François Tassart : Nouveaux souvenirs intimes sur Guy de Maupassant, texte établi, annoté et présenté par Pierre Cogny, Nizet, 1962, pp. 43-46.
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VI
RUE DE MONTCHANIN

Un matin, mon maître me dit : « Si vous n’avez rien d’arrêté pour ce tantôt, nous pourrons finir d’arranger le Jardin d’hiver ».
Au moment de déjeuner, il revint sur ses intentions, et me dit : « J’ai reçu une lettre de M. X...1 dans laquelle il est assez aimable pour me proposer de me seconder, de me remplacer au besoin, pour des choses qu’il sait ne pas être de mon goût. Je préfère le voir que le remercier par lettre. Cela me paraît plus poli, et je pourrais mieux lui faire comprendre ma pensée sur ce dont il s’agit.
Je tenterai, ainsi, de le rencontrer cet après-midi ».
Il est six heures du soir. M. de Maupassant rentre et me paraît contrairement à ses habitudes, un peu fiévreux. Il me dit : « J’ai le temps de prendre un bain. Chez la Princesse2, on ne dîne qu’à huit heures. Aujourd’hui, j’ai besoin d’y aller, car je dois y voir M. le Comte Primoli, qui revient de Rome et qui doit me rapporter des documents ».
M. de Maupassant a pris son bain, et, tout en s’habillant, il marchait d’un bout à l’autre de sa chambre et de son jardin d’hiver, bien éclairé par le plafond lumineux.
Pendant l’un de ces va-et-vient qui ressemblent au manège qu’il faisait sur son bateau, le « Bel Ami », promenade qu’on nomme le quart, il leva la tête. Il avait devant les yeux deux têtes d’anges.
Il prononça : « Tous les deux ».
La glace était rompue. Il me demanda si j’avais lu Tous les deux d’Albert Delpit. Mais sans attendre ma réponse, il continua : Tous les deux, oui... Quand je suis arrivé chez M. X... je l’ai trouvé dans son cabinet, très occupé à un travail très particulier, et auquel je ne m’attendais pas. Il était debout devant sa table au soleil ; et me serrant les mains, il me dit :
« Vous arrivez bien à propos, mon ami, si vous êtes assez aimable pour m’aider à débrouiller l’écheveau que j’ai entrepris.
Je vous en serai très obligé, je vous assure ».
Voyez d’abord ces choses, et je vous donnerai ensuite le motif de leur présence sur cette table : deux mouchoirs de poche, tout chiffonnés, enserraient comme une cravate, le col et la lampe de table ; sur le plateau gisaient trois peignes, dont deux à chignon et un petit démêloir en écaille, tous trois garnis de cheveux ainsi que les mouchoirs.
Eh bien ! je vais vous dire le secret de cette énigme.
Vous savez que ma pièce : « les Deux Sœurs3 » est en répétition. Avant hier, après l’une de celles-ci, tout le monde était à peu près parti, et j’étais resté au bureau à écrire des petits bleus à Messieurs X... et Z... que je priais de bien vouloir assister à la répétition du jour suivant, quand je ne fus pas peu surpris d’entendre des bruits de voix. Je prêtai l’oreille, et n’eus pas de peine à reconnaître qu’ils venaient des loges des artistes.
Je m’y rendis au plus vite, et j’y trouvai mes deux premiers rôles, très occupées à se crêper le chignon.
Quand, avec peine, j’eus ramené un calme relatif dans les cerveaux de ces deux poules qui m’avaient fait l’effet de deux terribles coqs de combat, elles m’expliquèrent, assises sur le canapé de repos, le motif de leur différend.
L’une prétendait que l’autre s’élevait trop haut, la terrassait absolument, lui retirant tous les maigres avantages qu’elle pouvait obtenir de sa position déjà inférieure. Enfin, je n’eus pas trop de toute ma diplomatie pour les ramener à mieux comprendre, chacune, leur situation respective.
Je leur promis de faire quelques retouches qui, je l’espérais, donneraient à chacun de leur rôle un relief qui les avantagerait et fortifierait autant l’une que l’autre dans leur position.
Alors, Rachel, le premier rôle, ramassa tous les peignes chignons et cheveux, et tout pêle-mêle, en fit un paquet.
Je les emmenais dîner à la maison Dorée, où j’espérais trouver Mendès4, cet arbitre à la touche délicate.
Nous nous étions retirés dans un petit salon, pour le repas, et il était huit heures et demie.
Mendès n’était pas encore arrivé. Quel fait surprenant, nous dit le maître d’hôtel. Il faut que ce Monsieur soit indisposé ou encore que l’une de ses parentes soit sur le point de quitter ce monde, car jamais, en client fidèle, il ne manque de venir dîner.
Et il ajouta, parlant bas, regardant les fruits qui garnissaient la table : « Oui, je l’ai entendu qui disait à M. José-Maria de Hérédia, que compris mère, belle-mère, et tante, il en logeait huit.
Je dis alors : « C’est très bien, ce brave Catulle peut avoir ses petits travers, comme tout le commun des mortels. Mais il possède un cœur d’or ».
« À onze heures, reprit M. X..., nous avions signé un concordat qui ne pouvait en aucun cas, être dénoncé par les parties.
Sur ce fichu papier, je me suis engagé à rendre à chacune, ses cheveux ; et voilà pourquoi vous me trouvez attelé à cette besogne vraiment absurde, presque au-dessus des forces humaines ».
Ainsi, voyez, disait-il, tous ces cheveux là sont noirs, les uns un peu plus brillants, les autres légèrement mats. Et avec sa pince à épiler, et le chas d’une aiguille d’aveugle, il en saisissait un, quelque fois deux, qu’il posait, selon leur teinte sur le lot auquel ils devaient appartenir.
Je lui dis : ne croyez vous pas que ce travail concernerait plutôt un artiste capillaire réputé ?
Mes paroles produisirent sur M. X... l’effet d’un fluide électrique qui l’aurait parcouru des pieds à la tête.
Il redressa sa belle silhouette : « Dire que je n’y avais pas pensé », prononça-t-il, en me regardant de ses beaux yeux bleus, très doux ; et, ainsi, sa belle face d’artiste, son nez légèrement busqué, une bouche fine, un front large au-dessus duquel flottait une toison de crins qui me parurent se dresser encore plus en ce moment.
« Enfin, continua-t-il, arrivera que pourra.
Je vais suivre votre conseil ; et si au jugement dernier, le Créateur les oblige à présenter chacune ses cheveux, elles se débrouilleront.
Après tout, mon Dieu, pour moi, j’ai fait tout mon possible ». Et nous avons ri, tous les deux, de bon cœur.
Puis, il dégagea les deux mouchoirs, les secoua pour en faire tomber les cheveux sur le tas qui devait être remis au coiffeur.
Il tourna ensuite, en boule, les deux linges, en plaça un de chaque côté du col de la lampe de sa table de travail, et faisant basculer l’ensemble de sa combinaison, il fit tenir à ses deux formes de têtes, le dialogue suivant :
Rachel : — Je vous promets, grand Maître, de me souvenir que l’Homme Dieu a dit : Aimez-vous les uns les autres, jusque dans les coulisses et loges des artistes.
Suzanne : — Oui, j’accepte, Maître, mais souvenez-vous que l’Homme Dieu accorde à tout péché miséricorde.
Et me serrant la main il ajouta :
Pourvu qu’elles ne recommencent pas !

1 Ce passage est obscur. Le contexte semble établir qu’il s’agirait d’Albert Delpit, ancien secrétaire d’Alexandre Dumas, et polygraphe, puisqu’il fut à la fois romancier, auteur dramatique et journaliste. Il fut exactement le contemporain de Maupassant, puisque, né en 1849, il mourait en 1893.
2 La Princesse Mathilde dont les rapports avec son neveu Joseph Primoli ont été récemment éclairés par les travaux de M. Marcello Spaziani, Pages inédites de Joseph-Napoléon Primoli, Roma, 1959, et Gli amici della Principessa Matilda, Roma, 1960.
3 L’histoire est pour nous d’autant moins claire que nous n’avons pu retrouver cette pièce.
4 Catulle-Mendès (1841-1909) est le type même de l’écrivain boulevardier. La Maison Dorée était un des restaurants à la mode, dans le genre du Café Anglais et du Tortoni. Octave Mirbeau, dans Le Calvaire, ne manque pas d’y faire dîner son personnage Jean Mintié. À l’angle du boulevard des Italiens et de la rue Laffitte, il y avait, depuis 1841, un restaurant concurrent, « La Maison d’Or », célèbre dans l’histoire du Boulevard.

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