Édouard Maynial : La vie et l’œuvre de Guy de Maupassant, Mercure de France, 1906, pp. 98-106.
Chapitre IV Deuxième Partie, Chapitre V Chapitre VI

V

Telle est à peu près toute l’histoire poétique de Maupassant1. Il reste, pour compléter celle de ses débuts littéraires, à rappeler les circonstances dans lesquelles fut publiée sa première nouvelle, Boule de Suif.
À vrai dire, elle n’était pas tout à fait la première : l’Almanach lorrain de Pont-à-Mousson imprima, en 1875, une nouvelle terrifiante, la Main d’écorché, sorte d’esquisse de la future nouvelle la Main, qui paraîtra dix ans plus tard dans les Contes du jour et de la nuit. De plus, la Mosaïque, recueil hebdomadaire illustré, édité par l’administration du Moniteur Universel, publia, en 18772, le Donneur d’eau bénite, sous la signature de G. de Valmont. C’est un récit de deux cents lignes environ, fort candide : un enfant de paysan, volé tout petit par des saltimbanques, puis recueilli, adopté, élevé par une dame riche, et retrouvant, reconnaissant son père dans un vieux donneur d’eau bénite3. Sous le même pseudonyme, la Mosaïque de 18784 donne aussi un autre récit : Coco, coco, coco frais, qui n’a pas été recueilli dans les œuvres complètes de Maupassant.
Enfin nous savons qu’en 1877 Maupassant travaillait à un roman. Dans une lettre qu’il écrit à sa mère, de son bureau du ministère de la Marine, il lui parle de cette œuvre qui semble le préoccuper vivement :
Je travaille en ce moment beaucoup à mon roman. Mais c’est rudement difficile ; surtout pour la mise en place de chaque chose et les transitions. Enfin dans quatre ou cinq mois je serai bien avancé...5.
Quel est le roman en question ? Évidemment ce ne peut être Boule de Suif qui est une nouvelle et qui fut écrit en quelques mois, entre 1879 et 1880. Il est peu vraisemblable également qu’il s’agisse d’Une vie, publiée cinq ans plus tard. Sans doute, ce roman est-il un essai littéraire abandonné pour d’autres projets. En tout cas, Maupassant en avait communiqué le plan à Flaubert, qui s’en déclarait « enchanté6 ».
Ces détails bibliographiques montrent que ce serait une erreur de considérer Maupassant, entre 1870 et 1880, comme uniquement occupé de poésie. Dès 1875, il songeait à la nouvelle et au roman, il se préparait à ces deux genres, auxquels il devra le meilleur de sa gloire. Mais peut-être attendait-il pour se décider que l’orientation définitive lui fût donnée par le succès de ses deux livres : Boule de Suif et Des Vers parurent en librairie la même année ; après leur publication, l’auteur ne se fit plus illusion ; il vit fort nettement de quel côté se trouvait la voie qu’il devait suivre.
Maupassant lui-même a écrit l’Histoire des soirées de Médan en un article qui parut dans le Gaulois, peu de temps avant la première édition du volume7. Cette chronique, sous forme de lettre au directeur du Gaulois, est en même temps une véritable profession de foi littéraire, fort curieuse, et qui mériterait d’être conservée. On en pourrait utilement comparer les déclarations à celles que l’auteur de Pierre et Jean fera, huit ans plus tard, dans son étude sur le roman.
Quelques notes sur la composition des Soirées de Médan accompagnent ce programme mitigé auquel il semble bien que le souci de rassurer un public prévenu ne soit pas totalement étranger. Nous les reproduirons ici textuellement en leur conservant cette forme familière et confidentielle qui leur donne tout leur prix :
Nous nous trouvions réunis, l’été, chez Zola, dans sa propriété de Médan.
Pendant les longues digestions des longs repas (car nous sommes tous gourmands et gourmets, et Zola mange à lui seul comme trois romanciers ordinaires), nous causions. Il nous racontait ses futurs romans, ses idées littéraires, ses opinions sur toutes choses. Quelquefois il prenait son fusil, qu’il manœuvre en myope, et tout en parlant il tirait sur des touffes d’herbe que nous lui affirmions être des oiseaux, s’étonnant considérablement quand il ne retrouvait aucun cadavre.
Certains jours on pêchait à la ligne. Hennique alors se distinguait, au grand désespoir de Zola, qui n’attrapait que des savetiers.
Moi je restais étendu dans la barque la Nana, ou bien je me baignais pendant des heures, pendant que Paul Alexis rôdait avec des idées grivoises, que Huysmans fumait des cigarettes, et que Céard s’embêtait, trouvant stupide la campagne.
Ainsi se passaient les après-midi ; mais, comme les nuits étaient magnifiques, chaudes, pleines d’odeurs de feuilles, nous allions chaque soir nous promener dans la grande île en face.
Je passais tout le monde dans la Nana.
Or, par une nuit de pleine lune, nous parlions de Mérimée, dont les dames disent : « Quel charmant conteur ! » Huysmans prononça à peu près ces paroles : « Un conteur est un monsieur qui, ne sachant pas écrire, débite prétentieusement des balivernes. »
On se mit à parcourir tous les conteurs célèbres et à vanter les raconteurs de vive voix dont le plus merveilleux, à notre connaissance, est le grand Russe Tourguéneff, ce maître presque français ; Paul Alexis prétendait qu’un conte écrit est très difficile à faire. — Céard, un sceptique, regardant la lune, murmura : « Voici un beau décor romantique, on devrait l’utiliser. » Huysmans ajouta : « ... En racontant des histoires de sentiment. » Mais Zola trouva que c’était une idée, qu’il fallait se dire des histoires. L’invention nous fit rire, et on convint, pour augmenter la difficulté, que le cadre choisi par le premier serait conservé par les autres qui y placeraient des aventures différentes.
On alla s’asseoir, et, dans le grand repos des champs assoupis, sous la lumière éclatante de la lune, Zola nous dit cette terrible page de l’histoire sinistre des guerres qui s’appelle l’Attaque du Moulin.
Quand il eut fini, chacun s’écria : « Il faut écrire cela bien vite. » Lui se mit à rire : « C’est fait. »
Ce fut mon tour le lendemain.
Huysmans, le jour suivant, nous amusa beaucoup avec le récit des misères d’un mobile sans enthousiasme.
Céard, nous redisant le siège de Paris avec des explications nouvelles, déroula une histoire pleine de philosophie, toujours vraisemblable, sinon vraie, mais toujours réelle depuis le vieux poème d’Homère. Car, si la femme inspire éternellement des sottises aux hommes, les guerriers qu’elle favorise plus spécialement de son intérêt en souffrent nécessairement plus que d’autres.
Hennique nous démontra encore une fois que les hommes, souvent intelligents et raisonnables pris isolément, deviennent, infailliblement, des brutes quand ils sont en nombre, -- c’est ce qu’on pourrait appeler : l’ivresse des foules. — Je ne sais rien de plus drôle et de plus horrible en même temps que le siège de cette maison publique et le massacre des pauvres filles.
Mais P. Alexis nous fit attendre quatre jours, ne trouvant pas de sujet. Il voulait nous raconter des histoires de Prussiens souillant des cadavres. Notre exaspération le fit taire, et il finit par imaginer l’amusante anecdote d’une grande dame allant ramasser son mari mort sur un champ de bataille et se laissant « attendrir » par un pauvre soldat blessé. Et ce soldat était un prêtre !
Zola trouva ces récits curieux et nous proposa d’en faire un livre. Il va paraître.
Plus d’un détail amusant serait à retenir dans ce récit dont on ne peut guère contester la sincérité : d’abord, le cadre charmant de la scène, ce décor lunaire de la grande île, qui évoque l’image de la villa florentine où Boccace plaça ses personnages du Decaméron ; cette sorte de règlement d’académie littéraire, qui impose à tous les conteurs la forme adoptée par le premier, a quelque chose de classique et de dogmatique que l’on ne s’attendait guère à rencontrer à Médan ; et, sans doute, c’est Zola, en choisissant son sujet dans ses souvenirs de la guerre, qui donna à Maupassant l’idée de Boule de Suif ; mais il est à noter que, tandis que l’Attaque du Moulin fut écrite avant d’être contée, Boule de Suif fut contée avant que Maupassant eût songé à l’écrire.
Chose curieuse, cette entreprise des Soirées de Médan s’était complotée à l’insu de Flaubert, qui était pourtant à cette époque très lié avec Zola, chez qui il rencontrait fréquemment la société des cinq auteurs. Au commencement de 1880, Flaubert n’a pas encore été mis au courant, ou plutôt Maupassant ne lui a fait que des confidences assez vagues. « Ah ça, — écrit le maître, — vous allez donc publier un volume !... et puis vous dites : nos épreuves ; qui cela, nous ? J’ai grande envie de voir l’élucubration anti-patriotique. Il faudrait qu’elle fût bien forte pour me révolter8. » Évidemment, d’après les termes mêmes de cette lettre, Maupassant avait dû annoncer la publication prochaine de son livre en collaboration avec d’autres écrivains ; mais il ne donnait aucun détail précis, se contentait de mentionner, d’une façon énigmatique, un « conte rouennais », une « élucubration anti-patriotique ». Quelques jours plus tard, le manuscrit de Boule de Suif partait pour Croisset. Tout de suite, Flaubert en fut enthousiasmé et sans perdre de temps il écrit à son disciple une lettre éloquente :
Il me tarde de vous dire que je considère Boule de Suif comme un chef-d’œuvre. Oui ! jeune homme ! Ni plus, ni moins, cela est d’un maître. C’est bien original de conception, entièrement bien compris et d’un excellent style. Le paysage et les personnages se voient et la psychologie est forte. Bref, je suis ravi, deux ou trois fois j’ai ri tout haut... Ce petit conte restera, soyez-en sûr9 !
À ces éloges sincères, Flaubert joignait ce qu’il appelle ses « remarques de pion », quelques observations sur le style, et quelques indications de détail ; notamment, il conseillait à l’auteur d’atténuer ou de supprimer deux traits un peu « raides », qui disparurent en effet dans la rédaction définitive. L’admiration de Flaubert ne se démentit pas ; après la publication du livre, il continue à proclamer que Boule de Suif était un chef-d’œuvre10 et que la nouvelle « écrasait » l’ensemble du volume, dont « le titre était stupide11 ».

1 Nous ne signalerons que pour mémoire les pièces de vers érotiques publiées en Belgique : Ma Source, la Femme à barbe, etc. Elles parurent dans le Nouveau Parnasse satirique du XIXe siècle, à Bruxelles, en 1881.
2 45e livraison de l’année 1877.
3 D’après G. Vicaire, Bibliographie de Maupassant.
4 Pp. 256-296.
5 Lettre inédite publiée par A. Lumbroso, pp. 114 et suiv. La lettre n’est pas datée. M. Lumbroso indique quelques bonnes raisons qui permettent de la rapporter à l’année 1877 ; — en tout cas, elle n’est pas postérieure à 1878.
6 Correspondance, IV, p. 303 (lettre du 15 juillet 1878).
7 Gaulois du 17 avril 1880.
8 Correspondance, IV, p. 349 (lettre du 2 janvier 1880).
9 Correspondance, IV, p. 354.
10 Ibid., pp. 379-380.
11 Ibid., p. 384.

Chapitre IV Deuxième Partie, Chapitre V Chapitre VI