IV
La Jeunesse et les Débuts.
La guerre éclate.
Rouen est envahi.
Maupassant a vingt ans. Il commençait ses études de droit. Il est appelé comme soldat de la classe 1870. (Il n’eut donc pas à s’engager, comme l’écrivent la plupart de ses biographes.)
Il suit l’armée en déroute, se conduit bravement, fait, un jour, quinze lieues à pied « après avoir marché et couru toute la nuit précédente pour des ordres », « couche sur la pierre dans une cave glaciale », manque d’être pris et n’est sauvé que grâce à ses « bonnes jambes ».
Il est à Paris quand « les Prussiens arrivent sur nous à marche forcée ». Les communications vont être interrompues entre la capitale et le reste de la France. Il est très maître de lui et sourit des angoisses de son père. « Si je l’écoutais, écrit-il, je demanderais la place de gardien du grand égout collecteur pour ne pas recevoir de bombes. »
Gustave de Maupassant, « aux abois » à la pensée
des dangers qui menacent son fils, s’emploie fébrilement à le faire entrer dans l’Intendance de Paris, et il y parvient. Guy n’en éprouve aucune satisfaction. Les hasards et les aventures de la campagne lui convenaient mieux — et il saura puiser dans ses souvenirs de l’invasion de nombreux sujets de nouvelles. À l’Intendance, c’est encore l’internat, l’inaction, l’ennui... « Je m’embête abominablement, mande-t-il à sa mère. Quand je serai repris à l’Intendance, il fera beau temps ! »
La paix revenue, quelques revers de fortune survenus à sa famille le mirent dans l’obligation de chercher un emploi.
À l’instigation de son père, le 7 janvier 1872, il avait offert ses services au Ministre de la Marine, l’amiral Pothuau.
« ... Je suis bachelier ès lettres, écrivait-il, et au moment de la guerre, je suis entré dans les bureaux de l’Intendance militaire où j’ai été employé jusqu’au mois de novembre 1871, époque à laquelle je me suis fait remplacer. » Le 18 janvier, cette demande était rejetée.
Gustave de Maupassant ne se découragea pas. Il intervint auprès de M. Faure, chef du bureau des mouvements de troupes à la Marine, de l’amiral Saisset, de Mme de Combertin, etc. Il fit agir son ami Charles Duplessis, chef du bureau du personnel. D’Étretat, Guy adresse docilement, au
ministre, une seconde requête, le 20 février 1872, et, cette fois, l’intervention de l’amiral Saisset a un effet. Bien petit, d’ailleurs ! Le 20 mai 1872, le chef d’état-major avise l’amiral que son protégé est « autorisé à venir travailler dans les bureaux de l’administration centrale ». Début plutôt modeste. Même pas surnuméraire ! La permission d’attendre dans la Maison qu’un poste de surnuméraire soit vacant.
Guy est attaché à la bibliothèque. Il restera là jusqu’au 17 octobre. À cette date, un surnuméraire ayant été promu commis de 4e classe à la Direction des Colonies, Guy prend sa place, et il est affecté à la Direction du Personnel. Il est toujours sans appointements !
L’amiral Saisset lui continue ses bons offices, l’amiral Fourichon se joint à lui. On indique au ministre que la famille du jeune fonctionnaire a fait savoir que « cette amélioration de situation lui est
nécessaire ». Au bureau des Équipages auquel il a été affecté, il est bien noté par son directeur, le contre-amiral Martineau des Chenetz. Aussi lui accorde-t-on 1 500 francs par an, plus une gratification de 150 francs, et il est proposé, le 25 janvier 1873, pour le poste de « délégué du chef du bureau du service intérieur au magasin des imprimés ». Ce n’était pas la fortune, mais la situation de ses parents étant alors assez difficile,
il n’y avait pas à choisir — et c’était avoir « le pied à l’étrier » ; c’était une sécurité pour l’avenir.
Normand, Maupassant ressentit cela si profondément que, même parvenu à la grande renommée et à la fortune, il ne démissionna pas. Il se fit mettre en disponibilité pour raison de santé. Ce ne fut que de nombreuses années après avoir quitté le ministère qu’il se décida, à la prière de Xavier Charmes, à signer sa démission — à regret. Il fut successivement commis aux appointements de 1 800, puis de 2 100 francs (1876). À ce moment, il a débuté dans les lettres.
Depuis son arrivée à Paris, il avait partagé son temps entre le ministère, d’interminables parties de canotage qui représentaient, seules, pour lui, la joie et la raison de vivre, et des essais littéraires, qu’il écrivait souvent sur papier administratif et soumettait, le dimanche, à Flaubert, qui avait un pied-à-terre dans le huitième arrondissement, rue Murillo.
Dans ses exploits de canotier à Asnières, à Chatou, à Maisons-Laffitte, à Sartrouville, surtout chez la maman Levanneur, voire dans ses facéties à Paris et ailleurs, nous retrouvons intact son goût de l’agitation, du tumulte, de l’imprévu, renforcé par la haine du
bourgeois, que lui soufflait Flaubert. Personne n’a, plus que ce téméraire farceur,
professé par l’
action directe le dédain des croyances absolues, des « immortels principes » et de « tout l’arsenal des opinions communes ou élégantes », — cela ne dura pas, — ce farceur qui, tout jeune, ameutait la plage d’Étretat, où il collectionnait, comme il fit partout où passa son exubérance, sa vigueur passionnée, tant de documents qu’il utilisa dans ses œuvres !
Que de belles pages nous a values sa folle existence de canotier qu’il peignait ainsi à sa mère, le 19 juillet 1875 :
« ... Voici enfin le beau temps revenu et j’espère que cela va te faire louer ta maison. Il fait aujourd’hui une chaleur terrible et les derniers Parisiens vont se sauver. — Quant à moi, je canote, je me baigne, je me baigne et je canote. Les rats et les grenouilles ont tellement l’habitude de me voir passer à toute heure de la nuit, avec ma lanterne à l’avant de mon canot, qu’ils viennent me souhaiter le bonsoir. Je manœuvre mon gros bateau comme un autre manœuvrerait une yole, et les canotiers de mes amis, qui demeurent à Bougival (deux lieues et demie de Bezons), sont supercoquentieusement émerveillés quand je viens, vers minuit, leur demander un verre de rhum. Je travaille toujours à mes scènes de canotage dont je t’ai parlé et je crois que je pourrai faire un petit livre assez amusant et vrai... »
Quelles bases, absolument indispensables à l’imagination de tout vrai Normand, lui donna cette existence !
En mai 1889, il confiait à son valet de chambre, François : « Ah ! je la connais cette Seine, aussi bien dessus que dessous ! Que de plongeons j’y ai faits !... Il y a quelques années, je quittai Sartrouville pour habiter Croissy, afin de ne plus avoir à passer l’écluse de Port-Marly où, quand il y avait trop à attendre, je prenais ma yole sur mon épaule et la portais de l’autre côté. Voilà pourquoi j’ai l’épaule droite un peu creusée. Je louai une modeste maison à Croissy. Là, j’avais quelques voisins, entre autres un ingénieur distingué qui, pour faire plaisir à sa femme, était venu passer quelque temps en banlieue.
« Une nuit, j’entends qu’on m’appelle au dehors. J’ouvre ma fenêtre.
« C’était mon ami qui venait me dire qu’il craignait que sa femme ne se fût jetée dans la Seine. Il me demandait si je ne pouvais lui venir en aide pour la rechercher. Sa voix émue disait combien il avait le cœur gros. Je n’oublierai jamais l’impression que me fit la voix de cet homme me demandant de l’accompagner. Je le voyais désespéré ; aussi je n’hésitai pas. Je mis mon caleçon de bain et cinq minutes après, je plongeais à l’endroit où mon ami croyait que sa femme avait disparu. Pendant
plus d’une heure, je fouillai en tous sens les fonds du fleuve aux environs de la place indiquée, mais je ne découvrais rien. Je lui dis alors que sa femme ne devait pas être dans la Seine ; il semblait en douter... Peut-être l’en avait-elle menacé ? Je ne voulais pas être indiscret, mais je tâchai de lui remonter le moral en lui disant que l’oiseau était simplement envolé de la cage et ne tarderait pas à revenir en regrettant sa fugue... Quelques jours après, je vois entrer mon ami. Il me tendait les deux mains, rayonnant de bonheur. Tout de suite, il me dit :
« — Ma femme est revenue !... Je l’aime encore plus qu’avant, si c’est possible. Pendant son absence, elle s’est débarrassée complètement de tous ces parfums exagérés que je n’aime pas. Maintenant, croyez-moi, mon cher ami, de tout son corps et de ses vêtements, s’exhale cette bonne odeur fraîche que je respirais l’autre nuit, lorsque vous plongiez si hardiment dans l’eau.
« Aujourd’hui, ils vivent très heureux, m’a-t-on dit. Je les vois rarement. »
Son existence de fonctionnaire lui déplaisait autant que ses exploits de canotier, de nageur ou d’homme fort l’enchantaient.
Il rayonna de joie le jour où, dans le cabaret du bord de l’eau, aux tables duquel ses camarades canotiers et lui dînaient « en tenue » : culotte courte
et maillot laissant les bras nus, un lutteur entra. D’abord un peu troublé devant cette assemblée inattendue, il se ressaisit vite en apercevant le torse d’hercule de Guy et ses bras aux muscles saillants. S’avançant lourdement vers l’écrivain, sa large main tendue : « Permettez-moi, dit-il, de serrer la main d’un confrère. »
Deux autres faits, entre cent, montreront que jamais, même à l’époque de sa gloire littéraire, il ne cessa d’être orgueilleux de sa force physique et de son adresse :
« ... Il en parlait avec complaisance, écrit Mme X***. Et je revois un Guy de Maupassant, rieur, me soulevant, à bras tendu, par la ceinture, ou encore se promenant à travers la pièce, un lourd fauteuil dans chaque main. Il tenait, je crois, à son adresse dans les exercices physiques plus encore qu’à son talent. »
Autres exploits contés par Tassart :
C’est le 2 juin 1885.
« ... Il tira vingt coups sur deux cartons. Je constatai 15 mouches et cinq balles dans le blanc. Comme je lui disais :
« — C’est un coup brillant.
« — Oui, c’est bon, brillant, si vous voulez. Et, riant, il ajouta : « Tenez ! vous connaissez mon ami, M. E..., il a quarante ans, il est fort comme un abatteur de bœufs de la Villette, eh bien ! dernièrement, auprès de Mme X..., il n’a pas été du tout brillant !... »
Septembre de la même année. — « Un jour de chasse, le voiturier oublia de nous envoyer chercher. Il faisait encore plus chaud que d’ordinaire. Quand mon maître voit le soleil se coucher, il décide de revenir à pied à Étretat... Nous nous mettons en marche au pas gymnastique et, en vingt-cinq minutes, nous avions fait une route de cinq kilomètres. Mon maître que cette... promenade amusait, me disait :
« — Vous voyez, François, si un général pouvait obtenir une telle marche de ses hommes, cela suffirait en certains cas pour remporter une victoire tout à fait inattendue.
« Oui, mais nous étions aussi mouillés qu’en sortant d’un bain... »
C’est dans le Bureau des approvisionnements de la flotte, où il resta jusqu’au 7 novembre 1878, date à laquelle il quitta la Marine, qu’il composa quelques-uns de ses meilleurs contes consacrés au monde des foncticnnaires. Il avait des modèles à profusion sous les yeux et il passait ainsi sur ses innocents « compagnons de chaîne » sa fureur d’être enfermé « sept heures par jour, dit Olivier Guihéneuc, dans une pièce sans air et sans lumière, donnant sur un mur sordide ». Les écrire,
ces contes, n’était rien, encore que tous y passassent depuis le chef et le sous-chef du bureau, jusqu’aux plus modestes commis. Les écrire, soit... mais les publier !... Or, dès 1876, Maupassant s’affirmait déjà dans la pléiade des écrivains qui se groupaient, à la
République des Lettres, autour de Catulle Mendès qu’une légende, démentie par la photographie, représente comme aussi beau qu’un dieu cette époque.
Dans la République des Lettres, Maupassant avait publié de bons vers : Au bord de l’eau, La dernière escapade. Il osa même y entreprendre une étude sur Flaubert, qui remplit de joie le farouche et bon solitaire de Croisset, son maître vénéré. Ce dernier lui facilita l’entrée de certains journaux.
Au point de vue administratif, ce fut une catastrophe. Jusqu’alors Guy de Maupassant était fors bien noté : «
Employé intelligent et qui se met au courant des services... Animé du désir de bien faire... se rend utile... s’est fait remarquer par son zèle, son intelligence, sa parfaite tenue... » En 1877, conte M. de Monzie dans son délicieux ouvrage :
Aux confins de la Politique (1913), Maupassant s’accommode de moins en moins du cumul de ses fonctions avec son travail personnel et ses plaisirs. Ses notes de 1877 et 1878 indiquent que « sa santé est assez mauvaise ». Bienveillant, obligeant, le Directeur sous les ordres duquel il travaille
adresse au ministre un rapport tendant à ce qu’il soit accordé un congé de deux mois au commis de 3
e classe Guy de Maupassant. «
Suivant le certificat de l’Inspecteur général du service de santé, M. de Maupassant, commis de 3e classe à l’administration centrale, aurait besoin de faire usage des eaux de Louèche. » — «
Le directeur du matériel, M. Sabattier, prie le ministre d’accorder à M. de Maupassant, un congé du double du temps passé aux eaux et dans la limite de deux mois, conformément à l’article 74, §10 du règlement du 14 janvier 1869. » Tout va donc pour le mieux et voilà Guy libre pour deux mois. Il va bien en Suisse.
Or, après ces soixante journées de travail, de cure, de canotage, de visites utiles ou agréables, il faut rentrer. Avec quelle peine !... Songez que, maintenant, sous le pseudonyme « Guy de Valmont », il avait accès dans plusieurs revues et journaux, au premier rang desquels il faut citer Le Gaulois, — qu’il préparait un roman en même temps qu’il composait son Histoire du Vieux temps et que le cercle de ses relations littéraires utiles s’était agrandi ; il pouvait avoir une moindre inquiétude du lendemain !
Et l’
Héritage parut où tout le monde, chef, sous-chefs, commis, put se reconnaître. Reprenez
la Pendule (
En famille),
Au printemps : personne n’est
épargné. Un seul de ces ... héros du rond-de-cuir, Hector de Gribelin, d’
À cheval (
Mlle Fifi), trouva grâce devant lui parce que de Gribelin, élevé dans le manoir paternel et que des revers de fortune ont obligé d’entrer au Ministère de la Marine où « ses trois premières années du bureau furent horribles », — ce de Gribelin, qui ne fréquente que de vieilles personnes ruinées du faubourg Saint-Germain chez qui il trouve une jeune fille charmante qu’il épouse, c’est Guy de Maupassant lui-même. Un tel mariage de sa part n’aurait pas surpis ses camarades de bureau qui n’avaient guère de sympathie pour ce solide garçon, silencieux, distant, d’une politesse excessive, ne critiquant jamais personne, en public, et prodigue d’un « rire complaisant, constate Félicien Champsaur, qui est, chez lui, l’expression du plus profond dédain ». Quand ces excellents fonctionnaires surent que leur collègue « abusait de son talent pour calomnier » ses camarades, ils le tinrent à l’écart. Ce fut bien pis, après la publication de l’
Héritage ; ses chefs ne lui adressèrent plus la parole que pour les nécessités du service. Et ses notes changèrent vite ! Au lieu des appréciations bienveillantes du début, on peut lire que cet employé est «
mou, sans énergie... Je crains, écrit traîtreusement son chef, le 1
er janvier 1877,
que ses aptitudes ne l’éloignent des travaux administratifs. » Il ira plus loin, ce {68}chef, le 19 octobre 1878, en écrivant :
capacité : ordinaire — et même ceci, qui est inoubliable :
rédige mal !
Maupassant ignorait ces appréciations, mais il ne se méprenait pas sur les sentiments de son chef à son égard. Il s’en était ouvert à son vieux maître Flaubert, qui avait pour ami M. Bardoux, alors ministre de l’Instruction publique, lorsqu’on lui avait retiré un service relativement intéressant pour lui confier un service d’ordre conjointement avec un vieux commis principal qui était la fable du bureau. Il avait patienté, mais un éclat était inévitable. En effet, le 6 novembre 1878, un nouvel ordre de service affectait Maupassant au Détail de la Comptabilité et du Budget.
Comptabilité ! Budget ! Des chiffres !... Ce « littéraire » avait toujours eu horreur de cela qui lui paraissait à la fois hermétique et monstrueux. Du coup, il disparut. Pendant quinze jours, il ne vint pas au ministère. Son chef combinait déjà une revanche administrative contre ce « jeune homme » qui s’était permis de le prendre pour modèle dans une nouvelle que tout le monde pouvait lire, — lorsque le « jeune homme » fit une rentrée sensationnelle : il venait annoncer à son chef qu’il allait « changer de ministère ».
À ces mots, le digne fonctionnaire bondit.
— Monsieur... Monsieur, articula-t-il avec
peine, vos procédés sont inqualifiables. Comment ! vous voulez quitter cette Maison sans faire passer votre demande par la voie hiérarchique ? Cela est inadmissible et je ne permettrai pas que...
— Monsieur le Chef de Bureau, interrompit Maupassant d’une voix forte en le fixant de ses yeux sombres, vous n’avez rien à permettre. Tout cela se passe bien au-dessus de votre tête et de la mienne. Cela se traite entre ministres... Oui, Monsieur le Chef de Bureau, vous entendez bien : en-tre-mi-nistres !
Et il sortit, laissant l’honorable bureaucrate littéralement effondré.
Flaubert avait bien travaillé ; Henry Poujon en a laissé le témoignage. Écoutez-le :
« Une après-midi de 1878, je vis entrer dans mon bureau de la direction de l’enseignement primaire, qui ? Maupassant en personne, la mine rayonnante.
« — Vous !
« — Moi-même. J’ai lâché la Marine. Je deviens votre camarade. Bardoux m’a attaché à son cabinet.
« Et il conclut par cette formule qui résumait pour lui une idée de joie :
« — C’est assez farce, hein ?
« Nous commençâmes par danser un pas désordonné autour d’un pupitre élevé à la dignité d’autel
de l’amitié. Après quoi, nous louâmes, comme il convenait, Bardoux, protecteur des Lettres. Il semble bien que Maupassant crut devoir terminer par une bordée d’injures, envoyées en manière d’adieu, à ses anciens chefs de la Marine. » (
La Grande Revue, 15 février 1904).
À l’Instruction Publique, l’esprit différait aimablement de celui qui régnait à la Marine. Selon le mot de Pol Neveux, « la servilité bureaucratique y est moins amère » pour Maupassant. Reçu dans les bras d’Henry Roujon, il devient le collaborateur, puis le secrétaire de Xavier Charmes qui l’aurait volontiers chargé de rapports difficiles sur d’importants sujets. À cela, Guy se déroba toujours sous un prétexte invariable : il se déclarait incapable d’écrire autre chose que des platitudes lorsqu’il s’agissait d’une besogne officielle.
— C’est la faute de la Marine, affirmait-il. Dès qu’il y a dans une besogne un rien de travail officiel, le style officiel me ressaisit et je ne puis plus m’en dégager !
Ainsi, adonné à des besognes banales, il pouvait se vouer mieux à son œuvre... et au canotage. Son collègue, Léon Dierx, grand poète que j’ai eu l’honneur de connaître, refusa toujours de quitter sa table d’expéditionnaire — pour un motif analogue. — Déférent, correct, discret, Guy fut à l’Instruction Publique un fonctionnaire irréprochable, —
ce qui ne signifie pas qu’il donnait tout son temps à l’Administration — heureusement pour les Lettres ! « De nuit, de jour, rapporte M. de Monzie, il écrivait, composant et achevant son premier chef-d’œuvre (
Boule de suif) dans l’humide rez-de-chaussée de son domicile administratif. Il s’absentait souvent, trois jours par semaine en moyenne ; sa mauvaise santé, qui n’était pas un prétexte mensonger, excusait ces fréquentes absences. Mais il avait, en outre, à mesure que la notoriété lui venait, des obligations mondaines plus nombreuses. Le salon de la Princesse Mathilde s’était ouvert à l’
Histoire du Vieux Temps. Les sollicitations de la gloire allaient commencer avec la publication des
Soirées de Médan. »
Depuis longtemps, il fréquentait chez Zola, à Paris et à Médan. Il y avait été amené et présenté par Paul Alexis, qui l’avait rencontré chez Flaubert et qui avait fait la connaissance de Léon Hennique, d’Henry Céard et de J.-K. Huysmans, à la République des Lettres. Comment naquit l’idée première du recueil intitulé les Soirées de Médan parmi ces jeunes gens qu’unissaient une amitié sincère et des tendances littéraires communes ? Maupassant l’a dit dans une lettre-chronique au directeur du Gaulois, au moment où le volume allait être lancé :
« Nous nous trouvions réunis, l’été, chez Zola, dans sa propriété de Médan. Pendant les longues digestions des longs repas (car nous sommes tous gourmands et gourmets et Zola mange à lui seul comme trois romanciers ordinaires), nous causions. Il nous contait ses futurs romans, ses idées littéraires, ses opinions sur toutes choses. Quelquefois, il prenait son fusil qu’il manœuvrait en myope, et, tout en parlant, il tirait sur des touffes d’herbes que nous lui affirmions être des oiseaux, s’étonnant considérablement quand il ne retrouvait aucun cadavre.
« Certains jours, on pêchait à la ligne. Hennique alors se distinguait, au grand désespoir de Zola qui n’attrapait que des “savetiers”. Moi, je restais étendu dans la barque la Nana, ou bien je me baignais pendant des heures, pendant que Paul Alexis rôdait avec des idées grivoises, que Huysmans fumait des cigarettes et que Céard s’embêtait, trouvant stupide la campagne.
« Ainsi se passaient les après-midi ; mais comme les nuits étaient magnifiques, chaudes, pleines d’odeurs de feuilles, nous allions, chaque soir, nous promener dans la Grande Île, en face. — Je “passais” tout le monde dans la Nana.
« Or, par une nuit de pleine lune, nous parlions de Mérimée, dont les dames disent : — “Quel charmant conteur !” Huysmans prononça à peu près ces paroles :
« — Un conteur est un monsieur qui, ne sachant pas écrire, débite prétentieusement des balivernes.
« On se mit à parcourir tous les conteurs célèbres et à vanter les raconteurs de vive-voix dont le plus merveilleux, à notre connaissance, est le grand Russe Tourguéneff, ce maître presque français ; Paul Alexis prétendait qu’un conte écrit est très difficile à faire. — Céard, un sceptique, regardant la lune, murmura :
« — Voici un beau décor romantique : on devrait l’utiliser...
« Huysmans ajouta :
« — En racontant des histoires de sentiment.
« Zola trouva que c’était une idée, qu’il fallait se dire des histoires.
« L’invention nous fit rire et on convint, pour augmenter la difficulté, que le cadre choisi par le premier serait conservé par les autres qui y placeraient des aventures différentes. — On alla s’asseoir et, dans le grand repos des champs, assoupis sous la lumière éclatante de la lune, Zola nous dit cette terrible page de l’histoire sinistre des guerres, qui s’appelle l’Attaque du Moulin. Quand il eut fini, chacun s’écria :
« — Il faut écrire cela bien vite.
« Lui se mit à rire :
« — C’est fait.
« Huysmans, le jour suivant, nous amusa beaucoup avec le récit des misères d’un mobile sans enthousiasme. — Céard, nous redisant le siège de Paris avec des explications nouvelles, déroula une histoire pleine de philosophie, toujours vraisemblable sinon vraie, mais toujours réelle depuis le vieux poème d’Homère. Car si la femme inspire éternellement des sottises aux hommes, les guerriers, qu’elle favorise plus spécialement de son intérêt, en souffrent, nécessairement, plus que d’autres.
« Hennique nous démontra encore une fois que les hommes souvent intelligents et raisonnables, pris isolément, deviennent infailliblement des brutes quand ils sont en nombre. C’est ce qu’on pourrait appeler : l’ivresse des foules. Je ne sais rien de plus drôle et de plus horrible, en même temps, que le siège de cette maison publique et le massacre des pauvres filles.
« Mais Paul Alexis nous fit attendre quatre jours, ne trouvant pas de sujet. Il voulait nous raconter des histoires de Prussiens souillant des cadavres. Notre exaspération le fit taire, et il finit par imaginer l’amusante anecdote d’une grande dame allant ramasser son mari mort sur le champ de bataille et se laissant “attendrir” par un pauvre blessé. Et ce soldat était un prêtre !!
« Zola trouva ces récits curieux et nous proposa d’en faire un livre. Il va paraître. »
Il parut et le succès des
Soirées de Médan provint surtout de la nouvelle de Maupassant qu’il contenait :
Boule de Suif, —
Boule-de-Suif que Flaubert, sévère pour son élève, d’habitude, proclamait « un chef-d’œuvre », —
Boule-de-Suif, le premier grand succès de Maupassant, — un succès décisif qui le décida à quitter le ministère pour se consacrer entièrement, enfin, à la littérature.
On a pu écrire que ce fut Zola qui, en choisissant un sujet parmi ses souvenirs de guerre, donna à Maupassant l’idée de Boule-de-Suif. C’est inexact. L’histoire de Boule-de-Suif était connue de lui depuis longtemps d’après un récit que lui avait fait le père Cord’homme, un des compagnons de Boule-de-Suif dans son équipée de 1870. Cord’homme, une des plus attachantes figures politiques rouennaises de l’époque, avait été l’ami de Blanqui et de Barbès. Il est donc probable que Guy songeait à écrire cette histoire, en admettant qu’il n’eût pas commencé à le faire. Il n’est peut-être pas trop audacieux de penser qu’il l’avait au moins construite en partie dans l’Hôtel du Cygne de Tôtes, dont il était le client à l’exemple de Flaubert. (Un croquis de la cuisine de cet hôtel fut pris par un décorateur du Théâtre-Antoine, quand il fut question de porter à la scène ce chef-d’œuvre. )
M. Henri Bridoux nous a conservé le souvenir de la rencontre unique du romancier avec son
héroïne quadragénaire (qu’il n’avait jamais vue avant la publication de sa nouvelle) alors qu’elle fréquentait assidûment le Théâtre La Fayette, aujourd’hui disparu, dont le directeur, Dupoux-Hilaire, montait des féeries comportant des ballets réglés par Mariquita, — la célèbre Mariquita qui devait réaliser plus tard les pantomimes conçues par Jean Lorrain, musiquées par Edmond Diet et interprétées par Liane de Pougy et Rose Demay, — et mourir maîtresse de ballet de l’Opéra-Comique. Un soir que Maupassant, déjà connu, passait à Rouen pour y rendre visite à son ami Robert Pinchon, bibliothécaire de la ville, il fut emmené au Théâtre La Fayette par plusieurs journalistes du cru, parmi lesquels M. Henri Bridoux.
« Nous lui montrâmes Boule de Suif, rapporte le journaliste rouennais, elle occupait seule une loge.
« Il la regarda, longuement, curieusement, avec une attention prolongée, presque émue, aurait-on dit ; puis il nous quitta, et nous le vîmes, l’instant d’après, qui pénétrait dans la loge de la dame, la saluait en s’inclinant profondément, une révérence de mousquetaire galant, et prenait place auprès d’elle.
« C’est ce même jour, après le théâtre, que Boule de Suif et Maupassant soupèrent ensemble en tête-à-tête, à l’Hôtel du Mans. Que se dirent-ils ? Quels propos s’échangèrent entre ce délicat, ce raffiné, cet écrivain artiste et cette femme à l’esprit vraisemblablement vulgaire qui, peut-être, ne conservait qu’un vague et flottant souvenir de l’aventure de jadis, incident oublié de sa vie amoureuse ? »
Nous savons que le nom légal de Boule-de-Suit était Adrienne Legay, née à Elétot, commune du canton de Valmont, sise à sept kilomètres de Fécamp ; elle est morte dans la misère vers 1897. Il est probable qu’Adrienne Legay a encore servi de modèle à Maupassant pour la fougueuse et brune Rachel de Mademoiselle Fifi.
Nous sommes en 1880. Des Vers a eu trois éditions en deux mois chez l’éditeur Charpentier. Maupassant collabore au Gil Blas, au Gaulois, au Figaro. Les Soirées de Médan ont eu huit éditions.
L’auteur de Boule-de-Suif a trente ans. Comme Bel-Ami, il se sent « dans les membres une vigueur surhumaine, dans l’esprit une résolution invincible et une espérance infinie ». Il est armé pour la lutte. Il s’élance.