Georges Normandy : Maupassant, Rasmussen, 1926, pp. 38-55.
La Naissance L’Enfance et l’Adolescence La Jeunesse et les Débuts

III
L’Enfance et l’Adolescence.

L’enfance de Guy de Maupassant s’écoula surtout à Étretat, où ses parents possédaient la villa des Verguies, et à Fécamp, chez ses grands-parents Le Poittevin.
Étretat commençait alors à prendre un peu de vogue. Vieux petit village de pêcheurs, découvert par les peintres Isabey et Louis Le Poittevin1, grand-oncle de Guy de Maupassant, il avait été lancé en 1833, par Alphonse Karr, qui y avait pris pension à l’Hôtel Blanquet, avec Gatayes, et qui s’y trouva si bien qu’il se fit littéralement adopter par la population où tout le monde n’appelait jamais cet écrivain célèbre que « Monsieur Alphonse ». Le pays était devenu un rendez-vous de gens de goût, de gourmets amateurs de vieille cuisine honnête, de gens de lettres et d’artistes. On y avait vu E. Bérat en 1844, Dantan jeune en 1850, Vidal, Alexandre Bida, et bien d’autres.
La plage, charmante entre sa Porte d’Aval et sa Porte d’Amont, immense arc-boutant et formidable ogive qui jaillissent des vagues, était alors encombrée par les bateaux des pêcheurs halés sur les galets par des cabestans qu’actionnaient les femmes, les vieuses (vireuses) qui avaient espéré le retour de leurs maris en raccommodant les filets à côté des caloges. Les caloges ! spécialité d’Étretat : vieux canots ventrus, trop fatigués pour pouvoir courir la mer, tirés jusque sur le Perrey, et dont la quille, enfouie à demi et couverte d’un toit de planches ou de chaume, servait de magasin pour les instruments de pêche. (Dans le jardin de sa propriété de La Guillette, Guy de Maupassant fit, plus tard, aménager en salle de bains l’une de ces caloges. )
La villa des Verguies (petit verger, en latin de la décadence) était sise non loin de la mer, au bas de la route de Fécamp. Entourée d’un jardin de trente ares dessiné par Mme de Maupassant elle-même, « la chère maison », comme Guy l’appela toujours, était entourée d’arbres nombreux, de massifs de buissons et de corbeilles de fleurs. Longue, assez basse, peinte en blanc, avec les neuf fenêtres de sa façade s’ouvrant sur un balcon soutenu par des piliers disparaissant sous le chèvrefeuille, la vigne vierge et le jasmin, elle avait un aspect fort rustique. Le rez-de-chaussée s’ouvrait au niveau du jardin par trois portes-fenêtres. Le deuxième étage était à pans coupés.
Mme de Maupassant contait volontiers la légende des Verguies.
Une des particularités de la plage d’Étretat qui, du côté de la Manneporte (Magna porta), reçoit de charmantes cascades (les aborigènes les nomment, eutre eux, les Pisseuses), est le lieu très populaire connu sous le nom de la Fontaine. Il s’agit, en réalité, d’un ruisseau qui, venant du grand Val, coulait à ciel ouvert il y a trois siècles et qui, devenu souterrain, se jette maintenant dans la mer en passant sous les galets. C’est là que toutes les lavandières du pays viennent faire leur lessive. Un trou creusé dans le galet forme un bassin naturel où l’eau est abondante, pure et renouvelée. C’est la Fontaine où, à marée basse, la brise du large se charge d’un fracas de battoirs et de voix.
Donc, au temps jadis, une châtelaine d’Étretat, Olive — noble et vertueuse dame, rose et blonde, svelte et robuste ensemble, en bonne Cauchoise, — avait coutume d’aider ses suivantes à laver le linge, à la fontaine. Or, un chef de pirates qui ravageaient les côtes y avait, un jour, au large, aperçu la silhouette de la jeune femme et convoité l’or de sa chevelure resplendissant dans le soleil. Il s’était, sur l’heure, décidé au rapt. Un jour qu’Olive vaquait à la besogne, une barque surgit de derrière les falaises, qu’elle avait dû longer, et aborda avec une rapidité inouïe. Affolées, les lavandières s’enfuirent... Cernée par les pirates, la châtelaine semblait perdue. Elle fit le vœu de bâtir une église, si elle échappait à leurs mains. À l’instant même, des ailes semblèrent l’enlever de terre. Elle distança les barbares et put rentrer dans son château.
Elle fit aussitôt choisir un emplacement pour l’église à construire. Cet endroit était hanté par un démon célèbre dans la valleuse : le diable des Verguies. Les fondations creusées, les maçons posèrent les premières pierres. Quelle ne fut pas la surprise, le lendemain, en constatant que toutes ces pierres avaient été transportées pendant la nuit à l’entrée du vallon !... Ils recommencèrent leur besogne. À trois reprises, l’événement se renouvela.
— Puisque le Dieu du ciel, qui est plus fort que le diable des Verguies, laisse faire, pensa Olive, c’est que l’autre emplacement lui convient.
Et c’est sur ce second emplacement que fut construite l’église romane qui existe encore.
Voilà pourquoi Mme de Maupassant baptisa sa propriété : la Villa des Verguies.
On peut dire que Guy y fut aussi heureux qu’un enfant, fougueux et intelligent, peut l’être quand il a remarqué un désaccord profond entre son père et sa mère. Il ne fut pas moins heureux toutes les fois qu’il demeura à Fécamp, rue Sous-le-Bois, chez ses grands-parents maternels où ses « affaires de famille » appelaient, hélas ! très fréquemment Laure de Maupassant.
Un de ses plaisirs, que tous ses biographes semblent avoir ignoré, était, à cette époque, de se rendre, en compagnie de sa vieille gouvernante, Josèphe, veuve d’un « guetteur » fécampois, à Bornambusc, tout petit village du canton de Goderville, chez son oncle maternel, M. d’Harnois de Blangues, qui possédait sur ce finage un modeste pavillon.
Mme de Maupassant commença elle-même l’éducation de son fils, comme Alfred Le Poittevin avait commencé la sienne. Elle se fit aider, en ce qui regardait l’arithmétique, la grammaire et les rudiments du latin, par l’abbé Aubourg, vicaire d’Étretat, qui devint par la suite curé de Saint-Jouin. Le soir, l’écolier rentrait chez lui, au second étage de la villa où il avait sa chambre et un cabinet de travail.
Très joueur, très turbulent, d’une activité dévorante et pourtant grand lecteur, il se complaisait dans la société des pêcheurs et subissait l’éternelle séduction de la mer. Pour mieux se placer à sa portée et pour contrôler ses impressions, Mme de Maupassant, très — trop — active, elle aussi, l’accompagnait souvent dans ses promenades — voire dans ses équipées les moins prudentes. Elle rappelait volontiers l’aventure que voici :
Un jour, à marée basse, elle s’était aventurée fort loin sous les falaises, en compagnie de Guy. La Manche ne prévient pas. Lorsque les deux promeneurs voulurent revenir à Étretat, ils s’aperçurent avec terreur que la marée remontait très vite. Ils se hâtèrent, mais les premières vagues déferlaient déjà, leur fermant le passage. Que faire ? La falaise blanche, noire et rousse a cent mètres de haut et, pour comble de malheur, la corde à nœuds qui sert d’ordinaire à se hisser au sommet a été retirée... Il n’y a pas à hésiter, il faut grimper. La mer avance : elle fracassera ses lames, tout à l’heure, sur la base même de la falaise... Ils grimpent. D’énormes morceaux de silex et de craie se détachent sous leurs pieds. Surexcités, éperdus, fous, ils grimpent... Et, sans savoir comment, la mère, en même temps que son fils, arrive au bon sol, cheveux dénoués, jupe en lambeaux... En bas, au fond de l’abîme, de grandes vagues, en grondant, s’écrasent...
Deux anecdotes peindront à souhait le cœur et l’esprit de Guy pendant cette période.
Toute sa tendresse allait aux humbles et braves marins parmi lesquels il acquérait une vigueur rare et dont il aimait la vie aventureuse et les plaisirs naïfs. Traité par eux en camarade, il ne voulait être, lui si orgueilleux par ailleurs, que leur égal en toutes choses.
Ayant projeté une excursion avec son camarade Charles, fils de pêcheur, et un jeune garçon d’une famille bourgeoise d’Étretat, la mère de ce dernier reçut Guy avec la plus grande amabilité, mais elle traita l’enfant du marin avec hauteur. Elle fit aux enfants les recommandations d’usage, puis décida :
— Naturellement, Charles vous portera le panier de provisions.
Charles, traité en domestique, ne souffla mot, mais il rougit. Guy avait senti l’affront immérité fait à son camarade. Il intervint :
— Oui, Madame. Nous porterons le panier chacun à notre tour. Et tenez, c’est moi qui commence.
Inutile d’ajouter que le « petit monsieur des Verguies » était adoré des pêcheurs, dont il parlait le patois, et qu’ils l’emmenaient en mer avec eux, même par gros temps — ce que Mme de Maupassant autorisa toujours pour que son fils s’aguerrît, encore qu’elle dût à cette tolérance des heures d’anxiété terribles. Tel ce supplice d’attendre son enfant, sur la plage, un soir de tempête où le gris des flots et celui du ciel se confondaient dans une même vapeur cardée de coups de vent, dont les sifflements couvraient le tonnerre des galets roulés et projetés en masse, cependant que la femme du patron de la barque sur laquelle était Guy sanglotait :
— Sûr, Madame, qu’ils sont péris. Mon pauvre homme ! Mon pauvre petit gars !
Pourtant la barque, un peu plus tard, put rentrer sans avaries trop graves.

Nous avons vu quel était l’état d’esprit de Guy hors des Verguies. Voici la seconde anecdote promise qui montre ce qu’il était dans sa famille.
Gustave de Maupassant était esclave de ses passions. À l’époque où nous sommes, ses hommages étaient agréés par Mme de ... qui, donnant une matinée d’enfants, avait invité Guy et Hervé. Ce dernier, étant malade, devait garder le lit et sa mère, inquiète, désirait demeurer auprès de lui. M. de Maupassant s’offrit alors, avec un grand empressement, à accompagner son fils aîné.
Or, au moment de partir, Guy lanternait à plaisir en s’habillant, tellement que son père, impatienté, le menaça de ne pas le mener à cette fête. Très calme, l’enfant répliqua :
Oh ! je suis bien tranquille, va ! Tu as encore plus envie d’y aller que moi !
Le père, un peu déconcerté, tenta une diversion :
— Voyons, sois raisonnable. Dépêche-toi de nouer les cordons de tes souliers.
— Non. Toi, viens me les nouer.
Et pendant que Gustave de Maupassant, stupéfié, cherchait une riposte :
— Allons, ajouta l’enfant terrible, puisque tu vas venir me les nouer, autant te décider tout de suite !
... Et le père noua ces cordons de souliers !
Ce fut à quelque temps de là que M. et Mme de Maupassant mirent fin par une séparation discrète, comme je l’ai dit, à une situation douloureuse pour eux-mêmes et funeste pour l’éducation de leurs enfants.

Guy, qui venait d’avoir treize ans2 — et à qui sa mère avait déjà transmis cette admiration pour Shakespeare qu’elle tenait d’Alfred Le Poittevin — entra comme pensionnaire au petit séminaire d’Yvetot, « cette forteresse de l’esprit cauchois » où presque tous les enfants catholiques de la région venaient alors étudier le latin, les uns par vocation ecclésiastique précoce, les autres pour échapper au service militaire.
Au petit séminaire ! Et comme pensionnaire ! Accoutumé au vent du large et aux vastes horizons, violent comme une charge de poudre et franc comme un coup de barre, Guy ne pouvait que souffrir d’une aussi brusque transplantation.
Il fit pourtant à Yvetot des études convenables, brillant en latin, nul en grec, ne comprenant « rien à cette malheureuse langue3 », s’ingéniant à tomber malade pour revenir à Étretat (où, à peine arrivé, il retrouvait la santé), ne parvenant pas à éprouver de la sympathie pour ses camarades, vulgaires et médiocres, exerçant sa verve à leurs dépens, voire aux dépens de certains de ses professeurs, rationaliste et voltairien en diable, faisant craquer tous les cadres des doctrines et des mœurs ecclésiastiques, rimant en cachette mais à outrance, tant et si bien que, découragés sinon révoltés, ses maîtres prirent prétexte d’une épître saisie (où s’exprimait une sentimentalité précoce et où explosaient quelques boutades sur le régime de la maison) pour le rendre doucement mais définitivement à sa famille.
Il est probable que cette épître venait couronner une série de méfaits tel que celui-ci, raconté à François Tassart par son maître, en personne :

« J’avais quatorze ans. J’étais au collège d’Yvetot. On nous donnait à boire une affreuse boisson qu’on appelle abondance. Pour nous venger de ce mauvais traitement, un soir, un de nous arriva à mettre la main sur le trousseau de clés du proviseur. Quand le directeur et les pions furent endormis, nous nous empressâmes de prendre au garde-manger et à la cave tout ce que nous avions trouvé de meilleures marques comme vins fins et eau-de-vie, et, avec mille précautions, le tout fut monté sur le toit de l’établissement, où nous fîmes une bombance de tous les diables... J’étais un des meneurs... »

Il n’avait pas encore achevé sa seconde. Mis à la porte, il fut enchanté. Mme de Maupassant le laissa retrouver ses amis, ses habitudes, son indépendance. Il termina l’année scolaire dans ses rêveries, ses courses, ses parties de pêche coutumières.
À la rentrée suivante, sa mère le fit entrer, toujours comme pensionnaire, au lycée de Rouen. L’internat ! Encore !... Oui, mais à Rouen, il avait pour « correspondant » Louis Bouilhet, qui corrigeait si joliment les vers ! L’auteur de Melœnis avait été, avec Flaubert, un ami d’enfance d’Alfred et de Laure Le Poittevin. C’est ici que Mme de Maupassant fut admirable : non seulement elle ne contrariait pas la vocation littéraire de son fils, mais elle lui donnait pour « correspondant » un poète de valeur, le confident de Flaubert, l’homme le plus propre à exercer sur le jeune homme une influence salutaire, et qui aurait été décisive si Bouilhet n’était pas mort trop tôt (le 18 juillet 1869). Il avait eu le temps de permettre au lycéen de gagner l’amitié du grand « Flau », qui fit de lui le romancier que l’on sait.
L’influence de ces deux artistes sur Guy fut excellente. Elle fut assez adroite pour ne pas le distraire de ses études au lycée, où il « bûchait » ferme et d’où il n’eut aucune peine à sortir avec le titre de bachelier (27 juillet 1869).
Mais quelles revanches pendant toutes les vacances, à Étretat et à Fécamp, malgré les leçons que lui donnait alors à domicile — comme il en donna plus tard à Hervé — l’aimable professeur Louis-Philippe Duhamelet, grand-oncle paternel de Geneviève Duhamelet, l’auteur applaudi, et deux fois lauré par l’Académie Française, des Inépousées et de la Rue du chien qui pêche. (Un peu plus tard Philippe Duhamelet devait avoir pour élève Paul Duval, dit Jean Lorrain.)
Quels vagabondages sur terre et sur mer ! Quelles lectures ! Quelles farces enfin ! car il eut toujours un goût prononcé pour la mystification et aussi pour la terreur.
Un jour de carnaval, à Étretat, il s’affubla d’une des robes de Mme de Maupassant et, avec quelques jeunes filles amies, « repassa4 » une vieille Anglaise habitant Étretat et dont la pudibonderie était légendaire.
Il se fit présenter à cette demoiselle — dont il se souvenait plus tard lorsqu’il écrivait Miss Harriett — sous le nom de Renée de Valmont (Valmont est un adorable village de l’arrondissement d’Yvetot qui devait servir encore de pseudonyme à Guy lors de ses débuts littéraires.)
— Mlle Renée de Valmont !
On vit paraître une jeune personne au teint très blanc (pour dissimuler une moustache naissante, notre farceur avait fait une débauche de poudre de riz), timide d’allure et baissant les yeux. Quite a lady !
La vieille Anglaise, très myope, la pria d’approcher et, après les politesses d’usage, le dialogue suivant eu lieu :
— Vous voyagez donc, Mademoiselle ?
— Oh ! beaucoup ! Ainsi, j’arrive de Nouméa.
— Aoh ! de Nouméa !
— Mais oui. J’ai des amis là-bas.
Aoh ! Et vous avez fait cette grande voyage toute seule ?
— Non, non !... Avec mes deux femmes de chambre.
— Même avec des femmes de chambre, c’est bien loin pour une jeune fille !
— Rassurez-vous : je ne peux pas avoir peur. J’ai à mon service un dragon...
— Aoh !
— ... et un cuirassier !
— Aoh ! shocking !
Éclats de rire des jeunes filles amies ! — Il fallut faire de sérieuses excuses à la vieille Miss.

Parfois, il se divertissait, avec une impassibilité parfaite, de l’ignorance des touristes. Des caloges ayant été hissées au milieu de la côte pour la commodité de quelques habitations de pêcheurs, il arrivait que des Parisiens, ébahis, demandaient :
— Comment diable ces barques ont-elles pu venir jusque-là ?
À quoi, Guy, très grave :
— L’hiver, la mer est si forte qu’elle envahit toute la falaise. Elle emporte ces barques qui restent échouées là quand l’eau se retire.

À Fécamp, il en faisait bien d’autres, et ses proches n’étaient pas à l’abri de ses malices.
La propriété de ses grands-parents Le Poittevin était voisine de la maison de l’armateur Martin Duval, père de Jean Lorrain (pseudonyme de Paul Duval). Ce dernier, qui avait deux ans de moins qu’Hervé de Maupassant, venait souvent jouer avec lui dans le jardin en terrasse de la villa Le Poittevin. Il arrivait que Guy consentait à se mêler à leurs jeux, mais c’était invariablement pour leur faire « des peurs abominables », « les attirer dans les communs où pas mal de chambres inhabitées et à peine meublées demeuraient toujours closes — et là, enveloppé de couvertures, encapuchonné de draps de lit », dans l’ombre, « il s’amusait, contait Jean Lorrain, de nos cris de détresse et de nos fuites éperdues devant ses brusques irruptions de fantôme — goût de la terreur et perversité de l’effroi où s’ébauchait peut être le germe du Horla ».
Cette prédilection pour la farce s’était manifestée de très bonne heure chez Guy. Louis Le Poittevin, fils d’Alfred (né à la Neuville-Champ-d’Oisel le 22 mai 1847), a raconté à M. René Descharmes sa première visite à Croisset, qui est éloquente à cet égard.
Mme de Maupassant (ou Mme Alfred Le Poittevin, sa sœur) allant chez Flaubert, avait emmené Louis et Guy. Le petit Le Poittevin avait été très impressionné en voyant « le grand Flaubert, drapé dans une robe de chambre brune, découpant sa haute silhouette devant les fenêtres de son cabinet de travail tout encombré de bouquins ». Le petit Maupassant était sans émotion.
On envoya les deux enfants jouer dans le pavillon, au bout de la terrasse. Guy, curieux, voulut faire une espièglerie avec la pipe préférée du maître. Il la laissa maladroitement choir et elle se brisa net. Flaubert accouru, vit la mine gênée du pauvre Louis et, prenant l’innocent pour le coupable, lui administra une gifle formidable, — cependant que le malicieux Guy « riait sous cape ».

Louis Bouilhet, avant sa mort, avait eu le temps, ai-je dit, d’introduire son élève, plus respectueux depuis qu’il apprenait son métier, chez Flaubert, et de le faire paternellement aimer par le bon géant de Croisset. Le 3 octobre 1867, Caroline Flaubert écrivait à Mme de Maupassant : « Je ne puis vous dire tout le plaisir que m’a fait la visite de votre fils. C’est un charmant garçon dont vous devez être fière ; il vous ressemble et aussi à notre pauvre Alfred. Sa figure gaie et spirituelle est extrêmement sympathique... Votre vieil ami Gustave en est enchanté et me charge de vous féliciter d’avoir un semblable enfant. »
Bouilhet lui avait enseigné que « cent vers, peut-être moins, suffisent à la réputation d’un artiste, s’ils sont irréprochables et s’ils contiennent l’essence même du talent et de l’originalité d’un homme, même de second ordre ». Il lui avait fait comprendre que le travail continuel et la connaissance complète du métier peuvent, un jour de limpidité, de puissance et d’entraînement, par la rencontre heureuse d’un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, amener cette éclosion de l’œuvre courte, unique et aussi parfaite que nous la pouvons produire.
C’étaient là des principes communs à Bouilhet et à Flaubert qui, alors, ne voyait encore en Maupassant qu’un charmant garçon, lettré et sympathique, mais ne révélant aucun talent supérieur. Lorsque Guy s’enhardit jusqu’à lui soumettre quelques-uns de ses essais, l’ermite de Croisset les lut avec attention. Il rendit le verdict suivant :
— Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous m’avez apporté prouve une certaine intelligence, mais n’oubliez point ceci, jeune homme, que le talent, suivant le mot de Buffon, n’est qu’une longue patience. Travaillez.
Maupassant suivit ce conseil. Pendant sept ans, il fit des vers, des contes, des nouvelles, un drame. « Il n’en est rien resté », déclare-t-il. Il poursuit : « ... Le maître lisait tout, puis, le dimanche suivant, en déjeunant, il développait ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux ou trois principes qui sont le résumé de ses longs et patients enseignements. »
Et c’est ainsi que ce jeune bachelier devint l’un des meilleurs artistes de cette langue française de laquelle il a écrit : « Elle est une eau pure que les écrivains maniérés n’ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. »

1 Louis Le Poittevin, né à La Neuville-Champ-d’Oisel. Œuvres : Le Val d’Antifer (musée du Havre), Le Petit Val (musée de Cette), La Montée de Bénouville et Lever de lune (musée de Rouen), Les Toiles d’Araignée (musée de Reims), La Prairie (musée de Fécamp), Aux Champs (musée de Gand), Berge fleurie (musée de Saint-Brieuc), etc.
2 Il avait déjà passé en 1869-1860 au Lycée Impérial Napoléon, — mais ce séjour, sur lequel nous sommes peu et mal renseignés, dut être relativement court.
3 Lettre à sa mère, 2 mai 1864.
4 Mystifia, en patois cauchois.

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