François Tassart : Nouveaux souvenirs intimes sur Guy de Maupassant, texte établi, annoté et présenté par Pierre Cogny, Nizet, 1962, pp. 37-42.
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V
LE DERNIER DES DARCAMP

Rue de Montchanin, 2 avril, 18...
La petite pendule de voyage, de sa sonnerie mélodieuse, qui possède les charmes d’un délicat instrument de musique, nous annonce qu’il est sept heures du matin. Nous sommes prêts, et nos sacs à la main, nous partons.
Rue de Tocqueville, la brise du Nord nous fouette le visage. « Comme c’est bon cet air frais ! », dit M. de Maupassant.
En arrivant à l’entrée de la rue du Rocher, nous voyons devant nous une grande femme à la tête ceinte d’un turban comme un Arabe. Elle balayait le trottoir. Quand nous l’eûmes dépassée, M. de Maupassant me dit : « Vous avez vu cette balayeuse ? Elle est faite comme une Vénus. À chaque coup de balai, son torse ondule sur ses hanches avec une grâce qui fait penser au frêle roseau, sous une brise légère. Son visage a bien la fraîcheur de la rose, un matin de printemps. C’est bien sûr une Italienne qui est venue d’au-delà des monts, de cette pépinière de belles créatures ! ».
Quelques instants après, il ajouta : « Quel est l’homme dont les sens peuvent rester indifférents à la vue de pareils sujets ! Son physique respire le bonheur. Elle doit être heureuse ; plus, sans doute, que ces dames du grand monde qui dorment encore dans leurs palais ». Et de la main, M. de Maupassant désignait l’hôtel de Mme Hochon. Cette demeure originale, couverte en partie de lierre était bien faite pour le repos. On la voyait à travers les futaies du jardin qui faisaient un effort visible pour donner à ce printemps précoce leurs premières feuilles.
Après avoir franchi le pont de la rue de Madrid, la descente de la rue du Rocher s’effectua d’un pas alerte. En arrivant à la cour de Rome nous voyons sortir, d’une buvette, un chauffeur, la musette bien garnie sur le dos. Il enjambe l’escalier de la gare devant nous. « Suivons-le, dit M. de Maupassant, il va probablement nous conduire à notre train ». C’était bien vrai, l’homme prévoyant sauta sur la machine du rapide du Havre.
Nous étions assis dans notre coin. Il y avait encore cinq minutes avant le départ, quand, tout essoufflé, tant par la marche que par sa graisse, M. Frébourg1, propriétaire du château de la Passée à Etretat, monta dans notre compartiment.
Oh surprise ! la machine devait être dans un de ses bons jours, car nous avions déjà franchi, en peu de temps, plusieurs fois la Seine, dont les berges prenaient des teintes d’un vert tendre, reposantes pour la vue.
La conversation de ces messieurs languissait. M. de Maupassant avait donné de longs détails sur la vie des Kabyles qu’il aimait à comparer aux Normands, comme travailleurs. Mais à présent il paraissait las. M. Frébourg, s’en apercevant, se tourna de mon côté et me dit : « Eh ! bien, François, vous devriez nous conter quelques aventures ou histoires, qui vous sont arrivées ou que vous avez vues pendant votre séjour dans ce pays chaud, qui a le don de remuer tout être ».
Je répondis : « Messieurs, permettez-moi de vous dire que ce que j’ai vu en Afrique est bien récent et je n’ai pas dans mon esprit de connaissances suffisamment claires pour que je vous les raconte. Mais si vous le désirez je peux vous faire le récit d’un drame causé par la chaleur, auquel j’ai assisté, il y a quelque vingt ans. Il ne se déroula point en pays tropical, mais en Wallonnie, au centre de l’Europe ». « Oui, oui, dirent ces messieurs ».
Et je contai ce qui suit :
« Jacques Darcamp, le dernier de cette lignée qui avait pris part à la fondation des Communes au Moyen-Âge, entra au collège à huit ans. De dix-huit à trente ans, il aida ses parents à conduire leur ferme. Ceux-ci disparus, il remplaça son père dans la fonction de premier magistrat de la Commune, puis il eut des idées matrimoniales qui n’eurent pas de suite... Alors, il se décida à remplacer la maison bien vétuste de ses pères par un pavillon moderne. Ce que faisant, comme la ferme des Huttes avait été bâtie sur l’emplacement d’un ancien camp romain, on y trouva des sarcophages. Il en fit placer deux dans la salle de bains de sa nouvelle demeure, dont il se servirait comme baignoires.
En 1875, année d’une extrême chaleur, il voulut avec sa compagne Antoinette Ronsard, y prendre un bain froid. Tous deux furent victimes de leur imprudence, car une congestion les saisit. Et voilà comment finit le dernier des Darcamp2 ».

À la fin de mon récit, M. Frébourg montrait l’inquiétude de celui qui craint une fin prématurée. Il était très rouge et il balbutia : « Un demi de Gruber serait le bienvenu ».
M. de Maupassant me dit : « Intéressante, votre histoire ; debout, elle donnerait une bonne nouvelle. Pour aujourd’hui, je ne veux en retenir qu’une chose. C’est que vos deux héros ont entrepris en même temps le grand voyage de l’au-delà, serrant au fond de leur cœur un trésor, le secret de leur amour ».

*

En descendant du train à Beuzeville, M. Frébourg se dirigea vers le buffet, car il avait la soif du boulevardier qu’il était. Nous ne répondîmes pas à sa prière de le suivre, M. de Maupassant ne prenant rien pendant un si court voyage.
Quelque temps après, nous étions à la Guillette, dans la basse-cour ; au milieu des poules, d’un coq, de la chatte Piroli, et de Paaf, le chien. Nous faisions la toilette des chiens bassets qui avaient des tiques et un commencement d’éruption.
Au milieu de toutes ces bêtes, M. de Maupassant était heureux. Par moment, il sifflait, en faisant, dans sa moustache une légère grimace, comme s’il lui manquait une dent.
Tout ce qui l’entourait reporta ses idées à la ferme que je lui avais décrite, en cours de route, dans le train ; et il se mit à me demander force détails sur le drame. Chose curieuse, qui m’arriva cette seule fois avec lui, dans le feu de nos explications, nous en vînmes presque à une discussion que je ne puis arriver à comprendre même encore aujourd’hui.
Je dus redire la position des corps dans les urnes, la taille des deux personnes qui y avaient trouvé la mort, les grimaces de leur physionomie, et enfin la tête que faisait M. le Curé en posant la couronne de fleurs d’oranger de Mme Darcamp mère sur la poitrine d’Antoinette Ronsard et le Christ sur le corps de M. Darcamp.
Que disait-il en faisant cela ?
Il parlait latin et le peu que j’en connaissais alors me permit de comprendre ce qui suit : « Vous vous êtes éteints dans la compagnie du Christ, et en son amour. Vos âmes généreuses se sont élevées aux Cieux, où le Dieu de justice a bien voulu les recevoir. Et maintenant que la matière repose en paix en attendant le jour solennel de la résurrection ».

*

Quelques mois s’écoulèrent. À l’automne, les petits bassets aux jambes torses avaient revêtu leur fourrure d’hiver, d’un beau marron clair. Ils étaient bien en point, ayant déjà été plusieurs fois à l’entraînement. Nous sommes partis un jour pour une chasse dans les bois de Bordeaux Saint-Clair. Le temps était beau et sec, en tout point favorable à ce sport. Arrivés à l’orée de la forêt, M. de Maupassant dicta à chacun notre rôle. C’était une vraie leçon de prudence et de douceur. Nous étions tous chaussés de caoutchouc pour éviter de faire le moindre bruit sur le tapis de feuilles mortes tombées des taillis qui avaient perdu leur garniture estivale. Nous devions être muets !..., — toutes nos conversations devaient se faire par signes. — Il nous était défendu de tousser et encore plus d’éternuer. Ainsi, nous, des êtres qu’on qualifie de supérieurs, le cerveau bien bourré de tout ce que nous devions faire et ne pas faire, nous avons suivi ces amours de chiens auxquels M. de Maupassant n’avait pas fait la moindre recommandation.
Lancés avec prudence, les petits bassets font preuve de beaucoup d’adresse avec une grâce au-dessus de toute idée. Ils font sauter les pauvres lapins, qui, surpris et ennuyés d’être ainsi dérangés de leur repos, dressent les oreilles comme des étourdis, pour chercher la voie à prendre. Alors nos fouilleurs disparaissaient dans le lit de feuilles mortes, et, par instants seulement, leurs oreilles faisaient des taches brillantes. Ils redoublaient d’astuce et frisaient parfois la fourberie, tout en ayant soin, par amour-propre, peut-être, de dissimuler par quelques gestes aimables, comme seuls les amoureux savent en trouver.
Devant ce spectacle, on se demande si on doit rire ; car il est vraiment humiliant pour nous de voir que l’instinct de ces petits animaux met notre intelligence en défaut.
Je souhaiterais posséder la plume d’un chasseur érudit pour décrire le savoir de ces chiens. Dans tous les cas, je n’ai pas besoin d’ajouter qu’avec de tels auxiliaires, notre tâche fut facile et la chasse fructueuse.
Les petits chasseurs, sans pareils, furent d’ailleurs récompensés immédiatement, ils le méritaient bien. L’un d’eux, dans sa fougue, s’étant blessé, M. de Maupassant lui fit un pansement sommaire et le rapporta, dans le coin de sa veste, jusqu’à la ferme Martin.
La dame du lieu fut aussi étourdie à la vue de notre chasse que l’avaient été les rongeurs à l’arrivée de chiens devant leurs terriers. Son cœur se mit à battre avec la force du tic-tac de sa grande horloge, mais à mon grand regret, j’eus, cependant, la peine de constater que son cœur était aussi dur que le métal de sa pendule.
Enfin, je servis un repas copieux aux chasseurs.
M. de Maupassant plaça à table, à côté de lui, après un bon pansement, le chien blessé à qui il donna à manger en le caressant, tout en n’oubliant pas de verser du cidre mousseux à Cramoyson et aux gardes. Le « Bordeaux » eut le don de délier les langues de ces derniers et ce fut alors à celui qui raconterait l’histoire de chasse la plus originale ou la plus comique, et même quelquefois dramatique, dont il avait été témoin pendant sa longue carrière. L’un d’eux arriva à prouver que la chasse grisait comme l’alcool et même plus que l’amour.
Enfin, il me parut que tous ces souvenirs de coureurs de bêtes à plumes ou à poils étaient, pour eux, un bon digestif.
M. de Maupassant riait sous cape en essuyant ses yeux de temps à autre et en passant la main sur la tête veloutée de son voisin qui allongeait son frêle museau et demandait encore un petit morceau de poulet. Il disait que tout cela est bien vraisemblable ; mais vue dans l’ensemble, généralement, la vie de chacun est faite du tempérament, que la nature lui a donné, quoique...
Les précautions méticuleuses que M. de Maupassant avait prises pour cette chasse se retrouvaient en tout ce qu’il faisait.
M. Stéphane Mallarmé, M. Maizeroy et d’autres pourraient dire l’adresse que M. de Maupassant demandait à ses invités pour mettre le pied à bord de sa yole ou d’un bateau quelconque. L’arrivant ne devait pas imprimer le moindre mouvement à l’esquif, c’est-à-dire qu’il devait embarquer avec la légèreté d’un oiseau se posant sur une branche.
À la lecture de ces quelques lignes, bien des gens se diront que, dans ce cas, un plaisir passe à l’état de peine. Qu’ils me permettent de leur répondre.
Ainsi, je suis resté onze années auprès de M. de Maupassant, sans y avoir été préparé. Nous n’avons jamais eu la moindre friction. Le tout est de vouloir !... mais je m’égare.
Lisez l’œuvre de ce Maître, et vous verrez que toute la force de son art réside dans deux mots : l’A propos et Juste.
Comment est-il arrivé à cette perfection ?
Par un exercice continu de ses yeux et de sa pensée, aidé par une bonne mémoire.

1 Mme M.-G. Lemonnier, Secrétaire du Syndicat d’Initiative d’Étretat, que nous avions consultée, a bien voulu nous donner les précisions suivantes, dont nous la remercions ici :
0 « M. Frebourg (Benoît, Léonard, Edmond) était bien propriétaire du château de La Passée au temps de Maupassant ; je n’ai pu retrouver la date exacte de sa mort ; mais elle doit se situer un peu avant 1885, puisqu’un partage de cette date fait état de sa veuve et de ses trois enfants.
0 Ce M. Frebourg était intendant chez un Sire de Grandval, qui possédait le château, et toutes les terres de ce quartier, qui s’appelle encore du reste le Grand Val ; la rue qui traverse ce quartier et qui mène au canton “Criquetot l’Esneval”, est la rue Guy-de-Maupassant puisqu’elle passe devant “La Guillette” où habitait Maupassant ».
0 Ce sont des descendants de M. Frebourg, héritier de M. Grandval, qui sont les propriétaires actuels du château.
2 M. le Professeur Vanwelkenhuyzen, spécialiste de l’histoire du naturalisme en Belgique, consulté au sujet de ce Jacques Darcamp, a bien voulu mettre sa science à notre disposition, et nous a écrit à ce propos :
0 « En ce qui concerne le mystérieux Jacques Darcamp, vous me voyez bien embarrassé. Il fut, semble-t-il, bourgmestre d’une localité de Wallonie vers 1870. Henri Pirenne ne cite aucun personnage de ce nom ».

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