la vigueur. Comme Flaubert, cet artiste « impersonnel » est un grand moraliste.
Chose curieuse, ce premier recueil de nouvelles publié par l’auteur de Boule de Suif offre si bien un raccourci de tout ce qu’il écrira dans la suite qu’on pourrait le considérer comme un programme. La Maison Tellier représente un genre auquel se rattacheront Mademoiselle Fifi, L’Ami Patience, Le Lit 29, Le Moyen de Roger, Ça ira, Sauvée, La Baronne, Les vingt-cinq francs de la Supérieure, Le Port, et qui, si Maupassant avait voulu classer, à l’instar de Balzac, ses ouvrages par catégories, auraient pu se grouper sous le titre général d’Études de filles. Dans Le Papa de Simon et l’Histoire d’une fille de ferme, Maupassant traite un des sujets qui le hanteront durant toute sa courte vie littéraire : l’enfant, le fruit des brèves étreintes, et qui, remords ou consolation, demeure. Combien de fois le reprendra-t-il, avec Un Fils, L’Enfant, Aux Champs, Rouerie, Nuit de Noël, Le Petit, Humble drame, Le Père, La Martine, Le Baptême, Rencontre, Adieu, L’Abandonné, Un Parricide, L’Armoire, M. Parent, Histoire vraie, Fini, Mademoiselle Perle, La Confession, L’Ermite, Rosalie Prudent, Le Père Amable, Duchoux, Divorce, Hautot père et fils, L’Inutile Beauté, Mouche — pour aboutir à ces deux chefs-d’œuvre Pierre et Jean et Le Champ d’Oliviers (que Taine comparait à de l’Eschyle). Il a examiné le problème sous toutes ses formes, l’a traité sous tous ses aspects et de toutes les manières, comiquement, dramatiquement, mais il en a été sans cesse harcelé10.
Avec La Femme de Paul, c’est un autre grand sujet dont Maupassant aborde l’étude, sujet difficile mais bien fait pour tenter l’analyste et le psychologue : les perversions. Là encore, il se révélera un maître. La liste est longue des œuvres qu’il faudrait grouper à la suite de ce premier essai — longue et sans limite précise, car, dans une certaine mesure, le désir qui conduit au suicide Olivier Bertin, dans Fort comme la Mort, est bien trouble, et, au pôle opposé, l’impulsion de ce Cochon de Morin n’est autre chose qu’un court instant de folie érotique. M. Jocaste, La Tombe, La Petite Roque, La Chevelure, Un cas de Divorce, Le Vagabond, Le Masque attestent la science — ou l’intuition — de Maupassant en cette matière. Il avait lu de Sade, et particulièrement La Philosophie dans le Boudoir : les discours de Dolmancé, le héros du marquis (que dans le cercle des amis de Flaubert on appelait « le Vieux ») — nous les retrouvons, manifestement, dans quelques-unes des nouvelles de Maupassant, dans Les Caresses, notamment, et encore dans Un Soir ; les plaisirs de Julie Romain pareillement auraient convenu à Mme de Saint-Ange. Moiron, l’instituteur qui, ayant perdu ses enfants, tue ses élèves « pour que Dieu ne soit pas seul à connaître la joie de supprimer des vies », parle devant le jury exactement comme Dolmancé et le chevalier de Mirvel. Il y a non seulement analogie évidente entre les idées, mais encore étroite parenté de la forme du discours. Amour impose pareil rapprochement à l’esprit du lecteur. Dans Un Fou (M. Parent), l’obsession est analysée avec une étonnante précision, en même temps que l’apologie du crime faite par le criminel rappelle les propos de la Delbène, dans Juliette. On pourrait multiplier les exemples...
Sur l’Eau nous révèle encore une des préoccupations les plus vives de Maupassant, ce goût du surnaturel et du mystère qui le tourmentera jusqu’à la fin. La terreur du vieux canotier qui fait à Maupassant le récit de sa nuit passée dans la barque retenue immobile par le corps de la noyée, nous la retrouverons sous bien des formes et dans bien des contes : elle était apparue avant ce premier recueil, dans la première œuvre en prose de Maupassant, La Main d’écorché, publiée dans l’Almanach de Pont-à-Mousson dès 1875. Les hallucinations, la folie, ce sera l’un des thèmes les plus souvent traités par le « novelliere » normand : Magnétisme, Fou ?, La Peur, La Folle, Conte de Noël, Mademoiselle Cocotte, Apparition, Suicides, Lui ?, Misti, Un lâche, Solitude, Un Fou, Berthe, À Vendre, Sur les Chats, L’Auberge, Le Horla, Mme Hermet, La Morte, La Nuit, L’Endormeuse, Qui sait ?, Rêves attestent le goût de leur auteur pour le mystère, — ou le besoin de libérer son esprit d’obsessions qui le hantent.
Enfin, un autre groupe, et non moins fourni, comprendrait les études de mœurs, les aventures dont l’amour est le grand ressort et qui, comiques souvent en apparence, montrent le tragique asservissement de l’homme à la grande loi de la nature. Elles sont innombrables, les nouvelles qui, dans l’œuvre de Maupassant, procèdent d’Une partie de campagne et, sous leur gaieté de surface, cachent le pessimisme le plus profond. Morin est, pour toute sa vie, la victime d’une minute de folie et, ni l’histoire de Joseph, ni celle du capitaine de Fontenne, ni Les Épingles, ni Le Signe ne sont, au fond, très joyeux, et le groupe des farces, des franches gauloiseries enlevées de verve et sonnant comme un éclat de rire se trouve un des moins copieux. On y rangerait les paysanneries cauchoises comme La Bête à Maître Belhomme, Un Normand, La Confession de Théodule Sabot, Une Vente, Le Lapin, Farce normande ; mais on hésiterait avant d’y placer Le Parapluie, Le mal d’André, Les Sabots, Le Gâteau, Une soirée...
1 Maupassant était en ce moment en pourparlers avec Tarbé pour lui donner des chroniques (Correspondance de Maupassant, p. 237).
2 Cf. Léon DEFFOUX, La Publication de l’Assommoir, p. 77 (Malfère).
3 Cf. PETIT BLEU et Pierre BOREL, Nouvelles Littéraires, 18 janvier 1930.
4 Edmond de GONCOURT (Journal, IX, p. 234) dit tenir de Toudouze que ce fut Hector Malot qui donna le sujet de la nouvelle à Maupassant, et que celui-ci en gâta la fin, en terminant par une fête, « tandis que la matrulle avait dit à ses femmes : « Et ce soir, dodo toutes seules ! » » Mais Pinchon infirme cette allégation (Cf. MAYNIAL, loc. cit., p. 125).
5 Jules LEMAÎTRE, Les Contemporains, V, 3.
6 Sur les relations de Tourgueniev et de Maupassant, cf. E. HALPÉRINE-KAMINSKY, Ivan Tourgueniev d’après sa Correspondance avec ses amis français (pp. 269-276). Paris, Charpentier-Fasquelle, 1901. On trouvera, pp. 268-269, le récit de la visite de Tourgueniev à Tolstoï pour lui porter la Maison Tellier.
7 C’est en juin 1878 que Flaubert est sollicité par Mme Adam de collaborer à la Nouvelle Revue qu’elle fonde à ce moment. Le 25 octobre de l’année suivante, Flaubert écrit à Mme Adam pour lui demander de publier la Vénus rustique. Dans une lettre datée du 2 décembre 1879, Maupassant informait Flaubert du résultat de sa visite à Mme Adam, qui lui avait rendu son manuscrit et conseillé, pour être publié, de « travailler désormais dans l’esprit de la maison ».
8 Cf. HALPÉRINE-KAMINSKY, loc. cit., p. 273.
9 Lettre de Maupassant à sa mère, 6 octobre 1875 (Correspondance de Maupassant, p. 213).
10 Les psychanalystes ne manqueraient pas d’y voir une preuve des révélations faites le 11 décembre 1903 par un rédacteur de l’Éclair, et qui, après un article de Paul MATHIEX dans la Liberté du 3 septembre 1926, firent l’objet d’une enquête d’A. NARDY, dans l’Œuvre. A. Nardy retrouva trois enfants que Maupassant aurait eus en 1883, 1884 et 1887 d’une liaison avec une jeune femme originaire de Strasbourg. Selon ce qui fut conté à A. Nardy, Maupassant venait souvent voir les enfants de cette jeune femme (Cf. dans le Mercure de France du 1er janvier 1927, un résumé de cette enquête). Les faits rapportés par A. Nardy sont troublants.

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