DEUXIÈME PARTIE
1871-1880
LA PRÉPARATION DE L’ŒUVRE
Maupassant a parlé quelque part
1 de « cette
petite nostalgie invincible des dépaysés, dont souffrent, quand ils sont emprisonnés dans les cités, par leur devoir ou leur profession, presque tous ceux dont les poumons, les yeux et la peau ont eu pour nourriture première le grand ciel et l’air pur des champs et dont les petits pieds ont couru d’abord dans les chemins des bois, les sentes des prés et l’herbe des rives ». Sans doute, il ressentit lui-même cette première impression de tristesse et d’angoisse quand il quitta, pour venir habiter Paris et s’enfermer dans le bureau étroit et sombre d’un Ministère, les falaises et les herbages de la Normandie. Son enfance s’était mal accommodée du séjour des villes ; il souffrit à Yvetot et à Rouen, où son regret de la campagne s’aggravait de toutes les contraintes de l’internat. Si la vie de Paris s’empara de lui, s’il s’abandonna avec une fougue toute juvénile à la fièvre d’une existence nouvelle, du moins il conserva pour les plaisirs de son adolescence, pour les joies saines du plein air, un goût violent qu’il satisfaisait sans réserve. Aussi le vrai Maupassant de cette époque est-il moins encore le poète, l’apprenti écrivain, habitué des salons littéraires et des petits journaux, que le canotier exubérant et vigoureux, roi de l’aviron entre Chatou et Maisons-Laffitte. C’est précisément celui-ci que ses amis ont le mieux connu et nous ont raconté avec le plus de complaisance.
Tous ceux qui fréquentaient Maupassant, entre 1871 et 1880, ont gardé le souvenir d’un gai compagnon, matois, énergique et cordial, qui adorait la campagne, les ripailles des villageois, le canotage et les farces
2. « Son aspect, nous dit l’un d’eux, n’avait rien de romantique. Une ronde figure congestionnée de marin d’eau douce, de franches allures et des manières simples... Nous nous imaginions volontiers que l’insomnie, la dyspepsie et certains troubles nerveux faisaient partie de la dignité de l’écrivain. Maupassant, le Maupassant d’alors, n’avait aucunement la mine d’un névrosé. Son teint et sa peau semblaient d’un rustique fouetté par les brises, sa voix gardait l’allure traînante du parler campagnard. Il ne rêvait que courses au grand air, sport et dimanches de canotage. Il ne voulait habiter qu’au bord de la Seine. Chaque jour, il se levait dès l’aube, lavait sa yole, tirait quelques bordées en fumant des pipes, et sautait, le plus tard possible, dans un train, pour aller peiner et pester dans sa geôle administrative. Il buvait sec, mangeait comme quatre et dormait d’un somme ; le reste à l’avenant
3. » É. Zola, qui
le connut à la même époque, le dépeint comme un beau gars, plutôt petit, mais bien pris dans sa taille, vigoureux, la moustache fournie et frisée, la chevelure épaisse, le regard fixe, à la fois observateur et vague, le front carré
4 ; le
faciès d’un petit taureau breton, ajoutait Flaubert. Un autre
5 note aussi sa robustesse de santé, son teint haut en couleur, sa solide carrure d’épaules.
La vigueur de Maupassant frappait tous ceux qui le voyaient de près. On sait même que J. Lemaître regarda avec plus de bienveillance que d’intérêt ce robuste bourgeois campagnard qui lui fut un jour présenté par Flaubert et en qui, par un préjugé quelque peu naïf, dont il s’excuse avec bonne grâce, il ne voulut pas tout d’abord discerner le fin lettré qu’il était déjà
6.
D’ailleurs, Maupassant lui-même avait le culte de sa force physique et le souci perpétuel de sa santé. Il s’enorgueillissait des exploits athlétiques qui témoignaient de son endurance : ainsi il faisait facilement une course de quatre-vingts kilomètres à pied, et un jour il descendit la Seine de Paris à Rouen, en ramant et en portant deux amis dans sa yole
7. En revanche, il se préoccupait du plus
léger malaise, et s’alarmait déjà de maladies imaginaires, avec cette anxiété nerveuse qui devait le poursuivre toute sa vie. Il se plaignait de sa santé à Flaubert
8, qui finit par être inquiet et pressa son ami de se laisser examiner par son médecin Fortin, simple officier de santé qu’il considérait comme très fort
9.
I
Pour vivre à Paris, Maupassant avait accepté au Ministère de la Marine
10 une place de quinze cents francs, qu’il devait échanger plus tard contre une situation plus lucrative au Ministère de l’Instruction publique. À coup sûr, il ne dut pas être un employé fort zélé : il partageait fort équitablement son temps entre les parties de canotage qui, pour lui, étaient l’essentiel, et les essais poétiques qu’il écrivait, aux heures de bureau, sur le papier de l’administration, et qu’il soumettait le dimanche à son maître Flaubert.
Et cependant ce séjour dans les Ministères devait
marquer dans la carrière de Maupassant et laisser de curieux souvenirs jusque dans son œuvre. Dès cette époque, la vie du bureau, le spectacle des mystères administratifs, la fréquentation de ses chefs et de ses collègues étaient pour lui la source de jouissances sincères et l’occasion de farces inépuisables. Il satisfaisait là ce penchant à la mystification qui ne l’abandonna jamais, ce besoin de charge à outrance qui égaya toute sa jeunesse. Ceux qui le rencontraient aux dîners de Catulle Mendès, artistes et écrivains, préoccupés surtout de graves problèmes d’esthétique, épris de discussions littéraires, s’étonnaient de lui voir apporter dans la conversation des anecdotes documentées et des invectives énergiques contre le personnel du ministère. Sur ce point, il ne tarissait pas
11. Il poursuivait dans un milieu nouveau ces observations scrupuleuses, cette enquête attentive sur la simplicité humaine, qu’il avait entreprises naguère avec les pêcheurs et les paysans d’Étretat, ses premiers compagnons. Et plus tard, dans ses nouvelles, il se souviendra de la chronique des bureaux et des types d’employés qu’il a connus, comme il se rappelle les aventures de son enfance et toutes ses impressions de la terre normande. Sur cette existence humble et monotone des petits bureaucrates, fertile en incidents comiques et en
situations divertissantes, il a composé de charmants récits, qui sont parmi les plus expressifs et les plus vrais qu’il ait contés :
l’Héritage,
la Parure,
À cheval, mettent en scène des personnages que l’auteur avait dû rencontrer, et si le héros de la nouvelle
En famille12 est employé au Ministère de la Marine, ce n’est certainement point par une simple coïncidence.
J’étais un employé sans le sou... J’avais au cœur mille désirs modestes et irréalisables qui me doraient l’existence de toutes les attentes imaginaires... Comme c’était simple, et bon, et difficile de vivre ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil ! Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine. Ah ! la belle, calme, variée et puante rivière, pleine de mirages et d’immondices ! Je l’ai tant aimée, je crois, parce qu’elle m’a donné, me semble-t-il, le sens de la vie13 !...
Ces lignes, qu’il écrivait, quinze ans après, songeant avec un mélancolique regret aux joies simples de son insouciante jeunesse, expriment très exactement ce qui fut, entre 1872 et 1880, la plus chère préoccupation de Maupassant ; la rivière, la Seine entre Asnières et Maisons-Laffitte, les parties de yole, les levers du soleil dans les brumes matinales
du fleuve, la lune argentant l’eau frémissante, toute cette poésie naturelle et profonde, cette joie instinctive des yeux, cette volupté triomphante de la santé et de la force.
Les souvenirs de canotier, les impressions de sa vie sur l’eau forment aussi tout un cycle bien distinct, dans l’ensemble de ses nouvelles. Qu’il peigne la cohue tapageuse et pittoresque de la
Grenouillère, un dimanche d’été
14, qu’il évoque les parties de pêche dans l’île Marante, par les soirs d’automne, où le ciel ensanglanté « jette dans l’eau des figures de nuages écarlates, empourpre le fleuve entier... et dore les arbres roussis
15 », qu’il rappelle les jours de vagabondage autour de Paris, « ces promenades dans les bois reverdis,... ces ivresses d’air bleu dans les cabarets au bord de la Seine, et ces aventures d’amour si banales et si délicieuses
16 », c’est toujours à des anecdotes ou à des épisodes personnels qu’il demande la matière de ses récits.
Le samedi et le dimanche étaient pour Maupassant « les jours sacro-saints du canotage
17 », et Flaubert lui-même hésitait, ces jours-là, à convoquer ou à visiter son disciple. Ses amis se rappellent
encore et ont dit ce qu’étaient ces parties d’Argenteuil, de Sartrouville ou de Bezons. On nous a montré Maupassant « auréolé d’un reste de chapeau de pêcheur à la ligne, le torse dans un tricot rayé, ses gros bras de rameur nus jusqu’à l’épaule
18 » ; il accueillait ses amis à la gare par de joyeux propos de bienvenue, souvent immodestes, et qu’il avait soin de lancer d’une voix retentissante s’il apercevait à proximité quelque gros personnage décoré, quelque pudique famille en pique-nique. Puis on descendait à la Seine ; dans la yole, tout en ramant ou en veillant à la voile, il racontait sans fatigue des farces indécentes, de grasses histoires longuement détaillées, dont il riait le premier à faire chavirer le bateau
19. D’autres ont dit l’entrain inimaginable de ces repas champêtres qui terminaient la journée : « Nul ne savait, comme Maupassant, organiser un dîner, composer la société, diriger la cuisine, décorer la table et mener la conversation la plus intéressante et la plus spirituelle
20. » Et l’on a décrit enfin quelques-uns de ces retours picaresques, par les nuits d’été, dans les trains bondés de coulissiers et de bons bourgeois cossus, en villégiature à Saint-Germain ou à Chatou : les journaux de l’époque relataient les complots et les attentats de nihilistes ;
dans un compartiment complet, Maupassant affectait la plus vive inquiétude, fronçait les sourcils, louchait sans cesse vers une petite caisse en bois blanc qu’il tenait sur ses genoux et qui renfermait simplement une pendule de voyage ; puis il chuchotait à ses amis, assez fort cependant pour se faire entendre des autres voyageurs, les théories les plus subversives et les instructions les plus tragiques, parlait de bombes, de dynamite, de machine infernale, du bon petit joujou précieux qu’il avait là pour faire danser à la société son entrechat suprême. Le tout assaisonné d’un accent russe très prononcé. L’aventure réussit au delà de toute espérance ; Maupassant et ses amis furent arrêtés au saut du train, fouillés, interrogés par un commissaire prévenu en hâte
21. Rien ne manquait alors au succès de la journée : las d’une saine fatigue musculaire, ivre de soleil et de grand air, tout débordant encore d’une gaieté enfantine et sincère, Maupassant goûtait la joie suprême d’avoir mystifié le bourgeois !
C’est dans la charmante nouvelle intitulée
Mouche qu’il faut chercher le tableau le plus complet et le plus fidèle de ces années inoubliables. Maupassant s’y est peint lui-même avec ses compagnons d’alors, dans le décor et dans l’exercice de sa vie
de canotier ; il en a conté une anecdote puérile et touchante, il a mis en scène, sous les surnoms qu’ils s’étaient donnés, de joyeux amis qui n’ont eu aucune peine à se reconnaître et qui ont confirmé son récit par leurs propres souvenirs
22. Nous ne rappellerons pas le sujet de la nouvelle ; nous n’en évoquons le souvenir ici que pour y chercher l’expression la plus exacte de la vie de Maupassant à cette époque. Lui-même nous présente cette bande de cinq chenapans, — l’expression est de lui, — devenus plus tard des hommes graves ; il nous introduit dans cette « affreuse gargote d’Argenteuil, dans cette colonie inexprimable qui ne possédait qu’une chambre-dortoir », et où il avouait avoir passé les plus folles soirées de son existence
23.
Nous n’avions souci de rien, dit-il, que de nous amuser, et de ramer, car l’aviron pour nous, sauf pour un, était un culte. Je me rappelle de si singulières aventures, de si invraisemblables farces... que personne aujourd’hui ne les pourrait croire. On ne vit plus ainsi aujourd’hui, même sur la Seine, car la fantaisie enragée qui nous tenait en haleine est morte dans les âmes actuelles. À nous cinq nous possédions un seul bateau, acheté à grand’peine et sur lequel nous avons ri comme nous ne rirons plus jamais.
Et voici les « cinq chenapans », avec leurs surnoms pittoresques :
la Toque, spirituel et paresseux, « le seul qui ne touchât jamais une rame, sous prétexte qu’il ferait chavirer le bateau », et
la Toque c’est M. Robert Pinchon, plus tard bibliothécaire de la ville de Rouen ; —
N’a qu’un œil, mince, élégant, très soigné, arborant le monocle auquel il devait son surnom, et
N’a qu’un œil c’est tel inspecteur à la Compagnie de l’Est qu’il serait facile de désigner plus clairement ; — le « très malin »
Petit-Bleu, qui n’est autre que M. Léon Fontaine, — et
Tomahawk et
Joseph Prunier enfin, lequel était Maupassant lui-même
24. — Leur yole, qu’ils avaient baptisée
la Feuille à l’envers, naviguait tous les dimanches entre Asnières et Maisons-Laffitte.
Une aimable personne, Mlle Mouche, tenait la barre : elle égayait par son babil les matelots de l’équipage et s’efforçait de les rendre tous heureux. Le soir venu, on s’installait dans une auberge riveraine. La chère était médiocre, les lits détestables, mais, à vingt ans, la gaieté et le plaisir remplacent toutes choses et il n’est pas un dîner qui paraisse maussade avec de tels assaisonnements25.
L’« affreuse gargote d’Argenteuil » n’était pas l’unique campement de la bande joyeuse. Parfois Maupassant fuyait les endroits trop civilisés pour une retraite plus discrète. Il allait s’installer dans un cabaret isolé de Bezons ou de Sartrouville ; et là il écrivait des vers qu’il soumettait au jugement de Flaubert, et dont quelques-uns figurent dans le recueil qu’il devait faire paraître en 1880 ; certaines pièces, qu’il jugea sans doute moins heureuses, n’ont pas été publiées avec les autres ; mais sa mère ou ses amis les ont conservées pour lui, et quelques-unes ont été imprimées après sa mort
26 : l’une de ces pièces raconte une partie de canotage et la rencontre que fit le poète d’une compagne aimable et peu farouche ; le dénouement alerte ne manque pas de grâce :
Poète au cœur naïf, il cherchait une perle ;
Trouvant un bijou faux, il le prit, — et fit bien ;
J’approuve, quant à moi, ce dicton très ancien :
« Quand on n’a pas de grive il faut manger un merle. »
C’est également dans la modeste maisonnette du bord de l’eau que Maupassant élabora plus d’un scénario pour des comédies et des drames qui ne devaient jamais être écrits. Il communiquait ses essais, ses brouillons et ses notes à
Petit-Bleu, confident attitré de ces tentatives littéraires. M. Léon Fontaine a recueilli quelques-unes de ces œuvres
fugitives, notamment une comédie en un acte,
la Demande, et un drame en trois actes,
la Comtesse de Béthune.
Le canotage n’était pas, en effet, la seule préoccupation de Maupassant, même aux plus beaux jours de
la Feuille à l’envers. La poésie et le théâtre, qui passionnaient déjà son enfance, semblent le tenter ou tout au moins l’intéresser encore : entre deux dimanches de grand air et de pleine eau, il continue son apprentissage littéraire, sous la discipline exigeante et affectueuse de Flaubert. On dirait même que les vers qu’il écrit à cette époque ne sont pour lui qu’une sorte d’exercice de virtuosité ou d’assouplissement, et qu’ayant pressenti sa véritable vocation il se prépare, par un jeu difficile, à cette langue aisée, claire et précise qu’il allait mettre au service d’une observation très clairvoyante et longuement exercée. Malgré la rareté de ses confidences, ses amis devinaient sans doute ce qu’il voulait faire. Mais quand ils l’interrogeaient ou cherchaient à hâter son inspiration, il répondait simplement : « Rien ne presse ; j’apprends mon métier
27. »
1 Fragments de l’Angelus, publiés dans la Revue de Paris du 15 mars 1895, p. 461.
2 Voir surtout les Souvenirs de M. Henry Roujon dans la Grande Revue du 15 février 1904. [Compte-rendu d’André Chaumeix dans le Journal des Débats, février 1904.] — Les Notes d’un ami par Paul Alexis. — Les Souvenirs publiés par Charles Lapierre dans le Journal des Débats du 10 août 1893. — Les Souvenirs de Robert Pinchon en tête du Théâtre de Maupassant, publié à Rouen en 1891.
4 É. Zola, Une campagne, pp. 323-331.
6 Les Contemporains, 5e série, pp. 1 et suiv.
8 En août 1876. Cf. Correspondance de Flaubert, tome IV, p. 240.
9 Correspondance de Flaubert, tome IV, p. 379.
10 Exactement : Ministère de la Marine et des Colonies, à cette époque-là.
11 Cf. H. Roujon, loc. cit.
12 En famille parut pour la première fois dans la Nouvelle Revue du 15 février 1881.
13 Début de la nouvelle intitulée Mouche, dans l’Inutile Beauté (1890).
14 Dans Yvette et dans la Femme de Paul (recueil de la Maison Tellier) ; les deux descriptions sont presque identiques.
15 Deux amis (recueil de Mlle Fifi).
16 Souvenir, dans les Contes du jour et de la nuit.
17 Correspondance de Flaubert, IV, 200 (lettre de juillet 1874).
20 Lettre du Dr Landolt publiée par A. Lumbroso, pp. 581-582.
21 D’après des souvenirs recueillis dans le Figaro du 2 novembre 1801.
22 Voir surtout les souvenirs de M. Léon Fontaine, rapportés par A. Brisson (Temps du 7 décembre 1897), ceux d’Henry Céard, la Toque et Prunier (dans l’Événement du 22 août 1896), ceux de M. Robert Pinchon (dans une lettre publiée par A. Lumbroso, op. cit., p. 132), ceux de M. Charles Lapierre, ibid., p. 608.
23 Mouche, édit. ill. Ollendorff, pp. 117-118.
24 C’est sous le pseudonyme de Joseph Prunier que Maupassant publia en 1870 sa première nouvelle.
25 Souvenirs de M. Léon Fontaine, recueillis par A. Brisson (loc. cit.).
26 Notamment dans l’étude déjà citée d’A. Brisson.
27 Rapporté par H. Roujon, loc. cit.