III
« Aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l’air lui-même... » C’est vrai : Maupassant est attaché à tout cela, et si bien, que ces sentiments et ces sensations, il les exprime continuellement dans ses livres ; si fort, que cet amour donne à son œuvre son caractère et sa valeur.
Le Normand, le Cauchois vivent dans ses romans et dans ses contes leur vie naturelle et simple. Il n’a point exalté leurs qualités, voilé leurs défauts. Il n’a fait ni caricatures, ni panégyriques. Il a évité l’outrance. Il a peint exact. Et lorsqu’il nous émeut jusqu’aux entrailles, lorsqu’il nous fait rire aux larmes, il n’exagère ni ne déforme, mais se contente de mettre le trait juste en pleine lumière. Il reste vrai.
Aussi ses types vivent-ils comme ses paysages, sans que le temps altère leur ressemblance. Nobles, bourgeois, paysans, marins, pêcheurs, ouvriers et filles, tous gardent leur vérité. Chose curieuse : c’est par l’extérieur que Maupassant les montre, et, depuis 1880, les formes apparentes ont bien changé. Mais pourtant la psychologie de ces personnages, les mobiles de leurs actions, les causes de leurs démarches et de leurs propos restent toujours aussi vrais. L’art descriptif de Maupassant est beaucoup plus profond qu’il ne paraît à première vue. Il pousse jusqu’au vif et fixe, en même temps que l’aspect transitoire et particulier des hommes, les caractères spécifiques et inaltérables de la race ; il donne, à chacun d’eux, son relief et sa valeur générale, sa portée humaine.
Malgré la différence des castes, de la fortune, des métiers, tous ces Normands offrent entre eux quelque ressemblance. Tous croient à la réalité du monde extérieur et leurs rêveries ne les poussent guère au mysticisme. La superstition n’est pas rare dans la campagne cauchoise, et c’est encore comme un trait de
défiance : on ne sait jamais, et il est prudent d’observer les usages, de s’assurer contre les maléfices comme on s’assure contre l’incendie ou la grêle. Mais on essaie de ne payer que le plus juste prix. Au Jugement dernier, le Normand discutera encore la sentence divine. S’il respecte l’autorité, car il est un homme d’ordre, il tolère mal qu’on gêne ses habitudes, qu’on porte atteinte à sa liberté et surtout à ses droits : « C’est point juste ! » est un mot qu’on entend sonner dès qu’une discussion éclate. Le Normand est chicanier, on ne le sait que trop de par le monde. Édouard Herriot a montré que Corneille devait son art à sa double qualité d’avocat et de Rouennais
épineux sur son intérêt personnel : ses plus célèbres personnages plaident leur cause sur la scène comme des justiciables de l’Échiquier, — la salle de justice dont la mosaïque en marbres variés ressemble au tablier d’un jeu d’échecs
1, et dont les Normands apporteront à Westminster la coutume et le rituel, « qui fait de la justice un jeu, où chacune des parties doit observer les formes pour mater l’autre ».
Ces réalistes aiment jouir de la vie et des biens de ce monde — de tous les biens : mais ils savent supporter la privation sans se plaindre. Ils sont durs pour eux-mêmes et pour autrui et, cette dureté, l’avarice en est le plus souvent la cause. Les animaux sont traités avec ni plus ni moins de rigueur que les hommes et selon ce qu’ils valent. Les vieux et les infirmes inspirent moins de pitié que de dédain ou de rancune. Il y a dans Maupassant deux contes terribles comme un réquisitoire. L’un est intitulé l’
Aveugle et met en scène un fils de fermier dont la cécité fait le souffre-douleur, le « bouffon-martyr », la « proie donnée à la férocité native, à la gaieté sauvage des brutes qui l’entourent »
2 et que l’on abandonne en plein champ dans la neige, un soir d’hiver, avec le secret espoir qu’il en crèvera — ce qui arrive en effet ; l’autre, qui a pour titre
Pierrot3, parle de cette coutume abominable de jeter les chiens malades ou blessés dans une marnière au fond de laquelle ils meurent de faim ou se dévorent entre eux. Et si Mme Lefèvre condamne son
quin à la mort lente, ce n’est pas
qu’elle soit exceptionnellement perverse, mais c’est que le percepteur lui réclame huit francs pour « ce freluquet de
quin, qui ne jappe seulement point », tant il se soucie peu de faire bonne garde. Des réquisitoires ? Non : des constats. Le paysan cauchois n’est pas plus dur, plus cupide, plus barbare que le paysan des autres provinces
4. Il leur ressemble comme un frère sur ce point-là — et sur beaucoup d’autres encore — et peut-être même vaut-il mieux que sa réputation. Le fait est que cet épicurien sait être un stoïque. Et de cela aussi les
Contes vous donneront un témoignage fidèle. S’il navigue sur un chalutier boulonnais, c’est un pur Normand que ce Javel
5 qui, ayant le bras engagé sous une des amarres du chalut, admet qu’on refuse de couper le câble (car l’engin de pêche serait perdu), et finit par détacher lui-même avec son couteau son membre en bouillie. Mais si ce stoïcisme du marin est un trait assez normand, l’avarice du patron qui préfère voir un de ses hommes (son frère dans le récit) perdre un bras que de perdre lui-même un filet de quinze cents francs est de tous les pays, puisqu’elle n’a point empêché Gabriele d’Annunzio d’imiter la nouvelle de Maupassant
6.
La Rosalie d’Une vie est aussi « regardante » que le vicomte de Lamare, son maître et son amant. C’est une des figures les plus étonnantes de tout le roman français que cette servante sournoise et dévouée, avec tous les défauts et toutes les qualités du peuple, pleine de bon sens et de dictons (« sans argent, il n’y a plus que des manants »), et qui, ayant tâté, elle aussi, de l’époux de sa maîtresse, console celle-ci de ce mot tout simple : « Vous avez été mal mariée, voilà tout ! », avant de lui dire, à la dernière page du livre : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit ! »
Mot profond, de résignation et d’espoir mesuré selon le possible — mot d’une philosophie toute normande. Dans ce même roman, écoutez l’abbé Picot au moment qu’il prend congé
de la châtelaine des Peuples et lui présente son successeur : « Malgré son avancement, il ne semblait pas gai. Il disait : Ça me coûte, ça me coûte, madame la comtesse : voilà dix-huit ans que je suis ici. Oh ! la commune rapporte peu et ne vaut point grand-chose. Les hommes n’ont pas plus de religion qu’il ne faut, et les femmes, voyez-vous, n’ont guère de conduite. Les filles ne passent à l’église pour le mariage qu’après avoir fait un pèlerinage à Notre-Dame du Gros-Ventre, et la fleur d’oranger ne vaut pas cher dans le pays. Tant pis, je l’aimais, moi ! »
Et on lui rend — discrètement — l’affection qu’il porte à ses ouailles, tandis qu’on prend en haine son successeur, le fanatique jeune abbé Tolbiac, qui poursuit les amoureux à coups de pierres, et finit par causer d’effroyables malheurs par sa maladresse brutale
7.
Ne quittons pas Une Vie sans remarquer comme Maupassant y a bien montré les deux tendances de l’aristocratie rurale. Une part, et la plus nombreuse, est composée de hobereaux qu’anime l’esprit de tradition poussé jusqu’au fétichisme. Rien de ce qui est nouveau ne saurait être bon. Le vicomte et la vicomtesse de Briseville en sont les types achevés, qui passent leur vie à écrire à leurs parents nobles semés par toute la France, usent leur temps en « occupations microscopiques », restent en toutes circonstances cérémonieux l’un vis-à-vis de l’autre comme en face des étrangers, causent majestueusement des affaires les plus insignifiantes, tout en grelottant dans leur gentilhommière dont les volets restent clos pour que le vent d’hiver ni le soleil d’été ne gâtent les tentures. Les meubles y sont voilés de housses, la pendule et les candélabres enveloppés de linge blanc « et un air moisi, un air d’autrefois, glacé, humide, semble imprégner les poumons, le cœur de tristesse ».
« Conserve de noblesse », la marquise de Coutelier qui, « par son titre bien authentique, par sa fortune considérable, se regarde comme une sorte de reine, gouverne en vraie reine, parle en liberté, se montre gracieuse ou cassante selon les occasions, admoneste, redresse, félicite à tout propos » et déclare à Jeanne
de Lamare que « la société se divise en deux classes : les gens qui croient en Dieu et ceux qui n’y croient pas. Les uns, même les plus humbles, sont nos amis, nos égaux. Les autres ne sont rien pour nous ».
À ces défenseurs de la tradition, « gens à étiquette, dont l’esprit semble toujours sur des échasses », s’opposent les esprits libéraux — représentés dans le roman par le père de l’héroïne, le baron Jacques Le Perthuis des Vauds, disciple de Rousseau, gentilhomme de l’autre siècle (le XVIIIe) et qui a « pour la nature, les champs, les bois, les bêtes, des tendresses d’amant ». Ce doux panthéiste, plein de sagesse résignée, exprime assez bien les propres idées de Maupassant. Sa femme, élevée par un père tout semblable au baron, partage les idées de son mari. Les couples de cette sorte, tolérants, « d’idées larges et d’humeur commode », n’étaient point une exception dans les châteaux normands.
C’est que la petite noblesse vit près de la terre, comme le paysan. Elle conserve le sentiment de sa supériorité, certes, mais elle supporte sans s’indigner l’idée nouvelle de l’égalité des hommes. Voyez dans l’admirable nouvelle qui a pour titre Le Fermier, le baron de Treilles et Maître Lebrument, « deux Normands purs, l’un haut et large, de la vieille race des aventuriers qui allaient fonder des royaumes sur le rivage de tous les océans, l’autre maigre, tout en os couverts de peau sans chair », voyez comme ces deux hommes, malgré la différence de leurs rangs sociaux, sont pénétrés du même esprit de solidarité humaine.
Au fond, tous pensent comme le gueux qui, dans Une Vie, découvre, au pied de la falaise, la cabane roulante du berger, écrasée sur les corps de Gilberte et de Julien, et s’écrie : « Vous dites qu’ça aurait mieux valu qu’ça seye moi ? Pourquoi qu’ça aurait mieux valu ? Parce qu’je sieus pauvre et qu’i sont riches ? Guettez-les à c’t’heure... » Et tremblant, déguenillé, sordide, avec sa barbe mêlée et ses longs cheveux coulant du chapeau défoncé, montrant les deux cadavres du bout de son bâton crochu : « J’sommes tous égaux là devant !... »
Dans ce pays où la mystique cède si souvent à l’intérêt, la notion tutélaire de liberté individuelle apparaît dès le quatorzième siècle : « Que nul, ordonne l’Échiquier en 1383, ne
soit prins ne arresté prisonnier s’il n’est prins à présent meffaict ! » Rapportant cette ordonnance, Édouard Herriot rapporte aussi ce mot de d’Aguesseau sur la Normandie : « Un changement de religion y serait plus aisé à introduire qu’un changement de jurisprudence. »
Jusque dans le comique et la farce, l’esprit d’égalité et de justice, si bien marqué chez le Normand, se manifeste. Lisez
Une vente8 et voyez comme, jusqu’en leur démence d’ivrognes, Brument et Cornu (dont l’un vend et l’autre achète une femme « au litre ») conservent le souci de la forme et le désir de l’équité : « Chacun son comptant ! » et encore : « C’qu’est dû est dû ! » On discute, on marchande, on finaude et l’on ruse ; mais une fois l’accord fait, quand on a
topé, « couillon qui s’en dédit ! » C’est par ces mots que se conclut toute honnête transaction, commerciale ou non. Ainsi Désiré Lecoq prononce-t-il cette formule sacramentelle en « touchant la main » du baron Le Perthuis des Vauds, qui lui donnera la ferme de Barville pour servir de dot à la Rosalie, grosse des œuvres du vicomte de Lamare (Maît’Hauchecorne, lui, ajoute au serment le jet de salive) (
La Ficelle). Mais pour confiant qu’il soit en la parole du châtelain, Désiré Lecoq, bon Cauchois, demande : — J’f’rons-ti point d’abord un p’tit papier ?
Le « mot d’écrit », quelle qu’en soit l’orthographe, garde aux yeux du Normand respectueux de la forme son prestige magique : « Ça n’nuit toujours point, un bout d’papier ! » Et : « Il n’est qu’les bons comptes qui font les bons amis ! » Proverbes répétés sans cesse et qui expriment la prudence de la race, son réalisme profond.
Cette prudence s’étend jusqu’envers soi-même : elle explique la ladrerie du Cauchois, prévoyant la disette après l’abondance ; mais elle est tempérée par l’épicurisme de l’habitant d’un pays si riche, d’une terre si généreuse. Normand, gourmand. L’ordinaire est souvent chiche ; mais, en toute occasion, ce sont des repas plantureux, des dîners qui commencent au coup de midi pour durer jusqu’à la nuit close, avec un défilé de plats innombrables, coupés de « trous normands », de rasades d’eau-de-vie de cidre. Et, les jours de marché, les auberges tiennent à honneur d’offrir
aux cultivateurs venus vendre le bétail ou la récolte, des menus dignes de Gargantua. Même, dans ce pays où la vigne ne donne que des grappes acides, on aime le vin et on connaît les bons crus et les meilleures années. La bourgeoisie possède par tradition des caves réputées. En 1174 les Rouennais, qui viennent de repousser Français et Flamands, obtiennent le monopole du commerce des vins de France exportés ou importés par la Seine. Une charte de 1207 libère la bourgeoisie rouennaise de tous droits sur les vins. Bien avant que la mode fût d’être « gastronome », on était à Rouen et au Havre gastronome de la meilleure façon — celle qui s’ignore, mais se pratique sans relâche. Albert Marambot, le médecin de Gournay que Maupassant met en scène dans le
Rosier de Madame Husson, exprime cette vérité et joint à quelques principes de gastronomie raffinée cette profession de foi : « On est gourmand comme on est artiste, comme on est instruit, comme on est poète. Le goût, c’est un organe délicat, perfectible et respectable comme l’œil et l’oreille. Manquer de goût, c’est être privé d’une faculté exquise. » Et Maupassant lui-même montre, au long de ses livres, qu’il n’a point « la bouche bête ». Son style, aussi bien, est un aveu, un acte de foi : métaphores et comparaisons nous renseignent. Les tentures du boudoir de Mme de Burne semblent avoir été trempées dans de la crème dorée (
Notre Cœur) ; le gazon du parc des Peuples, aperçu par Jeanne (dans
Une Vie), prend, sous la lumière nocturne, l’apparence du beurre jaune... On pourrait multiplier les citations. Beurre et crème sont friandises normandes : Cauchois, Brayons, Roumois sont d’accord en leurs goûts, et si l’on dit « les orgueilleux de Gisors et les
maqueux9 de Gournay », on peut sans injustice étendre à tous les Normands ces qualifications.
Les soucis vestimentaires — du moins, jusqu’aux grands bouleversements sociaux nés des deux guerres de 1914 et de 1939 — n’occupent qu’une place restreinte dans l’esprit des Cauchois. Si les filles sont coquettes en leur jeune âge (seraient-elles femmes sans cela ?), bien vite, elles revêtent cette espèce d’uniforme composé du « caraco » de pilou, de la jupe de laine et des sabots. Un fichu complète la tenue. La coiffe, haute comme une tiare,
ornée de dentelles, avait déjà presque partout disparu à l’époque des
Contes, cédant la place au bonnet à brides ou au chapeau
10. Les hommes portent par-dessus leur veste, et même leur redingote de cérémonie, la blouse de toile bleue, luisante et roide — la
blaude — imperméable tant le tissu en est serré, et qui se gonfle au vent comme un ballon (
Hautot père et fils,
Une Vie, etc.). Sur le chef, une casquette, ordinairement de soie noire, et haute autant que les chapeaux de castor ou de soie, les chapeaux hauts de forme des jours de cérémonie, évasés en tromblon, et que les paysans appelaient des
rasières, par analogie avec les boisseaux servant à mesurer les pommes de terre et que l’on emplit à ras.
Lisez la première page de
La Ficelle (dans le recueil intitulé
Miss Harriet) pour trouver le tableau le plus coloré et le plus exact des types cauchois — masculin et féminin : « Sur toutes les routes autour de Goderville, les paysans et leurs femmes s’en venaient vers le bourg ; car c’était jour de marché. Les mâles allaient à pas tranquilles, tout le corps en avant à chaque mouvement de leurs longues jambes torses, déformées par les rudes travaux, par la pesée sur la charrue qui fait en même temps monter l’épaule gauche et dévier la taille, par le fauchage des blés qui fait écarter les genoux pour prendre un aplomb solide, par toutes les besognes lentes et pénibles de la campagne. Leur blouse bleue, empesée, brillante, comme vernie, ornée au col et aux poignets d’un petit dessin de fil blanc, gonflée autour de leur torse osseux, semblait un ballon prêt à s’envoler, d’où sortaient une tête, deux bras et deux pieds. Les uns tiraient au bout d’une corde, une vache, un veau. Et leurs femmes, derrière l’animal, lui fouettaient les reins d’une branche encore garnie de feuilles, pour hâter sa marche. Elles portaient au bras de larges paniers d’où sortaient des têtes de poulets par-ci, des têtes de canards par-là. Et elles marchaient d’un pas plus court et plus vif que leurs hommes, la taille sèche, droite et drapée dans un petit châle étriqué, épinglé sur leur poitrine plate, la tête enveloppée d’un linge blanc, collé sur les cheveux et surmonté d’un bonnet... Sur la place de Goderville, c’était une foule, une cohue d’humains et
de bêtes mélangés. Les cornes des bœufs, les hauts chapeaux à longs poils des paysans riches et les coiffes des paysannes émergeaient à la surface de l’assemblée. Et les voix criardes, aiguës et glapissantes, formaient une clameur continue et sauvage que dominait parfois un grand éclat poussé par la robuste poitrine d’un campagnard en gaieté ou le long meuglement d’une vache attachée au mur d’une maison... Tout cela sentait l’étable, le lait et le fumier, le foin et la sueur, dégageait cette saveur aigre, affreuse, humaine et bestiale, particulière aux gens des champs... »
Dans le début du
Horla, qui est comme un acte d’amour, Maupassant énumère, parmi les liens qui l’attachent à la terre normande « les locutions locales, les intonations des paysans ». S’il ne s’est pas privé de les reproduire çà et là dans son œuvre, et toutes les fois que la situation le comportait, il n’a jamais abusé de ces effets patoisants assez faciles en somme et qui rebutent vite le lecteur étranger à la province décrite. Ce faisant, il nous donne du parler cauchois l’idée la plus juste qu’il soit possible d’en prendre à la lecture. Car il est fort malaisé de transcrire ces nuances du langage paysan. Pour l’accent, il y faudrait une véritable notation musicale et, pour la prononciation, je ne sais si les signes familiers aux phonéticiens y suffiraient. De subtiles différences, de canton à canton, n’échappent point aux oreilles exercées. Mais dans toute la presqu’île cauchoise, c’est le même parler elliptique et traînant, la même confusion du singulier et du pluriel dans la conjugaison (
j’allons,
j’ons), les mêmes déformations (
j’sieus, pour je suis, etc.), et puis nombre de formes et de tournures que le français a depuis longtemps abandonnées et qui se sont conservées dans le patois haut-normand (et dans le canadien, qui en est si proche). Il apparaît au philologue que ce patois est, en somme, beaucoup plus archaïque qu’incorrect. Pour la prononciation, c’est en général un durcissement des diphtongues, un abus des contractions et la suppression de presque toutes les finales (
qu’vâ, pour cheval, le
ch devient toujours tel qu’en italien et l’
l terminale tombe ;
quin, pour chien ;
qu’ri, pour quérir, qui remplace chercher, dans toutes ses acceptions ;
écaper, pour échapper (
Miss Harriet) ; etc.). La notation de Maupassant est d’une fidélité remarquable. Quand Boitelle présente à sa mère la négresse qu’il amène au village
pour en faire sa femme, il dit : « La v’là, j’vous avais bien dit qu’à première vue, alle est un brin
détournante, mais sitôt qu’on la connaît, vrai de vrai, y a rien d’pus plaisant sur la terre. Dites-y bonjour qu’a
n’s’émouve point ! » C’est là du pur cauchois tant pour la prononciation (
all’ pour elle) que pour le choix des mots, pour cette tendance à préférer toujours l’adjectif verbal (
détournante) à toute autre épithète, pour le verbe
émouver (qui devient souvent
rémouver et se conjugue sans la mutation de la diphtongue
ou en
eu, et sur aimer). Et quand les parents ont prononcé la sentence : « All’est trop noire ! » Boitelle, désespéré, rapporte à la négresse l’arrêt qui la bannit : « All’n’veut point ! Faut r’tourner. J’t’aconduirai jusqu’au chemin de fer. N’importe, t’
éluge point ! J’vas leur y parler quand tu seras partie... » — se doute-il qu’il parle à peu près comme ses ancêtres du temps que les Anglais tenant le pays allaient y brûler la Pucelle ?
Éluger (très correctement formé du latin
elugere, être en deuil ;
Patriam eluxi, dit Cicéron) se trouve dans les vieux auteurs français. Roquefort donne la forme
élugir, avec le sens être troublé, perdre la tête, qui est exactement celui que lui prêtent encore nos Cauchois. Dans
Les Sabots (
Contes de la Bécasse), quand les parents d’Adélaïde, après avoir constaté que leur fille « est pleine comme un’ futaille », lui prodiguent les injures, ils la traitent de « manante » et de « traînée » et puis, constatant sa stupidité innocente, un mot de mépris leur vient : « All’n’savait point c’qu’all’faisait, c’te
niente ! »
Niens,
niente (demeuré en italien) ont été français au moyen âge, avec le sens de « rien ». Une
niente, c’est une « rien du tout », un être que rend méprisable sa bêtise...
Toine nous donne aussi une leçon de français médiéval en demandant à sa femme si la poule jaune a mangé
anuit (
anuit,
enhui, depuis la nuit, aujourd’hui,
a nocte,
in hodie) et en l’avertissant que la posture immobile qu’il doit garder pour couver l’échauffe tant qu’il a
maujeure et qu’il sent les
fremis lui galoper sur la peau.
Maujeure est formé de
mau, mal, et de
jeurer que les lexiques romans donnent avec le sens de gîter (
jacere) ; maujeure est courbature d’aujourd’hui. Quant à
frémis, on le trouve dans le
Roman de la Rose et il a prévalu sur fourmi jusqu’au XV
e siècle. Dans
Le Lapin (
La Main Gauche) Maît’ Lecacheux envoie
qu’ri les gendarmes pour qu’ils
trâchent son voleur.
Trâchir,
trâcher est le mot roman dérivé de
trahere, tirer à soi, traîner, faire sortir :
trahere ad supplicium.
On voit par ces exemples que le patois a ses parchemins, et que Maupassant, d’autre part, n’en use point au hasard, comme ferait un horzain, mais en vrai Cauchois, habitué à parler lui-même avec les paysans comme il fait parler ses personnages.
Le
horzain, pour le Normand, c’est l’étranger, l’homme du dehors, et il y a dans ce mot une nuance de mépris — celle que les anciens mettaient dans le terme
barbare, étranger par rapport au pays, et seulement cela. Le Normand, grand coureur d’aventures et découvreur de contrées lointaines, porte avec lui — comme l’Anglais — sous tous les climats l’assurance de la supériorité de son propre pays. Il a l’orgueil de sa race, la fierté de ses origines. Il ne dirait pas : « Comment peut-on être Persan ! » — mais bien « Qué malheu d’êt’ comme’ça » — tout de même que les compatriotes de Boitelle devant la négresse. Et le
horzain de peau blanche n’est pas moins suspect aux yeux du Normand que l’homme de couleur. D’abord parce que « ceux qui ne sont point d’ici », on se demande toujours ce qu’ils y viennent faire, quel intérêt les pousse ; on imagine mal qu’ils puissent obéir à la simple curiosité, être mus par la sympathie. Le Normand qui a, jadis, tant conquis de terres, admet mal qu’on pénètre, même pacifiquement, sur la sienne. À son tour, il a supporté trop d’invasions, trop de misères au cours de l’histoire pour que sa défiance instinctive n’en soit point renforcée. Il pousse à l’extrême le patriotisme de clocher. Les rivalités de village à village sont légendaires. Des sobriquets en perpétuent le souvenir. Il y a deux Sassetot dans le pays de Caux, l’un, dans le canton de Bacqueville, non loin de Dieppe, l’autre dans le canton de Valmont, près de Fécamp. Or le premier porte officiellement le nom de Sassetot-le-Mal-Gardé et le second le nom de Sassetot-le-Mauconduit.
Mauconduit, que l’on prenne
conduit dans le vieux sens de passage, de péage, de chemin, ou dans celui qu’on lui donne aujourd’hui, n’est pas à l’éloge des anciens habitants.
Mal-Gardé tire ses origines d’une histoire de cloches volées, dit-on. Fut-ce par les gars de l’autre Sassetot, les
mauconduits ? Je ne sais. Mais on assure que le clocher, un matin, fut vide de ses cloches qui, joyeusement, sonnaient déjà dans une autre paroisse. Les malveillants diraient qu’il ne faut
pas gratter bien fort le Normand pour y retrouver le pirate...
Ainsi que la morphologie du langage, la rhétorique cauchoise a ses lois propres. La première est la concision, comme on le remarquait tout à l’heure pour la syntaxe. Le Normand obéit au conseil du sage et ne parle jamais qu’à très bon escient. Et puis, ce qu’il a décidé de dire, tout bien pesé, il l’exprime avec le moins de mots possible. Les personnages de la nouvelle intitulée Le Retour (dans Yvette), et qui est la plus dramatique qui se puisse imaginer, n’échangent pas vingt paroles. Tout leur langage est ponctué de sous-entendus plus expressifs que les phrases. Les mots ont des prolongements, des résonnances qui vont loin, jusqu’au tréfonds des âmes. On les dit lentement, pour qu’ils cheminent. On se défie de l’équivoque et, volontiers, malgré le désir d’être bref, on répond à la question par son énoncé même. C’est plus sûr. Lisez le dialogue de la Martin et de son premier mari — celui qu’on croyait mort, et qui revient. Il est merveilleux de faire tenir tant de choses en si peu de lignes :
— Êtes-vous d’ici ?
— J’suis d’ici.
Et elle prononça tout à coup d’une voix changée, basse, tremblante :
— C’est-y té, mon homme ?
— Oui, c’est mé.
— C’est té, Martin ?
— Oui, c’est mé.
— D’où qu’tu r’viens donc ?
— D’la côte d’Afrique. J’ons sombré sur un banc. J’nous sommes ensauvés à trois, Picard, Vatinel et mé. Et pi j’avons été pris par des sauvages qui nous ont tenus douze ans. Picard et Vatinel sont morts. C’est un voyageur anglais qui m’a pris-t-en passant, et qui m’a reconduit à Cette. Et me v’là...
C’est tout. Que servirait-il d’en dire davantage ?
La brièveté est une des conditions de la grandeur tragique. Quand le Père Milon est convaincu d’avoir tué seize cavaliers allemands en un mois, il répond à l’interrogatoire du colonel prussien :
— C’est mé !
— C’est vous qui les avez tués tous ?
— Trétous.
— Mé seul.
Et quand il lui faut fournir des explications, quand on le somme de décrire la façon qu’il avait d’occire les cavaliers isolés, il ne fait pas plus de phrases :
— J’ai fait ça comme ça s’trouvait.
La menace d’une condamnation à mort le laisse aussi peu loquace :
— Huit pour mon père, huit pour mon fieu, j’sommes quittes. J’ai pas été vous chercher querelle, mé ! J’vous connais point ! J’sais pas seulement d’où qu’vous v’nez. Vous v’là chez mé qu’vous y commandez comme si c’était chez vous. Je m’suis vengé su’l’s autres. J’men r’pens point !
Un plaidoyer de cinq lignes, c’est tout ce qu’arrache au vieux Cauchois la perspective du peloton qui, tout à l’heure, va l’abattre. Et dans ces cinq lignes la race est tout entière, avec son obstination têtue, sa résignation devant l’inévitable, sa soif de liberté et son impatience de toute tyrannie, son indépendance irréductible, son mépris de la mort.
Élément de comique aussi bien, quelquefois, cette concision qui favorise le rapprochement inattendu des idées et des mots d’où jaillit le rire.
Je ne puis citer ici — ce serait trop long — les dernières pages de la nouvelle intitulée Le Lapin (dans le recueil La Main Gauche). On s’y reportera pour y chercher un exemple de ce rebondissement cocasse et des coq-à-l’âne déterminés par la concision du parler cauchois.
1 Édouard HERRIOT, La Porte Océane, p. 158.
2 Œuvres posthumes. I. Conard ; — Le père Milon, t. II Édition de la Librairie de France.
4 Voyez comme Maupassant, dans Mont-Oriol, a saisi sur le vif, avec la même « objectivité », les Oriol père et fils, et Clovis, et les paysans d’Auvergne.
5 En Mer, dans les Contes de la Bécasse, tome III, édit. Librairie de France.
6 Cf. Édouard MAYNIAL, Maupassant et Gabriele d Annunzio, Mercure de France, novembre 1904.
7 Dans un article, d’ailleurs fort sévère, Les Yeux baissés de Maupassant (La Vie catholique, 12 septembre 1925), Michel SINVAST constate justement que « Maupassant, si étranger qu’il soit aux choses religieuses, n’est pas, à proprement parler, un anticlérical. Il est un des rares écrivains de son époque qui ait osé se moquer des francs-maçons ».
8 Le Rosier de Madame Husson.
9 Mâquer, mâcher, jouer des mâchoires, se dit pour manger dans toute la haute Normandie.
10 « J’ôte ma coiffe, et pi mon caraco, et pi ma jupe, et pi mes sabots... » Cette phrase de Mme Brument (Une Vente) se retrouve presque identique dans Une Vie.