Édouard Maynial : La vie et l’œuvre de Guy de Maupassant, Mercure de France, 1906, pp. 65-77.
Chapitre I Deuxième Partie, Chapitre II Chapitre III

II

Il l’apprenait patiemment, courageusement, avec un maître difficile. Pendant sept ans, de 1873 à 1880, Flaubert surveilla, soutint ou dirigea toutes les expériences littéraires de Maupassant ; et c’est ici le lieu de dire quelle influence décisive le maître exerça sur le disciple, et quelles relations intimes unirent les deux écrivains.
Contrairement à une erreur assez répandue, Maupassant n’était pas le neveu ou le filleul de Flaubert. Il n’y avait entre eux aucun lien de parenté. Mais nous avons montré quelles raisons Flaubert avait de s’intéresser au fils et au neveu des deux meilleurs camarades de son enfance, Alfred et Laure Le Poittevin. Lorsque Guy vient s’établir à Paris, Flaubert s’intéresse tout de suite à ce jeune homme « spirituel, lettré, charmant », pour lequel il éprouve une instinctive tendresse1 ; malgré la différence de leurs âges, il le considérait et le traitait comme un ami2.
Il avait promis à Mme de Maupassant de lui donner quelques conseils, de veiller sur ses premiers essais, de lui faciliter l’accès des salons littéraires ou des journaux qui pouvaient lui être utiles.
Flaubert prit très au sérieux son rôle et sa responsabilité de maître. Il surveillait et conseillait son disciple jusque dans ses lectures3. Surtout il le mettait en garde contre un certain penchant à l’insouciance et à la mollesse, il l’excitait au travail :
Il faut encourager ton fils, — écrit-il à Mme de Maupassant, — dans le goût qu’il a pour les vers, parce que c’est une noble passion, parce que les lettres consolent de bien des aventures et parce qu’il aura peut-être du talent qui sait ? Il n’a pas jusqu’à présent assez produit pour que je me permette de tirer son horoscope poétique, et puis à qui est-il permis de décider de l’avenir d’un homme ? Je crois notre jeune garçon un peu flâneur et médiocrement âpre au travail. Je voudrais lui voir entreprendre une œuvre de longue haleine, fût-elle détestable4...
Et plus tard, comme Maupassant se plaignait à lui de son ennui, de la vie monotone et fatigante qu’il menait, Flaubert se permet d’affectueux reproches :
Enfin, mon cher ami, vous m’avez l’air bien embêté et votre ennui m’afflige, car vous pourriez employer plus agréablement votre temps. Il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que cela. J’arrive à vous soupçonner d’être légèrement caleux. Trop de canotage ! trop d’exercice ! oui, Monsieur ! Le civilisé n’a pas tant besoin de locomotion que prétendent messieurs les médecins. Vous êtes né pour faire des vers, faites-en ! « Tout le reste est vain », à commencer par vos plaisirs et votre santé... D’ailleurs votre santé se trouvera bien de suivre votre vocation. Cette remarque est d’une philosophie ou plutôt d’une hygiène profonde... De cinq heures du soir à dix heures du matin tout votre temps peut être consacré à la Muse... Voyons, mon cher bonhomme, relevez le nez ! À quoi sert de recreuser sa tristesse ? Il faut se poser vis-à-vis de soi-même en homme fort, c’est le moyen de le devenir. Un peu plus d’orgueil saperlotte ! Le garçon était plus crâne5. Ce qui vous manque, ce sont « les principes ». On a beau dire, il en faut, reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n’y en a qu’un : tout sacrifier à l’art. La vie doit être considérée par lui comme un moyen, rien de plus6...
Cette longue citation était nécessaire pour montrer quelle discipline intransigeante Flaubert imposait à son disciple, quels sacrifices il exigeait, quelle hygiène, suivant son mot, il lui prescrivait au nom de l’art. Mais peu à peu ses leçons devinrent plus directes et plus précises, une sorte de collaboration désintéressée et féconde s’établit entre eux. Quelle meilleure préparation Flaubert pouvait-il donner à Maupassant que de l’initier et de l’associer à l’élaboration consciencieuse de ses propres ouvrages ? Aussi ne se contente-t-il pas de demander à son ami de menus services, de le charger de missions délicates à la direction du Vaudeville, chez l’éditeur Lemerre, et plus tard au Ministère de l’Instruction publique7. Il l’employait aussi à des recherches topographiques ou à des enquêtes bibliographiques nécessaires à la composition de Bouvard et Pécuchet qui l’occupait alors. Un jour, notamment, il se fait faire une description détaillée de la côte normande entre Antifer et Étretat, puis entre Fécamp et Senneville, pour donner un décor plus exact à la promenade de ses deux bourgeois ; il se fait expliquer longuement la falaise, les valleuses et le plateau8. Une autre fois, quand il prépare son dernier chapitre : l’Éducation, il prie Maupassant de parcourir le catalogue de la bibliothèque, au ministère de l’Instruction publique, et d’y relever les livres qui lui seraient nécessaires pour son programme d’études et son exposé de méthodes9. Enfin, il s’adresse à lui pour certains renseignements de botanique, qu’un naturaliste avait refusé ou négligé de lui fournir10. En prenant une part si active à la préparation d’un livre, dont il devait pieusement surveiller la publication, après la mort de son maître, Maupassant apprenait la valeur de l’observation directe et de la documentation précise.
À cette école, la principale faculté qui se développe en lui, c’est « une manière individuelle de voir et de sentir » ; et bientôt, apprenant à traduire ses impressions de la réalité, il cessa de se plaindre à son maître, comme il l’avait fait en une heure de découragement, de la monotonie des événements, de la banalité du monde, ou de la mesquinerie des passions humaines11. Tout en excitant son disciple au travail, Flaubert le mettait en garde contre cette hâte à publier qui entraîne toujours les jeunes écrivains et qui les perd quelquefois. Quand Mme de Maupassant demandait à son ami : — Guy ne peut-il quitter le Ministère et se consacrer aux lettres ? — il répondait : — Pas encore ! N’en faisons pas un raté12.
Avec plus d’expérience et d’autorité, il continua ces leçons d’observation que Maupassant avait dès l’enfance reçues de sa mère. Il lui donnait l’habitude de regarder les choses et de choisir ce qui, en elles, pouvait profiter à sa « consommation littéraire ». Souvent, il lui disait avec bonhomie : « Va te promener, mon garçon, observe autour de toi, et tu me raconteras en cent lignes ce que tu auras vu. » Maupassant suivait ces prescriptions à la lettre, il travaillait d’après nature avec un zèle quelquefois imprudent et l’on a conté, à ce sujet, une anecdote charmante qui mérite d’être vraie : désireux d’éprouver les sensations exactes que peut produire, chez un sujet simple, un coup de pied bien placé, il expérimenta, moyennant quelque argent, sur une victime complaisante, mais reçut lui-même une râclée instructive d’un autre paysan qui s’était mépris sur la sincérité de ses intentions13.
Flaubert corrigeait comme des devoirs les observations du jeune homme. Il coupait impitoyablement les épithètes inutiles, redressait la cadence d’une période, « se fâchait lorsque deux phrases se suivant avaient le même dessin et le même rythme14 ». Maupassant ne se décourageait pas, remportait patiemment au Ministère ses notes criblées de ratures, et préparait avec plus de soin le nouvel essai qu’il devait présenter au maître le dimanche suivant.
D’ailleurs, par sa nature même et son éducation antérieure, Maupassant se trouvait tout préparé à recevoir les leçons de Flaubert. Il y avait chez les deux écrivains, de même race et de même tempérament, une disposition commune à considérer la vie comme spécialement faite pour l’art : c’est en observant tout près de lui la nature et l’homme que l’artiste se documentera, il devra toujours chercher à découvrir des combinaisons nouvelles de ces deux éléments, et son investigation ne sera jamais stérile, car les combinaisons sont inépuisables. Aussi le détail précis prend-il dans le roman une importance capitale, et l’effet rendu sera d’autant plus puissant que le détail, par sa petitesse même et souvent par sa banalité, sera plus vécu, plus proche de la réalité moyenne. Telle est la méthode que Flaubert inculqua à Maupassant, par son enseignement et par son exemple.
C’est pendant cette période de sa vie que Maupassant se lia, grâce à Flaubert, avec la plupart des écrivains et des artistes qui furent ses amis. Il les rencontrait presque tous à Croisset, lorsqu’il allait passer ses dimanches auprès de son maître, ou bien à Paris, dans le modeste salon qu’il a décrit lui-même, dont il a raconté les réceptions et dépeint les familiers15. C’est là qu’il connut Tourguéneff, Alphonse Daudet, Émile Zola, Paul Alexis, Catulle Mendès, Émile Bergerat, J.-M. de Heredia, Huysmans, Hennique, Céard, Léon Cladel, Gustave Toudouze, Edmond de Goncourt, l’éditeur G. Charpentier, Philippe Burty, Georges Pouchet, Frédéric Baudry. Presque tous, il les retrouvait aux jeudis de Zola, où il voyait aussi Édouard Rod, Duranty, Cézanne, Th. Duret, François Coppée, Maurice Bouchor, Marius Roux, et même, à de lointains intervalles, Taine, Renan, Maxime du Camp et Maurice Sand16.
Avec plusieurs d’entre eux, Maupassant entretint des relations très cordiales : notamment, à partir de 1876, il fréquenta beaucoup Tourguéneff, qui s’intéressait à ses débuts et lisait ses premiers manuscrits17. Plus tard, Tourguéneff contribua à répandre en Russie les œuvres de son jeune ami.
En 1880, Maupassant, qui songeait à publier, dans le Gaulois une série d’articles sur les grands écrivains étrangers, voulut commencer la série par une étude sur Tourguéneff ; celui-ci, qui avait, au moins autant que Flaubert, l’horreur de la critique et le respect ombrageux de l’art, se déroba gentiment à ce qu’il considérait comme une sorte de « réclame amicale ». Maupassant dut s’incliner ; il se borna à consacrer à son ami une très courte chronique sous ce titre : « L’inventeur du mot nihilisme18 » ; et il n’écrivit l’article dont il avait conçu le projet qu’après la mort de Tourguéneff, trois ans plus tard19. Il préparait une nouvelle étude sur le grand romancier russe, destinée à la Revue des Deux-Mondes, quand il tomba malade, à la fin de 1891.
Les Goncourt ont rapporté dans leur Journal20 ce qu’étaient ces réunions d’amis à Croisset, auxquelles Maupassant assistait. Ils notent tout particulièrement le souvenir d’une certaine soirée de Pâques, où Flaubert avait invité ses intimes21.

« Nous partons, Daudet, Zola, Charpentier et moi, pour aller dîner et coucher chez Flaubert, à Croisset. Maupassant vient nous chercher, en voiture, à la gare de Rouen, et nous voici reçus par Flaubert... La soirée se passe à conter de grasses histoires, qui font éclater Flaubert, en ces rires qui ont le pouffant des rires de l’enfance. »

Moins solennelles encore étaient les séances chez Zola. Les après-midi du jeudi, successivement rue Saint-Georges et rue de Boulogne, réunissaient régulièrement les familiers de la maison dont la plupart se rencontraient aussi l’été à Médan. Parmi eux s’était formé, dès 1876, un petit groupe de jeunes écrivains, les cinq, ceux que les journaux de l’époque appelaient « la queue de Zola ». L’un des cinq a raconté comment s’était constituée l’association dont G. de Maupassant faisait partie22 : il y fut amené et présenté par Paul Alexis, qui l’avait rencontré chez Flaubert, et qui avait fait la connaissance de Léon Hennique, d’Henry Céard et de Huysmans en plein Parnasse, à la République des Lettres, que dirigeait Catulle Mendès. Une amitié véritable, des tendances littéraires communes les unissaient : ils devaient affirmer l’une et manifester les autres en publiant, quatre ans plus tard, aux côtés du maître,les fameuses Soirées de Médan.
Grâce à ses nouveaux amis, grâce aussi à la recommandation de Flaubert, Maupassant eut accès à la République des Lettres ; il était également de ces dîners que donnait Catulle Mendès, rue de Bruxelles, et que Flaubert présida quelquefois. Maupassant vint s’asseoir à cette table fraternelle, « souriant et courtois, comme un homme qui se trouverait en son milieu naturel23 » ; peut-être jugeait-il que les discussions d’esthétique y tenaient, pour son goût, trop de place ; mais il y rencontrait du moins quelques hommes de lettres qu’il ne connaissait pas encore, Henry Roujon, Léon Dierx, Stéphane Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam. En août 1876, à la suite d’un article malveillant sur Renan, paru dans la République des Lettres, mais dont Catulle Mendès n’était pas l’auteur, Flaubert mena grand bruit : il fit rayer son nom de la liste des collaborateurs, refusa l’envoi du journal, et engagea Maupassant à l’imiter, « à lâcher franchement » Mendès et ses amis malgré l’accueil chaleureux qu’ils lui avaient fait24. Maupassant ne suivit pas le conseil de son maître : il expliqua l’article, sans l’excuser25, et, deux mois plus tard, fit paraître dans la République des Lettres, qui avait déjà publié des vers de lui, une étude enthousiaste sur Flaubert26.
À mesure qu’il se faisait connaître dans plusieurs cercles de lettrés par ses premières publications, — parfois soustraites à la censure rigoureuse de Flaubert et d’ailleurs signées d’un pseudonyme, — Maupassant eut accès dans certains salons où l’on patronnait les jeunes écrivains. Souvent il y était introduit par son maître ; grâce à lui notamment, il fut invité à Saint-Gratien, chez la princesse Mathilde ; lorsque Maupassant eut publié ses premières pièces, Histoire du vieux temps et la Répétition, Flaubert s’entremit pour les faire jouer chez la princesse par Mme Pasca27. Maupassant fréquentait aussi le salon de Mme Eugène Yung, la femme du directeur de la Revue bleue, et celui de Mme Adam, qui dirigeait la Nouvelle Revue.

1 Correspondance de Flaubert, IV, 127 (octobre 1872).
2 Ibid., IV, 145 (février 1873).
3 Cf. notamment, Correspondance, IV, 153 et 303.
4 Correspondance, IV, 146 (février 1873).
5 Allusion à l’oncle de Maupassant, Alfred Le Poittevin, que Flaubert appelait toujours le garçon.
6 Correspondance de Flaubert, IV, 302-303. (Lettre du 15 juillet 1878).
7 Correspondance, IV, 152-153 (juin 1873), 201 (juillet 1874), 341 (octobre 1879), 314-315 (janvier 1879).
8 Ibid., IV, 279-280 (novembre 1877).
9 Ibid., IV, 356-357 (janvier 1880).
10 Ibid., IV, 382-385.
11 Cf. Lettres de Flaubert à Maupassant, du 23 février 1873 et du 15 juillet 1878.
12 A. Lumbroso, p. 309.
13 Cette anecdote est contée tout au long par P. Marion dans la République française du 22 mars 1904. La scène se passe dans un champ de Canteleux, près de Dieppedalle.
14 A. Brisson, loc. cit.
15 Étude sur Gustave Flaubert, pp. LXI et suiv.
16 P. Alexis : Émile Zola ; Notes d’un ami, p. 180.
17 Cf. E. Halperine-Kaminsky : Ivan Tourguéneff d’après sa correspondance avec ses amis français, pp. 267 à 275.
18 Gaulois, du 21 novembre 1880.
19 Gaulois, du 5 septembre 1883.
20 Notamment, t. VI, 28 mars 1880.
21 Cf. la lettre d’invitation de Flaubert à Maupassant pour ce jour-là (Correspondance, IV, 378-379). Le texte des Goncourt permet de préciser la date de cette lettre jusque-là incertaine. — La lettre de Flaubert nous apprend qu’il avait aussi invité pour cette même soirée Jules Lemaître.
22 Paul Alexis, op. cit., pp. 181-183.
23 Henry Roujon, loc. cit.
24 Correspondance de Flaubert, IV, pp. 239-241.
25 Ibid., IV, p. 242.
26 Ibid., IV, p. 246.
27 Ibid., IV, pp. 322 et 354.

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