Georges Normandy : Maupassant, Rasmussen, 1926, pp. 124-170.
La Gloire et le Monde La Maladie L’Écrivain

VI
La Maladie.

La maladie qu’il portait en lui depuis toujours sommeillait.
Elle sommeillait mal, en vérité ! Tous ceux qui connaissaient bien le grand écrivain, avaient pu constater chez lui, depuis longtemps, de curieuses, voire d’inquiétantes anomalies.

Je ne réimprimerai pas ce que j’ai écrit dans le premier chapitre de ce livre. Mais pour plus de clarté, j’apporterai ici d’autres constatations de l’état physique de Mme Laure de Maupassant. Au début du mois de novembre 1878, Guy écrivait à Flaubert : « Ma mère va fort mal et ne se trouve même pas en état de quitter Étretat. » À cette époque, en effet, l’admirable et malheureuse mère de l’écrivain était condamnée à vivre dans les ténèbres : la lumière la faisait crier de douleur. Flaubert le mandait alors à Mme des Genettes.
Le jeudi soir, 6 février 1879, l’auteur de Salammbô écrivait à Guy : « Ce que vous me dites de votre maman me désole et je vous plains bien1 ».
Nous avons constaté chez Guy des symptômes vagues qui se précisent vers 1880 : migraine et troubles pupillaires.
D’une part, pour les troubles pupillaires, ce texte de Flaubert (6 mars 1880) nous fournirait un argument supplémentaire s’il le fallait : « ... Ton œil m’embête, et je voudrais bien en avoir le cœur net, savoir le fond, la cause. »
D’autre part, ce passage d’une lettre de Mme Lecomte du Nouy au docteur Pillet confirmerait ce que j’avance en ce qui concerne les migraines, s’il en était besoin : « Pour ses migraines, je me souviens que Maupassant s’en est toujours plaint, — et c’est ce qui l’a entraîné à abuser des stupéfiants. »
François Tassart m’écrivait récemment : « Un soir, M. de Maupassant, en rentrant s’habiller pour aller dîner en ville, me dit :

« — J’ai gardé ma voiture, car, avenue Friedland, on est exact, et je ne suis pas en avance.

« À ce moment, je remarquai, dans la glace, que sa lèvre inférieure faisait, en une sorte de tremblement convulsif, danser sa mouche. »

Sur les migraines comme sur les troubles pupillaires les références sont nombreuses. Choisissons-en quelques-unes.

Sur les migraines, nous avons le témoignage de M. Léon Gistucci. C’était en 1880. Mme de Maupassant passait l’été dans la montagne, à Bastelica, où le docteur J.-B. Folacci, oncle maternel de M. Gistucci, lui donnait ses soins. Guy vint à Ajaccio quelques temps après l’arrivée de sa mère dans l’île. Après l’avoir vu nager à ses côtés « avec un air particulier d’allégresse et de force », M. Léon Gistucci faisant visite à l’écrivain, quelques jours plus tard, à l’Hôtel de France, eut la surprise de le trouver alité. « ... Je demeurai saisi, déclare-t-il, en voyant mon beau compagnon de “nage”, couché de tout son long sur son lit, la face pâle, congestionnée par places, la tête enveloppée de linge et les yeux clos... Il ouvrit les yeux, me tendit la main. Comme je m’excusais, faisant mine de me retirer, il m’arrêta d’un geste :

« — Ce n’est rien, murmura-t-il. C’est la migraine.

« Et, avec un sourire qui me parut douloureux, il m’invita à m’asseoir, à l’attendre jusqu’à ce que la crise fût passée.

« La crise ne passait pas.

« C’était la migraine, en effet, qui le tenaillait, “l’horrible mal” dont il devait dire plus tard (dans son livre Sur l’Eau) qu’il “broie la tête”, “égare les idées” et “disperse la mémoire comme une poussière au vent”.

« Inquiet maintenant, je m’assis devant la table où s’étalaient de grands feuillets de papier fraîchement noircis, — un article (La Patrie de Colomba) qu’il venait d’écrire pour le Gaulois et qui devait partir par le bateau le soir même. Je pris un numéro de ce journal qui traînait sur une chaise, mais je ne pus lire. Mon regard allait sans cesse, attristé, de la table où séchaient les feuilles manuscrites, portant la vive pensée de l’auteur, au lit, au banal lit d’hôtel où il semblait agoniser2. »

Comment ne pas constater, après tout cela, que Mme Laure de Maupassant fit de pieux mensonges et créa de respectables légendes ? Si nous voulions bien chercher nous la mettrions en contradiction flagrante avec elle-même, comme nous la voyons en contradiction absolue avec son célèbre enfant, — par exemple, lorsqu’elle parle de la ferveur religieuse de Guy, alors que ce dernier confiait à son compatriote et ami Hugues Le Roux : « ... Tout petit, les rites de la religion, la forme des cérémonies me blessaient. Je n’en voyais que le ridicule. »
Sur les troubles pupillaires, Flaubert écrivait encore à Guy, au commencement de 1880 : « Il m’est revenu tant de bêtises sur le compte de ta maladie que je serais bien aise, pour moi, pour ma seule satisfaction, de te faire examiner par mon médecin Fortin. » Nous connaissons par une lettre du même auteur (à sa nièce) que cette visite eut lieu peu après : « Fortin, à ma prière, a tantôt, pendant plus d’une heure, examiné mon disciple (Maupassant). Je ne sais pas son opinion. »
Le 16 avril de la même année, l’auteur d’Un cœur simple revient sur cette question : « ... Ton œil te fait-il souffrir ? J’aurai dans huit jours la visite de Pouchet qui me donnera des détails sur ta maladie à laquelle je ne comprends pas grand-chose. »
On sait que les anomalies pupillaires jouent un rôle de premier plan dans le diagnostic de la paralysie générale. Une lettre du docteur Landolt à M. Lumbroso lève là-dessus nos derniers doutes. « ... Je vous dirai, écrit-il, que je connaissais depuis longtemps l’auteur par ses œuvres, lorsqu’il s’adressa à moi pour quelques troubles visuels. Ce mal, en apparence insignifiant, me fit prévoir cependant, à cause des troubles fonctionnels qui l’accompagnaient, la fin lamentable qui attendait fatalement (dix ans plus tard) le jeune et autrefois si vigoureux et vaillant écrivain. »
La maladie paraissait sommeiller : en réalité elle progressait lentement mais sans cesse. Cinq ans plus tard, voici à quel stade elle arrivait déjà : « ... Vers 1885, alors qu’il était en plein épanouissement de santé physique et morale, Guy de Maupassant avait d’étranges hallucinations. Je l’ai vu, plus d’une fois, s’arrêter au milieu d’une phrase, les yeux fixés dans le vide, le front plissé, comme s’il écoutait quelques bruits mystérieux. Cet état ne durait que quelques secondes, mais, en reprenant la parole, il parlait d’une voix plus faible et, soigneusement, espaçait ses mots. Cela lui arriva assez souvent au cours de plusieurs années et pendant que nous étions en tête-à-tête, je lui demandai une fois de m’expliquer la cause de cette interruption. Il me répondit, en riant, qu’elle était certainement due à un peu de fatigue.
« Il semblait alors ne plus reconnaître sa propre voix qui lui résonnait aux oreilles comme si elle était celle d’un étranger.
« — Quoique le diapason de ma voix soit ordinaire, disait-il, j’ai l’impression de crier si fort que je m’attends à voir ceux qui m’écoutent se boucher les oreilles. En même temps, il me semble que j’ouvre la bouche très grande en parlant, et que je fais d’affreuses grimaces. Et quand je me tais, mes oreilles sont blessées par un bourdonnement étrange qu’on dirait émis par plusieurs voix humaines parlant à la fois au fond d’une cave.
« Mais cela ne l’inquiétait pas plus que moi. Je ne commençai à y attacher de l’importance qu’après sa maladie et sa mort. » (Mme X*** Guy de Maupassant intime, Grande Revue, 20 oct. 1912.)
Voici deux autres déclarations où il faut faire probablement la part des stupéfiants absorbés pour combattre les migraines :
1° « — Savez-vous qu’en fixant longtemps mes yeux sur ma propre image réfléchie dans une glace, je crois parfois perdre la notion du moi ? En ces moments-là tout s’embrouille dans mon esprit et je trouve bizarre de voir là cette tête que je ne reconnais plus. Alors, il me paraît curieux d’être ce que je suis, c’est-à-dire quelqu’un. Et je sens que, si cet état durait une minute de plus, je deviendrais complètement fou. Mon cerveau se viderait peu à peu de pensées. » (Mme X***, Ibid.)
Cette dernière sensation se retrouvera nettement quatre ans plus tard, en 1889, quand il écrira, d’Étretat, à sa mère : « À peine revenu à Étretat, je suis repris de migraine, de faiblesse et d’impatience nerveuse... Dès que j’écris dix lignes, je ne sais plus ce que je fais : ma pensée fuit comme l’eau d’une écumoire. »
2° « — Vous est-il jamais arrivé, me dit-il une autre fois, de trouver tout drôle votre nom dans votre propre bouche ? Moi cela m’arrive souvent. Je prononce mon nom à haute voix, plusieurs fois de suite, puis je n’y comprends plus rien — et, à la fin, j’épelle chaque syllable, sans comprendre davantage. Alors, je ne sais plus rien, je perds la mémoire et je reste là comme halluciné, à émettre des sons dont je ne puis pénétrer le sens. » (Mme X*** : Guy de Maupassant intime.)
Au vrai, sa maladie avait évolué doucement. Elle s’était développée avec lui, exceptionnellement favorisée, d’ailleurs, par la vie anormale qu’il menait. Fatigue physique, surmenage intellectuel, abus des excitants artificiels pour combattre la migraine — remèdes pires que le mal.
— Je n’ai fait qu’entrevoir le célèbre auteur de Boule de Suif, nous a dit le grand poète Henri de Régnier, mais il me donna l’impression d’un homme qui sent venir sa propre catastrophe. Tout en lui murmurait l’avertissement, jusqu’à ces bruits inexplicables et imaginaires qui lui bourdonnaient aux oreilles et le suivaient partout. Il se plaint de cette persécution auditive dans une lettre qu’il m’écrivit à l’occasion de l’envoi que je lui avais fait d’une plaquette de vers à la suite d’une rencontre chez José-Maria de Heredia.
Guy crut agir sagement en voyageant sans cesse, en se promenant à bord de sa Louisette d’abord, puis en risquant de grands parcours avec son yacht Bel-Ami, acquis dès 1886, — ce Bel-Ami à l’aide duquel il se promettait de faire escale, au hasard, « dans quelque petit port espagnol ou algérien » où le calme le retiendrait3. Il continuait ainsi à suivre la plus déplorable hygiène — et le Dr M..., de l’Académie de Médecine, qui avait un pied-à-terre à Théoule, non loin de ce viaduc de la Rague, dont les arches encadrent à souhait la splendeur de la Méditerranée, ne le lui cachait pas, peu de temps, hélas ! avant qu’il ne fût trop tard. « Cet homme, écrivait, de ce savant, Guy de Maupassant, est charmant et me connaît comme s’il était mon proche parent ». Il mandait à sa mère, dans la même lettre, ce qui suit — et reste trop éloquent :

« ... Avant-hier, comme je n’avais pu aller le voir, il arrive chez moi.

« Il me dit : “Allons, causons. Puisque j’ai la chance de vous rencontrer, ce que je désire depuis longtemps, je vais vous donner des conseils de sage, car vous avez mené une vie de travail qui aurait tué dix hommes ordinaires. Il y a longtemps que je voulais vous prévenir. Vous avez publié vingt-sept volumes en dix ans ; ce labeur fou a mangé votre corps. Le corps se venge aujourd’hui et vous immobilise dans votre activité cérébrale. Il vous faut un très long repos et complet, monsieur. Je vous parle comme je ferais à mon fils. Ce que vous m’avez raconté de vos projets ne me dit rien de bon. Que comptez-vous faire ? Il faut d’abord quitter Paris... Ne retournez pas à Nice, c’est une ville énervante comme aucune autre ; en été, le port est un enfer, le Mont-Boron également.”

« J’ai parlé de mon bateau. Il m’a dit :

« — Je le connais. Je le trouve très joli. C’est un charmant joujou pour un garçon bien portant qui se promène en promenant des amis, mais ce n’est pas une habitation de repos pour un homme fatigué de corps et d’esprit comme vous.

« Par les beaux jours, c’est l’immobilité sous le soleil éclatant sur un pont brûlant, à côté d’une voile éblouissante. Par les autres jours, c’est une inhabitable demeure sous la pluie, dans les petits ports.

« Il serait deux ou trois fois plus grand et confortable, comme un logis, je vous dirais : “allez-y !” Ou bien, vous seriez dans un pays presque sans maisons, au bord de la mer et boisé, et seul, je vous dirais : “Servez-vous tous les jours de ce bateau, mais ne vivez pas dessus sans autre domicile.” Je vous voudrais très isolé, dans un pays très sain, ne pensant à rien, ne faisant rien, et surtout ne prenant aucun médicament d’aucune sorte. Rien que de l’eau froide.

« Voilà !... Quant à moi, j’hésite tout à fait. Je ne sais plus que faire. J’ai envie pourtant d’essayer de la mer. Si cela ne réussit pas, j’irai dans les Pyrénées qu’on me recommande beaucoup. Nous causerons de ça dans quelques jours. En tout cas, je fais faire pour mon bateau une tente très épaisse couvrant tout le pont, qui m’assurera dedans un asile, petit, mais frais, quel que soit le soleil dans les ports. En mer, si nous marchons par des jours trop chauds, je resterai dans l’intérieur comme dans un petit salon bleu où je pourrai sommeiller comme chez moi. Dans les petits ports qui me plairaient, je passerais huit jours, en me promenant surtout dans les ports d’Espagne, après un essai assez long sur la côte de Provence pour être tout à fait renseigné. »

Si touché qu’il soit, il ne suivra donc pas les conseils du docteur. On pourrait se demander si ce n’est pas parce qu’il sait ou qu’il pressent qu’ils seront inutiles — voire s’il n’agit pas par désespoir... ou par dégoût — et ses derniers actes conscients ne sont peut-être pas pour infirmer cette hypothèse. Tous ceux qui l’ont connu ont émis des doutes à cet égard. Paul Bourget se demandait, dans l’Écho de Paris du 8 mars 1893 : « Y avait-il à cet endolorissement caché une autre cause que la maladie physique, obscurément et confusément perçue ? Maupassant a-t-il traversé, dans son existence de cœur, quelque grande épreuve impossible à oublier jamais tout à fait ? »... Henry Fouquier, qui l’avait bien connu à ses débuts, écrivait, en octobre 1897 :
« ... Assez longtemps avant que sa raison s’égarât, les femmes avaient troublé sa vie parce que, ayant commencé par les désirer sans tendresse, il ne sut pas, plus tard, les aimer assez simplement. Elles prirent une terrible revanche sur l’homme qui les avait d’abord un peu méprisées. » Jean Lorrain, plus explicite, imprimait à la même époque (je l’ai déjà rapporté plus haut) :
« Dans la haute société israélite, Maupassant devait “rencontrer la femme, la capricieuse et l’ennuyée dont la fantaisie féroce hâta le déséquilibrement du pauvre grand écrivain. C’est à une mondaine que la littérature doit la disparition du talent de Maupassant” ». — Enfin, Lucien Descaves, dans l’Écho de Paris, du 24 octobre 1897, faisait une promesse : « ... De ce côté encore (la société des femmes du monde) quelles amertumes, quels déboires, quelle dérision ! ... Je raconterai un jour une scène effroyable, terminée par le coup de marteau, peut-être décisif, qu’une coquine asséna sur cette belle intelligence déjà chancelante... C’est d’une cruauté sauvage, inouïe !... » Cette promesse, le maître ne l’a pas tenue. Je lui ai demandé, en juillet 1925, de vouloir bien conter la scène promise, dont l’importance ne peut échapper à personne. Il m’a répondu : « Je me souviens trop mal (après 28 ans !) de l’histoire à laquelle vous faites allusion pour la raconter avec autorité. » Je respecte trop la personne et le talent de l’auteur de La Colonne pour insister. Mais les termes mêmes de sa réponse confirment un fait acquis.
Deux autres faits, en outre, avaient dû frapper Maupassant, et opérer des ravages profonds dans l’âme de cet homme plus renfermé qu’aucun autre et qui savait mieux que quiconque, malgré sa sensibilité extrême, dissimuler ses impressions les plus violentes sous un masque immobile ou souriant, sinon sous ce rire mécanique que ses amis, et ses ennemis, craignaient un peu.
Et d’abord, dans une belle étude, lucide et précise comme une œuvre médicale, sur la Maladie et la mort de M. Maupassant (Arthur Herbert Ld, à Bruges), M. Louis Thomas imprime que, dans un entretien qu’il eut avec Lumbroso en 1905, ce dernier lui a dit tenir de deux médecins, l’un mort, l’autre vivant, en juillet 1905, l’un français, l’autre suisse, ayant tous deux soigné Maupassant, que celui-ci leur avait déclaré, dans les débuts d’un traitement, qu’il avait eu la syphilis. Mais les témoignages de M. Albert Lumbroso !... Sans nous obstiner à savoir, avec les syphiligraphes et les aliénistes, qui ne sont pas d’accord, si les deux affections ont entre elles une relation de cause à effet, nous ralliant à la thèse de M. Louis Thomas, admettant que l’on doit regarder la syphilis au moins comme l’une des causes les plus certaines de la paralysie générale, nous considérons la syphilis — qui occupa l’écrivain souvent (Cf., entre autres œuvres, Les Sœurs Rondoli, Ch. II) — comme une des causes de la folie de Maupassant. Et nous passons.
Penchons-nous, ensuite, sur la destinée d’Hervé. Lui aussi était féru d’agitation, d’exploits musculaires et de sport. Il ne canotait pas, mais, adolescent, il employait déjà ses dimanches, dans le hangar d’un marchand de bois, à lutter, pour son plaisir, avec les « rats de quai » fécampois, les hercules du « Bout Menteux » accoutumés à décharger les navires de charbon. Il fit, vers la vingtième année, des frasques qui inquiétèrent beaucoup Guy et sa mère. Hussard à St-Germain, — où Jean Lorrain le retrouva, — il défiait, dans des matches, les cavaliers dont la carrure lui semblait imposante, — et, assez fin bretteur, il multipliait les assauts (Guy emprunta à son frère quelques-uns des traits du personnage de Bel-Ami). Hervé aimait beaucoup la botanique. Il avait même composé un herbier assez important. Plus tard, — imitant Alphonse Karr, devenu « jardinier » à Saint-Raphaël, — il dirigea, à Antibes, une exploitation horticole — que son glorieux frère commanditait. Louis Thomas, dans le livre précité, établit qu’Hervé était, à tout le moins, « un nerveux comme sa mère », un « prédisposé ». Or, alors que, marié et père, ce dernier vivait apparemment heureux parmi ses fleurs, il eut un étourdissement à la suite duquel il demeura prostré en plein soleil pendant plusieurs heures. À quelque temps de là, par une belle nuit, il tenta d’étrangler sa femme qui eut à peine le temps d’enjamber la fenêtre pour se sauver dans la campagne.
L’accès ne dura pas... et Mme Laure de Maupassant obtint d’Hervé qu’il irait à Paris prendre conseil de Guy. Son frère lui trouverait facilement, sans doute, une villa pour se reposer.
Or, l’avis secret des médecins, était qu’il fallait enfermer le malheureux !
Guy, prévenu, vint chercher l’inquiétant voyageur à la gare de Lyon et lui offrit à déjeuner. Hervé était très gai. Son frère l’emmena ensuite visiter la propriété d’un de ses amis « pour voir si la demeure et le pays lui plairaient ».
Alors eut lieu une scène effrayante, peu faite pour retarder l’évolution du mal chez Guy de Maupassant. Maurice de Waleffe l’a contée avec la sobriété commune à tous les drames que la vie seule, hélas ! se charge de mettre en scène.

« — Approchez-vous de la fenêtre. Regardez quel bel horizon vous auriez, lui dit-on.

« Hervé s’approcha sans méfiance, tandis que le médecin faisait signe à Guy de reculer sans bruit vers la sortie. Et quand le malade, se retournant, voulut les suivre, deux infirmiers athlétiques surgirent. Mais ils ne purent l’empêcher de passer le bras hors de la porte et de hurler :

« — Ah ! Guy !... Misérable ! Tu me fais enfermer !... C’est toi qui es fou, tu m’entends ! C’est toi le fou de la famille !... »

Il n’y a pas grand effort à faire pour imaginer quelle impression ces clameurs durent faire sur Maupassant.

Hérédité chargée, excès de plaisir, excès de travail, excès d’anesthésiques et de stupéfiants, syphilis, commotion à la suite de cette scène atroce avec Hervé, qu’il aimait profondément, — tout cela s’amalgame.
Pour s’être abandonné à la nature sans contrôle ni réserve, pour n’avoir cru qu’à une vérité : la Vie, et pour avoir voulu la connaître et la vivre toute, pour avoir méprisé toutes les conventions et tous les principes, les individus, les politiciens — qu’il nomma les valets avant Georges Lecomte — et la société dans son ensemble, pour avoir nié la science, pour avoir vu trop clair, hélas ! pour s’être refusé à peupler le ciel d’une divinité qu’il aurait eu le droit de maudire, comme Vigny (et que, déjà dément, oublieux de ses négations, il maudit quand même), pour avoir trop aimé les matins clairs, les bois ombreux, le ciel étoilé, la mer maillée d’argent, la bonne et rude terre, au lieu, comme Vigny encore, d’acquérir une indifférence totale devant la beauté universelle, — Maupassant, lorsqu’il eut dépensé magnifiquement sa jeunesse, se trouva seul, perdu, désespéré, devant le Vide immense et désordonné.
Le vertige devait fatalement le saisir.
Les sensations qui se détaillent trop arrivent, sans perdre de leur acuité, à se superposer, à s’additionner, à se confondre. Prenez Sur l’Eau, Au Soleil, la Vie errante, ces livres écrits dans la solitude, loin des villes où les sensations réitérées l’exténuaient alors qu’il venait demander à d’autres cieux d’autres frissons, nouveaux mais moins épuisants, et vous verrez, qu’hormis quelques belles heures, Maupassant n’a réussi en s’isolant qu’à se mettre en face de lui-même, qu’à s’appliquer plus que jamais à lui-même ses qualités de psychologue impitoyable, qu’à examiner, décrire et caractériser le mal dont il souffrait, qu’à s’abîmer dans l’obsession de son analyse intérieure — obsession qui ne devait cesser qu’avec sa lucidité même.
En 1852, Flaubert, après avoir lu Louis Lambert de Balzac, écrivait en songeant à Alfred Le Poittevin : « C’est l’histoire d’un homme qui devient fou à force de penser aux choses intangibles... Ce Lambert, à peu de chose près, est mon pauvre Alfred. » À la question médicale près, il aurait pu, quarante et un ans plus tard, s’il avait vécu, appliquer au neveu couvert de gloire ce qu’il avait dit de l’oncle, mort ignoré. Partis du même point, ils ont abouti par les mêmes étapes à la même région sinistre et désolée.
Maupassant lutta d’abord, longuement, puis il se lassa et se livra aux médecins pour risquer, sans grand espoir peut-être, sa dernière chance. Ce fut Divonne, Champel, le 1er janvier 1892, Cannes, Passy — et la fin.
Procédons par ordre.
Avec Sur l’Eau, écrit au large d’Agay, d’Anthéore, de Saint-Raphaël, de la Napoule, de ce paradis des vagues bleues et des rochers rouges, Maupassant a dit adieu à tout ce qu’il aime. Ce livre est à la fois sa confession générale et son testament.
Depuis longtemps, héroïquement, il suivait, à l’insu de tous, ou presque, les progrès de son mal. Il se sentait diminuer. Il prévoyait son entrée dans l’inconscience. Et cet homme qui s’enlisait, trouvait l’énergie de rire (de ce rire qui, dès 1886, devenait facilement spasmodique) et de travailler encore !
En 1890, il disait à Hugues Le Roux :
— Je crains si peu la mort, que je serais capable de me tuer par plaisanterie. Je songe au suicide avec reconnaissance. C’est une porte ouverte pour la fuite, le jour où vraiment on est las.
Un an plus tard, alors qu’il était encore en pleine possession de sa raison, il questionnait le docteur Frémy qui le soignait :
— Ne croyez-vous pas que je m’achemine vers la folie ?... Si cela était, il faudrait m’avertir. Entre la folie et la mort, il n’y a pas à hésiter : mon choix est fait d’avance.
En novembre de la même année, reconduisant Henry Roujon, sur la route de Beaulieu, il lui disait tristement :
— Je n’en ai plus pour longtemps. Je voudrais bien ne pas souffrir...
J.-M. de Heredia nous apprit que, peu de semaines auparavant, il avait prononcé ces paroles  :
— Adieu — au revoir — non, adieu. Ma résolution est prise. Je ne traînerai pas longtemps. Je ne veux pas me survivre.
Le 5 décembre, il prenait ses résolutions suprêmes et écrivait à son avoué : « Je suis tellement malade que j’ai bien peur d’être à la mort dans quelques jours. » Le 27 décembre, il ajoutait : « Je vais de mal en pis, ne pouvant plus rien manger, la tête affolée... Je suis mourant. Je crois que je serais mort dans deux jours » — et il lui envoie son testament, puis un codicille, — puis il change d’avis et veut que ses dernières volontés restent entre les mains du notaire de Cannes qui a en dépôt tous les papiers de famille relatifs à la succession. Il demande à son avoué de s’aboucher avec ce notaire. Sa lettre se termine ainsi : « C’est un adieu que je vous envoie. — Guy de Maupassant. »
On devine le drame effroyable qui se passait alors dans l’âme de cet homme de génie, qui était arrivé à avoir presque la haine de ses dons, à maudire la faculté rare et redoutable et, selon l’expression de Gabriel Clouzet (mort si jeune !) « à rêver d’un retour à l’animalité où l’on jouit sans souffrir ». Il avait clamé cela dans ce formidable passage de Sur l’Eau : « ... Si mon esprit inquiet, tourmenté, hypertrophié par le travail, s’élance à des espérances qui ne sont point de notre race et puis retombe dans le mépris de tout, après en avoir constaté le néant, mon corps de bête se grise de toutes les ivresses de la vie. J’aime le ciel comme un oiseau, les forêts comme un loup rôdeur, les rochers comme un chamois, l’herbe profonde pour m’y rouler, pour y courir comme un cheval, et l’eau limpide pour y nager comme un poisson. Je sens frémir en moi comme quelque chose de toutes les espèces d’animaux, de tous les instincts, de tous les désirs confus des créatures inférieures. J’aime la terre comme elles et non comme vous, les hommes ; je l’aime sans l’admirer, sans la poétiser, sans m’exalter. J’aime d’un amour bestial et profond, misérable et sacré, tout ce qui vit, tout ce qui pousse, tout ce qu’on voit, car tout cela, laissant calme mon esprit, trouble mes yeux et mon cœur, tout : les jours, les nuits, les fleurs, les mers, les tempêtes, les bois, les aurores, le regard et la chair des femmes. » (Sur l’Eau, Albin Michel, éd.)
On songe aux dernières journées de l’oncle de Guy, à l’agonie d’Alfred Le Poittevin contée par Flaubert, — Alfred Le Poittevin qui avait écrit dans Une promenade de Bélial : « Il s’en ira, joyeux oiseau, saluer, dans les pins, le soleil levant » et qui, défaillant sur son lit de moribond, balbutiait, voyant le soleil entrer dans la chambre par la fenêtre ouverte  :
Fermez-la... C’est trop beau... c’est trop beau !
L’un des plus brutaux avertissements reçus par Guy avait été cet accès d’autoscopie où quelques esprits superficiels ont voulu voir la source du Horla. Cette hallucination a été décrite par le docteur Paul Sollier.
Une après-midi, « étant à sa table de travail, dans son cabinet, où son domestique avait ordre de ne jamais entrer pendant qu’il écrivait, il lui sembla entendre sa porte s’ouvrir. Il se retourna et ne fut pas peu surpris de voir entrer sa propre personne qui vint s’asseoir en face de lui, la tête dans la main, et se mit à dicter tout ce qu’il écrivait. Quand il eut fini et se leva, l’hallucination disparut. »
Maupassant se défendit avec un courage surhumain contre son mal. En 1890, il publia encore trois volumes et ne cessa d’écrire qu’en 1891, alors que, réfugié à Cannes, non loin de sa mère (qui habitait Nice depuis longtemps), il avait tout tenté — et parfois un peu espéré. Puis voyant qu’il sombrait, qu’il ne pouvait presque plus travailler, il ne s’appliqua plus qu’à se soigner, lisant de nombreux traités de médecine, consultant plusieurs docteurs et se déplaçant au gré de leurs prescriptions.
Un seul voyage lui fut dicté par un autre souci que l’obéissance à la Faculté : il se rendit à Rouen pour assister à l’inauguration du monument érigé à la gloire de son maître Flaubert. Son changement physique frappa tout le monde. On voyait « un Maupassant maigri, grelottant, à la face diminuée », tellement qu’on hésitait à le reconnaître, et Edmond de Goncourt restait frappé « de son teint briqueté, du caractère marqué, ainsi qu’on dit au théâtre, qu’avait pris sa personne », et « de la fixité maladive de son regard ».
On le vit dans les Cévennes, en Arles, à Luchon, où la cure ne lui réussit pas.
Enfin, en juin 1891, il fait une cure à Divonne-les-Bains. Il y a un accès d’optimisme aussi caractéristique que navrant. Il excursionne, il va deux fois par jour, par la route, prendre sa douche. Il engraisse un peu. Il dort mieux.
Il fait du tricycle. Il visite le château de Voltaire à Ferney ; il va à Prégny chez la baronne de R... qu’il ne trouve pas. Il a fait le trajet sous un soleil brûlant. Il a un étourdissement, tombe de machine, se luxe deux côtes. C’est une manière d’insolation. C’est une répétition de l’accident d’Hervé !
Il se remet. François, dont le dévouement affectueux pressentait (après avoir espéré un peu, lui aussi !) la catastrophe, rapporte qu’au moment où l’état de son maître s’améliorait, de nouveau un malheur supplémentaire arriva. Ce « malheur », il le narre ainsi :

« Le 15, à 9 heures du matin, une voiture est à la grille du jardin. Une dame en descend. Ah ! mon Dieu ! Voilà mes pressentiments réalisés ! Elle explique que c’est à son voyage en Suisse que nous devons l’honneur de sa visite...

« Six jours plus tard, un coupé est de nouveau à la porte pour emmener la visiteuse, mais quel n’est pas mon émoi quand je vois le cheval s’abattre comme une masse ! Cet accident pouvait différer le départ de l’inconnue, et c’est ce qu’il ne fallait à aucun prix pour mon maître. Enfin la bête se remet sur pied et peut conduire à Genève la visiteuse.

« Il s’agit maintenant de se ressaisir, poursuit François, de rendre la paix, le calme, à l’écrivain surmené pour qu’il puisse nous donner de nouveaux chefs-d’œuvre. »

Le 23 août, une détente se produit dans l’état général de Maupassant.
Ici deux remarques importantes doivent être faites. François Tassart (c’est la première remarque) signale comme un malheur l’arrivée inopinée de cette voyageuse. C’est un fait de première importance — car la lecture de ses passionnants Souvenirs sur Guy de Maupassant, le montre comme un homme discret, pondéré, bienveillant et docile à tous les caprices de son maître pour qui il eut toujours une admiration profonde et un dévouement qui ne s’est jamais modéré. Un dicton veut qu’il n’y ait pas de grand homme pour son valet de chambre. M. François Tassart en est le démenti vivant. Eh bien ! parmi toutes les amoureuses de son maître, François n’a de sévérité que pour cette belle dame. Et l’on verra que sa grande réserve habituelle disparaît brusquement à ce sujet devant son indignation et son désespoir.
Cela ne date pas de Divonne. Dans les Souvenirs de cet excellent serviteur, cette dame apparaît nettement, pour la première fois, le 18 mai 1890. Guy vient de s’installer, rue Boccador, dans un appartement de cinq pièces où, en laissant ouvertes toutes les portes en enfilade, « il peut faire une marche de 22 mètres en ligne droite. « C’est un rêve (écrit François), pour lui qui aime tant marcher en travaillant. »
Le 18 mai donc, François note : « J’ai depuis quelques jours déjà installé la garçonnière de mon maître, ici, tout près, dans le bas de notre rue même, et malgré cela, il reçoit ici une femme. Voilà pourquoi la mise en place des rideaux de sa chambre était si pressée ! Comme c’est singulier ! Je la connais à peine, cette femme ; en entrant elle prononce seulement le nom de M. de Maupassant et, sans me regarder, comme un automate, elle entre au salon. Ni ce jour-là, ni les jours suivants, Monsieur ne me dit mot du passage à la maison de cette presque inconnue. »
Fin juin, alors que les médecins s’occupent déjà beaucoup du romancier de Notre Cœur (qui vient de paraître avec un vif succès), François note encore : « La dame inconnue est revenue plusieurs fois. Son attitude n’a pas varié ; elle entre et sort toujours de même. Ce n’est pas une cocotte. Quoiqu’elle soit trop parfumée, elle n’a rien des professionnelles. Elle n’appartient pas non plus à cette société du monde distingué où l’on rit et que mon maître a fréquentée. C’est une bourgoise du plus grand chic ; elle a tout à fait le genre de ces grandes dames qui ont été élevées soit aux Oiseaux, soit au Sacré-Cœur. Elle en a gardé les bonnes et rigides manières. Je ne crois pas me tromper ; je connais le cachet de ces maisons.
« Je ne lui ai pas beaucoup parlé, mais je sens très bien par qui a été modelée cette intelligence qui ne se découvre pas et qui est d’une étendue surprenante.
« Elle est d’une beauté remarquable et porte avec un chic suprême ses costumes tailleur, toujours gris perle ou gris cendré, serrés à la taille par une ceinture en vrais fils d’or. Ses chapeaux sont simples et toujours assortis à la robe, et, sur son bras, elle porte un petit collet si le temps est douteux ou à la pluie... »
Nous voyons réapparaître « la dame en gris » en novembre. Maupassant revient de Cannes et de Lyon. François écrit sans commentaires : « Nous sommes réinstallés rue Boccador. La dame à la robe gris perle et à la ceinture dorée est venue. M. de Maupassant n’a pris de sommeil que ce matin à 3 heures, après avoir épuisé tous les moyens en notre pouvoir. Pendant que les sinapismes faisaient leur effet, je me suis assis contre le mur à côté de la fenêtre et là, la tête appuyée sur le grand rideau, j’ai compté les quarts, les demies et les heures qui sonnaient si bien à la petite pendule de voyage... »
Le 15 août 1891, nous avons vu la dame en gris à Divonne. Elle en repart le 21 — au grand soulagement de François.
Mais François (c’est la seconde remarque) ne parle pas, dans ses Souvenirs, du séjour de son maître à Champel-les-Bains, où, pourtant, il l’accompagnait. Il est probable que ce bon serviteur, accoutumé à vivre avec Maupassant et d’ailleurs faisant effort lui-même pour ne pas interrompre son service malgré sa grande fatigue, fort compréhensible, n’a rien vu et rien entendu, à Champel, d’assez exceptionnel, pour être noté. Cela est évident quand on sait que Guy, pendant les trois journées qu’il passa dans cette station, ne quitta guère Auguste Dorchain et son admirable femme.

Un jour, Taine avait conseillé Champel à Maupassant, mais c’est le docteur Cazalis — alias le noble poète Jean Lahor — qui l’amena à l’établissement thermal où Auguste Dorchain venait demander « aux eaux glacées de l’Arve et à l’air vivifiant des hauteurs, la guérison d’une fatigue nerveuse » dont une photographie de l’auteur de l’Art des Vers, prise à cette époque, dénonce toute la gravité.
Jean Lahor, ou plutôt le docteur Cazalis, prit à part Dorchain et lui glissa :
— Je l’ai conduit ici pour lui faire croire qu’il n’a, comme vous, qu’un peu de neurasthénie et pour que vous lui disiez que le traitement vous a déjà soulagé et fortifié beaucoup. Hélas ! son mal n’est pas le vôtre et vous ne tarderez pas à le voir.
Maupassant connaissait Dorchain depuis 1881, époque à laquelle ce dernier lui avait envoyé la Jeunesse Pensive, dont l’auteur de Des Vers l’avait remercié par une lettre flatteuse. En arrivant à Champel avec le docteur Cazalis, il portait une serviette pleine de papiers. Il ouvrit cette serviette devant Dorchain et sa femme, et il leur dit :
— Voilà les cinquante premières pages de mon roman l’Angelus. Depuis un an, je n’ai pu en écrire une seule autre. Si dans trois mois le livre n’est pas achevé, je me tue !
L’entretien commencé de la sorte devait durer trois jours, à peu près sans interruption !
Auguste Dorchain, — maître de qui j’ai l’honneur d’être l’ami depuis plus de vingt-cinq ans, — a donné quelques lumières sur ces journées dans un très émouvant article qui fut imprimé par Les Annales, le 3 juin 1900, mais il a bien voulu préciser pour moi ses souvenirs sans les atténuations auxquelles l’obligeait le public de la belle revue que dirigeait alors Adolphe Brisson.
— Ce furent pour moi, me dit-il, trois journées terribles, car la fatigue nerveuse que j’allais soigner là et qu’aggravait chaque jour une nouvelle insomnie, me rendait cruelle, aussi bien physiquement que moralement, l’incessante volubilité de Maupassant, qui ne nous quittait pas de la journée.

« Pourtant il nous quitta une fois pendant quelques heures pour aller à Genève et, au retour, confidentiellement, à l’oreille, il me glissa :

« — Une petite femme ! J’ai été brillant. Je suis guéri !

« Hélas ! outre que, probablement, il se vantait, son état d’aliénation mentale ne pouvait faire aucun doute, comme vous allez le voir. »

Je reprends la parole un instant pour remarquer qu’il n’est pas impossible que Maupassant ait dit la vérité. Rien ne prouve, mais rien ne contredit non plus que cette absence de Champel n’était pas motivée par la présence, à Genève, de « la dame en gris » que François nous montrera tout à l’heure comme très capable de s’être trouvée à ce rendez-vous, si cette hypothèse était mieux qu’une hypothèse4.
Écoutons de nouveau le parfait poète de Conte d’Avril :
— Par exemple, Maupassant se vantait d’avoir reçu à Genève (pendant ces quelques heures d’absence qui auraient été vraiment bien remplies !) un accueil somptueux de M. de Rothschild... Montrant son fort quelconque parapluie, il nous disait :

« — Ce genre extraordinaire de parapluie ne se vend que dans une certaine boutique du Faubourg-Saint-Honoré (il nous donnait l’adresse), où j’en ai déjà fait acheter plus de cinquante par l’entourage de la Princesse Mathilde.

« Et, le lendemain, montrant sa canne :

« — Avec cette canne, je me suis défendu, un jour, contre trois souteneurs par devant et trois chiens enragés par derrière.

« À table, au restaurant, il interpellait les garçons d’une voix tonnante, commandant les choses les plus extravagantes et invraisemblables avec emphase.

« Si pour venir à Champel, disait-il, il avait quitté Divonne, c’est qu’il en avait été chassé par un débordement du lac, qui avait envahi sa villa jusqu’à la hauteur du premier étage — et aussi parce que le docteur dirigeant l’hydrothérapie de cette station, avait refusé de lui administrer la douche de Charcot, celle “dont le jet renverserait un bœuf” et que ne pouvaient supporter que les hommes les plus vigoureux, dont il était.

« Et il la demanda, en effet, à notre médecin de Champel — qui comprit tout de suite l’état d’esprit du malade et fournit à Maupassant, par un refus, le prétexte de quitter ce pays où il n’était pas mieux compris qu’ailleurs !

« On ne chercha pas à retenir, comme vous pensez, cet étrange malade. — J’avoue que, pour moi-même, son départ fut un allègement, un repos, car je ne pouvais pas, je le répète, supporter physiquement ce qui, moralement, m’était d’un si douloureux intérêt : cette expression verbale continue et démente. Une fois, c’était un ancien article, de lui, sur un voyage en ballon, qu’il nous récitait mot pour mot. Une autre fois, c’était dans sa chambre, où il nous avait conduits, pour nous montrer la série de flacons au moyen desquels il “se jouait des symphonies de parfums”, des développements lyriques sur les délices de l’éther :

« — On sent son corps s’alléger, se dissoudre. On n’est plus qu’une âme... on monte...

« Tout cela était dificile à supporter.

« Et au milieu de tout cela, un soir, le merveilleux retour, pendant deux heures, à l’état normal, au parfait équilibre, à la pleine conscience, lorsqu’il nous lut le commencement de l’Angelus et nous en conta, avec une émotion d’une intensité et d’une noblesse extraordinaires, la suite et la fin, telles que je les ai résumées dans l’article des Annales, seule trace qui, je pense, en reste.

« Voilà, mon cher ami, tout ce que je puis retrouver sur Maupassant, que je ne devais jamais revoir. Nous ne correspondîmes pas non plus, mais je sais qu’il avait parlé de moi dans ses lettres de ce temps.

« François était là. Quand il y avait quelque chose à payer, Maupassant tendait, sans regarder ni compter, son portefeuille, bourré, gonflé, débordant de billets de banque, à ce fidèle serviteur, — qui paraissait être le confident de son maître. »


Passons sur cent détails et revenons à la dame en gris. « Le 18 septembre, Maupassant est de retour du Boccador, où il retrouve son appartement et surtout son lit, dont il ne peut trouver le pareil nulle part, avec un véritable plaisir. Le 19, il paraît tout heureux. Le docteur G... de l’Académie de Médecine, l’a trouvé bien. Il est tombé d’accord avec lui sur ce que le traitement de Divonne était celui qui convenait.
« — Du reste, ajoute-t-il, le résultat le prouve assez. »
C’est parfait. Oui, mais le 20, vers deux heures de l’agrès-midi...
Je laisse la parole à François :

« ... Le timbre électrique, dont les piles n’ont pas été renouvelées depuis plusieurs mois, sonne d’une manière traînarde. Je vais ouvrir et je me trouve en face de cette femme qui a déjà fait tant de mal à mon maître. Comme toujours, elle passe, raide, et entre dans le salon sans que son visage, qui paraît de marbre, ait fait le moindre mouvement... Je me retire dans ma chambre : un sentiment de tristesse, mêlé d’un peu de colère, me saisit. Ne devrais-je pas dire son fait à cette visiteuse néfaste, lui reprocher le crime qu’elle commet de gaieté de cœur, — au besoin la mettre dehors sans cérémonie ?... Mais, puisque mon maître voulait bien la recevoir, je ne pouvais que m’incliner... Je puis dire maintenant combien je regrette de ne pas avoir eu alors le courage de céder à ces impulsions d’éloigner ce vampire ! Mon maître vivrait encore...

« Le soir, il semble accablé et ne souffle mot de cette visite. »

Les malaises se multiplient. Le 19 octobre, Françoit pourrait « presque dire qu’il a reperdu toute l’avance que lui avait procurée sa cure de Divonne ». Consultation de docteurs. En entrant dans la chambre à coucher, le fidèle serviteur voit la feuille d’analyse des urines de son maître posée sur le chef-d’œuvre de Rodin qui orne la cheminée : « Cette chimère au visage méchant, aux yeux de fauve, qui emporte un malheureux à une allure folle. »
Pendant son dîner, Guy avoue à Tassart qu’il n’augure rien de bon pour sa santé dans l’avenir, depuis la réunion des médecins, que Paris lui est néfaste, qu’il faut partir pour Cannes, enlever toutes les odeurs « qui lui ont fait beaucoup de mal » du cabinet de toilette, qu’il aurait besoin d’un long repos... « et surtout de ne plus voir la dame de marbre qui lui fait tant de mal »...
Lancé, il ne s’arrête plus.

« ... Voici, écrit François, que mon pauvre maître se livre à moi entièrement. Il me fait une sorte de confession. Sur le moment, il m’inspire tant de pitié, j’éprouve une si grande peine, que le courage me manque pour lui faire la moindre remontrance. Je dois cependant avouer que, pendant le mois qui venait de s’écouler, j’étais souvent sorti de mon rôle de domestique en me permettant de donner des conseils aussi souvent que l’occasion se présentait. Il arrivait bien, quelquefois, que mes allusions allaient un peu loin. Mon maître, qui en avait très bien compris le sens, ne répondait pas. Ce soir,-là, sans doute, son cœur était trop plein ; il avait laissé échapper des paroles qui étaient un aveu, dans une réponse qui semblait donner raison aux recommandations nombreuses que je lui faisais discrètement depuis si longtemps. La simple sagesse me suggéra de lui rappeler que la meilleure science pour vivre est de savoir écarter de sa route tout ce qui peut faire trébucher, et veiller sur sa santé, le plus grand de tous les biens. »


Sur la Côte d’Azur, en novembre, Maupassant va mieux, bien qu’il se plaigne de douleurs généralisées. Il retravaille, lentement mais obstinément, à l’Angelus. Il a une bonne mine, reposée ; il a engraissé. Il mange — en trouvant parfois les plats trop salés — d’une façon régulière et satisfaisante. Le docteur Gimbert, de Cannes, qui le soigne d’habitude, le voit plus rarement. Le docteur Georges Daremberg, ami de l’écrivain, est installé à Cannes pour la saison et veille affectueusement sur lui. Tout serait bien, mais le sommeil ne vient guère avant trois heures du matin.
Tous les deux ou trois jours, Guy va déjeuner à Nice chez sa vieille maman. Il se promène. Il vit en paix.
François ne parle pas, dans ses Souvenirs, de la nuit du 24 au 25 décembre. Serait-ce une manifestation de sa réserve coutumière — et de ce souci de ne rien dire que ce qu’il sait. Mais Mme de Maupassant (Lumbroso, Souvenirs sur Maupassant, pp. 118-119) a parlé, elle ! Guy lui avait, depuis longtemps, promis de venir réveillonner avec elle à la villa des Ravenelles.

« Tout à coup, dit Mme de Maupassant, la veille de Noël, une dépêche ; changement de programme : “Obligé de réveillonner aux Îles Sainte-Marguerite avec Mmes X..., mais je viendrai finir l’année et passer le jour de l’an avec toi.” Que s’est-il passé ? Je me le demande encore. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après ce réveillon maudit, dès le lendemain, par le premier train, ces femmes du meilleur monde, deux sœurs, l’une mariée, l’autre veuve, repartirent pour Paris sans dire pourquoi. Bien qu’en visite avec moi, elles n’ont plus jamais donné signe de vie..., pas même une carte après la catastrophe... La mort même ne sembla pas les avoir désarmées. »

À quoi M. Louis Thomas, avec sa netteté glacée :

« Cette femme était l’héroïne de Notre Cœur, Mme ***, d’origine juive, et qui, avec un certain sens pratique et un parfait oubli des convenances, oublia de s’enquérir désormais du fou : les souvenirs n’existent pas pour les gens de sens rassis. »

Ce sont des précisions, enfin ! Erreur. C’est un nouveau mystère. Interrogé directement par mes soins pour tenter de le faire sortir de sa louable réserve, François Tassart, dont j’apprécie beaucoup le beau caractère, me répondit nettement le 25 octobre 1925 :

« Pour la légende de cette promenade faite nuitamment en mer avec deux dames, c’est absolument faux..., comme à peu près toutes les légendes qui courent. »

Si Lumbroso manque d’ordre et de clarté, Louis Thomas a un esprit précis. Dans quel but la vénérable mère du grand écrivain aurait-elle créé cette nouvelle légende ?

Le jour de Noël, Maupassant risque une sortie en mer. Le 26, au début d’une promenade sur la route de Grasse, il fait brusquement demi-tour, revient, appelle avec impatience François pour lui confier qu’il a vu sur la route une ombre, un fantôme. Le 27, il tousse en déjeunant et divague un court instant. Ses jambes lui obéissent mal. Tout va à peu près normalement jusqu’au 31 décembre.
Ce jour-là, le grand écrivain reconnaît avoir mieux dormi que d’habitude. À midi et demi, à peine à table, il a la migraine et se retire dans sa chambre. Il se trouve mieux vers trois heures.
1er janvier 1892. Maupassant est levé dès sept heures. Il doit prendre le train de neuf heures pour aller chez sa mère, à Nice. « Il éprouve quelque difficulté à se raser. » Il dit à François qu’il a un brouillard devant les yeux et qu’il n’est pas en état de sortir. Son dévoué serviteur lui vient en aide de son mieux. Il lui sert deux neufs et du thé. Cela semble dissiper le malaise. Un clair soleil illumine la chambre.
Voici le courrier. Maupassant lit quelques lettres.
— De bons souhaits..., toujours les mêmes, dit-il. Puis les matelots du Bel-Ami arrivent. L’écrivain descend pour les recevoir. Ces souhaits-là sont d’une sincérité absolue.
Dix heures, Guy demande à François s’il est prêt à partir pour Nice. Il ajoute :
— Si nous n’y allons pas, ma mère va croire que je suis malade.
Départ. En wagon, l’écrivain admire, par la fenêtre, la Méditerranée, très bleue sous le ciel pur et frisée par un bon vent d’Est. Il remarque que ce temps serait admirable pour « tirer une bordée ». Il s’absorbe dans sa contemplation après avoir demandé à son compagnon de parcourir les journaux et de lui dire s’il y voit quelque chose qui puisse l’intéresser spécialement.
À la villa des Ravenelles (140, rue de France, à Nice), il déjeune avec Mme de Maupassant, sa belle-sœur, sa nièce, et sa tante Mme d’Harnois (ô souvenirs de Bornambusc et de la vieille Josèphe !) qu’il affectionnait particulièrement et qui avait le don de le consoler de toutes ses peines.
Le repas fut parfait, si l’on croit Mme de Maupassant, qui remarqua seulement, dit-elle, que Guy l’embrassait « avec une effusion extraordinaire ». On bavarda beaucoup. Rien d’anormal n’apparut. Seule, la maman, constata chez son fils « une certaine exaltation ».
Le docteur Balestre prétend, au contraire, que, pendant ce repas, Maupassant divagua. « Il raconta qu’il avait été prévenu par une pilule d’un événement qui l’intéressait. Devant l’étonnement de l’auditoire, il se ressaisit ; à partir de ce moment, il fut triste et le repas s’acheva dans un silence soucieux. »
Un autre désaccord complet est à constater entre le récit de Mme de Maupassant (Cf. Lumbroso, p. 119) et celui de François (Cf. Souvenirs sur Guy de Maupassant, p. 295). Laure de Maupassant précise :

« Ce ne fut que plus tard, à table, au milieu de notre dîner, en tête à tête, que je m’aperçus qu’il divaguait. Malgré mes supplications, mes larmes, au lieu de se coucher, il voulut tout de suite repartir pour Cannes... Enfermée, clouée ici par la maladie :

« — Ne pars pas, mon fils ! lui criai-je. Ne pars pas !

« Je m’attachai à lui, je le suppliai, je traînai à ses genoux ma vieillesse impotente. Il suivit sa vision obstinée. Et je vis s’enfoncer dans la nuit, exalté, fou, divaguant, allant je ne sais où, mon pauvre enfant. »

De cela François ne dit pas un mot. Admettons qu’il ait ignoré tout de cette lamentable scène. Mais il écrit :

« À quatre heures (avant le dîner donc ?), la voiture vient nous prendre ; en allant à la gare, nous achetons une grande caisse de raisin blanc pour continuer la cure habituelle. Au Chalet, M. de Maupassant change de vêtements, met une chemise de soie pour être plus à l’aise, puis il dîne comme à l’ordinaire... Jusqu’à près de dix heures, il marche d’un bout à l’autre du salon et de la salle à manger ; de temps à autre, il pousse jusqu’à la cuisine dont la porte est restée ouverte. Il nous jette à peine une parole, à Raymond (second matelot du Bel-Ami) et à moi. »

On conçoit fort bien que François n’ait pas assisté à la scène narrée par Mme de Maupassant. On conçoit moins bien qu’il fasse partir son maître de Nice à quatre heures, alors que la mère de l’écrivain affirme avoir dîné avec lui en tête à tête. Il me semble probable qu’en cette circonstance, comme en quelques autres, — le séjour à Champel, par exemple, — il a souci d’être discret par correction à l’égard de la très distinguée parenté du maître qu’il regrettera toujours. Passons donc et arrivons aux instants tragiques de cette première nuit de l’année 1892.

« ... Quand je lui montai une tasse de camomille dans sa chambre, il se plaignit de douleurs dans le dos. Cela le tenait jusque dans la région lombaire, disait-il. Je lui posai une série de ventouses et, au bout d’une heure, la souffrance se calma. À onze heures et demie, il se mit au lit. Assis sur ma chaise basse, dans la chambre voisine, j’attendais qu’il s’endormît. Après avoir pris sa tasse de tisane, il mangea du raisin et ferma les yeux. Il était minuit et demie. Je me retirai dans ma chambre en laissant la porte ouverte.

« Un moment après, la sonnette de la porte du jardin tinta. C’était un porteur de dépêches. Je rentrai et donnai un coup d’œil dans la chambre de mon maître pour voir s’il dormait et s’il était possible de lui remettre ce pli — qui venait d’un pays d’Orient, m’avait dit le facteur. Mais Monsieur reposait profondément, la bouche légèrement entrouverte. Je retournai me coucher.

« Il était environ deux heures moins un quart, quand j’entendis du bruit. Je cours dans la petite chambre qui touche l’escalier. Je trouve M. de Maupassant debout, la gorge ouverte. Tout de suite, il me dit :

« — Voyez, François, ce que j’ai fait. Je me suis coupé la gorge... C’est un cas absolu de folie... (sic) .

« J’appelle aussitôt Raymond. Nous plaçons mon maître sur le lit de la chambre voisine. Je fais un pansement sommaire de la plaie. Le docteur de Valcourt, mandé d’urgence, veut bien venir à notre aide. Malgré mon émotion, je tenais une lampe, tandis que le docteur pratiquait rapidement les sutures nécessaires, aidé par Raymond qui s’acquitta de sa tâche sans broncher et avec adresse. L’opération réussit parfaitement. Mon pauvre maître était absolument calme. Il ne prononça pas une parole en présence du docteur.

« Quand le médecin fut parti, il nous dit ses regrets d’avoir fait une “pareille chose” et de nous causer tant d’ennui. Il nous donna la main à Raymond et à moi. Il voulait nous demander pardon de ce qu’il avait fait : il mesurait toute l’étendue de son malheur. Ses grands yeux ouverts se fixaient sur nous comme pour nous demander quelques paroles de consolation, d’espoir, si c’était possible.

« D’où nous vient, en de pareils moments (moments si pénibles qu’il semble que nous ne pourrions les revivre à nouveau sans que notre raison y sombre), la force inconnue qui nous commande de lutter contre l’évidence même ? Je continuai de mon mieux à consoler le blessé avec tout ce que je pouvais trouver de paroles apaisantes. Vingt fois je les répétais et elles faisaient quand même du bien à mon pauvre maître qui se raccrochait éperdument à un espoir insensé. Enfin, sa tête s’inclina, ses paupières se fermèrent, il s’endormit.

« Raymond, appuyé au pied du lit, était anéanti, à bout de forces. Il avait donné tout ce dont il était capable. Il était d’une pâleur effrayante. Je lui conseillai de prendre un peu de rhum, ce qu’il fit, et alors de sa poitrine de colosse sortent des sanglots à croire qu’elle allait éclater.

« Tous deux, nous avons veillé notre bon maître. Je ne bougeais pas, car il avait une main posée sur un de mes bras. Je craignais tant de le réveiller que nous ne parlions même plus. »

Il est impossible de mettre en doute la sincérité et l’exactitude parfaites de cette relation. François sait fort bien dire, et faire voir ce qu’il a vu. Mais, pour constater, une fois de plus, combien les légendes et les inexactitudes naissent facilement, voici une relation du même événement, dont l’auteur est cependant un homme de conscience et de grand talent.
Dans ses souvenirs de jeunesse, M. André Maurel donne cette version qu’il dit avoir recueillie de la bouche de Paul Bourget (?!), lequel la tenait (tenez-vous bien !) de François ! Nous avons entendu François — et, je réitère que je tiens son récit comme le seul véridique, parce qu’il émane d’un témoin direct, sûr, et qu’il ne s’est pas transformé en passant de bouche en bouche. Lisons :

« C’était à Cannes, Maupassant se plaignait de souffrances vagues et ne pouvait plus du tout travailler. Il alla trouver son médecin et il en reçut cette ordonnance :

« — Prenez du podophile.

« Quelques jours après, il revenait, se plaignant d’un accroissement de douleur :

« — Il faudra, dit le médecin, essayer d’autre chose. Le podophile ne vous convient pas ; le podophile est votre ennemi.

« Rentré chez lui :

« — J’ai un ennemi, dit Maupassant à son domestique. Il s’appelle Podophile. Écoute-moi bien ! Je ne veux plus voir Podophile. Lorsque Podophile se présentera tu le jetteras dehors !...

« Plusieurs jours de suite, Maupassant ne parla que de son ennemi Podophile qui le poursuivait. Il menaçait de le tuer s’il le trouvait jamais sur son chemin.

« Averti, le médecin conseilla de ne pas laisser d’armes à feu à sa portée ou d’enlever les balles de son revolver.

« Quelques jours après, François, entendant un coup de feu, se précipite et trouve Maupassant en proie à la plus vive exaltation.

« — ... Je suis invulnérable ! Je viens de me tirer un coup de revolver dans la tempe et je suis indemne ! Tu ne me crois pas. Tiens, regarde !

« Et Maupassant appuie encore sur sa tempe le revolver dont il presse la gâchette.

« — Le crois-tu maintenant, que je suis invulnérable. Rien ne me fera rien ! Je pourrais me couper la gorge, mon sang ne coulerait pas...

« François n’eut pas le temps d’intervenir, Maupassant s’était coupé la gorge5. »

Dans leur intéressant ouvrage En regardant passer la Vie, l’auteur d’Amitié amoureuse (Mme H. Lecomte du Nouy) et M. Henri Amic donnent une version ne différant de celle de François que par des détails secondaires, alors que celle de M. André Maurel, dont le grand talent n’est pas en question ici, s’en écarte beaucoup.
Revenons à la relation de François. Maupassant se réveilla à huit heures. Bernard (le premier matelot du Bel-Ami) arriva. « Il fut saisi à la vue de notre malade ; c’est que, maintenant, il avait pâli d’une manière effrayante. » Guy n’avait pas de fièvre. Il ne parlait pas. Il accepta un lait de poule... À midi, il était tout fait prostré, « indifférent à tout ». Son calme faisait peur.

Or la dépêche arrivée dans la nuit et « qui venait d’un pays d’Orient », selon le dire du facteur, était restée ouverte sur une table. François y revient avec insistance. « Elle portait comme signature, écrit-il, le prénom de la femme néfaste. La parente de mon maître, qui l’avait ouverte et lue, n’y avait rien compris. Mais, moi, cette signature m’avait fait tressaillir. Faut-il croire à la fatalité, à un jeu naturel des circonstances ou à une secrète action des forces hostiles ? Pourquoi les bons souhaits de l’ennemie la plus implacable de l’existence de mon maître6 sont-ils arrivés au moment précis où sa belle intelligence était menacée ? »

Pendant les deux jours suivants, Maupassant resta accablé. Le second jour, à huit heures du soir, il se souleva pour dire avec une animation fiévreuse :
— François, vous êtes prêt ? La guerre est déclarée.
Tassart lui ayant répondu qu’ils ne devaient partir que le lendemain matin, il s’indigna :
— Comment ! C’est vous qui voulez retarder notre départ, quand il est de la plus grande urgence d’agir au plus vite ? Enfin, il a toujours été convenu entre nous que, pour la revanche, nous marcherions ensemble. Vous savez bien qu’il nous la faut et nous l’aurons !
(En effet, il avait été décidé entre les deux hommes qu’en cas de guerre avec l’Allemagne, ils iraient ensemble à la frontière.) Maupassant s’irritait. On parvint à le calmer.
Le lendemain, l’infirmier envoyé par le docteur Blanche arriva.

Le 6 janvier, installé dans un wagon-lit attelé au rapide de Paris, le grand écrivain, entre l’infirmier et le fidèle François, presque hébété de fatigue et de chagrin (au point qu’il manque de peu d’être précipité sur la voie, en plein Estérel, alors qu’il s’appuie sur une portière mal fermée), le grand écrivain, doux, calme, somnolent, roule vers cette maison de santé de Passy, d’où il ne sortira plus.

1 Rapprochez cela de ce qui figure au chapitre premier, p. 16 et suiv.
2 Le Pessimisme de Maupassant, conférence faite au Palais de la Bourse, à Lyon, le 29 mars 1909, sous la présidence du Dr Lacassagne, professeur à la Faculté de Médecine de Lyon. (Lyon, Publications de l’Office social, éd. 1909.)
3 Lettre à son compatriote Carolus d’Harrans, frère de l’imprimeur L.-M. Durand, « le Plantin de Fécamp », que je tiens à remercier ici pour le concours qu’il a bien voulu m’accorder alors que j’écrivais ce livre.
0 J’associe affectueusement à son nom les noms de M. Langlet, instituteur, promoteur du monument de Miromesnil ; M. V. Lelong, architecte de cet élégant monument ; Mlle Geneviève Duhamelet, le brillant écrivain de la Vie et la Mort d’Eugénie de Guérin ; le parfait poète et le grand ami des Lettres, Armand Godoy ; l’éditeur lettré H. Defontaine, rouennais ; M. Eugène Confais de La Neuville Champ d’Oisel ; et plus particulièrement encore, M. Jean Ossola, homme d’État et digne neveu du Maître ; l’éminent peintre Jacques-Émile Blanche ; le savant et fier écrivain Octave Uzanne ; M. François Tassart et M. Bourdel père, de la Librairie Plon.
4 Il est à craindre que cette question ne soit jamais élucidée. Au moment où je corrige les épreuves de ce livre, une lettre de François Tassart me parvient. J’y lis : « ... Une femme que Monsieur aurait vue à Genève ? Je n’en ai eu aucune connaissance. Ce fait m’étonne, puisque je n’ai pas quitté mon maître pendant les trois jours que nous avons passés à Champel. La seule personne que nous vîmes à Genève fut le Docteur Cazalis. »
5 Une grande publicité a été donnée à cette version bizarre par l’érudit et curieux lettré M. Léon Treich dans Candide (22 juillet 1925).
6 C’est moi qui souligne. — G. N.

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