Chapitre VI
L’HOMME ET L’ŒUVRE
I
« Heureux ceux que satisfait la vie, ceux qui s’amusent, ceux qui sont contents ! »
Ce cri échappe à Maupassant, en 1888, au moment où la vie semble l’avoir comblé. C’est dans Sur l’Eau qu’il le note, au cours d’une croisière sur les côtes de la Méditerranée. Il possède un yacht, le Bel-Ami ; il peut mener cette vie errante au soleil et sur les flots, la vie dont rêvait autrefois — il y a dix ans à peine — l’humble commis du ministère de la Marine, tandis que sa plume (qui allait écrire Boule de suif) traçait sur le papier administratif des chiffres et des chiffres, pour dresser le budget des ports. Il a fait construire à Étretat, sur un terrain bien à lui, une vaste maison entourée d’un clos, où il peut recevoir ses amis ; il habite à Paris un appartement luxueux, donne des dîners, et le monde le fête ; les journaux se disputent à prix d’or sa copie, les éditeurs ses manuscrits ; la critique l’encense ; Alexandre Dumas lui écrit sans intention de flatterie : « Vous êtes le seul auteur dont j’attends les livres avec impatience », et le presse de se laisser élire à l’Académie. Les femmes — celles du monde et toutes les autres — l’adulent ; les hommes l’estiment ; il n’a guère d’ennemis.
Et pourtant, il est malheureux.
Il est malheureux, comme Flaubert, parce qu’il est foncièrement pessimiste. Le spectacle du monde le désole ; les satisfactions que lui apporte la vie ne le consolent point du malheur d’être né. Sans les manifestations romantiques du désespoir de René, il déplore que ses parents lui aient « infligé la
vie ». Et, plus que Chateaubriand, il faut en convenir, il a sujet de se plaindre : ils lui ont fait le plus terrible des présents. Le mal dont il va mourir se développe sur un terrain merveilleusement préparé par l’hérédité. Ses antécédents et ses tares, il ne les ignore point : il en parle ouvertement dans ses lettres à Flaubert. Tout enfant, sans doute, il a été témoin de scènes pénibles qui lui ont révélé la névrose dont souffrit sa mère ; la mésentente de ses parents attriste ses jeunes années
1 : conditions bien favorables pour que se développe en lui ce nihilisme auquel les succès de l’écrivain ne changeront rien. Le désenchantement est trop ancien, trop profond. Au regard du critique, comme à celui du clinicien, il semble un phénomène constitutionnel. Et l’œuvre paraît un effort incessant de libération. Lisez cet aveu, dans la lettre à Marie Bashkirtsheff : « Tout m’est à peu près égal dans la vie, hommes, femmes, événements. Voilà ma vraie profession de foi, et j’ajoute, ce que vous ne croirez pas, que je ne tiens pas plus à moi qu’aux autres. Tout se divise en ennui, farce et misère. Je prends tout avec indifférence. Je passe les deux tiers de mon temps à m’ennuyer profondément. J’occupe le troisième tiers à écrire des lignes que je vends le plus cher possible, en me désolant de faire ce métier abominable... »
Fanfaronnade ? Pose ? Non, pas plus que cet aveu de Flaubert : « Je doute de tout et même de mon doute. Tu m’as cru jeune et je suis vieux. J’ai souvent causé avec les vieillards des plaisirs d’ici-bas, et j’ai toujours été étonné de l’enthousiasme qui ranimait alors leurs yeux ternes, de même qu’ils ne revenaient pas de surprise à considérer ma façon d’être ; et ils me répétaient : — À votre âge ? À votre âge ! Vous ! Vous ! Qu’on ôte l’exaltation nerveuse, la fantaisie de l’esprit, l’émotion de la minute, il me restera peu. Voilà l’homme sans doublure. Je ne suis pas fait pour jouir. Il ne faut pas prendre cette phrase dans un sens terre à terre, mais en saisir l’intensité métaphysique. Je me dis toujours que je vais faire ton malheur... Alors la nausée de la vie me remonte sur les lèvres, et j’ai un dégoût de moi-même inouï, et une tendresse toute chrétienne pour toi
2. »
Flaubert a vingt-cinq ans lorsqu’il envoie ces lignes à Louise Colet qui s’est donnée la veille. Et lui aussi s’est senti devant la vie aussi désarmé, aussi découragé que Maupassant. Comme l’œuvre de son disciple, son œuvre fut un effort désespéré de libération. Mais, sur ce fonds tout semblable de pessimisme, dû, pour une grande part, à la révélation d’un mal inguérissable, que de différences entre les deux artistes ! Flaubert a puisé dans les livres la connaissance accumulée par les hommes au cours des siècles, et il a observé la vie. Maupassant n’a guère lu, guère philosophé : « son bagage était tout juste celui d’un bachelier qui, sorti du collège, a satisfait quelques curiosités
3 ». Il a lu Schopenhauer, il a lu Spencer, il a lu quelques pages de Sir John Lubbock sur les fourmis. Il n’a guère d’autres désirs d’apprendre, et point du tout de ces fringales de savoir qui épuisaient son maître. Il est devant la vie comme un primitif (la remarque est de Pol Neveux et elle est on ne peut plus juste). Et ce sont ces différences qui lui valent, certes pour une bonne part, son succès : il apporte avec lui cette fraîcheur et cette sincérité dont la littérature française a besoin au moment qu’il paraît — comme un « météore ».
« Tout se divise en ennui, farce et misère : je passe les deux tiers de mon temps à m’ennuyer profondément... » Quelle désespérance dans ce mot ! Et comment douter de sa sincérité quand l’œuvre est là qui le confirme — l’œuvre, témoignage irrécusable et spontané, qui nous en dit plus long qu’une confession, où toujours, jusque dans l’aveu le plus franc, peuvent subsister des traces d’un involontaire besoin de se tromper soi-même. Le dégoût dont parle Baudelaire, et dont tout homme est soulevé lorsqu’il se penche sur lui-même, jette sur la franchise la mieux résolue le manteau de la pudeur et du mensonge. Mais l’œuvre échappe à ces précautions dissimulatrices. Dans la création laborieuse ou spontanée des personnages, des situations et des décors, dans le choix des épisodes et dans l’agencement des scènes, l’inconscient collabore étroitement avec la volonté lucide de l’artiste. Il se libère de ses obsessions, il prend sa revanche des longs refoulements.
Et, depuis
Boule de Suif jusqu’à
L’Angélus, la surprenante, l’extraordinaire unité de Maupassant nous montre ce besoin
d’évasion de soi-même. On trouve dans son œuvre tout ce qui l’inquiète et tout ce qui le désespère, ses terreurs, ses regrets, sa misère, et parfois même des pages entières qui sont des aveux. Relisez par exemple la méditation qu’il fait, la nuit, sur le pont du yacht mouillé devant la Croisette scintillante de lumières : « Faut-il être aveugle et saoul de fierté stupide pour se croire autre chose qu’une bête à peine supérieure aux autres !... La vie, pour certaines gens, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont eux-mêmes les acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop les étonner, les ravit. Mais d’autres hommes parcourant d’un éclair de pensées le cercle étroit des satisfactions possibles demeurent atterrés devant le néant du bonheur, la monotonie et la pauvreté des joies terrestres. Dès qu’ils touchent à trente ans, tout est fini pour eux. Qu’attendraient-ils ? Rien ne les distrait plus ; ils ont fait le tour de nos maigres plaisirs... »
Il a trente-huit ans, lui, lorsqu’il écrit ces lignes sur son carnet de bord (dont les fragments vont paraître sous le titre Sur l’Eau). Il a trente-huit ans et il n’attend plus grand-chose de la vie. Elle lui a tout donné, et les plus beaux fruits qu’elle lui offrait, il en a perçu le goût de cendre.
Flaubert gardait au moins une foi : il croyait à l’Art. Maupassant n’a plus même cette lumière, ou du moins s’est-elle obscurcie : « J’occupe le troisième tiers de ma vie à écrire des lignes que je vends le plus cher possible, en me désolant de faire cet abominable métier... » On a dit parfois, en se fondant sur les lettres échangées avec ses éditeurs, que Maupassant avait exercé ce « métier » en homme d’affaires bien plus qu’en artiste. Il faut remarquer que le spectacle de Flaubert, appauvri par la faillite Commanville, obligé de travailler dans ses derniers jours comme un tâcheron, n’a sans doute pas été sans effet sur l’observateur attentif que fut Maupassant. Au surplus, cette défense parfois si âpre de ses intérêts ne l’a jamais empêché de se montrer infiniment généreux
4.
Il n’est donc pas surprenant de le voir défendre ses intérêts avec un soin qui ne se ralentit pas. Ce qui était naguère, au temps des débuts, une consolation et un espoir, est devenu très vite un
métier. Au moins conserve-t-il jusqu’au dernier jour, comme un bon ouvrier, le respect de ce métier. C’est là sa dernière croyance — sa dernière superstition, car elle aussi il la croit vaine, — comme tout au monde, elle n’est à ses yeux qu’une illusion.
« Faut-il que nous ayons l’esprit lent, fermé et peu exigeant pour nous contenter de ce qui est !... On ne voit donc pas que nous sommes toujours emprisonnés en nous-mêmes, sans parvenir à sortir de nous, condamnés à traîner le boulet de notre rêve sans essor... »
Il a tenté de s’évader de cette prison, de sortir de lui-même ; il a voulu détacher le boulet. L’éther, souvent, lui a donné l’illusion d’être libéré, mais cela encore n’était qu’un semblant trompeur. Il fallait bien, au réveil, réintégrer la geôle et reprendre la servitude. Le travail forcené passe aussi pour une évasion, une fuite dans l’imaginaire, dans un monde peuplé d’êtres et meublé de choses inventées selon le caprice de l’artiste. Mais point encore : ces êtres et ces choses, l’artiste les crée à l’image de ce qu’il observe. Ces hommes ressemblent comme frères aux hommes de chair qui peuplent le monde réel — et pis, ils ressemblent à l’écrivain lui-même, qui retrouve en eux ce qu’il s’efforçait de se cacher, et il est effrayé devant eux comme, au sortir d’une maladie, le convalescent est effrayé de l’image aperçue dans son miroir...
Son besoin de solitude morale est tel que les lettres reçues l’exaspèrent : « Toutes me disent, bien qu’écrites par des mains différentes : “Où êtes-vous, que faites-vous ? Pourquoi disparaître ainsi sans annoncer où vous allez ? Avec qui vous cachez-vous ?” Une autre ajoutait : “Comment voulez-vous qu’on s’attache à vous si vous fuyez toujours vos amis ? C’est même blessant pour eux.”
« Eh bien ! qu’on ne s’attache pas à moi. Personne ne comprendra donc l’affection sans y joindre une idée de possession et de despotisme ?... Cette inquiétude affectueuse, contrôleuse, cramponnante, des êtres qui se sont rencontrés et qui se croient enchaînés l’un à l’autre parce qu’ils se sont plu n’est faite que de la peur harcelante de la solitude qui hante les hommes sur cette terre. »
Ah ! qu’elle est triste la méditation sur le pont du yacht, sous les étoiles qui scintillent et devant la mer mouvante et bruissante ! L’art n’est qu’une chimère, plus décevante que les autres : « On
s’acharne pendant des années à imiter ce qui est, et on arrive à peine, par cette copie immobile et muette des actes de la vie, à faire comprendre aux yeux exercés ce qu’on a voulu tenter... Depuis que s’agite notre courte pensée, l’homme est le même ; ses sentiments, ses croyances, ses sensations sont les mêmes... À quoi me sert d’apprendre ce que je suis, de lire ce que je pense, de me regarder moi-même dans les banales aventures d’un roman ? » L’inutilité de tout effort, de tout désir, la vanité de tout vouloir, Satan la révélait au saint Antoine de Flaubert qui s’absorbait dans ce suprême désir : « Être la matière ! » Mais, la matière elle-même, est-elle autre chose encore qu’une illusion ? « Sur ce petit bateau que ballotte la mer, qu’une vague peut emplir et retourner, je sais et je sens combien rien n’existe de ce que nous connaissons, car la terre qui flotte dans le vide est encore plus isolée, plus perdue que cette barque sur les flots. Leur importance est la même, leur destinée s’accomplira. Et je me réjouis de comprendre le néant des croyances et la vanité des espérances qu’engendra notre orgueil d’insectes ! »
La lune argente la crête des petites vagues autour du Bel-Ami et la rêverie de Maupassant s’assombrit encore : le clair de lune n’est plus l’inspirateur des tendres histoires d’amour. Sa lumière pâle est bien, comme dit Shakespeare, la souveraine maîtresse de la pure mélancolie. Et devant la mer, sous la lune, Maupassant rêve, comme il a fait rêver, l’année d’avant, Pierre et Jean sur le brise-lames du Havre, tandis que les faisceaux parallèles des phares de la Hève fouillaient la nuit en tournoyant au-dessus de leurs têtes, et qu’ils cherchaient à comprendre le sens de la vie. Mais la mer elle-même, qui berce et qui endort, la mer verte du pays cauchois et la mer bleue de la Napoule que laboure l’étrave du Bel-Ami, cette mer qu’il croyait une consolatrice, que lui a-t-elle enseigné, sinon la résignation ?
1 Voir, entre autres, la nouvelle intitulée : Garçon, un bock !
2 Lettre de Flaubert à Louise Colet, datée du 9 août 1846, la troisième de celles que l’écrivain envoie à sa maîtresse.
3 Pol NEVEUX, Préface, p. XXXIV.
4 Voir, p. 175 les renseignements donnés par Édouard Maynial sur les libéralités de Maupassant envers sa mère et sa famille.