François Tassart : Nouveaux souvenirs intimes sur Guy de Maupassant, texte établi, annoté et présenté par Pierre Cogny, Nizet, 1962, pp. 52-55.
Chapitre VII Chapitre VIII Chapitre IX

VIII
UNE TRAVERSÉE MOUVEMENTÉE DE LA RADE DE CANNES

L’historien Taine disait : « Maupassant me rappelle sur sa yole ou son yacht ces Wikings aux bras forts qui venaient sur leurs barques jusqu’à sa grasse Normandie ».

Cannes, juin 1914.
La pioche du démolisseur a fini de mettre bas la maison dite « de la marine » qui servait de bureau d’octroi, quai Saint Pierre.
Cette maison n’avait rien de célèbre par elle-même. Il faut cependant dire qu’elle avait vu un grand nombre d’Altesses venir prendre place dans les bateaux les plus divers, pour aller, enveloppées dans les châles gris, verts, cachous, faire des promenades sur la belle bleue, plaisir qu’il est peu probable qu’elles aient retrouvé dans l’Olympe où le Tout-Puissant les aura placées plus tard.
J’ai dit que cette maison n’avait rien de célèbre. Cependant, je dois ajouter avoir assisté à sa destruction, et qu’il m’a paru qu’à chaque coup de pioche qui en descellait une pierre, celle-ci gémissait et dans sa course vers la terre jetait un léger sifflement semblable à un cri de mouette. Son choc, sur le sol, répétait le bruit de nombreuses parties de manille, dont elles avaient été si longtemps étourdies, imprégnées comme l’eau de la mer de son sel, dans laquelle elle mirait sa silhouette depuis bientôt un siècle.
Je regardais la rade. J’admirais ce beau port dont Cannes est aujourd’hui dotée.
En ce moment, j’ai éprouvé une sensation singulière. Il m’a semblé que tout mon être était enserré dans une de ces cuirasses de torture dont Charles V supprima l’usage.
Ce malaise bizarre était-il produit par les regrets que j’éprouvais à ne plus voir mon maître admirer ces deux superbes jetées, une à l’ouest, l’autre à l’est qui abriteraient si bien son « Bel-Ami » ou encore par le fait que je vais essayer de raconter.
Les deux, peut-être !
La traversée de la rade en youyou.
Ce jour-là, comme aujourd’hui, le « ponant » soufflait avec force, et la vague, mugissante, passait par-dessus la jetée, drossait le sécant, et allait mordre, ferme, la terre au pied de la baie qui surmontait le léger parapet de la Croisette.
Il était onze heures du matin, et M. de Maupassant décida d’aller, avec une dame, déjeuner à la Réserve. Il est bien en place dans le youyou ; la dame, en face et à l’arrière, manie le petit gouvernail d’une main expérimentée, ce qui fait dire à Bernard : « Vous me rassurez, Madame, par votre adresse, mais le temps est bien mauvais. Pourquoi aller ? Pourquoi ? » Bernard n’osait en dire davantage, craignant de contrarier son maître.
La petite coque de noix s’ébranla sous la mise en marche des premiers coups d’aviron, et la dame cria à Bernard : « Il y a douze ans que je fais ce métier-là. Soyez sans crainte ». Et elle jouait avec le gouvernail comme un enfant avec son hochet.
Lentement, le petit esquif s’éloigna. Arrivé à la pointe du phare, on voit que le canotier donne avec force sur les avirons qui s’élèvent et s’abaissent avec le mouvement rythmé, mais plus répété.
Bientôt ils se trouvèrent dans les remous très puissants du sécant.
Une mousse légère enveloppa, alors, le frêle bateau et ses passagers.
J’étais monté dans les filins du bout-dehors. Raymond1 s’était hissé au grand-mât. Bernard fouillait la rade de sa lorgnette et il dit : « Si d’ici quelques minutes, nous ne les voyons pas reparaître, c’est que le courant linéala aura été le plus fort. — Sacré bondiou, clama Raymond, demandant à Bernard de lui passer la longue-vue. Puis d’une voix humble de prière : Oh ! Sainte Cléophé, ne nous abandonnez pas ». — « Où la prends-tu encore, celle-là, riposta Bernard ». Mais Raymond ne répondit pas. Il était tout entier à son invocation et à sa lorgnette.
Le moment était pénible. Le silence se fit complet, et une angoisse mortelle nous étreignit la gorge. Raymond finit par dire : « Plus rien. Je ne vois pas une mouette à la surface de la mer qui semble toujours grossir ». « C’est de la “labéchade” », dit alors Bernard, sortant un juron indien.
Après quelques minutes qui nous parurent longues comme des siècles, Raymond, du haut de son observatoire jeta un : « Oh ! » qui nous bouleversa les entrailles, et il ajouta : « Je les aperçois. La lutte est terrible. Malgré cela, la frêle embarcation paraît se bien comporter ». Je lui dis : « Alors, dans ce sens, parle toujours mon vieux Raymond ». « Eh oui, continua-t-il, ils font une manœuvre vers le sud pour mieux arriver à tourner les difficultés de l’accostage. Du reste, la mer semble moins dure là-bas ».
Et enfin, M. de Maupassant et sa compagne arrivaient au débarcadère de la Réserve.
Malgré le vent et l’eau que nous envoie la mer, nous déjeunons sur le pont.
Bernard boit, d’un seul trait, un grand verre de vin, lui si sobre. Raymond avale, sans la mâcher, une tomate farcie, un peu brûlée, toute bouillante, venant du feu. Cela ne paraît pas l’incommoder.
Les têtes s’échauffèrent, comme sur la fin d’un repas de noce. Ces deux beaux-frères, qui s’estimaient plus que deux frères n’étaient plus d’accord sur les dangers qu’ils avaient courus pendant leurs longs et souvent pénibles voyages de Chine et des Indes.
Je dois dire, cependant, que je n’eus pas de peine à ramener la paix entre eux, car chez ces deux être d’une bonne compréhension, la raison finissait toujours par prendre le dessus.
Vers cinq heures de relevée, nous aperçûmes les braves qui revenaient tranquillement le long de la Croisette.
Arrivés au quai, Bernard les passa à bord.
M. de Maupassant s’assit comme pour tenir la barre du « Bel-Ami » et Madame, sur un pliant, le dos appuyé au mât d’artimon.
Ils causèrent et rirent sans se douter des transes par lesquelles ils nous avaient fait passer.
Le vent était tombé et la mer s’était un peu calmée. Le soleil avait disparu derrière les montagnes de l’Estérel, et une aurore boréale embrasait le ciel.
À un moment donné, M. de Maupassant dit : « Voyez, Madame, cette zone de nuages ressemble ainsi à un champ de lin en fleurs, sur lequel on aurait de ci, de là, semé de petites roses rouges, semblables à celles de l’aubépine, cette fleur gracieuse qui éveille toujours dans l’esprit l’idée du printemps.
Tout renaît et déjà l’aubépine
A vu l’abeille accourir à ses fleurs
de Béranger2, ajouta M. de Maupassant.
S’éveillant avec la nature
Le jeune oiseau chantait sur l’aubépine en fleurs
d’Alexandre Soumet3, riposta Madame N...4.

Puis de sa voix d’oiseau, elle clama : « Voyez, voyez, Monsieur, votre champ de lin sur fond d’azur a maintenant revêtu la robe d’un daim moucheté, superbe, la plus belle qu’on puisse voir ».
Et les ripostes continuèrent, serrées, jusqu à ce que les pôles aient bien voulu fermer les portes à notre ciel.
Quand je vins annoncer le dîner, Mme N... qui ne paraissait pas vouloir être battue dans ce dialogue où elle n’avait pas toujours eu le dessus, dit :
Descendons, cher et bon Bel Ami
En cet amour de salon du « Bel-Ami »
Fait de bois mouchetés tout fleuris.
Puis cette dame, l’enfant gâtée du bord, jeta à la mer, à l’espace, un de ces rires qui font, à certaines heures le bonheur des hommes.

1 Marin de Maupassant, avec Bernard.
a Linéal (latin, linealis). Le courant qui arrive dans la baie de Cannes, par la passe de la pointe de la Croisette est un rameau de l’arbre formé par les courants généraux qui vont du golfe de Gênes à Marseille (note de François).
2 Béranger (Pierre-Jean de) (1780-1857) est demeuré longtemps un de nos chansonniers les plus célèbres.
3 Soumet (Alexandre) (1788-1845), poète d’un esprit exactement opposé à celui de Béranger.
4 Il n’est pas possible d’identifier cette initiale.

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