II
Tous les critiques ont insisté sur l’impassibilité, sur l’objectivité de Maupassant. Observer la vie, choisir les faits, les peindre comme ils sont, sans intervenir, sans rien révéler de soi, des sentiments que l’on éprouve devant les actions de ses personnages, rester absent de son œuvre, en un mot, c’est un des dogmes que lui avait enseignés Flaubert. Les autres étaient la défiance envers soi-même, l’horreur des idées reçues et des locutions toutes faites, le mépris de la facilité et le respect de son art.
Mais il lui est arrivé la même aventure qu’à Flaubert trahissant la tendresse de son cœur et la délicatesse de ses sentiments dans ce chef-d’œuvre objectif qu’est L’Éducation Sentimentale. Il avait rêvé d’écrire un livre qui fût un document d’histoire, net, impassible, et qui est bien cela en effet, mais quelque chose de plus : l’émouvante confession d’un homme qui livre le secret de sa vie, comme un acteur animant de sa propre passion le personnage qu’il joue, Maupassant, lui, à travers le pessimisme qui l’enveloppe et l’impassibilité de son récit, nous laisse voir sa pitié.
Dans une lettre citée par Pol Neveux, on trouve cette phrase : « L’effort que je fais pour pénétrer les âmes inconnues est pour moi incessant, involontaire, dominateur. Ce n’est pas un effort : je subis une sorte d’envahissement, de pénétration de ce qui m’entoure. Je m’en imprègne, je m’y soumets, je me noie dans les influences environnantes ! » Flaubert, pareillement, avait dit : « Absorbons l’objectif et qu’il circule en nous... » Oui, mais en s’imprégnant ainsi d’humanité, en se chargeant de toutes les misères des hommes, comment ne point ressentir un peu de toutes ces douleurs, comment ne point garder en soi un peu de leur peine ?
La pitié de Maupassant, elle éclate, de temps à autre, dans ses
livres, et parfois non sans violence. Relisez pour vous en convaincre la page de
Pierre et Jean sur les émigrants : « En pénétrant dans l’entrepont, il fut saisi par une odeur nauséabonde d’humanité pauvre et malpropre, une puanteur de chair nue, plus écœurante que celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors, dans une sorte de souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre aperçut des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants étendus sur des planches superposées ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point les visages, mais voyait vaguement cette foule en haillons, cette foule de misérables vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant avec une femme maigre et des enfants exténués pour une terre inconnue où ils espéraient ne point mourir de faim, peut-être. Et, songeant au travail passé, au travail perdu, aux efforts stériles, à la lutte acharnée, reprise chaque jour en vain, à l’énergie dépensée par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir où, cette existence d’abominable misère, le docteur eut envie de leur crier : “Mais foutez-vous donc à l’eau avec vos femelles et vos petits !” et son cœur fut tellement étreint par la pitié, qu’il s’en alla, ne pouvant supporter leur vue. »
Et relisez dans Sur l’Eau les pages sur la guerre, après la visite de l’escadre, au moment où le régiment d’Antibes manœuvre en tirailleurs dans les sables et les sapins : « Quand je songe seulement à ce mot : la guerre, il me vient un effarement comme si l’on me parlait de sorcellerie, d’inquisition, d’une chose lointaine, finie, abominable, monstrueuse, contre nature... Ah ! nous vivrons toujours sous le poids des vieilles et odieuses coutumes, des criminels préjugés, des idées féroces de nos barbares aïeux, car nous sommes des bêtes, nous resterons des bêtes que l’instinct domine et que rien ne change. »
Sa pitié, dans combien de nouvelles, dans combien de pages de ses romans ne la laisse-t-il pas voir ? Souvenez-vous de l’épisode du chien, au début de
Mont-Oriol, quand le vieil Auvergnat fait sauter le morne d’où jaillira la source. Souvenez-vous de ce que fait Paul Brétigny, qui risque sa vie pour empêcher que l’explosion tue le roquet. Robert Pinchon, — l’ami de jeunesse de Maupassant, La Tôque de
La Feuille à l’envers, — Robert Pinchon m’a conté jadis un trait tout pareil de Maupassant lui-même, et accompli simplement, sans l’excitation que la
présence de Christiane Andermatt donne à Brétigny... Sa pitié, relisez
Le Papa de Simon,
Le Père Roque,
La Mère Sauvage, et relisez surtout
Le Retour pour en apercevoir la profondeur et la délicatesse. Mais il ne l’étale point. Il en a la pudeur, et il la voile ; pourtant son éclat transparaît quand même et illumine certaines pages, comme les dernières du
Retour, comme la confession de Mme Obardi dans
Yvette.
On l’a dépeint sous les traits d’un indifférent et d’un égoïste. On a écrit : « Sa tranquillité s’accommode mal des tracas de l’adultère. Les préliminaires l’ennuient : il ne lit jamais de préface ; en général, il réserve la femme mariée pour l’amitié. Il adore la femme, on n’en peut douter, mais à sa manière, comme quelque chose de la nature, comme un fruit savoureux, où il peut mordre à pleines dents :
Ce faune débraillait la forêt de l’Olympe...
« M. de Maupassant n’aura pas de peine de cœur : en prenant les choses, il est prêt à les quitter. Il n’a pas éprouvé, il n’éprouvera jamais ce désir de tendresse qui nous tourmente tous. Certaines émotions ne sont pas en son pouvoir : c’est un impuissant moral
1... »
Eh bien ! sous le badinage et la légère ironie, ce jugement de Porto-Riche est une calomnie. Oui, Maupassant est un faune qui demande avant tout aux femmes la volupté débarrassée des complications sentimentales. Mais aller jusqu’à l’accuser d’impuissance morale, en faire une espèce de monstre insensible, c’est passer la mesure. Miss Harriet, Jeanne de Lamare, Yvette, Christiane Andermatt, Anne de Guilleroy, tout un cortège dolent de tendres héroïnes vient s’inscrire en faux contre l’accusation gratuite, et témoigner pour lui.
Il a écrit : « Mes yeux disent à mon cœur : cache-toi, vieux, tu es grotesque. » Et il a caché son cœur, en effet, mais pas si bien qu’on ne le découvre, à condition de le vouloir trouver. Il n’y faut point prendre grand’peine, seulement un peu d’attention : « Son œuvre, dit le docteur Ladame dans son étude de psychologie pathologique, n’est que le douloureux calvaire d’un pauvre être
humain, génial autant par la vision perspicace et la sensation aiguë des petitesses, des bassesses et des grossièretés de ce monde, que par la reproduction parfaite de ses perceptions recueillies au travers du tempérament émotif et susceptible de ce pessimiste, de cet écorché
2. » Son œuvre est une « expectoration », comme il le dit dans cette même lettre, citée par Pol Neveux, de ses pensées et de ses sentiments refoulés. Par elle il se libère. Souvenez-vous de ce vers de l’
Histoire du Vieux Temps :
Non, l’homme est comme un fruit que Dieu sépare en deux...
Le docteur Ladame explique par un bouleversement précoce, d’ordre sentimental, et par l’hérédité, cette espèce de renoncement à la vie sentimentale qui aggrave son pessimisme. Son œuvre tend à rétablir l’équilibre et peut-être L’Angélus eût-il joué un rôle rédempteur : « Cet extraordinaire symbole de la crucifixion du petit Henri, l’estropié au mal corporel irrémédiable, à la sensibilité exquise, à la douceur angélique, et au mortel désespoir devant l’inanité de son désir d’aimer et d’être aimé d’une jeune fille, semble, en ce sens, parler du propre mal de Maupassant, et enfin de sa libération. Mais l’écrivain qui venait d’esquisser un si puissant chef-d’œuvre, est mort avant de l’avoir terminé. »
On a fait à l’ami, au camarade, le même reproche que Porto-Riche, parlant au nom des femmes, adressait tout à l’heure à l’amant. Mirbeau, dans une lettre à Claude Monet, au moment de l’internement de son ancien ami, écrivait : « Depuis que je sais ce drame, j’ai toujours à l’esprit les paroles de Saint-Just : “Celui qui n’a pas eu d’amis sera mis a mort.” Et jamais Maupassant n’a rien aimé, ni son art, ni une fleur, ni rien ! C’est la justice des choses qui le frappe ! Mais c’est horrible, oui ! Aimons quelque chose pour ne pas mourir, pour ne pas devenir fous ! Mais je crois que ce n’est pas à nous de nous donner ces conseils, car si jamais nous devenons fous, ce sera d’aimer trop de choses ! »
Mais cela demande explication. Cette lettre de Mirbeau s’éclaire quand on en rapproche une lettre de Maupassant à
l’auteur de
Sébastien Roch, et que Ed. Spalikowski a pupliée
3 :
Veux-tu venir déjeuner avec moi vendredi et nous causerons. Je n’ai jamais dit de mal de toi. Tout ce que j’ai pu faire, et je l’ai fait assurément, c’est de regretter vivement et sincèrement, comme je le fais encore, que tu n’emploies point à une besogne plus durable un talent très ardent et très réel.
Au point de vue même de ce talent, j’ai dit et répété partout, en toute occasion, que tu étais un des plus intéressants et des plus foncièrement doués des journalistes contemporains. La seule réserve que j’ai faite encore ne concernait que la mobilité de tes impressions.
Maintenant, si tu trouves quelqu’un qui ose me répéter une chose blessante quelconque dite par moi sur toi, je serai bien aise de le rencontrer. Mets au pied du mur les aimables camarades qui t’ont renseigné et tu verras quelles seront leur assurance et leur conduite.
Je te serre cordialement la main.
Mirbeau semble n’avoir point pardonné à Maupassant cette franchise. Mais cette lettre, comme le remarque Spalikowski, ne suffirait-elle pas à prouver que la légende d’un Maupassant égoïste est de celles qu’il faut rayer de l’histoire littéraire ? Il tenait à ses amis. Que parfois, comme il est arrivé avec Edmond de Goncourt, il ait obéi à des impulsions dont plus tard la maladie a fourni l’explication, c’est hélas ! certain. Mais cela ne change rien à son caractère, cela ne diminue pas sa loyauté.
Il n’est pas vrai non plus qu’il ait, par orgueil, blessé délibérément ses anciens amis, en se targuant de ses succès, du gros tirage de ses livres, ou même de sa couronne de marquis et de sa particule. Là encore — comme dans l’histoire des portraits refusés, dans le procès intenté au
Figaro — il faut faire la part de la maladie. De même, lorsque Salis a l’idée saugrenue d’imprimer
sur la manchette du
Chat Noir : « Guy de Maupassant, administrateur général », si Maupassant se fâche, c’est après avoir fait preuve d’une bonne grâce et d’une patience que d’autres à sa place n’auraient peut-être pas eues. La lettre à Edmond Deschaumes, citée par Georges Normandy, en est une preuve. La vérité, c’est que, sous des dehors qui ont pu tromper certains observateurs superficiels ou malveillants, il conservait une pudeur extrême. Il a lui-même fort bien défini ce trait de son caractère dans une lettre à une amie, écrite pendant son séjour à Aix-les-Bains en 1890, après une visite aux Charmettes. Il y dit, à propos de la description des chambres de Rousseau et de Mme de Warens dans le
Guide Joanne : « La demi-page du
Joanne m’a remis en mémoire tout ce que je sais de ces choses, de ces femmes et de ces hommes, de cette vilaine chronique secrète de l’Art, qui fait s’intéresser au lit de l’artiste plus qu’à sa plume ; et je me suis vivement félicité tout seul de n’avoir pas cette curiosité que je qualifie de
malsaine... J’ignore la pudeur physique de la façon la plus absolue, mais j’ai une excessive pudeur de sentiment, une telle pudeur qu’un soupçon deviné chez quelqu’un m’exaspère. Or, si je devais jamais avoir assez de notoriété pour qu’une postérité curieuse s’intéressât au secret de ma vie, la pensée de l’ombre où je tiens mon cœur, éclairée par des publications, des révélations, des citations, des explications me donnerait une inexprimable angoisse et une irrésistible colère. L’idée que l’on parlerait d’Elle et de Moi, que des hommes la jugeraient, que des femmes commenteraient, que des journalistes discuteraient, qu’on contesterait, qu’on analyserait mes émotions, qu’on déculotterait ma respectueuse tendresse (pardonnez cet affreux mot qui semble juste) me jetterait dans une fureur violente et dans une tristesse profonde
4. »
Et par un injuste et ironique caprice de la destinée, il est arrivé à Maupassant ce qui était arrivé à Flaubert, lui aussi si farouchement pudique et réservé sur sa vie privée. Mais, pour Maupassant, la curiosité malsaine a trouvé pâture avant même que son corps fût enseveli. Le drame de ses derniers mois suscita maints commentaires. On parla de la maison de santé de Passy à
propos des œuvres de l’écrivain, et même hors de propos. Si bien qu’au moment où fut inauguré le monument de Rouen (1897) on fit, selon l’expression d’un chroniqueur du
Figaro « payer cher au pauvre Maupassant son entrée rapide dans l’immortalité ». Dans les
Notes d’un Parisien, signées de l’initiale E, le 24 octobre 1897, on lisait : « On ne se borne pas, en effet, à célébrer selon l’usage sa valeur littéraire et les qualités de premier ordre qui en ont fait, tout jeune encore, un des maîtres de la langue française. En un jour d’inauguration, c’est surtout sur les mérites des gens qu’on aime à s’arrêter ; on ne regarde jamais à l’envers des médaillons de bronze. Pour Maupassant, on a voulu faire une exception, et, dans la plupart des journaux qui ont parlé de lui, c’est surtout sur sa folie que l’on s’étend. On en a fait la caractéristique de son existence, le point culminant de sa carrière. De telle sorte que le public doit se demander si on l’honore pour avoir fait montre d’une si lumineuse intelligence ou pour l’avoir, un jour, si misérablement perdue. On aurait pu lui consacrer de pareils articles s’il était entré à l’Académie française : c’est de l’immortelle où on a piqué quelques orties. Preuve, après tout, que le souvenir de Maupassant est encore très vivace. Il n’a pas seulement laissé des amis, il a laissé des camarades... »
Genus irritabile vatum. Poètes et prosateurs sont tout pareils, et la camaraderie littéraire est ainsi qu’elle s’offense trop souvent du succès : quand Jules Huret publia son enquête demeurée fameuse sur L’Évolution littéraire, il alla voir Maupassant, « cet homme qui avait incarné pour moi, — écrit-il, — quand j’avais vingt ans, l’expression la plus complète de la vérité, et qui était plus près de moi, alors, que Flaubert lui-même ». Il alla le voir, bien qu’il fût « l’homme de Paris le plus difficile à approcher ». Et il trouva un homme « à la grosse moustache bicolore, qui le fit asseoir bien poliment », et qui lui déclara sur un ton de sincérité dont on ne pouvait douter : « J’écris quand cela me fait plaisir, mais en parler, non. Je ne connais plus d’ailleurs aucun homme de lettres ; je suis resté bien avec Zola, avec Goncourt, malgré ses Mémoires, je les vois rarement d’ailleurs, les autres jamais. Je ne connais que Dumas fils, mais nous ne faisons pas le même métier... et nous ne parlons jamais littérature... il y a tant d’autres choses... »
Ce qu’ils prenaient pour du dédain — et qui n’était encore
qu’une manifestation de sa pudeur, toute pareille à celle de Flaubert — d’anciens camarades du journalisme ne le lui pardonnaient pas. On allait colportant et grossissant des anecdotes, des traits propres à lui nuire. Lorsque les premiers signes de la maladie mentale se manifestèrent, charitablement, on s’efforça de rapporter à l’origine de ce mal des détails secrets de vie privée. Et pourtant, il eût mérité qu’on observât plus de discrétion à son égard, l’écrivain qui laissait aux critiques et aux exégètes une pâture de trente volumes, et qui, à la mort de Flaubert, lorsque Du Camp dans ses
Souvenirs littéraires révélait le mal qui avait accablé l’ami de sa jeunesse, avait flétri cette félonie en deux articles retentissants du
Gaulois...
1 PORTO-RICHE, Guy de Maupassant, Figaro, 16 mars 1912.
2 Dr Charles LADAME, Guy de Maupassant, étude de psychologie pathologique, Lausanne, édition de la Revue Romande, 1919.
3 L’amitié chez Guy de Maupassant, par Ed. SPALIKOWSKI, Figaro, 22 août 1925.
4 Cette belle lettre, communiquée par Pol NEVEUX à Léone GINSBURG, a été publiée par celui-ci dans son article : Inediti di Maupassant (La Cultura, Iuglio-settembre, 1932).