René Dumesnil : Guy de Maupassant, Tallandier, 1979, pp. 225-227.
Chapitre VII, 3 Appendices, I Appendices, II

APPENDICES

I



Extrait d’une lettre de Maupassant à Flaubert du 3 novembre 18771.

... Vous ne pouvez faire partir vos bonshommes de Bruneval pour aller à Étretat parce qu’il existe entre Bruneval et Antifer une pointe fort avancée dans la mer et que je n’ai jamais pu franchir à pied (quoiqu’on prétende que dans les plus fortes marées la chose soit possible, mais je la tiendrai pour douteuse tant que je ne l’aurai point faite).
Or, après Bruneval, en allant vers Étretat, il existe une fort jolie plage, celle d’Antifer. On y arrive des terres par une petite vallée dont la naissance se trouve près du Tilleul, sur la route du Havre. Les deux versants de ce vallon sont couverts de joncs marins ou ajoncs, il y a quelques bandes de terres labourées à droite et à gauche du petit chemin (dans lequel on pourrait à la rigueur passer une carriole) qui conduit à la mer. Ce chemin s’enfonce peu à peu, et finit en espèce de ravine qui aboutit à la plage (du Tilleul à la mer, environ trois kilomètres). Une fois sur la plage, on aperçoit à droite une haute falaise (100 mètres), qui va vers le Havre. Un détour de la falaise arrête la vue à cinq ou six cents mètres de la plage.
À droite, la plage se continue pendant cinq ou six cents mètres également, et est brusquement arrêtée par une grande pointe de falaise qui s’avance fort loin dans la mer et sous laquelle on passe au moyen d’un petit tunnel (ce passage pourrait tenter Bouvard et Pécuchet).
La pointe de la falaise, qu’on appelle la Courtine, porte sur son sommet les ruines d’un ancien corps de garde (invisibles, je crois, d’Antifer, mais visibles de l’autre côté). Une fois arrivé au pied de cette falaise, on monte au moyen d’une corde (deux mètres environ), jusqu’au trou qui sert de passage. Ce trou, fort large à ses deux ouvertures, en aval et en amont, se rétrécit vers le milieu, où il n’a guère plus de deux mètres de haut. Sa longueur totale est d’environ quinze mètres. Le galet est beaucoup plus bas de l’autre côté. Pour y parvenir, on suit sur la droite du trou un tout petit sentier taillé dans la falaise à pic. Ce sentier aboutit à une espèce d’escalier formé simplement de trous dans le roc, les uns naturels, les autres creusés par les pêcheurs. On se tient avec les mains aux anfractuosités de la falaise, et on descend de nouveau jusqu’au galet. La plage de galet, par ici, est fort étroite et on aperçoit une grande étendue de rochers couverts de varech. Contre la descente dont je viens de parler, on aperçoit les restes d’un énorme éboulement. — Deux cents pas plus loin, trois ravissantes fontaines d’eau douce. Elles tombent de cinq à six mètres au milieu des mousses et la dernière vers Étretat forme une petite voûte d’où l’on s’avance et d’où l’on regarde la mer par une ouverture toute ronde, garnie de mousse et où suintent des filets d’eau.
Chose essentielle, que j’ai oubliée, une fois dans le trou de la Courtine, on aperçoit brusquement la Manne-Porte, et, sous la Manne-Porte, la Porte d’Aval... On est à plus d’un kilomètre (une demi-heure de marche, sur le galet et les rochers) de la Manne-Porte.
Je retourne aux fontaines. — Cent pas plus loin, une petite pointe formée par le pied seul de la falaise — en face, à quatre mètres, un gros rocher sur lequel on peut monter par une crevasse. Une fois là, on arrive près d’une autre crevasse dans le rocher même, qui communique avec la mer. Le dedans de cette espèce de grotte où l’on peut descendre (difficilement) est tapissé d’une sorte de mousse marine rougeâtre. Là, on est à mi-chemin entre la pointe de la Courtine et la Manne-Porte, enfermé dans un amphithéâtre de falaises droites, hautes de cent mètres et dont les sommets dentelés ont des bizarreries de forme de toute espèce et de perpétuelles menaces d’éboulement. L’endroit est solitaire et sinistre quand le ciel est un peu sombre. On se trouve surtout isolé, séparé des autres par cette muraille de falaises en demi-cercle dont la mer bat les deux pointes. Excellente place pour la conversation de vos bonshommes qui peuvent craindre, tout à coup, en dehors des éboulements, fréquents en ce lieu, de se voir la route fermée devant eux par la marée montante... La falaise jusqu’à la Manne-Porte a le même aspect, c’est-à-dire qu’elle est très droite, minée par endroits. Elle est partout composée de calcaire que coupent des lignes de silex. De place en place, des éboulements ont amené jusqu’au bas une petite couche de terre végétale, sur laquelle poussent des choux marins appelés, je crois, « crambés » ?
La Manne-Porte est une immense arcade sous laquelle on passe à pied sec à mer basse... Quand on en approche, on aperçoit par-dessous l’aiguille d’Étretat qui se trouve à cinq ou six cents mètres plus loin contre la Porte d’Aval... La petite baie formée entre les deux Portes a cela de particulier qu’on aperçoit vers le milieu une sorte de demi-entonnoir gazonné, où serpente un sentier très rapide qu’on appelle la valleuse de Jambour... On monte d’abord sur un reste d’éboulement qui mène au pied de la falaise ; puis le sentier la longe, et devient ensuite très rapide, très glissant, avec des pierres qui roulent sous les pieds et les mains, et se termine par de brusques zigzags. Les gens craintifs se cramponnent aux herbes. (Cette valleuse, praticable même aux femmes hardies jusqu’à cette année, n’est plus accessible aujourd’hui qu’aux hommes très souples et accoutumés aux falaises. On doit la réparer.) Autrefois une corde, attachée au rocher, allait jusqu’au bas de la descente. Une fois en haut, on aperçoit Étretat, et on y arrive par une descente douce sur l’herbe, d’un kilomètre environ.
Il y a, dans le haut de cette montée, une hutte en terre. On s’y réfugie après avoir gravi le sentier...
Voilà, en style de guide, l’itinéraire d’Antifer à Étretat. Je me suis abstenu de toute description imaginée pour tâcher de vous faire voir plus nettement...

1 Publiée en fac-simile dans le manuscrit autographe de septembre-octobre 1931, et reproduite dans Bouvard et Pécuchet, Introduction, t. I, pp. LXXII à LXXVIII, édition critique des Textes français, collection des Universités de France (Paris, Les Belles Lettres, 1945).

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