François Tassart : Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de chambre (1883-1893), Plon Nourrit et Cie, 1911, pp. 75-88.
Chapitre V Chapitre VI Chapitre VII

Chapitre VI
Mai — Juin 1887

À Chatou. — Aménagement exotique. — Les grenouilles de Mme O... — Le dîner des comtesses. — Rudes vérités et plaisante philosophie féminine. — L’instinct maternel de Piroli. — L’Espagnole. — Une tragédie qui finit bien. — Partie de camping improvisée. — Ohé, les canotiers ! — Indisposition fâcheuse. — L’offre du milliardaire.
Monsieur me dit qu’on lui a indiqué à Chatou un appartement très gai, entre les deux bras de la Seine, près du Pont : « Nous irons là, me dit-il, passer six semaines avant de partir pour Étretat. Je serai, j’espère, moins pourchassé par le monde qu’ici ; et puis, je pourrai canoter un peu et me détendre les membres. »
Trois jours après, nous arrivons dans cet appartement. Derrière le salon, dans une sorte de tour, se trouve une petite pièce qui peut servir de bureau. Mon maître me dit : « C’est dans cette pièce, qui domine le bras vif du fleuve, que je pense travailler. Demain j’irai à Paris et je rapporterai ce qu’il faut pour décorer un peu ces murs trop nus et leur donner de la gaieté, vous verrez !... »
Le lendemain, il revient avec des caisses, et le surlendemain il se met à clouer sur les murs anguleux de cette petite pièce des Chinois, des Japonais avec des parasols, des femmes hottentotes qui dansent en se tenant par les mains et se font des grimaces.
Il y avait aussi des poissons à têtes étranges avec des yeux d’argent et des moustaches aux fils tout brillants d’or. Il essayait de les appliquer au mur tantôt la tête en l’air, tantôt la queue dressée, tantôt horizontalement, pour bien se rendre compte du meilleur effet. Puis il condamne une fenêtre, dont on ferma les persiennes et les grands rideaux, une seule fenêtre étant très suffisante pour avoir du jour. On baissa même le store de cette dernière, pour atténuer le grand jour et le reflet brillant de ce bras de fleuve, où se mirait, déjà ardent, le soleil de mai. La matinée était assez avancée ; je demandai à mon maître si je pouvais aller préparer le déjeuner.
Ce nouvel aménagement nous prit plusieurs jours encore. Quand tout fut bien en place, Monsieur s’assit devant sa table, comme pour travailler ; mais comme le jour venait de côté, il ne put le supporter et se décida à rapporter sur la table du salon tous les objets dont il se servait pour travailler.
Un matin, comme j’entrais dans le salon, je le trouvais à sa fenêtre.
« Voyez, me dit-il, cette berge de l’autre côté, quand l’eau est si basse, comme elle est triste ! Avec cette boue, cela ressemble à une mare à grenouilles sans herbes ; puis ces maisons d’un blanc sale sont vraiment laides. Il est vrai que ce sont des habitations de pêcheurs. Dites-moi, à propos, je voudrais que vous vous entendiez avec un de ces pêcheurs pour qu’il me procure cent cinquante grenouilles vivantes. Je les paye dix francs... »
Ce ne fut pas long ; le lendemain, dans la matinée, le pêcheur apportait les grenouilles, seulement il n’y en avait que cent dix. Quand l’homme fut parti, Monsieur m’appela : « Aussitôt après le déjeuner, vous partirez pour Paris ; vous irez acheter un panier convenable pour y loger ces bêtes, et vous les porterez à Mme O... Vous ferez tout votre possible pour qu’elle ouvre le panier elle-même. Je voudrais que les grenouilles lui sautent à la figure et se dispersent partout dans son salon. »
En arrivant à Paris, je change mes sauteuses de panier. Ce ne fut pas très facile, la peur sans doute doublait leur agilité. Enfin, le transbordement fait, je prends un fiacre et je me rends à la demeure de la dame. C’est un magnifique palais donnant sur une des grandes avenues de Paris, où un jour, l’auteur de la Comédie humaine reposera sur un piédestal, comme me l’a prédit mon Maître.
J’arrive dans l’antichambre. Dans la pièce à côté j’entends qu’on parle dans un acoustique, puis un valet tout chamarré me prie de le suivre. Nous prenons un escalier monumental tout en marbre d’Italie, de couleurs variées, bien assorties, de ton très doux. Arrivé en haut de cette merveille, on me fit entrer dans un salon où mes pieds s’enfonçaient dans le tapis moelleux. Partout ce n’était que glaces et miroirs dans lesquels les arbres du jardin venaient se refléter. J’aurais pu me croire dans quelque palais de féerie. J’avais toujours à la main mon panier de petite fille qui va à l’école, quand j’aperçus devant moi Mme O... que je n’avais ni entendue ni vue venir.
— Bonjour François, me dit-elle.
— Bonjour, Madame.
Je présentai mon panier, mais elle ne le prit pas.
— Que m’apportez-vous là, François ?
— Je ne sais, Madame, c’est mon maître qui m’a remis ce panier en me recommandant de ne le remettre qu’à vous-même ; c’est vous seule qui pouvez prendre connaissance de son contenu.
Alors Mme O... jeta deux « ah ! ah ! » qui sonnèrent très fort dans le salon, rit très haut et sur un ton qu’elle voulait rendre sévère, me dit : « François, vous allez, je vous prie, me dire ce que contient ce panier. » J’essaye encore de défendre la partie, objectant que j’avais des ordres formels de mon maître, et qu’il n’y avait que Madame qui devait connaître le secret du panier.
Mais je ne puis en dire davantage. D’un geste, elle m’arrête : « François, j’attends votre réponse ! » Ceci fut dit doucement, mais avec une autorité telle et d’un ton si imposant que cela me fit l’effet d’un ordre absolu. Alors, tout bredouillant, j’avouai ce que contenait l’envoi. « Eh bien, me demanda-t-elle, que peut-on faire de ces pauvres petites bêtes ? — Je ne sais trop, lui répondis-je. — Enfin, tout de même, reprit-elle, elles doivent bien servir à quelque chose. » Alors je lui dis : « Oui, madame, chez certains restaurateurs on sert les cuisses, préparées à la poulette, et c’est très délicat. — Ah ! bien, bien, voilà ! les cuisses à la poulette... sont un mets très fin... oui, oui... Les cuisses sont la partie intéressante... » Et elle partit d’un grand éclat de rire.
« C’est bien, dit-elle, remerciez M. de Maupassant, et en descendant, dites, je vous prie, François, au valet de pied, qui est de service en bas, de faire atteler tout de suite, je vais porter ces pauvres petites bêtes au lac du Bois de Boulogne, car elles doivent avoir grand’soif. »
De retour à la maison, je racontai ma défaite à mon maître ; il voulut en connaître tous les détails, et rit de bon cœur : « J’étais sûr du dénouement ; je savais qu’elle n’aurait qu’une pensée, leur sauver la vie ! »

Un soir, je suis prévenu que, le 2 juin, M. de Maupassant donnera un dîner. « Nous serons douze, me dit-il, si aucune de ces dames ne manque. Nous ne serons que trois hommes. » Un moment après, il ajouta : « Oui, neuf, elles sont neuf invitées ; mais ce qui est amusant, c’est qu’elles sont, à une ou deux près, toutes comtesses », et il se mit à compter sur ses doigts : « C’est bien cela ; excepté Mme Z... et la petite Nina, toutes portent la couronne comtale. Sûrement toutes ces titrées vont mettre en gaieté mon ami L... qui, tout en faisant résonner très fort leurs titres, ne manquera pas de leur décocher moqueries et brocarts. Mais j’espère tout de même qu’il saura garder la mesure de l’homme bien élevé. »
En effet, dès qu’on fut à table, M. L... demanda à ces dames ce qu’elles avaient fait de leurs maris et comme s’il récitait une litanie, il se mit à dire à chacune en particulier où était son conjoint, ce qu’il faisait, ce qu’il pensait, et tout le bonheur qu’il devait trouver dans ses lieux de prédilection. Tout ce que disait ce terrible M. L... paraissait tellement vrai, que, sur le moment, on aurait pu le croire sorcier, ou, au moins, le soupçonner d’avoir dû accompagner plus d’une fois les maris des comtesses dans les maisons qu’il décrivait si bien.
Cette façon de parler pouvait paraître un peu rude ; mais les nobles dames ne se démontèrent pas pour si peu, car toutes ensemble se mirent à proclamer leur indifférence pour les renseignements qu’il venait de leur démailler, mais qu’elles connaissaient depuis fort longtemps. Elles ajoutèrent que messieurs leurs maris préféraient les viandes avariées de quelques restaurants au bon rôti frais de leur maison.
Comme conclusion, elles dirent : « Vivez en paix à ce sujet, beau brun aux cheveux luisants, nous n’avons pas attendu vos révélations pour nous accorder tout le plaisir que nous pouvons nous procurer, en usant libéralement des dons que nous devons au Créateur... Nous laissons notre conjoint à ses préférences que nous ne qualifierons pas... »
Je n’entendis pas la riposte du sorcier, j’avais à aller chercher mes plats à l’office... puis Piroli ne cessait de pleurer, en se frottant contre mes jambes ; elle m’invitait à aller voir ses petits qu’elle avait mis au monde dans l’après-midi.
Le soir, lorsque tout le monde fut parti, Piroli alla se plaindre près de son maître. « Ce n’est pas possible, me dit-il, il y a quelque chose d’anormal pour que cette petite pleure tant. » Nous la suivons, jusqu’au petit cabinet de travail décoré de Chinois, qui était devenu la demeure de Piroli et de ses enfants... Un de ses quatre nouveau-nés était mort et elle l’avait sorti de la corbeille. « Voilà, dit Monsieur, pourquoi vous êtes si désolée, ma petite chatte ! » Pendant qu’il la caresse, je fais disparaître le petit cadavre et Piroli reprend sa place dans la corbeille avec ses autres rejetons. Mon maître me dit : « Véritablement, il ne lui manque que la parole. » Je lui raconte alors qu’il ne m’avait pas fallu plus de deux ou trois jours pour lui apprendre à descendre matin et soir sur les bords de la Seine, où elle trouvait des herbes pour se rafraîchir et aussi quelquefois des sauterelles, dont elle était très friande...

Un jour, après son déjeuner M. de Maupassant me dit : « Je vais faire un tour dans l’île ; si on vient me demander, vous répondrez que je suis à Paris. »
Vers 3 heures, arrive M. L... : « Le patron est-il là ?... » Je lui réponds : « Non, Monsieur est allé se promener dans l’île. — Eh bien, voici ce dont il s’agit ; j’arrive de Paris et j’ai fait le voyage avec Mme N... qui ne me connaît pas. Cette dame est dans un état de surexcitation extraordinaire ; à plusieurs reprises elle a sorti un revolver de sa poche et toute sa colère s’adresse à M. de Maupassant. Il n’y a aucun doute à avoir sur ses intentions ; je vais aller à la recherche du patron et le prévenir. Quant à vous, vous n’avez qu’à attendre cette dame et faites tout votre possible pour l’engager à retourner à Paris... »
Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que la personne arrivait et, d’un ton très posé, me demandait : « François, M. de Maupassant est-il là ? — Non, madame, mon maître est à Paris. — Non, non, reprit-elle sur un ton élevé, je voulais le... »
Puis, subitement elle s’arrête, pâlit ; elle s’effondre dans le vide, je n’ai que le temps de la saisir dans mes bras pour lui éviter une chute, où elle aurait pu se blesser sérieusement. Je la porte sur une chaise longue en osier qui était dans le fond de la salle à manger. Une fois bien étendue, je lui frictionne fortement les mains, je lui applique des compresses de vinaigre sur les tempes ; rien n’y faisait. J’ai alors recours aux flacons de sels, j’en fourre un sous chaque narine par intermittence. Elle ne revenait toujours pas à elle, elle semblait ne plus respirer ; sa pâleur était extrême, je commençais à me demander si elle n’était pas morte.
Je prends peur, je vais à la fenêtre que j’ouvre toute grande pour donner de l’air, et je me disposais à appeler à l’aide, quand je me souviens qu’en pareil cas il est recommandé de desserrer la malade ; je reviens près d’elle et défais son corsage, puis j’essaye de lui faire respirer des sels en lui soulevant la tête.
Enfin, elle commence à respirer, d’abord très légèrement, puis un peu plus fort ; puis ses lèvres ébauchent le mouvement d’une personne qui a soif, ses yeux sautillent comme s’ils voulaient s’ouvrir et, petit à petit, respirant toujours des sels, elle reprend connaissance.
Après s’être un peu remise, elle me prit les deux mains, elle pleurait à chaudes larmes et dans ses sanglots elle me dit : « François, je vous en prie, donnez-moi M. de Maupassant, donnez-moi M. de Maupassant ou je vais mourir ! Je le veux ! Je vous dis que je le veux !... Je ne lui ferai aucun mal, soyez-en sûr ; je vous le promets... mais donnez-le-moi », criait-elle toujours... Je la calme de mon mieux, lui promettant d’aller de suite à la recherche de mon maître... Je descendis, mais personne n’avait vu Monsieur. Je revenais près de la dame quand j’entendis ouvrir la porte, c’était mon maître qui rentrait. De suite, il me dit : « Je sais, je viens arranger cela. » Il était aussi calme que s’il se fût agi de la chose la plus simple du monde.
Dans la soirée, Monsieur, accompagné de cette dame, vint à la porte de la cuisine et, avec la plus grande aisance, comme si rien ne se fût passé, il me dit : « François, la chose est maintenant arrangée. » L’étrangère ajouta : « Oui, nous sommes maintenant bons amis... »

Le 15 mai, M. de Maupassant me prévient que le mardi suivant, il aurait à dîner quelques amis de sa première jeunesse.
Il me recommande de faire un bon dîner. « Vous mettrez les vins sur la table, je veux verser moi-même. Parmi les convives, il y aura des jeunes, des vieux, des gens mariés, des célibataires, et même des mariés de la main gauche. Tous ces amis amèneront leurs femmes, bien entendu ; ils arriveront dans l’après-midi pour faire une partie de canot, ayez donc quelques gâteaux à leur offrir avant le départ pour la promenade. » Puis, passant sa main dans sa chevelure qu’il rejette en arrière, mon maître me dit : « Je me demande quelle farce je pourrais bien leur faire... Oh ! j’ai trouvé, je leur ferai manquer le dernier train, ce sera drôle... »
Le jour venu, tout le monde était là. Le dîner est très gai, on reste longtemps à table ; on avait tant de vieux souvenirs à se raconter ; après le café, les petits verres, les cigares, cela menait déjà loin... La soirée était très belle, mon maître vient me dire : « J’emmène tous mes invités dans l’île, je ferai en sorte de revenir trop tard pour le dernier train ; en tout cas, à 11 heures un quart, vous arrêterez toutes les pendules. »
Vers minuit, tout le monde revient en chantant. Mais en arrivant à la maison, la stupeur est générale quand on s’aperçoit que le dernier train pour Paris est parti. Quelques invités riaient de bon cœur, tout en continuant de chanter, mais certaines dames se lamentaient en récriminant... Enfin, pour apaiser tout le monde, on prend une coupe de champagne, puis on se compte pour savoir combien il faudrait dédoubler de lits. On met des matelas par terre, on s’aide les uns les autres ; même les grincheux font contre fortune bon cœur et la gaîté prend le dessus. L’installation ne fut pas longue, mais, par contre, fort drôle et très amusante.
Tout ce bruit, avait inquiété Piroli ; elle sortit de son petit salon japonais, où elle habitait avec ses petits, et vint voir ce que ce vacarme signifiait. Mon maître, pour la rassurer, la prit dans ses bras, tout le monde la caressa ; satisfaite, elle poussait des petits miaulements de contentement, car ce fut à qui lui prodiguerait le plus de flatteries.
Sur ces entrefaites, une de ces dames vient prévenir l’aimable société qu’elle ne pouvait dormir que seule. Mon maître lui dit, alors, qu’il était absolument dans le même cas, et que, pour une fois, ils ne dormiraient pas. Là-dessus, on reprit une nouvelle coupe de champagne, puis mon maître proposa de tirer les places à la courte paille.
Cette idée provoqua un rire général, mais comme palliatif, il ajouta : « Si vous le voulez, pour que l’air circule plus librement, on laissera toutes les portes ouvertes. » Par la fenêtre de la salle à manger, on voyait la Seine, des milliers d’étoiles s’y miraient, on aurait cru des poissons argentés à la surface du fleuve. Enfin, je donnai un double tour de clé sur tout ce monde étendu dans un couchage de fortune et j’allai me coucher.
Le lendemain, avant 6 heures, chocolat et café étaient prêts. Ceux que leurs occupations appelaient à Paris s’empressèrent de regagner la capitale ; ceux, plus heureux, qui n’avaient qu’à jouir de l’existence restèrent jusqu’à 11 heures pour déjeuner.
Dans l’après-midi, pendant que j’étais occupé à remettre un sommier en place, mon maître vint me trouver et, tout en se frottant les mains et en caressant le dos de sa chatte, me dit : « Vous voyez, François, que tout s’est bien passé ; je vous l’avais dit, et puis cela a été vraiment amusant. »
Autre série. « La semaine prochaine, m’annonce M. de Maupassant, j’aurai des invités pour une partie de canotage et je les retiendrai à dîner, je vous préviendrai à temps... À propos, ne serait-ce pas le moment de supprimer deux petits à la chatte, car trois doivent beaucoup la fatiguer ? » Me la montrant : « Voyez comme elle est maigre ! Tenez, nous garderons cette petite qui a trois couleurs, je crois, qu’elle sera aussi jolie que la mère ; nous l’appellerons Pussy. » Puis, retournant au salon, il se mit à siffloter, ce qui était rare chez lui, car en dix ans je ne l’ai entendu siffler que trois fois.
Le jour de la partie de canotage est arrivé. Je prends les ordres :

« Je suis bien entraîné, me dit-il, et — me faisant voir ses bras — il y a de la force là dedans et c’est naturel, j’ai tant canoté et tant fait d’exercices physiques de toutes sortes ! Malgré cela, mes mains ne se sont pas développées ; elles sont toujours même restées plutôt petites, mais cela n’empêche pas la force, quand je tiens un objet, je le tiens bien.

« Dans ma poitrine aussi il y a du souffle et de la résistance, choses que n’ont pas tous ces canotiers d’occasion. Je suis tout prêt à le leur prouver, s’ils veulent se mesurer avec moi ; mais j’en doute... Vous ne me monterez l’eau pour ma douche qu’à 7 heures ; surtout qu’elle soit bien froide, car il est certain que j’aurai chaud. Vous me ferez un déjeuner léger, mais consistant : deux œufs à la coque, un filet grillé, des haricots verts, fromage de gruyère, thé bien chaud. »

Au moment de déjeuner, Monsieur alla voir le grand amiral de Chatou, Alphonse Fournaise. Tout était prêt, les quatre bateaux étaient alignés ; c’étaient : le Bon Cosaque, Monsieur, Madame et Bel-Ami.
Vers 2 heures, Monsieur partit habillé de neuf : culotte, maillot et une magnifique casquette blanche. En sortant, il se frottait les mains : « J’ai du très bon suif en ce moment... », dit-il gaiement.
Il était plus de 6 heures quand il rentra ; il avait la figure décomposée, avec des plaques violettes ; il me fit peur : « Vite, François, ma douche tout de suite ! » Je l’aidai à retirer son maillot et sa culotte ; son corps était tout violacé. Malgré tout, il prit sa douche, puis, aussitôt après, lui et moi, nous nous sommes mis à pratiquer des frictions au gant de crin avec addition d’eau de Cologne. Au bout d’un moment, il me demanda si mon dîner ne brûlait pas ; mais j’étais tellement contrarié de le voir dans un pareil état que je ne pus m’empêcher de lui dire : « Tant pis si, pour une fois, le dîner est brûlé ! » Il continua encore longtemps à se frictionner. Malgré cela, il n’obtint pas la réaction habituelle. Il voulut alors me raconter la partie qu’il avait faite, mais la voix lui manqua ; il hachait les mots sans pouvoir les prononcer.
Le dîner, sans être froid, ne fut cependant pas franchement gai ; Monsieur se sentait mal à l’aise et les jours suivants il fut maussade. Il me conta pourtant cette sortie en bateau : « Mes invités, me dit-il, m’ont laissé la plus grosse charge, mais je leur ai fait voir ce qu’un homme entraîné peut fournir dans ce genre de sport. Pour finir, nous sommes revenus de Marly, M. X... dans sa yole avec une dame et M. M... dans le petit canot avec deux dames ; ils ont pris le bras mort du fleuve ; moi j’ai remonté le bras vif avec le Bon-Cosaque et trois dames, et je suis encore arrivé avant eux ! Voyez-vous, tous ces gros gaillards-là me font songer aux gardiens de harem du Grand Turc. »
Pendant plusieurs jours, à la suite de cette équipée, mon maître resta morose ; il passait des heures sur son divan, caressant ses deux chattes et ne se dérangeant que pour venir à la cuisine leur faire boire du lait.
À une de ses visites il me dit : « Moi aussi, j’essaierai d’un peu de lait demain, je ne me sens pas bien ; j’ai toujours mal dans le ventre. Faites-moi, je vous prie, de la chicorée à la crème. »
Le soir, la lampe baissée, avec un peigne très fin en écaille, qu’il avait rapporté d’Italie, il peignait la fourrure de ses chattes à contre-sens et dans l’obscurité il s’amusait à en faire jaillir des lueurs phosphorescentes.
Quelques jours se passèrent ainsi, mon maître n’allait pas mieux ; il faisait tout de même des promenades dans l’île et allait voir ses bateaux. Puis, de fortes coliques et des douleurs intestinales aiguës se déclarèrent, tous les remèdes ordinairement employés dans ces cas restèrent sans résultat. Il se décida alors à prendre quinze gouttes de perchlorure de fer tous les quarts d’heure dans un peu d’eau, tout en continuant les cataplasmes de farine de lin laudanisés, et cela réussit à enrayer le mal.
À la suite de cette indisposition, il alla voir un médecin à Paris, mais il ne revint pas satisfait, se plaignant du peu de connaissances de ces messieurs de la Faculté.
Un matin, Monsieur, revenant de chez Fournaise, passa devant la cuisine et me pria d’aller lui donner sa douche. Je remarquai qu’il marchait nerveusement en serrant les poings ; je compris de suite qu’il devait être contrarié. Sa toilette dura moins longtemps que d’habitude et, une fois à table, il me dit : « Savez-vous, François, ce qui m’arrive ! Un richissime Américain me fait offrir un yacht à vapeur, très beau, paraît-il. Mais il se trompe à mon égard, et il a dû être immédiatement fixé par mon refus catégorique. J’ai été poli vis-à-vis de son envoyé, mais aussi que pouvait penser ce milliardaire en m’adressant une telle proposition ? Rêvait-il ou avait-il bu ? »

Fin juin. — Monsieur sent qu’il ne se remet pas ; il se décide à partir pour Étretat.
« Ici, me dit-il, c’est trop humide pour moi ; cet endroit enserré entre les deux bras de la Seine n’est jamais sec. Mais que voulez-vous ? J’aime canoter, j’aime l’eau, n’importe où elle se trouve ! Malheureusement, c’est contraire à ma santé ; nous partirons après-demain. Je crois que vous ferez bien d’acheter un second panier pour Pussy ; elle est devenue tellement grande que je crains qu’elle ne gêne sa mère. Puis vous enlèverez des murs tout ce qui m’appartient ; n’oubliez pas surtout le petit bureau ; faites une caisse spéciale de toutes ces choses que nous emporterons à Étretat, cela me servira là-bas. Je vais maintenant dire à Alphonse Fournaise de mettre mon compte à jour et lui recommander mes bateaux. »

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