René Dumesnil : Guy de Maupassant, Tallandier, 1979, pp. 40-42.
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IV

Définissant l’art de Maupassant dans la belle Préface placée en tête de l’édition Conard des Œuvres complètes, Pol Neveux fait cette remarque profonde : « Ses héros, c’est sans effort réfléchi qu’il les pénètre et les explique. Il les regarde tout simplement. Il saisit et il note tous ces gestes dont il devine l’origine, l’enchaînement et la portée, et qui, pour lui, sont plus explicites et révélateurs que des confidences et des aveux1 ». En cela encore, il est Normand : les confidences peuvent être intéressées et les aveux trompeurs. Un geste, au contraire, une attitude, le plus souvent involontaire, sont autrement probants. Dans ce choix, on retrouve encore la prudence, la défiance de la race.
Elle n’empêche pourtant point les élans ; mais elle les modère, les soumet au contrôle de la raison. Le Normand est un réaliste rêveur, et il y a toujours place pour la poésie dans son cœur. Lent à se décider, il reste susceptible d’enthousiasme et d’emballement d’autant plus durables qu’il met à l’accomplissement de ses actes une énergie passionnée.
La poésie, il ne s’attarde guère à la chercher en lui-même, mais il la comprend d’instinct partout où elle est dans la nature. Il porte en lui le désir nostalgique des larges horizons et des pays ensoleillés, — ce désir qui poussa ses ancêtres dans leurs entreprises conquérantes, et qui fit sillonner les mers aux drakkars de Rou et de Guiscart comme aux galions d’Ango, l’armateur dieppois qui, au seizième siècle, imposa par traité ses volontés au roi de Portugal Jean III.
Mais tous ces conquérants ne sont point insensibles à la beauté. Ils se piquent de protéger les arts. Guillaume-le-Bâtard est un disciple de Raoul de Tancarville, bâtisseur de l’admirable abbaye de Saint-Georges, à l’orée de la forêt de Roumare : et Guillaume va donner à l’Angleterre, en même temps qu’un style architectural, « des loix écrites dans la langue qu’on parloit en France » et il oblige ses sujets « à l’employer dans tous les actes », car elle est plus belle et plus claire. Avec la langue, l’art normand rayonne autour des conquérants. On en trouve les vestiges jusqu’en Orient.
Heureux ceux que satisfait la vie ! — s’écrie Maupassant dans une page dramatique de Sur l’Eau. Le Normand, malgré son sensualisme, est rarement de ceux-là. Il s’accommode, certes, du possible, mais garde un désir d’aller « plus oultre » dès que l’occasion s’en offrira, un instinct de migration auquel, un jour imprévu, il obéira toujours volontiers. « Le voyage, écrit Maupassant dans Au Soleil, est une espèce de porte par où l’on sort de la réalité connue pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un rêve. » Le soleil l’attire : « Heureux, s’écrie-t-il encore, ceux qui ont la force de recommencer chaque jour les mêmes besognes, avec les mêmes gestes, autour des mêmes meubles, devant le même horizon, sous le même ciel... » Changer de ciels et d’horizons, ce besoin tourmenta Flaubert avant de tourmenter Maupassant. Écoutez celui-ci dire son enthousiasme pour la côte des Maures, entre le cap Camarat, qui ferme la presqu’île de Saint-Tropez, et la presqu’île de Giens qui étire vers les îles d’Hyères ses marais salants et sa longue lagune : « De toute la côte du Midi, c’est ce coin que j’aime le plus. Je l’aime comme si j’y étais né, comme si j’y avais grandi, parce qu’il est sauvage et coloré, que le Parisien, l’Anglais, l’Américain, l’homme du monde et le rastaquouère ne l’ont pas empoisonné !2 » Trahison envers la terre natale, cet amour de la Provence ? Non pas : réveil d’un instinct héréditaire.
La mer attire, fascine le Cauchois. Trop loin d’elle, il est dépaysé, il languit comme Jeanne de Lamare quand elle quitte Yport : « Il lui semblait sans cesse qu’elle ne respirait plus comme autrefois, qu’elle était plus seule encore, plus abandonnée, plus perdue. Elle sortait... puis une fois rentrée, se relevait, prise d’une envie de ressortir comme si elle eût oublié d’aller là, justement, où elle devait se rendre... Mais, un soir, une phrase lui vint, inconsciemment, qui lui révéla le secret de ses inquiétudes. Elle dit, en s’asseyant pour dîner : « Oh ! comme j’ai envie de voir “la mer !”... Ce qui lui manquait si fort, c’était la mer, la mer avec son air salé, ses colères, sa voix grondeuse, ses souffles puissants, qu’elle respirait jour et nuit, qu’elle sentait près d’elle, qu’elle s’était mise à aimer comme une personne sans s’en douter... »
Nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella misera...
Combien d’autres personnages de Maupassant pourraient redire les vers de Dante ? Mais, cette pire douleur, ils la supportent avec résignation. Ils savent, ces Normands, l’inutilité des révoltes. C’est un homme du Nord — le Taciturne — qui eut pour devise ce mot désenchanté : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » L’obstination normande, n’est-ce point cela ?
Sous la fatalité, l’homme courbe le front et continue de vivre, cherchant, comme le marin, à éviter le grain, serrant la toile dans la tempête. Les tribulations de la vie sont pareilles aux caprices des flots en ce qu’elles échappent à notre vouloir. Alors, devant l’inévitable, à quoi bon protester ? Lisez le dialogue de Célestin Duclos et de sa sœur Françoise, retrouvée par lui dans un bouge de Marseille. L’ignominie du décor ne diminue point la grandeur tragique de la situation. Œdipe et Oreste nous émeuvent-ils davantage que les humbles héros du Port et du Retour ?

1 Pol NEVEUX, préface aux Œuvres complètes de Maupassant, édition Conard, 1908, en tête du volume qui a pour titre Boule de Suif. Cette magistrale étude est essentielle pour la compréhension de l’œuvre du conteur normand.
2 Sur l’eau. Fragment daté 10 avril (1888) in fine.

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