V
La Gloire et le Monde.
Hugues le Roux savait, de Maupassant lui-même, qu’il avait eu l’idée d’écrire encore plus par raisonnement que par vocation — et c’est par là qu’il se distingue radicalement de Flaubert. La littérature avait été pour lui un moyen de s’affranchir. Puisque des revers de fortune familiaux l’obligeaient à travailler, il voulait une besogne noble et qui lui laisserait la liberté et le mouvement. Travailler frénétiquement ne lui faisait pas peur dans ces conditions.
De cette indomptable volonté d’indépendance, il avait donné une solide preuve, dès 1876. Rencontrant un jour Catulle Mendès, ce dernier lui offre un apéritif et, au cours de la conversation, croit devoir s’étonner que Maupassant ne soit pas franc-maçon.
— Pourquoi non, mon cher ? Il faut être franc-maçon. C’est utile. Sait-on jamais ce qui peut arriver ?... Voulez-vous que je m’occupe de votre affiliation ?
Maupassant, avec sa prudence cauchoise, craignit de mécontenter son ami, déjà puissant, grâce à la
République des Lettres, s’il disait non. Il répondit donc par un oui négligent. Mais, rentré chez lui, rue Clauzel, il réfléchit, se morigéna, se ravisa, et il écrivit à Mendès cette très belle lettre qu’Octave Uzanne nous a fait connaître :
« ... Voici les raisons qui me font renoncer à devenir franc-maçon : 1° Du moment qu’on entre dans une société quelconque, surtout dans une de celles qui ont des prétentions, bien inoffensives du reste, à être sociétés secrètes, on est astreint à certaines règles, on promet certaines choses, on se met un joug sur le cou, et, quelque léger qu’il soit, c’est désagréable. J’aime mieux payer mon bottier qu’être son égal ; 2° si la chose était sue, — et elle le serait fatalement, — car il ne me conviendrait pas d’entrer dans une réunion d’honnêtes gens pour m’en cacher comme d’une chose honteuse, — je me trouverais, d’un seul coup, à peu près mis à l’index par la plus grande partie de ma famille, ce qui serait au moins fort inutile, si ce n’était, en outre, fort préjudiciable à mes intérêts. Par égoïsme, méchanceté ou éclectisme, je veux n’être jamais lié à aucun parti politique, quel qu’il soit, à aucune religion, à aucune secte, à aucune école ; ne jamais entrer dans aucune association professant certaines doctrines, ne m’incliner devant aucun dogme, devant aucun prince et aucun principe, et cela uniquement pour conserver le droit d’en dire du mal. Je veux qu’il me soit permis d’attaquer tous les bons dieux et bataillons carrés, sans qu’on puisse me reprocher d’avoir encensé les uns ou manié la pique dans les autres, ce qui me donne également le droit de me battre pour tous mes amis, quel que soit le drapeau qui les couvre.
« Vous me direz que c’est prévoir bien loin, mais j’ai peur de la plus petite chaîne, qu’elle vienne d’une idée ou d’une femme.
« Les fils se transforment tout doucement en câbles, et un jour qu’on se croit encore libre, on veut dire ou faire certaines choses ou passer la nuit dehors, et on s’aperçoit qu’on ne le peut plus. J’ai peur de vous paraître prêcheur en cette énumération de causes et de motifs.
« Tout cela a l’air plus sérieux que ça ne l’est, soyez-en persuadé. Et puis... j’ai gardé la bonne raison pour la dernière, et la voici :
« Je ne suis pas encore assez grave et assez maître de moi pour m’engager à faire sans rire un signe maçonnique à un frère (voire à mon garçon de restaurant) — il l’est et me l’a dit — (ou même à mon vénérable) et ma gaieté d’augure pourrait m’attirer des vengeances, peut-être me faire “sabler” par le marchand d’anguilles qui passe rue Clauzel où J’habite.
« Surtout, conclut l’écrivain de Notre Cœur, ne vous fâchez pas contre moi. Je vous ai dit oui trop vite, l’autre soir, devant une consommation que vous m’offriez !!!... Mais plutôt que de vous blesser en quelque chose, je serais prêt à me faire maçon, mormon, mahométan, mathématicien, matérialiste en littérature ou même admirateur de Rome vaincue. »
Puisque le succès venait, puisque la liberté était déjà reconquise, il fallait consolider cette position et atteindre, de nouveau, à la fortune. Avec sa superbe vigueur d’athlète, il se jeta dans le travail, à corps et à esprit perdus, et à ses prouesses physiques il ajouta des exploits intellectuels si considérables qu’ils nous stupéfient. C’était comme un défi jeté aux lois ordinaires de la vie humaine. Vivant comme tous ses confrères, il produisait pourtant quatre ou cinq volumes de trois cents pages (ou leur matière) chaque année. Évidemment, pour soutenir ce train, il s’était imposé une discipline. À Paris, son appartement était généralement clos jusqu’à cinq heures du soir. Il n’admettait pas les visites inopinées. Son concierge avait des ordres. Il se mettait au travail dès le matin, — et ce qu’il n’avait jamais fait par ordre administratif, il l’accomplissait spontanément chez lui : c’était avec la régularité d’un employé qu’il s’asseyait devant son bureau, et, je crois qu’à cet
égard il avait médité sur la méthode de Zola. Mais la régularité n’est pas tout, — et quand on songe qu’en 1885, par exemple, il écrivit plus de 1 500 pages d’imprimerie, on ne peut pas oublier que les trois écrivains que l’on cite toujours pour leur puissance de production : Dumas, Dickens et Balzac, n’ont jamais dépassé ce formidable maximum.
Tancrède Martel a fait de lui, à cette époque, une exquisse d’après nature, énergique et complète à souhait. « Maupassant, dit-il, mangeait avec un superbe appétit et buvait en Normand. C’était alors un magnifique gars de taille moyenne, solidement bâti, d’un physique agréable, portant une épaisse moustache noire, les yeux vifs, la figure ronde et colorée, le nez petit et sensuel. Au total, une splendide santé. Il avait du biceps, de l’esprit, de l’entrain. Certes, il avait conscience de son merveilleux talent, mais il me parut dépourvu d’ambition littéraire et surtout de l’enthousiasme caractérisant les grands confrères que j’avais connus jusqu’alors. Taine l’admirait déjà et l’appelait volontiers « le taureau triste ».
Dès 1883, il était plus que célèbre.
Des Vers,
La Maison Tellier,
Mademoiselle Fifi avaient été aux nues.
Une Vie paraissait en feuilleton dans
Gil Blas. C’était la gloire et l’argent. Tout le monde le lisait. « Bourgeois et militaires, note
Pol Neveux, commerçants et mondains, hommes de loi et de finance, chacun espère qu’un jour ou l’autre il dira, dans quelque livre joyeux ou triste, le foyer ou la caserne, le magasin ou le salon, le prétoire ou la coulisse. On l’aime d’autant plus qu’on le croit heureux et fort. Mais ce que tous ignorent, c’est que ce gars au visage hâlé, au large col, aux muscles saillants dont on chuchote à l’oreille les héroïques exploits d’amour, est malade et bien malade. Dans le moment même où le Succès est venu vers lui, il a rencontré aussi la Maladie. Il souffre de terribles migraines suivies de longues insomnies. Des phénomènes nerveux l’agitent. Il les apaise par les stupéfiants et abuse des anesthésiques. Espacés d’abord, des troubles de la vue se sont déclarés...
« Le lecteur est ravi par la santé de cet art renouvelé et pourtant, çà et là, il est surpris en découvrant parmi ces tableaux de nature pleins de sève, d’inquiétantes échappées vers le surnaturel, de troublantes évocations, voilées d’abord, du plus banal, du plus vertigineux des frissons, de la Peur aussi vieille que le monde et éternelle comme l’inconnu. Mais, loin de s’alarmer, il pense seulement que l’auteur est doué d’une intuition infaillible pour suivre ainsi les tares de ses personnages jusqu’en leurs plus inquiétants dédales. Il ignore, le lecteur, que ces hallucinations si copieusement
détaillées, Maupassant les éprouve ; il ignore que la Peur est, en lui, la Peur angoissante « qui ne se produit ni devant le danger, ni devant la mort inévitable, mais dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences mystérieuses, en face de risques vagues », la peur de la peur, la peur de cette horrible sensation de la terreur incompréhensible.
« Comment expliquer ces misères physiques et cette détresse morbide que, pendant longtemps, seuls, connurent les intimes ? Hélas ! l’explication n’est que trop simple : toute sa vie, conscient ou inconscient, Maupassant lutta contre le mal, obscur encore, mais qui est déjà son hôte. »
C’est à ces phobies qui le hantent qu’il faut attribuer l’attention passionnée qu’il donna aux expériences et à la personne du fameux hypnotiseur belge Pickmann, à la barbe couleur de flamme, dont il s’était fait, vers 1886, le chaperon et l’introducteur à Paris. Quelle terrible ironie du sort, maintenant, dans ces mots que Maupassant lui dit un soir :
— Pickmann, mon ami, vous deviendrez fou !
Moins de six ans plus tard, c’était lui, Maupassant, qui n’avait plus sa raison.
Il ne faut pas oublier qu’à ses tares héréditaires, il avait ajouté la plus redoutable hygiène depuis son arrivée à Paris. Les rameurs professionnels ne
font pas plus d’efforts que lui, — et ils se reposent alors que Guy partageait son temps entre la littérature, l’administration... et l’adoration de la beauté. Casanova aussi était prodigue de sa vigueur, mais il ne se mit à écrire que lorsque l’âge l’obligea à vivre dans la sagesse.
Si Maupassant renonça, presque complètement, au canotage lorsqu’il fut célèbre, il versa très vite dans un snobisme forcené dont Jules Huret a dit qu’il est inexplicable autrement que par le commencement de la folie des grandeurs — qui est une étape de la folie générale.
Les ancêtres de Maupassant avaient renoncé à leur légitime titre de marquis. Sans prendre à la lettre E. de Goncourt lorsqu’il note dans son
Journal que, deux ans avant sa démence, l’auteur d’
Yvette n’avait plus que le
Gotha sur la table de son salon ou qu’il faisait broder des couronnes sur sa lingerie personnelle, il n’est peut-être pas sans intérêt, malgré tout, de nous remémorer, là-dessus, ce passage, au moins curieux, d’une lettre qu’il écrivait à sa mère le 30 octobre 1874
1 :
Quelques détails sur notre famille, trouvés dans les vieux papiers que je lis en ce moment. Voici les titres de J.-B. de Maupassant : Écuyer, Conseiller secrétaire du Roi, du Grand Collège, Maison, Couronne de France et de ses Finances, Noble du Saint-Empire, Doyen de l’Ancien Conseil de feu Sa Majesté Impériale en France, Doyen du Conseil de feu S. A. Mgr le Prince de Condé et Conseil particulier de S. A. Sérénissime Mgr Louis de Bourbon, Comte de Clermont, Prince du sang.
Sa femme, dont nous avons le portrait, était Marie-Anne de La Marche. Son fils Louis-Camille de Maupassant eut pour parrain Louis de Gand de Mérodes de Montmorency, et pour marraine, Marguerite-Camille de Grimaldy de Monaco. Son mariage avec Mlle d’Avignon, belle-sœur du Marquis d’Aligre, se fit en présence et de l’agrément de très haut, très puissant et très excellent Prince Mgr Louis de Bourbon, Comte de Clermont, Prince du sang, et de très haut et très puissant Seigneur Mgr le Marquis d’Aligre, Président du Parlement. Alliés par mariage les de Bar, Claude-Denis Dorat de Chameubles, commandeur de l’Ordre de Saint-Lazare, Texier de Montainville de Briqueville, et Jacques-Gabriel Bazin, Marquis de Bessons, lieutenant général des armées du Roi, le Marquis de Courtavel, etc.
Ton fils,
Guy de Maupassant.
Il avait un beau nom, il avait la gloire littéraire, il était précédé d’une renommée de force extraordinaire : fatalement, il devait devenir le gibier de cette chasse aux célébrités alors organisée par toute personne tenant salon. « Il n’est guère de femmes du monde et du meilleur, constate-t-il lui-même, qui ne tienne à avoir son artiste ou ses artistes ; et elle donne des dîners pour eux, afin de faire savoir à la ville et à la province qu’on est intelligent chez elle. » (
Sur l’Eau.)
Il ne tarda pas, du reste, à prendre en horreur le grand monde et à le fuir en de lointains voyages quand il lui fut impossible de vivre en paix, à ses heures, dans le chalet La Guillette qu’il s’était fait construire à Étretat. Il y vint souvent jusqu’en 1889, époque à laquelle il vivait surtout sur son yacht d’où il écrivait, en mer, devant le Golfe Juan, à notre compatriote Carolus d’Harrans : « ... Je vais flotter tout l’été, abandonnant pour toujours La Guillette et les plages normandes où je ne trouve pas le soleil et le repos que j’aime avant tout. » Il y avait pourtant connu bien des joies, dans cette maison d’artiste si voisine de sa maison d’enfance !... On avait oublié l’Étretat d’Alphonse Karr et de Villemessant. On ne connaissait plus que celui dont Jean Lorrain disait, neuf ans plus tard, « l’Étretat de Guy de Maupassant et de Pierre Decourcelle ». « Cet Étretat-là, écrivait
l’auteur d’
Ellen, est celui de Mme Monge, de Mme Mottet, les deux mairesses, du château du Tilleul et de Mme Frébourg, l’Étretat de la Passée, où Maupassant rencontra Swinburne, l’Étretat de l’Hôtel Blanquet et des débuts de l’Hôtel Hanneville. On y croisait Landelle, les Coquelin, les de Joncières ; Mme Dorus Gras y abritait sa vieillesse ; M. Victor Desfossés y étalait son luxe, Mme Camille Bloch, l’auteur d’
Au loin, une beauté classée à côté de Mme Gouthereau, etc... Pierre Decourcelle, le beau Pierre, y faisait les délices de la plage et le désespoir de son père, le lecteur des Français, M. Decourcelle, toujours étonné des accès de nonchalance et des besoins de sieste de son fils, pareil en cela, disait-il, à tous les jeunes gens de la même génération, mais besoin de bien-être et de mollesse inconnus à la sienne ; puis c’était Marguerite Ugalde, la petite Ugalde, comme on l’appelait alors, patronnée là par sa mère, Mme Ugalde, la Galathée de l’Opéra-Comique, — Marguerite, déjà poussée dans la carrière par l’influence du milieu artiste, écrivains et journalistes, alors habitué d’Étretat. »
Mais la grande vedette appartenait sans conteste à Maupassant, l’enfant du pays, « Maupassant dont La Guillette, la petite villa perdue au loin dans la vallée, était le pèlerinage des belles dames
de la côte et même d’ailleurs. Des yachts vinrent de Deauville qui mouillèrent en rade, entre la porte d’Aval et la porte d’Amont, tandis qu’une princesse et une marquise authentiques, et du plus joyeux troisième Empire, descendaient, en canot, rendre visite à l’auteur de
Bel-Ami. Ce
Bel-Ami troubla tant de cerveaux de femmes ! La prose sensuelle et vigoureuse de Maupassant les touchait si juste en plein centre de leur frisonnant organisme@@ ! » (Cf. Raitif de la Bretonne :
Pall-Mall Semaine, 16 août 1898.)
En cette année 1889, même, le 18 août, le magnifique yacht à vapeur
Bull-Dog, couleurs françaises au grand mât et pavillon du Club de France à l’arrière, avait stoppé en rade et avait débarqué dans ses canots de nombreuses dames aux robes claires, aux chapeaux fleuris et aux ombrelles harmonieuses, au grand émoi de toute la plage où les maîtres baigneurs, aimables, s’empressèrent d’aider au débarquement. Et ce fut une fête joyeuse à La Guillette que, massés autour des haies ou échelonnés sur la côte, plus de mille Étretatais ou baigneurs tentèrent de voir. Scène vécue :
Le Drame de Montmartre (d’où naquit peut-être l’esthétique (!) du Grand Guignol), loterie, devineresse extra-lucide et Mme Lecomte du Nouy faisant, avec sa bonne grâce naturelle, les honneurs du
buffet, — rien ne manqua. Au fond, tout cela n’amusait plus Guy autant qu’autrefois.
À Paris, son triomphe n’était pas moindre. Il est, bien entendu, impossible d’y suivre sa vie capricieuse, mouvementée, et qu’il dissimula toujours le plus qu’il put. Tant qu’il y trouva des relations utiles, des plaisirs nouveaux, des satisfactions d’orgueil, le monde l’intéressa, le séduisit, le posséda. Mais quand il fut l’homme à la mode, quand il eut vu de près des altesses et des princes, il fut très vite las.
Il reprit assez rapidement, en apparence au moins, une indépendance hautaine, un peu méprisante, dont prirent ombrage ceux ou celles qui tentaient d’asservir cette âme magnifique. Ils le lui firent bien voir. Jean Lorrain a écrit là-dessus une page caractéristique : « ... Guy était alors une des célébrités de Chatou et du restaurant Contesenne. Déjà en pleine vogue littéraire, je ne le rencontrais que chez Mme Commanville, la nièce de Gustave Flaubert, et encore commençait-il à délaisser ce salon, attiré qu’il était vers les halls princiers et le luxe de serre chaude du faubourg Saint-Honoré où Paul Bourget et lui passionnaient alors la haute société israélite.
Maupassant devait y rencontrer la femme, la capricieuse et l’ennuyée, dont la fantaisie féroce hâta le déséquilibre du pauvre grand écrivain. C’est à une mondaine que la littérature doit la disparition si prompte et si inattendue du talent de Maupassant. C’est à coups d’épingle que le beau monde, en apparence épris et subjugué, creva la vanité du romancier, qui était grande. Le snobisme que ce milieu factice avait développé dans l’auteur d’
Une Vie eut cruellement à souffrir des petits complots des chères Madames ; Maupassant y fut victime de quelques mystifications féroces, — de celle-ci, entre autres :
« Pour une soirée en têtes, chez une des soi-disant ferventes de l’écrivain, la maîtresse de maison, Mme C. d’A..., avait exigé des hommes l’habit de couleur. L’entourage de la dame voulait voir l’auteur de Boule-de-Suif en habit mauve, — mais Maupassant sorti, on se donna le mot, et tous les invités mâles convinrent qu’ils viendraient tous, eux, en habit noir. Et le soir du fameux dîner Bourget et Maupassant eurent le dépit et l’ennui d’être les seuls costumés, déguisés presque, dans leurs habits fleur-de-pêcher et pervenche, au milieu d’une foule impeccable de fracs noirs... Ils furent ainsi les bêtes curieuses de cette fête, bel et bien organisée par des mondains contre deux hommes de lettres, — les gens de lettres que le monde supporte, soyez-en sûrs, dont les clubs et les salons ont la curiosité, mais que, réellement, la société tient en respect, en défiance et même en haine... — le Monde qui arrachait, un jour, ce cri de colère à un de ses auteurs favoris, pourtant :
« — Le Monde ! On nous y reçoit, mais on ne nous y épouse pas ! »
Les mystificateurs savaient ce qu’ils faisaient : Maupassant était passionné pour les jeux, le théâtre et les déguisements ; Henri de Régnier le vit un jour, dans un bal costumé chez le comte Cernuschi, travesti, intégralement, en nègre. (Non loin de lui passait Zola en robe de moine.)
Il serait intéressant pour la petite histoire — sans laquelle la grande s’explique généralement mal — d’esquisser un tableau des salons littéraires à cette époque.
Maupassant fréquentait celui de Mme Adam, qui a tant fait pour son pays et pour ses écrivains ; celui de Mme Yung, femme de l’ancien directeur de la
Revue Bleue ; celui surtout de Mme Cahen d’Anvers qui favorisa beaucoup les premiers succès de Paul Bourget, — Mme Cahen d’Anvers dont le beau-frère, Albert Cahen, avait rang de compositeur mondain (il fit représenter, en 1888, un
Endymion au théâtre de Nice), sur le même plan que les princes Troubetskoï et de Polignac, le marquis d’Harcourt et le comte de Kerveguen ; — celui de Mme Strauss, née Geneviève Halévy, où se plaisait aussi Louis Ganderax, cet étonnant critique qui a malheureusement si peu écrit. Il y en avait d’autres : celui, fameux, de
Mme Aubernon, rue d’Astorg ; celui de Mme Alphonse Daudet, rue de Bellechasse ; celui de Mme Furtado-Heine ; celui de Mme Armand Hayem où s’attarda Jean Lorrain, et dont Barbey d’Aurevilly fut l’idole ; celui de son aîné Charles où triomphait, parmi la plus belle collection d’œuvres de Raffaelli et de Gustave Moreau, ces deux antithèses, Auguste Dorchain, poète d’une absolue probité et grand cœur, à qui nous devons de connaître ce qu’aurait été l’
Angelus, nous le verrons bientôt.
Puisque la vie mondaine de Maupassant ne peut être suivie en détail, fixons, à tout le moins, en quelques anecdotes, ce qu’elle semble avoir été.
Le voici à Antibes, parmi les grands de la terre. C’est François Tassart qui nous renseigne avec sa minutie coutumière :
« Mon maître a donné plusieurs déjeuners aux Altesses de Cannes, et toutes s’accordent à lui dire que les Alpes vues d’ici (du Chalet des Alpes) sont incomparablement plus belles que de n’importe quel autre point de la côte, ce qui paraît lui faire grand plaisir. Aussi se confond-il en remerciements et politesses de toutes sortes auprès de ces grandes dames, — au point que quelquefois je me demandais s’il n’allait pas un peu loin, car, pour qui le connaissait bien, sa finesse laissait paraître une légère pointe d’ironie qu’il savait, il est vrai, dissimuler sous une phrase aimable et bien tournée.
« Le lendemain de ces déjeuners, M. de Maupassant parlait toujours beaucoup, ce qui était contraire à ses habitudes à la maison. Voici en substance ses confidences :
« — ... Voyez-vous, ces dames du monde n’ont rien qui plaise ; elles ont de l’esprit, c’est vrai, mais de l’esprit fait au moule comme un gâteau assaisonné d’une crème. Leur esprit vient de leur instruction du Sacré-Cœur ; toujours les mêmes phrases, faites des mêmes mots : C’est le riz !... Puis toutes les banalités qu’elles ont recueillies dans la société depuis : C’est la crème ! Et toujours elles vous servent le même plat. Vous savez combien j’adore le riz, mais, tout de même, je me refuserais à en manger tous les jours !
« Je ne puis établir aucune comparaison entre ces femmes du monde et les femmes artistes nées dans un milieu intellectuel. Ces dernières vous donnent des joies par l’imprévu de tout ce qu’elles vous disent ; leur verbiage ne s’arrête pas court. Elles vous parlent musées, théâtre, musique, montagnes, villes et tout cela dit d’une façon qui vous ensorcelle... On resterait volontiers anéanti sur les coussins du divan, se croyant transporté au milieu de quelque cité de féerie. »
Il dut parfois traduire cette opinion par des actes. Témoin ceci (de François encore) :
« Un après-midi qu’il était sorti, une petite charrette anglaise toute jaune s’arrête devant la maison, il en descend une jeune dame serrée dans un costume tailleur d’un joli gris, le chapeau de même couleur. Je lui ouvre. Elle me demande, d’un ton bref, si M. de Maupassant est chez lui. Je lui réponds :
« — Non, Monsieur est sorti.
« — Eh ! bien, j’entre, me dit-elle. Donnez-moi de quoi écrire.
« Et sur une feuille de papier écolier qui se trouvait sur le bureau elle écrit de haut en bas ce seul mot :
« COCHON »
« Quand mon maître rentra, il vit la feuille, la lut et rit très haut.
« — Que le diable les emporte toutes ! s’écriat-il soudain.
« Il ajouta :
« — Cette jeune marquise, qui écrit si bien, est la fille d’un ancien ministre de l’Empire... Je ne veux pas la voir. J’en ai par-dessus la tête... Du reste, je vous le dis tout de suite, François, je ne veux plus rester à Paris. Ici on ne me laisse pas respirer, c’est assommant !... Je viens de louer à Chatou. »
Autre histoire, toujours d’après le même précieux témoin :
« Un soir, je suis prévenu que, le 2 juin, M. de Maupassant donnera un dîner.
« — Nous serons douze, me dit-il, si aucune de ces dames ne manque. Nous ne serons que trois hommes.
« Un moment après, il ajouta :
« — Oui, neuf... Elles sont neuf invitées, mais ce qui est amusant c’est qu’elles sont, à une ou deux près, toutes comtesses.
« Et il se mit à compter sur ses doigts :
« — C’est bien cela : excepté Mme Z... et la petite Nina, elles portent toutes la couronne comtale. Sûrement toutes ces titrées vont mettre en gaieté mon ami L... qui, tout en faisant résonner très fort leurs titres, ne manquera pas de leur décocher moqueries et brocards. Mais j’espère qu’il saura garder la mesure de l’homme bien élevé.
« En effet, dès qu’on fut à table, M. L... demanda à ces dames ce qu’elles avaient fait de leurs maris et, comme s’il récitait une litanie, il se mit à dire à chacune en particulier où était son conjoint, ce qu’il faisait, ce qu’il pensait, et tout le bonheur qu’il devait trouver dans ses lieux de prédilection. Tout ce que disait ce terrible M. L... paraissait tellement vrai, que, sur le moment, on aurait pu le croire sorcier, ou du moins, le soupçonner d’avoir dû accompagner, plus d’une fois, les maris des comtesses dans les maisons qu’il décrivait si bien.
« Cette façon de parler pouvait paraître un peu rude ; mais les nobles dames ne se démontèrent pas pour si peu, car toutes ensemble se mirent à proclamer leur indifférence pour les renseignements qu’il venait de leur détailler, mais qu’elles connaissaient depuis fort longtemps. Elles ajoutèrent que Messieurs leurs maris préféraient les viandes avariées de quelques restaurants au bon rôti frais de leur maison. Comme conclusion, elle dirent :
« — Vivez en paix à ce sujet, beau brun aux cheveux luisants : nous n’avons pas attendu vos révélations pour nous accorder tout le plaisir que nous pouvons nous procurer en usant libéralement des dons que nous devons au Créateur... Nous laissons notre conjoint à ses préférences que nous ne qualifierons pas !...
« Je n’entendis pas la riposte du sorcier ; j’avais à aller chercher mes plats à l’office. »
Nous sommes en 1888, Maupassant est à l’apogée de son succès. Tout le monde l’admire et proclame son génie. C’est l’époque où, note Pol Neveux, Alexandre Dumas fils lui écrit par trois fois :
«
Vous êtes le seul auteur dont j’attende une œuvre avec impatience », ce qui est significatif chez un maître généralement dur et réservé. Il ne le fut jamais avec l’auteur de
Mont-Oriol. Le récit suivant, de François, le montre :
« Un matin, M. de Maupassant paraît préccupé. Il m’annonce qu’il va donner un lunch à plusieurs grandes dames de la haute société qu’il ne pouvait inviter à dîner à cause de sa situation de célibataire. Il y aura aussi quelques messieurs.
« — Vous n’avez pas, dit-il, l’habitude de ce genre de réception. Enfin vous ferez pour le mieux.
« Le 22 mai, à quatre heures, tout le monde est arrivé pour le lunch. J’ai brûlé un vrai assortiment de parfums. Le samovar, avec son petit bruit de vapeur, appelait les convives... J’écartai la grande portière séparant le salon de la salle à manger et les invités prirent place autour de la table. Toutes ces belles dames riaient déjà bien haut et deux d’entre elles, au lieu de s’asseoir à table, se hissèrent sur un mignon coffre Renaissance qui se trouvait à côté de la fenêtre. Celle qui se tenait le plus près de la baie, se mit à jouer avec le gros gland du rideau, le faisant aller et venir comme si c’était une sonnette, sa voisine l’accompagnait par des mouvements de jambes : elle battait la mesure avec ses talons sur la façade du coffre, et toutes deux riaient en découvrant largement leurs dents d’ivoire. Les dames qui étaient à table les accompagnaient à l’unisson...
« Toutes, ma parole, elles étaient lancées dans une gaieté que je ne m’expliquais pas. Après tout, me disais-je, titre à part, elles sont femmes et, comme elles viennent de passer sous une ancienne porte de harem du Grand Turc transformée en portière de salle à manger, cela les a peut-être électrisées.
« Enfin, la princesse *** et M. Alexandre Dumas fils, les deux personnes les plus marquantes de la réunion, imposèrent le silence et il fut convenu qu’on ne parlerait qu’une personne à la fois. M. Dumas dit alors quelques drôleries de son cru. Derechef tout le monde était emballé. On ne s’entendait plus. Il y eut un nouveau rappel à l’ordre et ce fut Son Altesse qui prit la parole. Stimulée sans doute par ce que venait de dire M. Dumas, elle partit sur un sujet un peu scabreux. Mais on était chez un garçon : il fallait s’amuser !
« Plusieurs de ces dames ne tenaient plus en place. Elles passaient en revue tous les objets qui garnissaient la salle à manger. L’une d’elles fit remarquer la pose majestueuse d’un coq gaulois qui ornait une assiette en vieux Rouen. Une autre voulut absolument savoir pourquoi et la signification de la porte de harem qui fermait la salle à manger. Mon maître, mis en demeure de répondre, se déroba en riant...
« Ce fut le comble lorsqu’elles découvrirent, sur la cheminée, un éléphant et ses petits en porcelaine, ainsi qu’un gros porc avec sa compagne et leur progéniture. Chacune d’elles avait pris un objet, le retournant en tous sens, et le brandissant, à bout de bras, en l’air ; elles exigeaient que M. de Maupassant leur donnât la raison de la présence de ces objets chez lui... Monsieur essayait de s’expliquer, mais il ne pouvait arriver à se faire comprendre, car toutes parlaient à la fois, et chacune voulait une explication particulière ; elles l’entouraient, formant une grappe serrée : il était absolument pris d’assaut.
« Son Altesse et M. Dumas ne se tenaient plus de rire. Ils passèrent dans le salon ; l’essaim les suivit...
« Au départ, mon maître disait à Son Altesse combien il était flatté de l’honneur de sa visite. Elle lui répondit :
« — Oui, oui, mon cher petit, chez moi tant que vous voudrez, mais ici, oh ! non ! Je crois que j’en serais malade !... »
Malgré tout, Maupassant a été
enrôlé. Ce monde qu’il méprise le retient. Il en a l’horreur et l’adoration ensemble. Il dédaigne la foule pour ne plus ambitionner que le suffrage de l’élite. « Il
s’est plié tant qu’il a pu aux conditions de la vie salonnière. » Il s’est appliqué à respecter les conventions mondaines. Il a appris la terminologie des cercles. Lui, le beau primitif, s’est énervé dans les flirts d’usage. Lui, le grand mâle, il s’est évertué à argumenter sur l’amour. Lui, le canotier, qui avait toujours préféré le maillot à la jaquette, s’est soumis à la tyrannie des élégances et des modes. Ce parfait instinctif s’est guindé dans les disciplines et les raffinements d’une civilisation côtoyant la décadence.
Il a poussé cela jusqu’au dogme, jusqu’à l’enfantillage. Mon premier éditeur et ami, Eugène Fasquelle, que sa librairie, cette Comédie-Française du Roman, mit en mesure d’observer de très près toutes nos gloires, m’a conté, avec son éloquent sourire, l’anecdote que voici :
C’était quelques jours avant l’inauguration, à Rouen, du monument de Flaubert, à laquelle assistèrent Eugène Fasquelle, Goncourt, Zola, etc. À cette époque, on attachait encore une importance au costume. Émile Zola écrivit à Guy de Maupassant pour lui demander quelle tenue serait de mise à la cérémonie : veston, redingote, habit ?... Habit ! Pauvre Zola ! La réponse fut foudroyante. Il reçut le pneumatique suivant : « Chacun sait qu’on n’endosse jamais l’habit avant 6 heures du soir. — Guy de Maupassant. »
Il a tout supporté, même d’attendre pendant deux heures, premier arrivé dans une garçonnière, la venue de la mondaine curieuse de sensations neuves et de s’entendre dire, après le délire et les frissons obtenus :
— Vous êtes un amoureux étonnant, en effet... Pourquoi donc, faut-il, mon amour, que vous soyez toujours vêtu comme un meunier ?
Il a entendu cela et il s’est contenu !
Non sans peine ; même il a souvent « rué dans les brancards » et laissé la bride sur le cou à ses habitudes de taquinerie, de mystification, et rendu à cette élite les « coups d’épingle » qu’elle lui lançait trop souvent.
Dans un salon, un soir, il amena insensiblement la conversation du décolletage des femmes à l’anthropophagie et il déclara, avec le sérieux le plus complet, que la chair humaine était un aliment excellent. Son interlocutrice sursauta :
— Vous avez donc mangé de l’homme ?
— Non, répondit Maupassant très candide, de la femme ! C’est si délicat et si savoureux que j’en ai redemandé !
D’une autre de ces facéties fut l’objet un médecin naturaliste notoire, possesseur d’une importante bibliothèque de livres obscènes, — « ce qui, entre parenthèses, est toujours inquiétant », estime Léon Daudet qui a raconté le premier cette anecdote. «
Toujours inquiétant » ? Je ne le crois pas. Je ne crois pas non plus, comme le vigoureux auteur des
Morticoles, que cette facétie de Maupassant soit quelque chose de plus qu’une facétie et qu’il faille en tirer des conséquences d’ordre médical.
Donc, Maupassant vint demander un jour au médecin susdit de lui confier une édition illustrée du marquis de Sade. Il expliqua :
— Il s’agit de parfaire l’éducation d’une jeune cuisinière qui a de grandes aptitudes pour la débauche !
Revenons aux... représailles mondaines.
Il alla beaucoup plus loin que les mots. François a alertement conté quelques-unes de ses vengeances.
Et d’abord le demi-monde.
Lisez. La scène se passe en 1887.
« Mon maître me dit :
« — Je vais donner un dîner. Nous serons seize. Je sais qu’il n’y a de place que pour douze, mais on se casera tout de même ! C’est un dîner de fiançailles !
« Ce dîner n’était qu’un bon tour qu’on voulait jouer à la belle H..., pour se venger d’une mystification qu’elle s’était permise à l’égard de mon maître.
« Un Espagnol superbe, grand, blond, le teint rose, arrivé tout récemment de Madrid, était à la recherche d’une dame jolie et aimable, dont il voulait faire sa compagne. Il était immensément riche et devait s’installer somptueusement. Quatre dames, dont Mme H... furent invitées, pour qu’il pût choisir !
« Le bel Espagnol, qui était marquis, fut placé au bout de la table, ayant sous le regard les quatre dames qui ne le quittaient pas des yeux. Il régnait un calme relatif au début. Tout le monde se dévisageait avec un peu de gêne, mais on regardait surtout le richissime étranger. Quoique beau garçon, il était d’aspect bizarre ; trop grand, il ne pouvait arriver à placer ses jambes sous la table ; il avait un habit démesuré, un gilet jaune, un pantalon gris-bleu très clair.
« Le poisson venait d’être servi quand, tout haut, il me demanda le petit local ! Surprise générale. Mais lui, sans gêne, avait déjà défait ses bretelles et disparu. Une des invités, qui avait voyagé en Espagne, expliqua que, dans ce pays, il était tout à fait admis qu’on se dérangeât de table.
« L’Espagnol revenu, on causa installation... Il voulait un immense appartement, un tapissier très artiste, un marchand de chevaux de premier ordre (ce fut Ménage qui fut choisi). On le renseigna de tous les côtés de la table.
« ... Le marquis de San Pola buvait comme un trou, champagne et eau de seltz : il avait vidé à lui seul l’appareil de trois litres qui devait suffire pour tout le monde. Au rôti, il enleva son habit et demanda à prendre un peu d’air ; il vint quelques instants au salon où j’ouvris une fenêtre. Aussitôt, rire général dans la salle à manger.
« Quand la glace fut servie, se croyant sans doute déjà dans son appartement, il demanda deux chaises et des coussins et fit un petit somme. À son réveil, il aborda la question femmes... La petite Mme H..., avec sa bonne figure douce, était sûrement la plus belle, d’une fraîcheur de rose et gracieuse au possible. Aussi l’Espagnol n’hésita guère et le repas à peine terminé, l’emmena en simulant un état d’ébriété exagérée. La porte n’était plus assez large pour les laisser sortir et, dans l’escalier, le marquis, dégringolant les marches quatre à quatre, entraîna la jolie enfant, dans une descente victorieuse mais désordonnée.
« Lorsqu’ils furent partis, ce fut du délire. Tout le monde se tordait, les uns pleuraient, les autres sautaient. M. de Maupassant se tenant les côtes, trépignait dans la joie que la farce eût si bien réussi. Il savait que le lendemain, dès l’aurore, le “marquis” déposerait un louis sur la cheminée de la belle et disparaîtrait à l’anglaise. »
Changeons de monde. — Avril 1884. C’est toujours François Tassart qui parle :
« ... Le vendredi, à l’heure du dîner, je vois arriver deux dames d’un chic extraordinaire, très fortes toutes deux, très belles. Puis la sonnette retentit de nouveau. J’ouvre et je me trouve en face d’un collégien. Je le fais entrer au salon. Il se présente très gracieusement, salue d’abord mon maître, puis ces dames, de façon un peu gauche, en potache ahuri.
« Mais il retrouva vite son aplomb à table. Il fut charmant, racontant des histoires de “bahut” très drôles, comme quelqu’un qui connaît à fond tous les dessous de ces casernes de jeunes gens. Il était beau, avait la bouche très fine, avec un peu de duvet naissant sur la lèvre supérieure, un nez aquilin et les narines sensiblement dilatées, des grands yeux noirs et une chevelure crépue de petit nègre.
« Tout le dîner avait été arrosé de champagne. En arrivant au dessert, on était tout à la gaîté ; il y eut même des pieds mignons avancés sous la table et la scène devint des plus comiques. Ces dames attaquèrent de front le jeune sujet qui ne se laissa pas désemparer ; il leur tint tête sur toute la ligne et, tout en gardant sa pointe de timidité, il n’hésita pas à leur dire qu’il ne demandait qu’à leur prouver qu’il était un homme aimable et non dépourvu d’une certaine valeur. Elles riaient très fort, mais le collégien riait moins et semblait prendre son rôle fort au sérieux. Quant à mon maître, il tortillait du bout des doigts un marron glacé niché dans sa petite corbeille de papier ; il re mangeait plus, ne buvait plus, ne riait pas davantage : il tordait sa moustache et, de temps à autre, tirait sa petite mouche et la rentrait dans sa bouche. Soudain, il me jeta un regard ; ses yeux étaient mouillés et rouges. Il me dit :
« — François, donnez-nous le café, je vous prie.
« À 9 heures et demie, j’allai chercher une voiture pour monsieur le collégien qui devait être rentré pour 10 heures. Mon maître l’accompagna jusqu’à la porte et, lui serrant fortement la main, lui dit en appuyant sur ses mots :
« — Au revoir, mon ami.
« Ces dames voulurent savoir qui était ce charmant éphèbe ; elles ne le surent jamais.
« Le lendemain matin, j’apportai le thé à mon maître. — Il me pria de l’aider à changer de place quelques meubles. Tout en prenant ces dispositions, il riait à part lui. Tout à coup, il me dit :
« — Eh ! bien ! François, comment avez-vous trouvé, hier, le petit collégien ?
« — Il est tout à fait charmant.
« Alors, mon maître de rire très bruyamment.
« — Ah ! il est charmant !... Mais c’est une demoiselle ! Vous rappelez-vous la petite institutrice qui était venue, l’année dernière, me demander de la recommander au Ministre de l’Instruction publique ? C’est elle !... Ayant obtenu l’emploi qu’elle désirait, elle m’a écrit pour me remercier. Je me suis souvenu de son air gamin, et je lui ai demandé de bien vouloir venir jouer ce petit rôle qu’elle a, d’ailleurs, parfaitement rempli. Elle habite avec sa mère ; c’est une jeune fille très honnête. Mais avez-vous vu la tête de ces dames ? Elles sont parties convaincues que c’était un collégien de Condorcet. Je ne puis dire combien je me suis amusé. Je jouerai ce même tour à d’autres certainement. »
Il donna des coups de boutoir plus brutaux et directs.
Au cours d’une conversation, des dames s’extasiaient en apprenant qu’écrire est souvent aussi douloureux qu’enfanter. Et comme une adorable femme, ouvrant ses grands yeux vides, demandait étourdiment :
— Pourquoi écrivez-vous, alors ?
Maupassant la fixa avec compassion et répondit :
— Mon Dieu, Madame, il vaut peut-être mieux faire cela que de voler !
Pour être juste, il faut retenir qu’il vécut aussi
dans le monde des heures intimes tout à fait charmantes. Remémorons-nous la jolie scène contée dans
Amitié amoureuse (Calmann-Lévy, éd.) :
« ... Je me souviens d’un de ces déjeuners où étaient présents, entre autres, Jean Baudry, Guy de Maupassant, Renan. Maupassant avait fait apporter pour Hélène, par son fidèle François, une grande valise pleine de jouets, de ces joujoux de treize à quarante-cinq sous des petits boutiques ambulantes des boulevards.
« Après le déjeuner, on vida la valise sur le tapis où, jolie dans sa robe décolletée qui laissait voir sa peau rose encore pleine de lait, sa chair fraiche et ronde de baby de deux ans, Titelène, assise par terre, trônait. Et c’étaient des étonnements, des cris de joie, aussi bien des grands que de la petite, sur les mille combinaisons de mouvements de tous ces jouets ; ils roulaient, marchaient, sifflaient, couraient. Une vie lilliputienne grouillait autour de ma fille qui, géante, se donnait de temps en temps le plaisir d’écraser un objet de ce petit monde mis en mouvement par des ficelles.
« Que croyez-vous que faisaient, devant ce spectacle, mes hommes illustres ? Qu’ils philosophaient ? Point. Tous vautrés sur le tapis, ils attrapaient au passage et se renvoyaient l’un à l’autre petits bonshommes, toupies, porteuses de pain, moulins à vent, vélocipèdes, tournant, voletant, papillonnant. Et c’étaient des cris :
« — La ficelle ! Où est ma ficelle ? Bon, Baudry me l’a chipée et l’accapare !
« — Mais non, c’est Maupassant qui la mange !
« — Oh ! regardez ça, mes enfants : c’est trouvé !
« Et des enthousiasmes, des joies et des baisers à Hélène qui, s’avisant dans cette foule de jouets d’en détester un, un moulin qui marchait en même temps qu’il tournait les ailes — pourquoi ? quel mystère que le cerveau des petits ! — crachait vaillamment dessus toutes les fois qu’il passait à portée de sa bouche.
« Et pendant ce temps-là des gens venaient, très graves, me faire des visites. À chaque coup de timbre on fermait précipitamment la porte qui sépare le grand salon du petit ; je recommandais à tous d’être bien sages, de ne pas faire de bruit, et, bien sérieux, j’allais recevoir le visiteur dans le petit salon. Quand mes joueurs ne se mettaient pas tout à coup à hurler de joie, ça allait bien. Autrement, j’expliquais... vaguement. Mais si le nouveau venu était un ami des grands hommes, on l’introduisait, et peu après, c’était un ventre de plus par terre. Et Tite-Lène, autant amusée des gambades de ses grands amis que des courses de ses pantins, montrait ses quenottes, se laissait bécoter, enlever triomphalement dans les airs. »
Dans le même ordre d’idées, voilà un autre joli tableau :
« ... Je n’oublierai jamais un certain après-midi de 1888 que Maupassant passa dans la maison que j’habitais à Aix-les-Bains. Assise sur le tapis, ma petite nièce jouait au docteur avec ses poupées. Elle prenait gravement la parole au nom d’un médecin imaginaire et tâtait le pouls de la poupée. Un cri discret résonna tout à coup dans la pièce : c’était Maupassant qui l’avait poussé. Et, comme Hélène levait sur lui ses jolis yeux vert pâle, douloureusement étonnés, le maître alla d’un bond tomber sur le tapis et lui demanda la permission de jouer avec elle. Il se chargea du rôle de docteur et le tint jusqu’à la fin. J’eus ainsi l’occasion d’admirer avec quelle connaissance des détails caractéristiques et quel sentiment des nuances il sut représenter le personnage, ne négligeant rien de ce qui pouvait en donner l’illusion. L’homme que je voyais assis là, devant moi, sur le tapis était, en effet, un autre homme, ayant des préoccupations autres que celles qu’on pouvait supposer à un Guy de Maupassant ; c’était le vrai médecin jugeant la vie à travers ses plaisirs et ses soucis particuliers. De temps en temps, les traits du romancier perdaient leur gravité d’emprunt pour s’éclairer d’un tendre sourire à l’adresse de la gamine. Sa main se posait sur la petite tête blonde de l’enfant qui, son pur
et délicat visage levé vers lui, le regardait avec une joie franche et naïve. Après quoi, il reprenait son rôle de docteur. » (Mme X... :
Guy de Maupassant intime.)
On pourrait multiplier les anecdotes sur ce chapitre, mais il n’est bon de les grouper qu’autant qu’elles sont significatives, qu’autant qu’elles éclairent l’existence physique et morale de Maupassant.
De tant de joies et de rancœurs, de triomphes et de vexations alternés, d’élans d’amour et de cris de haine étouffés au moment où ils allaient jaillir, Maupassant n’a gardé, en dernière analyse (après avoir essayé vainement de se libérer par des voyages), qu’un dédain à peu près complet pour la femme en général et la mondaine en particulier, et un dégoût profond du monde — de ce qu’il croyait pouvoir appeler l’élite.
Il a proclamé cela vingt fois.
Son dédain de la femme ? Lisez dans Le Colporteur :
« ... Je n’ai jamais aimé. Je crois que je juge trop les femmes pour subir beaucoup leur charme. Il y a dans toute créature l’être moral et l’être physique. Pour aimer, il me faudrait rencontrer entre ces deux êtres une harmonie que je n’ai jamais trouvée. Toujours l’un des deux l’emporte trop sur l’autre, tantôt le moral, tantôt le physique... L’intelligence que nous avons le droit d’exiger d’une femme pour l’aimer n’a rien de l’intelligence virile... Les jolies femmes, le plus souvent, n’ont pas une intelligence en rapport avec leur personne... Pour aimer, il faut être aveugle, se livrer entièrement, ne rien raisonner, ne rien comprendre... »
En cela, il a des idées semblables à celles de son maitre Flaubert et de son paternel ami Alexandre Dumas fils. C’est ce qu’il exprimait un jour à Étretat par cette boutade :
— Je ne quitterais pas une truite saumonée pour la belle Hélène en personne !
Il n’a pas longtemps cherché l’âme sœur. Et lorsqu’il exposait ses théories là-dessus devant sa mère, celle-ci, doucement railleuse, murmurait :
— Eh ! bien, Guy ? Et moi ?
À quoi il répondait, très grave :
— Toi, tu n’es pas comme les autres.
L’amour ne fut pour lui, en définitive, que la sensualité. Il n’eut jamais un durable accès dans sa vie morale.
Son profond dégoût du monde ? Il disait de la mondaine intellectuelle, de la cérébrale des salons littéraires :
— Ce genre de femmes se pare d’idées comme elle porte des pendants d’oreilles, comme elle porterait un anneau dans le nez si c’était la mode !
Et il écrivait :
« ... Tout homme qui veut garder l’intégrité de sa
pensée, l’indépendance de son jugement, voir la vie, l’humanité et le monde en observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue et de toute religion, doit s’écarter absolument de ce qu’on appelle les relations mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse qu’il ne pourra fréquenter ses semblables, les voir, les écouter, sans être, malgré lui, entamé par leurs convictions, leurs idées et leur morale d’imbéciles. » (
Amitié amoureuse, p. 50.)
Il s’écriait encore :
« ... Je ne veux plus rencontrer un prince, plus un seul, parce que je n’aime pas rester debout des soirées entières, et ces rustres-là ne s’asseyent jamais, laissant non seulement les hommes, mais toutes les femmes perchées sur leurs pattes de dindes, de neuf heures à minuit, par respect de l’Altesse royale. Et quelles comédies admirables se jouent-là ! J’aurais un plaisir infini — vous entendez, infini ! — à les raconter si je n’avais des amis, de charmants amis parmi les fidèles de ces grotesques. Mais le prince de X..., la princesse de N..., la duchesse M..., le duc de B..., lui-même, sont si gentils à mon égard que, vraiment, ce serait mal. Je ne peux pas, mais ça me tente, ça me démange... » (Amitié amoureuse, p. 50. Lisez aussi Sur l’Eau, pp. 31 et suiv.)
L’éminent lettré Octave Uzanne, qui s’y connaît
en matière de fierté, a tout récemment dessiné l’attitude de Maupassant ainsi :
« ... Il fut hostile au mariage, dédaigneux des Académies, originalement insociable, imperméable à ces honneurs qui, disait ironiquement son maître, Flaubert, ne conviennent qu’aux modestes, assez humbles d’esprit pour se croire honorés d’une distinction quelconque provenant d’un gouvernement démocratique ou d’un groupe aristocratique. Il fut donc en cela, par sa vie même, un exemple d’homme de lettres digne de toutes les admirations et de tous les respects. Aussi le monde qui essaie de salir les bonheurs qu’il ne partage pas, et d’envahir les retraites où s’isolent ceux en qui la conscience humaine représente une entière unité, le monde qui ne peut comprendre qu’on ne se mêle pas à son tourbillon vide, aurait certes fait grise mine au grand romancier, constant franc-fileur sur le Bel-Ami, si l’extériorité du maître ne lui était apparue s’être, un moment, familiarisée avec le snobisme de son temps, et si le destin cruel ne lui avait réservé un lent et atroce supplice d’agonisant susceptible d’en imposer à toutes les inconscientes rancunes des collectivités qu’on néglige. »
C’est net et complet. Le moment est peut-être venu de fixer les idées en ce qui concerne la légende du mépris de Guy de Maupassant pour la Légion d’honneur et pour l’Académie.
Suivant le mot d’Henri d’Alméras, s’il eut plus d’une vanité, il n’eut pas celle des décorations. En cela encore, il s’accordait avec Flaubert qui lui écrivait en 1878 : « Axiomes :
Les honneurs déshonorent. Le titre dégrade. La fonction abrutit. Écrivez ça sur les murs. » Mais il n’eut pour la Légion d’honneur ni mépris, ni dédain, et quand Spuller le fit avertir officieusement qu’il tenait à la lui donner le 14 juillet 1888, il pria, officieusement aussi, le ministre de l’oublier. On déforma sa pensée. Un document nous la restitue. C’est un brouillon de lettre, surchargé de ratures, que sa famille retrouva dans ses papiers personnels. On ignore à qui elle fut adressée ; qui sait, même, si au moment de l’expédier, Maupassant ne s’avisa pas qu’elle était, en fait, inutile ? Peu nous importe. Ce qui nous intéresse c’est la pensée du grand romancier. Voici ce document, — cette mise au point :
J’espérais vivement et vainement n’être point cité parmi ceux qui ont refusé la croix. Votre article me démontre que j’ai eu tort d’espérer cela. J’ai lu d’ailleurs des échos et reçu des lettres qui me prouvent qu’on a fait, à ce sujet, quelque bruit. Je n’y suis pour rien et j’ignore qui a répandu la nouvelle un peu erronée qui court.
On ne m’a point proposé la croix ; on m’a interrogé seulement pour le cas où le ministre songerait à moi. J’ai répondu que je considérais comme une grossièreté de refuser une distinction très recherchée et très respectable — mais j’ai prié qu’on ne me l’offrît point et qu’on demandât au ministre de m’oublier.
J’ai toujours dit, tous mes amis en pourraient témoigner, que je désirais rester en dehors de tous les honneurs et de toutes les dignités. J’ai eu soin de le répéter souvent, et depuis fort longtemps, afin qu’on ne me suspectât point d’arrière-pensée à un moment donné.
Quant à mes raisons, elles sont trop nombreuses pour être écrites.
Une seule suffirait, d’ailleurs. Je n’admets point de hiérarchie officielle dans les lettres. Nous sommes ce que nous sommes sans avoir besoin d’être classés.
Si la Légion d’honneur n’avait point de degrés je la comprendrais davantage, mais les grades constituent une échelle de mérite vraiment par trop fantaisiste.
Vous avez cité Edmond de Goncourt. Peut-on contester sa haute valeur et surtout son influence sur la littérature contemporaine ? Personne, peut-être, n’en eut plus que lui.
Or, il demeure chevalier de la Légion d’honneur, tandis que les grades supérieurs sont réservés sans doute à ses élèves2.
Quand on est décidé à ne jamais rien solliciter de personne, il vaut mieux vivre sans titres honorifiques, car si on en obtient un, par hasard, sans intrigues, on est presque certain d’en rester là, et... quand on prend du ruban, on n’en saurait trop prendre.
Cette raison n’est peut-être pas la meilleure, mais quand on n’a point envie d’une chose, la moindre raison vous décide à ne la point demander, et à empêcher qu’on vous la donne. Je tenais cependant à vous dire, après votre article, que j’ai, pour la Légion d’honneur, un grand respect, et je ne voudrais point qu’on crût le contraire.
Recevez, Monsieur et cher Confrère, l’assurance de mes sentiments dévoués.
En ce qui concerne l’Académie française, je trouve dans une lettre que m’écrivait dernièrement l’excellent et renseigné François Tassart, ce passage qui fixe un petit point d’histoire :
« Une chose qui lui aurait fait plaisir (à Maupassant) c’eût été de voir la croix de la Légion d’honneur sur la poitrine de Mme Madeleine Lemaire, bien qu’il eût refusé pour lui-même cet honneur, malgré l’insistance de M. Spuller. Une autre eût été de voir son ami M. Maurice Donnay, du Chat-Noir, assis sous la coupole, — honneur qu’il a encore refusé, — ce qui contraria son autre ami, Alexandre Dumas, à un tel point qu’il en eut un commencement d’ictère.
« Quelques jours après son refus d’entrer à l’Institut, Monsieur de Maupassant me disait :
« — C’eût été beau, pourtant, d’être académicien à trente-neuf ans... »
Aux honneurs, et au monde, l’auteur de
Notre Cœur préféra toujours ses camaraderies de jeunesse, les familiers de Croisset, de Médan, et quelques autres amis choisis, au premier rang desquels il convient de citer : Édouard Rod, dont il protégea les débuts au
Gil Blas ; Georges de Porto-Riche, à qui sont dédiées
Les Sœurs Rondoli ; Paul Hervieu ; Léopold Lacour, qu’il avait connu à Étretat par l’entremise de Mme Lecomte du Nouy qui y possédait une villa : La Bicoque ; Edmond de Goncourt, avec qui les relations devinrent rapidement difficiles ; Taine, qu’il allait voir à Aix-les-Bains, et qui, lorsqu’il fut très malade, lui conseilla un séjour à Champel ; Alexandre Dumas et Paul Bourget surtout. Il y a trop de parenté entre l’inspiration de Maupassant et celle de Bourget pour qu’on puisse douter que, chez Mme Cahen d’Anvers, où ils triomphaient ensemble, ou ailleurs, ces deux amis se communiquaient leurs idées. Il serait intéressant de déterminer quelle influence ils eurent l’un sur l’autre et dans quel sens elle s’exerça. Le comte Primoli a tenté de le faire à l’aide d’une terrible anecdote confiée à M. Diego Angeli. La voici en peu de mots :
Avant son mariage, Paul Bourget fut de passage à Rome en même temps que Maupassant ; Joseph Primoli les guidait à travers la Ville Éternelle. Un soir, probablement sur l’initiative de Guy (
qui n’aimait guère que le visage secret des villes : il s’enfuit littéralement de Londres quand, en 1886, le baron Ferdinand de Rothschild l’invita au château de Wadesden !), les trois hommes convinrent de visiter les bouges de Cosmopolis. Joseph Primoli mena donc ses amis dans une Maison Tellier, une « boîte à soldats », près du palais Primoli, rue Tordi-Noma, vis-à-vis du Pont Saint-Ange. Les pensionnaires de l’établissement s’empressèrent, et Maupassant, naturellement séduit par la carnation d’une des filles, quitta « le salon » en sa compagnie. Lorsqu’il revint, après un temps très court, il trouva Paul Bourget toujours calme à la même place. Alors le canotier de Chatou lui cria joyeusement, à travers la pièce :
— Eh ! bien, mon cher, à présent, je la comprends, votre psychologie !
Ce mot peut être rapproché d’une de ses boutades favorites :
— Le génie c’est un bon estomac !
Mais c’est là un procédé de critique bien rudimentaire et bien imprécis !
Ces voyages intermittents, ces essais de libération ne lui suffirent bientôt plus. Pourtant, ils lui valurent des heures bienheureuses. La seule fois, peut-être, que François le vit
complètement heureux,
ce fut en Algérie. L’affectueux serviteur m’a rapporté cela aussi :
« Au cours de notre voyage à Boghar, M. Chambige, administrateur civil, eut l’amabilité d’organiser une fantasia en l’honneur de M. de Maupassant. Plusieurs centaines de cavaliers la composaient. Ils montrèrent leur savoir en des courses folles, jetant des cris et des sifflements dans l’espace et tirant des coups de fusil qui faisaient trembler les cailloux recouvrant les tombes du cimetière nomade voisin.
« Il y eut ensuite le mouton rôti en plein air et c’est sous la tente baignée de soleil que M. de Maupassant vit servir les portions à la mode arabe.
« Je puis dire que c’est là, dans une vapeur de chaleur douce, que j’ai vu le plus de joie sur le visage de l’auteur d’Au Soleil. »
Or le monde le reprenait ensuite. Bientôt, écœuré, avide d’isolement, fuyant la réalité, il quitta définitivement Paris, et aussi Étretat (nous l’avons vu renoncer même à La Guillette en 1889). Il va vers le soleil et vers la mer.
Il n’a pas conscience de s’être dangereusement déraciné et (Pol Neveux l’a fort bien discerné) « ses fréquentations récentes, ses nouvelles directions d’esprit semblent atténuer la sûreté de l’ancienne ordonnance qui dessinait ses œuvres comme
d’anciens jardins ». La composition de
Mont-Oriol est particulièrement négligée. « En abandonnant ses petites gens qui lui avaient donné la gloire, Maupassant, peu à peu, s’éloigne de la tradition française. Dans les salons, il a rencontré l’âme étrangère ; il a écouté les muses septentrionales, et leurs chants voilés, en mineur, par leur mystérieux symbolisme, ont séduit sa curiosité en troublant sa vision... En perdant son impassibilité, il a perdu son génie. » (Pol Neveux,
Guy de Maupassant LXXXII, LXXXIII, Conard, 1908.)
Et la maladie qui n’a jamais cessé de veiller en lui s’éveille et s’exacerbe, — déjà.
1 À cette époque, le papier à lettres de Guy de Maupassant est timbré d’une couronne. (Voir l’autographe de la collection Armand Godoy.)
2 Il exprimait la même pensée dès le 11 septembre 1878. Il écrivait à sa mère ce jour-là : « ... C’est Mac-Mahon qui a refusé de signer le décret nommant officier de la Légion d’honneur Ernest Renan, qu’il confondait du reste avec M. Littré ! Quels insondables puits de stupidité que ces hommes qui gouvernent les autres ! Un chef d’État — le prince de Galles en eût fait autant — qui ne distingue pas Renan de Littré, qui ignore ce qu’ils ont fait ! — Il est vrai de dire que les noms de Renan et de Littré feront plus de bruit dans l’histoire que le vaincu glorieux mais stupide qui tient nos destins. Flaubert a de nouveau refusé la croix d’officier ; il a bien fait ; mais Bardoux, pour l’amadouer, s’obstine à lui donner. Flaubert cédera-t-il ? Il s’amoindrirait. »
0 La seule distinction qu’il ait jamais ambitionnée est la médaille de sauvetage, qu’il n’eut jamais. En mai 1889, il dit à son fidèle et dévoué François, en sortant d’un restaurant voisin du pont de péage, qui reliait Vermouillet à Triel :
0 — Ce pont suspendu et tremblant fait l’effet d’un vieillard atteint de la danse de Saint-Guy... et cette Seine, je la connais ! Elle m’a donné de bons moments et aussi des rhumatismes dont je ne puis me débarrasser. Je lui tiens un peu rancune pour ces derniers — peut-être plus encore parce qu’elle m’a refusé jusqu’à présent l’occasion d’avoir la médaille de sauvetage. J’ai pourtant retiré de ses eaux treize noyés, onze morts et deux vivants ! Les morts ne comptent pas. Mes deux vivants faisant partie de sociétés restent donc aussi sans effet. Alors, il faudrait une occasion nouvelle pour avoir une médaille que je souhaite tant...