VII
UN DÉJEUNER À BORD DU « BEL AMI »
Villa Continentale, mars 18... |
À sept heures du matin, M. de Maupassant était au balcon de son appartement, il cherchait à pénétrer de son regard puissant, l’horizon et la mer couverte d’une brume assez épaisse. Il me dit d’une voix chargée d’inquiétude : « le temps ne me parait pas sûr pour notre sortie, quand même, faites le nécessaire, nous serons dix à déjeuner, corsez les plats, car parmi les hommes il y a quelques bonnes fourchettes ».
À dix heures le « Bel Ami » était paré comme pour un jour de fête les ancres étaient levées et la gaîté régnait parmi l’équipage ».
Les invités en costume soigné comme s’il s’agissait d’une visite à quelque princesse étaient groupés à l’arrivée, ils causaient bas à faire penser qu’ils se croyaient à l’élection d’un immortel.
Quoique très affairé, Bernard
1 me dit : « Sont-ils sérieux ou poltrons tous ces Messieurs ?... qu’ils ne craignent rien. Pour aujourd’hui, nous ne les ferons pas boire à la grande tasse... ».
Après la réception, M. de Maupassant avait pris la barre, et comme toujours la manœuvre de sortie captiva toute son attention, selon son habitude le « Bel Ami » salua le phare blanc, et évita le Séquant.
Puis, sous une brise du Nord-Est, il prit son vol vers la passe de la Croisette, qu’il franchit de sa maîtrise ordinaire. Bientôt le
bateau fût dans le Golfe Juan, la « bleue » était ardoisée, ridée et paraissait semée de cristaux, qu’un soleil gracieux faisait miroiter comme une immense plaine de féerie.
M. de Maupassant mit alors le cap vers le grand large, c’était à croire qu’il voulait aller faire une visite à l’Île de Corse, qui avait, un jour déjà lointain, si profondément remué son âme d’artiste ; et ainsi, pendant quelques heures, le « Bel Ami » montra ses bonnes qualités à la Société d’élite qui se promenait sur son pont, causant, riant, jouissant d’un vrai plaisir. M. de Maupassant était toujours à la barre.
Ayant à chacun de ses côtés une dame assise, auxquelles il parlait de temps à autre, on pouvait se demander à ce moment ce qui intéressait le plus l’auteur d’
Au bord de l’eau2, les dames ou son bateau — son « Bel Ami ».
*
À table, M. Aurélien Scholl
3 prononça quelques paroles de bienvenue :
« Mesdames et Messieurs, mon bonheur est toujours grand de me trouver avec mon cher Maupassant ; aujourd’hui il se double par votre présence, nous allons ensemble déjeuner sur le « Bel Ami » où son Capitaine a eu la bonne idée de nous réunir.
Comme il est bon, agréable et doux le balancement rythmé, qu’impulse à ce petit navire, la grande et gracieuse création divine. Cette mer... qui est un peu aussi notre mère... ».
Le Professeur Magitot
4 ajouta : « Oui cette mer, source d’embryons... Je crains parfois sa mobilité ; quand même, je l’aime. Tous les matins j’ouvre ma fenêtre toute grande, pour respirer sa force et repaître mes yeux de son charme ».
M. Riou
5 l’artiste peintre, dit à son tour :
« La mer est pour nous une source sans fin. Ses couleurs qui semblent souvent pareilles sont changeantes à l’infini ; sa flore excentrique et luxuriante, autant que les fleurs et les plantes, met un frémissement de plaisir aux soies de nos pinceaux et à la pointe de notre plume ».
« Oui, Monsieur, très beau, dit le Comte Aldrovandy
6, mais il y a parfois des surprises avec la mer, ainsi quand j’étais gouverneur de l’Île d’Haïti, un jour, je dis un jour, car heureusement ce ne fut pas la nuit, un raz de marée submergea en partie cette île et mon palais se trouva entouré d’habitants bien plus étranges que les nègres : baleines, éléphants-marins, phoques, enfin tous les amphibies que recèlent les mers de cette contrée, vous voyez... » (je n’ai pas entendu la suite). Quand je suis rentré dans la salle, M. René Maizeroy disait : « Eh bien ? Comte, après cette journée mouvementée, extraordinaire, le soir avez-vous, comme d’habitude, entendu les cris — des refrains d’amour de vos nègres ?
« Oh oui ! ce fut ce soir, plutôt cette nuit là, une cacophonie à étourdir des sourds... ». Cela devait être, M. le Comte, car la sensibilité de l’homme étant émoussée par l’émotion, les sentiments passionnés devaient suivre.
Le visage de M. William Busnach
7, était pourpre, ses cheveux assez longs se dressèrent et il ressemblait ainsi à un hérisson roulé pour se défendre ; et il dit : « M. le Comte je vous prie d’agréer ma reconnaissance anticipée, pour le récit de cette fameuse journée que vous voudrez bien m’écrire, cela me donnera un tableau curieux et intéressant pour une pièce... ».
M. Maizeroy reprit : « Moi j’aime, je vénère la mer, parce que j’ai vu un jour l’ondoyante Bérénice, sa belle chevelure en traine, qui faisait un voyage d’amour sur le Gulf-Stream, vous vous rappelez, Maupassant qu’un jour nous avions décidé de tenter la dérivation de ce courant chaud, pour alimenter les poissons
rouges de la mare de la Guillette ? ». « Oui, mon ami, ce dont je me souviens le mieux, c’est que vous m’avez lâché, et que vous m’avez laissé seul dans le Grand Val avec la mare et ses poissons rouges... malgré cela toujours aussi mobiles et vivaces que ceux des lacs les plus élevés, des cordillères, des montages d’Asie, sans eau chaude, oui j’aime ma mare et ses poissons, mais aussi la mer !... d’abord parce que cette dernière nous donne la perle, qui met une si belle harmonie au visage de la femme ; et encore pour sa grande force génératrice qui met en nous un sang rouge, un sang d’action, je regrette que l’on n’ait pas suivi le conseil d’Eugène Noël
8, « d’en faire une immense fabrique de vivres, un laboratoire de substances plus productif que la terre », mes souvenirs de la Manche avec mes amis les pêcheurs, sur ses vagues hautes comme des montagnes ne me quittent jamais. Aujourd’hui attiédi j’aime la Méditerranée, je la savoure comme un jardin exquis ; pendant mes promenades en bateau, je perçois les parfums de la lavande, de la myrthe et du jasmin ; parfois le vent descend des montagnes, m’apporte des senteurs résineuses que je respire et qui mettent en moi une vie nouvelle ».
Le Docteur Daremberg
9, qui avait peu parlé jusque-là, donna la réponse à M. de Maupassant, en disant : « Oui, mon cher ami, vous avez raison, la mer n’est pas que belle, mais aussi une source de vie (
sic)... je me demande si le Créateur, n’a pas eu recours à ses embryons, pour nous créer, et arriver en somme, à une perfection, aussi... ». La dame du pays du caviar
10 leva ses grands yeux veloutés au plafond vitré du « Bel Ami », et laissa échapper un soupir qui venait du fond de son cœur...
Mme X..., gamine de Paris, jeta un petit cri d’oiseau blessé et dit : « Oh ! M. Daremberg, mon cher Docteur, vous revenez de Pontoise (rires) ».
« Oui et non, chère Madame, de chez Villiers de l’Ile d’Adam », « Cela ne me surprend pas... ». Une discussion serrée s’engagea,
sur la création, entre le Docteur et la gamine de Paris, et les mots techniques, les phrases scientifiques, jetèrent un nouveau brillant sur le vernis des boiseries du « Bel Ami ».
... Et Madame, qui avait tenu en respect son adversaire, dit à la fin : « Oui, oui, ç’eût été mieux placé sous le bras, et mon opinion est bien arrêtée, c’est que le Créateur s’est moqué de nous ».
Mme X... avait suivi les cours de la rue des Écoles.
*
Le marteau de la petite pendule frappa trois coups semblables à trois notes de musique, le « Bel Ami » tirait des bordées courageuses presque furieuses vers le Mont-Boron ; le vent d’Est donnait très fort, la mer grossit, et comme s’il eût voulu saluer les côtes, l’oiseau blanc inclinait ses ailes jusqu’à toucher les vagues, l’eau gagnait le pont jusqu’au pied du grand mât, la place devenait limitée pour les invités, M. Aurélien Scholl, M. Magitot, le timide Maizeroy
11, M. Busnach, « Le Puissant » descendirent au salon.
Quand ils furent en bas, M. Maupassant dit aux dames :
« Quand par la force des choses, pour améliorer notre marche, je suis obligé de faire donner de la bande au bateau, je préfère avoir le lest au fond.
Ces dames rirent sous le capuchon du manteau dans lequel Bernard avait eu soin de les envelopper.
À l’approche de la côte les éléments devinrent moins violents. Au lointain le chapelet crénelé de l’Estérel va nous ravir le soleil, qui descend prendre son repos dans un lit tout poudré d’or...
La Cité de Masséna est devant nous avec son port qui nous convie.
La Société est maintenant réunie sur le pont, heureuse de bientôt retrouver la terre ferme.
2 Il s’agit d’un des poèmes recueillis dans Des Vers. Il avait paru pour la première fois dans la République des Lettres, chaudement recommandé par Flaubert à Mendès, qui avait passé la consigne à Henry Roujon. De là data l’amitié entre ce dernier et Guy de Maupassant.
3 Aurélien Scholl (1833-1902). Chroniqueur célèbre et redouté, il avait une grande habitude des improvisations. Il avait une réputation d’homme d’esprit qui ne se confirme guère ici !
4 Magitot (Émile) (1833-1897) était médecin et professeur. Ce fut un des fondateurs, puis le directeur de la Société d’anthropologie.
5 Riou (1838-1900), dont il a été question plus haut, était né à Saint-Servan, ce qui explique son amour pour la mer.
6 De petite noblesse d’origine italienne, c’était un des amis « mondains » de Maupassant.
7 William Busnach (1832-1907) est un auteur dramatique qui produisit peu par lui-même, mais qui fut surtout connu comme adaptateur de Zola au théâtre.
8 Eugène Noël, littérateur né à Rouen en 1816 et surtout connu par ses mémoires d’un imbécile, écrits par lui-même... et préfacés par Littré, en 1875.
9 Il s’agit vraisemblablement du fils du médecin et érudit Victor-Charles Daremberg.
10 Il peut s’agir de la comtesse Potocka... si François admet qu’il y a du caviar en Pologne,
11 Quand M. de Maupassant fit bâtir sa villa « la Guillette », il laissa la moitié du terrain libre pour celle que M. Maizeroy, devait y faire faire...
0 Quelques années plus tard ces dames demandaient à l’auteur de Mouche, quand son ami ferait bâtir, il répondit : « Jamais probablement ! que voulez-vous, il a toujours un pied sur l’asphalte et un dans un boudoir, comme il n’en a que deux... » (Note de François).