IV
La publication de
Boule de Suif, dans
les Soirées de Médan, bientôt suivie d’un volume de vers édité par la librairie Charpentier, marque la fin de cette seconde période. Nous avons essayé de montrer quelle était à cette époque la vie de Maupassant, très mouvementée, pleine de gaieté et de force, d’exubérance et de jeune enthousiasme ; nous avons vu quelles impressions nouvelles enrichissent son observation, quelle discipline rigoureuse forma et assouplit son talent, dans quels milieux littéraires il se complut. Il reste à faire l’histoire de ses premières œuvres, pour expliquer comment
il choisit sa voie entre les divers genres qui sollicitaient alors l’activité de son esprit : le théâtre, la poésie et la nouvelle.
C’est presque uniquement comme poète que Flaubert a connu Maupassant ; ce sont les vers de son disciple qu’il examinait, corrigeait et recommandait parfois dans certaines revues ou dans certains journaux. Sans doute, dès cette époque, Maupassant songeait et se préparait longuement à une autre forme d’art. Mais la poésie était chez lui plus spontanée et plus facile ; en outre, elle satisfaisait mieux ce désir de production immédiate, ce besoin de se faire connaître qui caractérisent tout écrivain à ses débuts. Aussi écrivit-il beaucoup de vers entre 1872 et 1880 ; et même il en publiait un grand nombre qu’il ne soumettait pas au jugement de son maître.
Comme s’il voulait mieux marquer la distinction qu’il faisait entre ses premiers essais et l’œuvre future qu’il sentait en lui, il signa presque toujours ses poésies d’un pseudonyme, Guy de Valmont, Maufrigneuse ou Joseph Prunier
1. De tous ces pseudonymes, Guy de Valmont est celui dont il fit le plus grand usage : il l’avait formé en associant à son prénom le nom d’un chef-lieu de canton des environs de Fécamp
2.La pièce intitulée
Au bord de l’eau, ainsi que
la Dernière escapade, qui parurent pour la première fois dans
la République des Lettres, en 1876, sont signées Guy de Valmont
3.
Tous les vers de cette époque ne se retrouvent pas dans le recueil que Maupassant publia en 1880 chez Charpentier ; pour ce livre, il dut faire un choix, sous le contrôle et avec les conseils de Flaubert
4. Tous même ne furent pas imprimés du vivant de l’écrivain ; après sa mort, Mme de Maupassant communiqua à quelques amis plusieurs cahiers manuscrits, et les pièces les plus intéressantes parurent alors pour la première fois dans certains journaux
5.
Nous nous occuperons seulement ici des pièces qui ont une histoire, soit par les conditions dans lesquelles elles furent composées, soit par les circonstances de leur publication.
Le recueil paru en 1880 ne comprend que des vers écrits après 1875. Il y a une grande différence d’inspiration et de forme entre ces pièces et celles que Maupassant composa entre 1865 et 1875 et
dont on a conservé le manuscrit, portant des annotations et des corrections qui sont sans doute de la main de Flaubert. Les fragments qui en ont été publiés attestent surtout un enthousiasme sincère pour la nature, dont le jeune poète sentait profondément le charme et goûtait sans mesure toutes les joies. Ce sont le plus souvent des visions nostalgiques d’herbages, de pommiers en fleurs, de marines, qui hantent l’imagination du rhétoricien enfermé au lycée de Rouen ; puis les premières amourettes, chantées sur un mode quelque peu déclamatoire ; en ces déclarations brûlantes, espérances, prières ou regrets, madrigaux, sonnets ou épîtres, l’influence de Musset est sensible. Plus tard, parmi d’autres pièces où Maupassant a noté ses impressions de la Seine et de la banlieue parisienne, comme il chantait naguère la campagne normande, parmi ses souvenirs de canotage, quelques vers philosophiques, d’un ton plus soutenu, apparaissent : c’est, par exemple,
l’Espérance et le Doute6, comparaison régulière entre le sort de Christophe Colomb et l’incertitude de la destinée humaine. Parfois, certains petits paysages exotiques, reflet de lune sur des tables de nacre et sur des tours de porcelaine, lanternes peintes, broderies étranges, sont comme une imitation lointaine de
celui qui avait été, en poésie, le premier maître de Maupassant, de Louis Bouilhet
7.
Avec une indulgence que l’on ne s’explique pas toujours, Flaubert trouvait que ces premiers vers « valaient bien tout ce qu’on imprime chez les
Parnassiens8 ». Avec le temps, ajoutait-il, le jeune homme gagnerait de l’originalité, une manière individuelle de voir et de sentir. Mais il aurait voulu lui voir entreprendre « une œuvre de longue haleine
9 » et c’est sans doute sur les conseils de son maître que Maupassant composa des pièces plus importantes, ces espèces de nouvelles en vers, comme
Au bord de l’eau,
le Mur,
Vénus rustique,
la dernière Escapade, qui figureront, quatre ans plus tard, dans le recueil de Charpentier.
L’une des premières en date est celle qui s’intitule
Au bord de l’eau, et qui parut en 1876 dans
la République des lettres. Le manuscrit, signé Guy de Valmont, avait été envoyé à Catulle Mendès avec une chaude recommandation de Flaubert. C’est cette même pièce que Jules Lemaître se rappelle avoir entendu lire par le maître de Croisset quand il se rencontra pour la première fois chez lui avec Maupassant
10. L’enthousiasme débordant de
Flaubert inspira quelque méfiance à Catulle Mendès et à M. Henry Roujon, qui était alors secrétaire de la rédaction à
la République des lettres. Pourtant les vers furent lus, relus, acceptés et imprimés sans retard entre une pièce de Léon Dierx, un fragment d’E. Poë et un extrait d’une féerie de Flaubert,
le Royaume du pot-au-feu. « On lut les vers du nouveau-venu ; quelques parnassiens, qui ne badinaient pas sur les questions de facture, firent leurs réserves. Mais on s’accorda généralement à penser que l’auteur était “un monsieur”
11 ».
Il est inexact, comme on le croit d’ordinaire, que c’est cette pièce de vers,
Au bord de l’eau, qui valut quelques années plus tard à Maupassant la grosse réclame d’un scandale et d’un procès à Étampes. Il s’agissait en réalité d’un autre poème, également réimprimé dans le volume
Des Vers, et nous aurons à rappeler cette aventure. L’erreur s’explique peut-être par les termes d’une lettre que Flaubert écrivit alors à son disciple et qui fit grand bruit ; c’est la lettre même qui fut publiée en tête du volume, en 1880. Le sujet de la pièce incriminée y est ainsi résumé : « Deux amants, une lessivière, le bord de l’eau ! » et il est certain que cette courte allusion ne peut s’appliquer aux vers qui étaient poursuivis, et qu’elle convient parfaitement,
en revanche, à ceux dont nous venons de nous occuper. Cette confusion de Flaubert, qui était pourtant fort au courant de l’affaire, comme le prouvent ses autres lettres, est assez difficile à justifier.
Cette même année 1876, Maupassant publia dans la République des Lettres une étude sur Flaubert. À cette occasion, le maître, sincèrement touché, écrit à son disciple :
Vous m’avez traité avec une tendresse filiale. Ma nièce est enthousiasmée de votre œuvre. Elle trouve que c’est ce qu’on a écrit de mieux sur son oncle. Moi, je le pense, mais je n’ose pas le dire12.
En même temps qu’il faisait accepter et imprimer ses premiers vers, Maupassant publiait quelques essais de critique dans les journaux où ses amis l’avaient recommandé. Il cherchait, à cette époque, à se faire une place dans le journalisme. Il écrivit notamment un article sur la poésie française qui mérita les éloges de Flaubert, malgré une légère restriction à propos de Ronsard
13. Flaubert lui-même, qui avait pourtant la haine des journaux
14,
ne reculait devant aucune démarche quand il s’agissait d’ouvrir à son protégé les portes de quelque rédaction. Il s’adresse à Raoul Duval, à M. Béhic, à Duruy pour faire entrer Maupassant à
la Nation, soit comme courriériste théâtral
15, soit comme chroniqueur des livres ; et il indique lui-même à son disciple plusieurs sujets d’articles sensationnels qui pourraient peut-être le faire remarquer et le mettre de suite hors de pair
16. Peu à peu, la collaboration de Maupassant, d’abord accueillie avec réserve, fut sollicitée, et, à partir de 1878, on trouvera son nom dans un grand nombre de journaux, principalement dans
le Gaulois,
le Gil Blas,
le Figaro et
l’Écho de Paris. Plus tard, le souvenir de ses débuts dans le journalisme, les impressions qu’il a recueillies dans le monde de la presse fourniront à Maupassant un sujet d’inspiration pour ses romans et ses nouvelles. Ainsi, toute l’action de
Bel-Ami se passe dans la société très composite qui se groupe et s’agite autour des journaux ; les salles de rédaction,
les cabinets directoriaux où le débutant avait porté ses articles et ses vers, les salons mi-littéraires, mi-politiques, où le chroniqueur coudoie le ministre et le financier le poète, tel est le milieu où s’écoule toute la vie de Georges Duroy. De plus, l’écrivain se donnera le cruel plaisir de mêler à l’action deux femmes qui ont plus ou moins flirté autour de sa réputation naissante
17.
Dans l’un de ces journaux, où il avait désormais accès, dans
le Gaulois, Maupassant fait paraître en 1878 une importante pièce de vers,
la Dernière escapade18. C’est encore une sorte de nouvelle rimée, que Flaubert estimait beaucoup et que l’auteur, paraît-il, avait récitée dans plusieurs salons
19. S’il faut en croire Mme de Maupassant, la pièce aurait été d’abord proposée à
la Revue des Deux Mondes, qui l’aurait refusée, « tout en reconnaissant qu’elle avait un grand mérite, mais parce qu’elle s’écartait trop des formes classiques familières à
la Revue20 ».
La même année, Maupassant travaillait à un nouveau poème,
la Vénus rustique21 ; un an plus
tard, il le soumettait au jugement de Flaubert, qui s’en montra fort satisfait et l’engagea à offrir son manuscrit à
la Nouvelle Revue22. Lui-même écrit une « lettre chaude » à Mme Adam, pour lui annoncer et lui recommander l’œuvre ; il conseille à Maupassant de se faire appuyer en même temps par Pouchet et Tourguéneff. Mais toutes ces démarches furent infructueuses. Mme Adam n’accueillit pas
la Vénus rustique, dont le sujet, ainsi que Flaubert l’avait prévu, alarma sans doute la pudique réserve d’une revue républicaine
23. Et Flaubert indigné eut une raison de plus pour tempêter contre la sotte lâcheté des journaux
24. Pourtant, cinq mois plus tard, en avril 1880, les négociations sont reprises : Maupassant retourne à
la Nouvelle Revue, toujours muni d’une recommandation de son maître, et, cette fois, il y est bien reçu
25.
C’est à cette époque que Maupassant songe à réunir ses meilleurs vers pour les publier en volume. Il est guidé dans son choix par le goût difficile de Flaubert. Une pièce, entre autres, qui a pour titre
Désirs, ne plaisait pas au maître : il y reprenait une facilité déplorable, blâmait des épithètes,
condamnait des images, signalait des répétions ; en un mot, il engageait son disciple à supprimer le morceau, qui n’était pas « à la hauteur des autres
26 ». Maupassant ne suivit pas ce conseil ;
Désirs figure dans le recueil
Des Vers, mais il est facile de constater et curieux d’étudier les corrections que l’auteur y a faites d’après les indications mêmes de Flaubert.
Au moment où le livre allait paraître, un curieux incident vint à point attirer l’attention du public sur cette œuvre de début. Toutes proportions gardées, le procès d’Étampes a dans la carrière littéraire de Maupassant la même importance que le procès de
Mme Bovary dans celle de Flaubert. Aussi n’est-il pas sans intérêt d’en rappeler avec quelque détail les circonstances
27.
Au commencement de 1880, la
Revue moderne et naturaliste que dirigeait Harry Alis avait publié la pièce de vers intitulée
le Mur28, qui est une des plus belles de Maupassant, et qui eut, lors de sa première publication, un succès considérable. Personne ne s’avisa alors d’en trouver le sujet immoral et la forme scabreuse. Mais il faut dire, — et que l’on n’a pas assez remarqué jusqu’à présent, —
que
la Revue moderne avait pratiqué dans le poème d’importantes coupures ; cela ressort très clairement d’une lettre de Flaubert à Maupassant
29 :
La Revue moderne m’a envoyé votre « mur » ; pourquoi l’ont-ils à moitié démoli ? La note de la rédaction qui vous fait mon parent est bien jolie... Quant à votre mur plein de vers splendides, il y a des disparates de ton... mais admettons que je n’aie rien dit ; il faut voir l’ensemble.
Si Flaubert avait su que ces coupures étaient inspirées par le souci d’une prudente et pudique réserve, il se serait montré moins indulgent encore pour cette revue qui lui paraissait « gigantesque ». En effet, malgré son titre qui semblait un programme,
la Revue moderne et naturaliste avait jugé à propos de supprimer quelques tirades un peu brutales, susceptibles d’effaroucher un public timoré. Maupassant avait conté galamment l’aventure d’un couple mondain qui marivaude dans un parc, sous le clair de lune complice ; le dénouement alerte qui nous montre les jeux capricieux de deux ombres amoureuses confondues sur la blancheur d’un mur évoque en termes précis quelques sensations sincères. Mais sans doute y a-t-il
naturalisme et
naturalisme ; Maupassant ne s’en était pas avisé ; on le
lui fit bien voir, en pratiquant dans son
Mur plusieurs brèches opportunes.
La Revue d’Henry Allis s’imprimait à Étampes ; l’imprimeur, nommé Allien, était en même temps propriétaire d’un petit journal local. Quand
la Revue moderne et naturaliste eut disparu, morte jeune comme il convient à une revue d’avant-garde, l’imprimeur songea à en utiliser les dépouilles au profit de son journal. Aussi imprima-t-il sans scrupules, non pas
le Mur, tel qu’il avait déjà été publié, mais précisément les fragments supprimés, qui avaient été composés à son imprimerie et qui lui avaient été laissés pour compte. De plus, et afin qu’on ne se méprît pas sur ses intentions, il joignit à la pièce une petite note explicative, en italiques, dans laquelle il soulignait le caractère du morceau et souhaitait un procès à l’auteur
30. Le parquet d’Étampes ne se le fit pas dire deux fois ; et en février 1880 des poursuites judiciaires furent décidées contre G. de Maupassant « pour outrage aux mœurs et à la morale publique ».
Heureusement les amis de Maupassant intervinrent et mirent en avant quelques personnalités influentes, de sorte que le procès n’eut pas lieu ; mais on s’arrangea cependant pour que l’auteur ne perdît pas entièrement le bénéfice de la réclame qu’une
pareille aventure pouvait faire à son livre. Flaubert le premier s’était ému ; tout d’abord, la nouvelle l’avait réjoui, mais il réfléchit que, son ami étant fonctionnaire public, l’affaire pouvait lui être préjudiciable : « Je crains, lui écrit-il, la pudibonderie de ton Ministère. Ça va peut-être t’attirer des embêtements ? Rassure-moi
tout de suite par un mot
31. » En attendant, il conseillait une attitude prudente, pour ne pas irriter les juges, et il intéressait à la cause de son disciple plusieurs puissants personnages avec lesquels il était lié, personnellement ou indirectement : Grévy, Wilson, Cordier, sénateur de la Seine-Inférieure ; il fit intervenir aussi son ancien éditeur, Laurent-Pichat, devenu sénateur, qui naguère avait été lui-même poursuivi pour avoir publié
Madame Bovary ; il songea que Mme Adam pouvait être de quelque utilité, ayant l’intention d’accueillir prochainement dans
la Nouvelle Revue des vers de Maupassant : on lui conta la chose ; on faisait appel en même temps aux avis juridiques du conseiller Demaze et de Raoul Duval. Enfin Flaubert écrivit au ministre Bardoux « quelque chose de
corsé », comme il le dit lui-même
32 : Bardoux était un fin lettré ; il avait publié en 1857 un volume de vers,
Loin du monde, sous le pseudonyme d’Agénor Brady ; aussi
était-il très bienveillant pour les écrivains ; et son intervention fut sans doute décisive pour arrêter les poursuites.
D’autres amis du poète menaient campagne de leur côté. Aurélien Scholl, qui possédait à Étampes une belle propriété, fit auprès du procureur plusieurs démarches personnelles
33.
L’affaire fut vite étouffée, mais non sans qu’on eût pris soin de mettre le public au courant. C’est encore Flaubert qui rendit ce service à son ami. Il avait d’abord songé à demander le concours du
Rappel, où Vacquerie lui avait promis un excellent accueil. Mais, sur la demande même de Maupassant, c’est au
Gaulois qu’il écrivit sa fameuse lettre, dont la forme l’embarrassait quelque peu
34. Entre temps, Raoul Duval avait obtenu du procureur général que l’on renonçât aux poursuites
35. Mais la lettre était écrite ; elle parut dans
le Gaulois du 21 février ; et, après la mort de Flaubert, Maupassant la reproduisit en tête de la troisième édition de son volume de vers, chez Charpentier
36.
La lettre de Flaubert, très spirituelle, résumait vivement les circonstances du procès, et, rappelant l’aventure de
Madame Bovary, posait la question de la moralité, non pas dans l’État, comme l’auteur l’avait d’abord écrit, par inadvertance, mais
dans l’art. Et, à ce propos, on n’a pas remarqué jusqu’à present combien la lettre publiée dans
le Gaulois et reproduite textuellement au tome quatrième de la
Correspondance37 est différente de
celle qui figure en tête du volume de vers. Il y a plus de vingt-cinq variantes, toutes très importantes, et dont la plupart s’expliquent surtout par des scrupules de styliste, Flaubert n’ayant pas voulu conserver au texte destiné à paraître en tête d’une œuvre littéraire la forme primesautière, un peu vive et négligée, qui caractérise sa correspondance. Il a donc atténué ou supprimé quelques boutades trop violentes, et, par mesure de prudence, sans doute, il a fait disparaître dans la rédaction définitive tout un paragraphe consacré à Bardoux, à « l’ami Bardoux », dans lequel il rappelait que le ministre s’était naguère enthousiasmé à la lecture d’
Au bord de l’eau38. Cette lettre, qui devait devenir
une préface, avait tout d’abord le ton et presque les intentions d’un manifeste, et il n’est pas étonnant que Flaubert en ait adouci légèrement la forme.
Au moment où les poursuites du parquet d’Étampes, annoncées et commentées par plusieurs journaux, avaient attiré l’attention du public sur l’auteur, le livre était déjà prêt à paraître. Maupassant avait fait un choix de ses meilleures pièces ; il avait choisi lui-même pour son recueil le titre très simple
Des Vers, qu’il soumet à l’approbation de son maître
39. Le manuscrit en fut envoyé à la librairie Charpentier, précédé d’une chaude recommandation de Flaubert à Mme Marguerite Charpentier.
Je demande à votre mari comme un service personnel de publier maintenant, c’est-à-dire avant le mois d’avril, le volume de vers de Guy de Maupassant, parce que cela peut servir au susdit jeune homme pour faire recevoir aux Français une petite pièce de lui40. J’insiste. Ledit Maupassant a beaucoup, mais beaucoup de talent ! C’est moi qui vous l’affirme et je crois m’y connaître. — Ses vers ne sont pas ennuyeux, premier point pour le public, — et il est poète, sans étoiles et sans petits oiseaux. — Bref, c’est mon disciple et je l’aime comme un fils. Si votre légitime ne cède pas à toutes ces raisons-là, je lui en garderai rancune, cela est certain...41.
Quelques jours après, Flaubert apprend que sa lettre est arrivée mal à propos, Mme Charpentier étant alors en couches et Charpentier malade. Aussi laisse-t-il passer une semaine avant d’écrire à l’éditeur une nouvelle lettre que suivirent de multiples démarches de Maupassant lui-même
42. Enfin le livre fut reçu et parut avant le 1
er mai 1880. Il y eut trois éditions en deux mois : la troisième, postérieure à la mort de Flaubert, est précédée de la courte préface dont nous avons donné plus haut quelques extraits. En 1884, Havard, qui était à cette époque-là l’éditeur attitré de Maupassant, donna une nouvelle édition, accompagnée d’un portrait gravé à l’eau-forte par Le Rat, et, depuis, il y eut encore à la librairie Ollendorlf deux autres éditions différentes, dont une illustrée.
Jusqu’à sa mort, Flaubert ne cessa de s’intéresser à ce livre dont il avait préparé le succès et qui lui était dédié. La dédicace
43 « remua en lui tout un monde de souvenirs », et il avoue qu’il a pleuré
en la lisant
44. Quant à l’œuvre elle-même, il la jugeait personnelle, et y admirait surtout une grande indépendance et une belle franchise d’inspiration
45. Aussi n’hésita-t-il point à écrire personnellement, pour la recommander, non seulement à T. de Banville, mais encore, et bien qu’il lui en coûtât, à « tous les idiots qui faisaient des comptes-rendus, soi-disant littéraires, dans les feuilles ». C’est ce qu’il appelait : « dresser ses batteries
46. »
1 Cf. G. Vicaire, art. Maupassant, dans le Manuel de l’amateur de livres français du XIXe siècle. Fascicule 14, 1903.
3 La pièce intitulée la Dernière escapade fut réimprimée dans le Gaulois en 1878. M. le vicomte de Spœlberch de Lovenjoul me signale aussi En Canot, paru sous le même pseudonyme dans le Bulletin français (10 mars 1876) et réimprimé dans le Gaulois (12-13 février 1896.)
4 Cf. notamment Correspondance de Flaubert, IV, p. 378.
5 On trouvera ces vers inédits de Maupassant surtout dans l’étude déjà citée de M. A. Brisson. Cf. aussi le Temps du 7 décembre 1897 ; le Journal des Débats, du 7 juillet 1893 ; les Annales politiques et littéraires, du 10 décembre 1897.
6 Cf. Annales politiques et littéraires, 12 décembre 1897, p. 373. Cette pièce est datée de Paris, 1871.
7 Ibid. La pièce intitulée le Sommeil du mandarin est datée de Paris, 1872.
8 Correspondance, IV, p. 146 (lettre du 23 février 1873).
10 Contemporains, V, p. 2.
12 Correspondance, IV, p. 246 (25 octobre 1876). En 1881, Maupassant fit paraître dans la Nouvelle Revue un autre article sur son maître, intitulé G. Flaubert dans sa vie intime. Il faut rappeler aussi l’étude plus importante qui fut imprimée en tête de la correspondance de Flaubert avec George Sand, et à laquelle nous avons fait déjà de nombreux emprunts.
13 Correspondance, IV, pp. 253-254 (18 janvier 1877).
14 Cf. Correspondance, IV, pp. 242-243 (lettre à Maupassant de 1876). « La haine de ces boutiques-là est le commencement de l’amour du Beau. Elles sont par essence hostiles à toute personnalité un peu au-dessus des autres. L’originalité, sous quelque forme qu’elle se montre, les exaspère... Jamais de la vie aucun journal ne m’a rendu le plus petit service. On n’a pas reçu les romans que j’y recommandais, ni inséré la moindre des réclames sollicitées pour des amis, et les articles qui m’étaient favorables ont passé malgré la direction desdites feuilles. »
15 Cf. G. Flaubert, Lettres à sa nièce Caroline, p. 385 (lettre de 1876).
16 Cf. Correspondance, IV, pp. 246-247 (25 octobre 1876).
17 Les Souvenirs intimes de Ch. Lapierre.
18 La pièce parut dans le Gaulois du 19 mars 1878. Elle avait déjà été publiée dans la République des Lettres.
19 D’après une lettre de Mme de Maupassant à A. Lumbroso (8 janvier 1902), op. cit., p. 380.
21 Correspondance de Flaubert, IV, p. 303. « Que devient la Vénus rustique ? » (15 juillet 1878.)
22 Correspondance, IV, pp. 344-345 (lettre du 25 octobre 1879).
24 Ibid., IV, p. 347 (lettre du 3 décembre 1879).
26 Correspondance de Flaubert, IV, p. 376 (lettre de mars 1880).
27 Cf. surtout l’article de M. Paul Marion sur G. de Maupassant, dans la République française du 22 mars 1904.
28 Cette pièce figure en tête du recueil Des Vers.
29 Correspondance, IV, p. 353.
30 Cf. ce détail dans une lettre de Flaubert à Maupassant. Correspondance, IV, p. 369.
31 Correspondance, IV, p. 364 (lettre du 13 février 1880).
33 Cf. A. Lumbroso, pp. 365 et 366. Voyez notamment la lettre de remerciement que Maupassant écrivit à Aurélien Scholl en lui envoyant son volume Des Vers.
34 Cf. Correspondance, IV, p. 371 : « La lettre pour le Gaulois est difficile à cause de ce qu’il ne faut pas dire. Je vais tâcher de la faire le plus dogmatique possible. »
35 Cf. Correspondance de Flaubert, IV, p. 371.
36 Il y a dans cette édition, outre la dédicace à Flaubert, qui se retrouve dans les éditions postérieures, une courte préface de Maupassant, datée du 1er juin 1880, qui n’a pas été réimprimée. En voici les principaux passages : « ... En tête de la nouvelle édition de ce volume, dont la dédicace l’a fait pleurer (Flaubert)... je veux reproduire la superbe lettre qu’il m’adressa pour défendre un de mes poèmes, Au bord de l’eau, contre le parquet d’Étampes qui m’attaquait. Je fais cela comme un suprême hommage à ce Mort qui a emporté assurément la plus vive tendresse que j’aurai pour un homme, la plus grande admiration que je vouerai à un écrivain, la vénération la plus absolue que m’inspirera jamais un être, quel qu’il soit. Et par là, je place encore une fois mon livre sous sa protection qui m’a déjà couvert, quand il vivait, comme un bouclier magique contre lequel n’ont point osé frapper les arrêts des magistrats. » On voit, d’après cette citation, que Maupassant rapporte à la pièce Au bord de l’eau les poursuites du parquet d’Étampes ; et sans doute il n’y aurait rien à dire contre le témoignage du poète lui-même, si nous n’avions d’autres raisons sérieuses de croire que l’affaire s’est passée comme nous l’avons racontée. Au nombre de ces arguments, il faut surtout citer les lettres de Flaubert dont nous avons fait usage, et particulièrement l’une d’elles (Correspondance, IV, p. 369) où il est expressément question du Mur. Voir aussi le récit de M. Paul Marion (République Française du 22 mars 1904) auquel nous avons fait de nombreux emprunts. Il ne paraît pas douteux que c’est bien le Mur et la note qui l’accompagnait qui attirèrent l’attention du parquet d’Étampes. Mais il est possible que la pièce Au bord de l’eau ait été publiée aussi dans le même journal et ait contribué au scandale. Nous ne pouvons apporter sur ce point de certitude absolue.
38 Cf. Correspondance, IV, p. 375 ; le passage est d’ailleurs entre parenthèses. Voici quelques autres variantes curieuses ou simplement amusantes. Flaubert avait d’abord écrit : « Comment se fait-il qu’une pièce de vers, insérée autrefois à Paris dans un journal qui n’existe plus, soit poursuivie, étant reproduite dans un journal de province auquel peut-être tu n’as pas donné cette permission et dont tu ignorais sans doute l’existence ? » Renseigné, probablement, par Maupassant sur les circonstances exactes de la publication, il supprime la dernière partie de sa phrase, qui se termine ainsi : « ... soit criminelle du moment qu’elle est reproduite par un journal de province ? » — Parlant du procès de Madame Bovary, il écrit successivement : « Procès qui m’a fait une réclame gigantesque et à laquelle j’attribue les trois quarts de mon succès » (Correspondance) et : « Procès qui m’a fait une réclame gigantesque, à laquelle j’attribue les deux tiers de mon succès » (Édit. Des Vers.) — « Sont-ils payés pour démonétiser la République en faisant pleuvoir dessus le mépris et le ridicule ? Je le crois » (Correspondance) et : « Veulent-ils démonétiser la République ? Oui, peut-être ! » (Édit. Des Vers.) — « On n’est plus aux beaux jours de M. de Villèle. » (Correspondance) et : « On n’est plus aux beaux jours de la Restauration. » (Édit. Des Vers), etc. D’une façon générale, le second texte est plus modéré et aussi plus correct.
39 Correspondance de Flaubert, IV, p. 356 (lettre du 8 janvier 1880).
40 Il s’agit sans doute de la Répétition, petite pièce en vers.
41 Correspondance de Flaubert, IV, p. 352.
42 Ibid., p. 356. La lettre à Charpentier (IV, p. 367) insiste sur la nécessité qu’il y a à imprimer le volume rapidement : « Imprimez donc tout de suite son volume, afin qu’il paraisse au printemps. Il crève d’envie d’être publié et il a besoin de l’être... »
43 À Gustave Flaubert, à l’illustre et paternel ami que j’aime de toute ma tendresse, à l’irréprochable maître que j’admire avant tous.
44 Correspondance, IV, p. 380.