René Dumesnil : Guy de Maupassant, Tallandier, 1979, pp. 174-185.
Chapitre V, 2 Chapitre V, 3 Chapitre VI, 1

III

L’inspiration normande n’est point tarie avec Une Vie. Jusqu’aux dernières œuvres, jusqu’a L’Angélus, on la retrouve, et sans la moindre peine, tant elle reste apparente.
Les Contes de la Bécasse en sont comme imprégnés, et Clair de Lune, et Les Sœurs Rondoli, et Miss Harriet, qui suivirent un an plus tard. Désormais la production de Maupassant va se maintenir, abondante et régulière jusqu’à la catastrophe finale, et le succès, lui non plus, ne baissera pas1.
Dans une étude sur Guy de Maupassant publiée au temps de Bel-Ami, Georges de Porto-Riche notait : « M. de Maupassant habite Paris le moins possible. Il passe l’hiver au bord de la Méditerranée, près de sa mère. Et l’été, quand il ne voyage pas, il est souvent à Étretat. Il s’est bâti là-bas, sur la route de Criquetot, une petite maison jaune qu’on voit de loin se dresser entre un verger et un potager : il aime mieux les fruits et les légumes que les fleurs. Pendant ses rares séjours à Paris, il est installé rue Montchanin, au rez-de-chaussée d’un joli hôtel qui appartient à M. Le Poittevin, le peintre. Le logis est simple, encombré de bibelots de mauvais goût, très chaud, très clos, très parfumé2... »
Étretat, c’est en effet le port d’attache du pêcheur de contes normands qu’est resté Maupassant. L’amour de la mer et du soleil a beau l’entraîner au loin, toujours il revient sur la côte, et la falaise cauchoise reste plus belle à ses yeux que les plus beaux pays du monde. Il dit de Saint-Jouin qu’il ne connaît rien de plus magnifique.
Nous avons sur les séjours de Maupassant à Étretat un document fort important : les Souvenirs de François Tassart, son valet de chambre. La maison qu’il décrit est celle dont parlait Porto-Riche tout à l’heure, et ce n’est plus les Verguies, la « chère maison » où s’était écoulée l’heureuse enfance du romancier. Les Verguies ont été délaissées et c’est la Guillette qu’habite l’auteur célèbre de La Maison Tellier. Le nom de la villa nouvelle est dérivé de son propre nom : la Guillette, c’est la maison de Guy. Il voulait même, par plaisanterie, la nommer la « Maison Tellier » puisque l’argent grâce au nouveau volume lui permettait de réaliser ce rêve, caressé depuis plusieurs mois. Mais il y renonça : le succès du conte rendait l’adresse un peu trop « voyante ».
Sa mère lui avait donné le terrain. Don qui, bien vite, fut compensé par de grosses sommes d’argent que Guy remit à sa mère. Incapable de se contenter des cinq mille livres de revenu qu’elle possédait, elle avait fort écorné son patrimoine lorsque le succès commença de sourire à Maupassant. Les besoins d’argent de celui-ci s’expliquent non seulement par son train de vie (le yacht, l’appartement de Paris et la garçonnière voisine, la « vie errante »), mais aussi par sa générosité envers les siens — et envers les camarades moins heureux. Ce fut lui qui paya le loyer de la villa occupée à Nice par sa mère ; ce fut lui qui paya l’installation de son frère Hervé lorsque celui-ci voulut faire de l’horticulture à Antibes, puis, lorsqu’il fallut l’interner, qui paya la pension dans une maison de santé ; ce fut lui qui servit une pension de douze cents francs à sa nièce. Enfin, à ces libéralités régulières, s’ajoutaient perpétuellement des avances à sa mère — avances que, de part et d’autres, et par un tacite accord, on oubliait3.
La Guillette était située vers le grand val, à l’extrémité d’Étretat et assez loin dans les terres. Mais Maupassant adorait la marche et cet éloignement de la mer ne le rebutait point. Au temps qu’il venait fréquemment à Étretat, il fallait quitter la ligne de Bolbec-Nointot à Fécamp à la halte des Ifs, en pleine campagne, et faire trois lieues de route, par Gerville, Les Loges et Bordeaux-Saint-Clair. D’ordinaire, un loueur envoyait au devant de « monsieur Guy » un break ou un vieux coupé. Mais il arrivait que le cocher fût en retard, et, plus d’une fois, laissant son bagage au chemin de fer, Maupassant dédaigna la voiture et fit à pied le chemin.
Ouvrons les Souvenirs de Tassart : dès la page 3, nous arrivons à la Guillette, et nous lisons que Maupassant, découvrant la villa du haut de la côte, dit à son compagnon : « C’est ma maison ! Je l’aime beaucoup ! » Puis, se tournant vers la mer : « Comme elle est belle ! »
La maison est entourée d’un jardin, et Maupassant, comme le héros des Dimanches d’un Bourgeois de Paris, ne connaît rien de plus fertile que la terre de son jardin. Lui-même y fera la cueillette des fraises le lendemain avec François et l’étonnera par son habileté. Le brave François n’est pas au bout de ses surprises !
C’en est une, et bien grande, de voir dans la cour — une cour de ferme, un clos, planté de pommiers — un bateau de pêche retourné, quille en l’air, et qui sert à la fois de salle de bains et de logement pour le valet de chambre : « Je ne m’étais jamais figuré qu’on pouvait employer les vieux bateaux pour en faire des habitations, cependant on n’y était pas mal ! » Entrons sur les pas de François dans la caloge : « Une odeur âcre, une odeur de sapin et de goudron, monte à la gorge. Ma chambre me fait l’effet d’un énorme cercueil retapé à neuf pour le grand voyage... Je me couchai, mais je ne pus dormir. J’entendais un bruit lointain, puis, par moments, tout proche ; c’était la répercussion des vagues qui, à travers le sol, venaient secouer les flancs de ma pauvre caloge hissée sur ses deux murs de brique, puis, par moments, la soulevaient encore à chaque lame, comme au temps où elle tenait la mer. Elle avait bien navigué quarante ans, balancée par les vagues, et elle continuait, gémissant à chaque paquet de mer. Après avoir vogué, paisible, par de belles journées de soleil et connu aussi de terribles tempêtes, elle était venue échouer à la Guillette et servir d’abri au valet d’un grand écrivain. Le lendemain, mon maître me demanda si j’étais bien dans ma caloge. Je remerciai. Il me dit les difficultés qu’on avait pour en obtenir, toutes les villas du pays en voulaient avoir comme chambres d’amis. »
Cette page de Tassart ne nous révèle pas seulement le talent descriptif du « valet de chambre, d’un grand écrivain », mais encore, du même coup, la bonhomie de son maître. Dans la préface à ses Souvenirs, Tassart dit : « Moi, très humble, qui ai vécu de longues années près de lui4, je l’ai connu mieux que personne, et je me permets avec toute la sincérité de mon cœur de venir publier quelques souvenirs afin qu’on sache bien que mon maître, qui a été reconnu homme de grand talent, était mieux encore, car il était au suprême degré bon, droit et loyal. » Ce certificat délivré par François à son maître mérite toute créance et vient à propos pour confirmer le témoignage des amis de Maupassant et infirmer le jugement de Goncourt. Celui-ci, qui pourtant note en son Journal les progrès du mal qui va emporter Maupassant, se refuse à faire la part des symptômes morbides dans les manquements qu’il impute à la déloyauté de son confrère. Au fond, ce qui blesse Goncourt — et il l’avoue (« Pourquoi, aux yeux de certaines gens, Edmond de Goncourt est-il un gentleman, un amateur, un aristocrate qui fait joujou avec la littérature, et pourquoi Guy de Maupassant est-il, lui, un véritable homme de lettres ? » — Journal, VII, 186, 27 mars 1887), c’est le succès unanime de Maupassant, succès de public et succès près des lettrés. Voilà tout le drame.
Maupassant a commis d’ailleurs quelques maladresses envers Goncourt ; il savait celui-ci susceptible et, dans l’affaire du monument Flaubert, dont Goncourt présidait le comité, il l’a blessé, en laissant publier par le Gil Blas un article signé Santillane, que Goncourt pouvait difficilement accepter. Plus tard la Préface de Pierre et Jean, avec ses pages sur l’écriture artiste, fut terrible pour Goncourt qui, n’étant point nommé, prit le coup droit pour un coup de Jarnac et écrivit : « L’attaque m’arrive en même temps qu’une lettre où il m’envoie son admiration et son attachement. Il me met ainsi dans la nécessité de le croire un Normand, très normand. (Journal, VII, 234.) » Eh bien, non ! Maupassant a été sans calcul et a cherché à panser la piqûre qu’il faisait, sans se douter que sa maladresse l’envenimait.
Mais au tome VIII, p. 24 du Journal, on se demande si, après avoir parlé le 6 mars 1889 des yeux de Maupassant, Goncourt, dans ce fragment, publié, il faut s’en souvenir, seulement en 1895, fait exprès de parler aussitôt du docteur Blanche, de son installation dans l’hôtel de Lamballe où Maupassant devait si lamentablement traîner ses derniers jours ?
Mais poursuivons la visite de la Guillette.
Dans le jardin, un grand bassin où nagent des poissons rouges, venus, assurait-on, du Japon. Plus loin, une basse-cour, près d’une aire soigneusement battue et réservée aux parties de boules ; auprès de là, un stand pour le tir. Des frênes et des hêtres, des peupliers bornent la propriété, dans laquelle s’ébattent chiens de chasse et chats familiers, un perroquet qui dit « Cocassant » pour Maupassant, et salue les dames d’un retentissant « Bonjour, petite cochonne ! » Quelque temps il y eut un singe, mais, si peu soucieux des convenances que l’on fût dans la maison, la bête montra un tel mépris des usages qu’il fallut s’en séparer5.
La demeure était formée d’un corps de logis principal et de deux ailes, reliées par un balcon formant terrasse sur toute la façade. Des plantes grimpantes montaient jusqu’à hauteur de l’unique étage. Les murs étaient crépis de jaune, et le toit couvert de tuiles rouges. À l’intérieur, un ameublement varié associait l’étrange à l’original : « des faïences de Rouen, des antiquités plus ou moins authentiques, des saints de bois sculpté, un porte-parapluie en forme de botte. La chambre des étrangers, surtout, avait été décorée avec minutie et pourvue de tout ce qui pouvait répondre au moindre désir6 ».
Le maître de la maison, en effet, en fit souvent les honneurs à des amis, y reçut force visite et y donna des fêtes dont le souvenir n’est pas encore perdu. Chaque année, au 15 août, il y avait feu d’artifice. Mais ce n’était pas seulement sa maison dont Maupassant faisait les honneurs, c’était le pays tout entier, son pays.
Et il en fait honneur à ses lecteurs. Le 17 décembre 1883, le Gil Blas publie Le Modèle qui commence par ces lignes : « Arrondie en croissant de lune, la petite ville d’Étretat, avec ses falaises blanches, ses galets blancs et sa mer bleue, reposait sous le soleil d’un grand jour de juillet. Aux deux pointes de ce croissant, les deux Portes, la petite à droite, la grande à gauche, avançaient dans l’eau tranquille, l’une son pied de naine, l’autre sa jambe de colosse ; et l’aiguille, presque aussi haute que la falaise, large d’en bas, fine au sommet, pointait vers le ciel sa tête aiguë. Sur la plage, le long du flot, une foule assise regardait les baigneurs. Sur la terrasse du Casino, une autre foule, assise ou marchant, étalait, sous le ciel plein de lumière, un jardin de toilettes où éclataient des ombrelles rouges et bleues, avec de grandes fleurs brodées en soie dessus. Sur la promenade, au bout de la terrasse, d’autres gens, les calmes, les tranquilles, allaient d’un pas lent, loin de la cohue élégante... »
Et dans Adieu, donné au même journal, le 4 mai 1884 : « Rien de gentil comme cette plage, le matin à l’heure des bains. Arrondie en fer à cheval, encadrée par ces hautes falaises blanches, percées de ces trous singuliers qu’on nomme les Portes, l’une énorme, allongeant dans la mer sa jambe de géant, l’autre en face, accroupie et ronde ; la foule des femmes se rassemble, se masse sur l’étroite langue de galets, qu’elle couvre d’un éclatant jardin de toilettes claires, dans ce cadre de hauts rochers. Le soleil tombe en plein sur les côtes, sur les ombrelles de toute nuance, sur la mer d’un bleu verdâtre ; et tout cela est gai, charmant, sourit aux yeux. On va s’asseoir tout contre l’eau, et l’on regarde les baigneuses. Elles descendent, drapées dans un peignoir de flanelle qu’elles rejettent d’un joli mouvement en atteignant la frange d’écume des courtes vagues ; et elles entrent dans la mer d’un petit pas rapide qu’arrête parfois un frisson de froid délicieux, une courte suffocation. Bien peu résistent à l’épreuve du bain. C’est là qu’on les juge, depuis le mollet jusqu’à la gorge. La sortie, surtout, révèle les faibles, bien que l’eau de mer, soit d’un puissant secours aux chairs amollies... »
Plaisirs d’Étretat... Et lui-même, toujours aussi heureux de s’ébattre dans l’eau, continue ses prouesses de nageur. Il lui arrive d’aller doubler l’aiguille du Sud-Ouest à la pleine mer, ce qui fait, nous dit François, fier des exploits de son maître, une course de six kilomètres de nage aller et retour.
Étretat, dans ces mêmes Contes du Jour et de la Nuit, La Roche aux Guillemots nous en dit encore un des charmes : « D’avril à la fin de mai, avant que les baigneurs parisiens arrivent, on voit paraître soudain, sur la petite plage d’Étretat, quelques vieux messieurs bottés, sanglés en des vestes de chasse. Ils passent quatre ou cinq jours à l’Hôtel Hauville, disparaissent, reviennent trois semaines plus tard puis, après un nouveau séjour, disparaissent définitivement. On les revoit au printemps suivant. Ce sont les derniers chasseurs de guillemots, ceux qui restent des anciens... Le guillemot est un oiseau voyageur fort rare dont les habitudes sont étranges. Il habite presque toute l’année les parages de Terre-Neuve, des îles Saint-Pierre et Miquelon, mais, au moment des amours, une bande d’émigrants traverse l’Océan, et tous les ans vient pondre et couve au même endroit, à la roche dite aux Guillemots, à Étretat. On n’en trouve que là, rien que là... »
Rien ne manque à Étretat pour plaire à Maupassant, pas même cet attrait de la légende qui satisfait si bien son goût pour le fantastique. Nous en trouvons la preuve dans cette histoire de La Roche aux Guillemots, — une histoire vraie, paraît-il, — l’histoire d’un M. d’Arnelles (le nom, naturellement, le conteur l’a changé) qui, reconduisant chez lui le corps de son gendre, décédé, a « fait un petit détour pour ne pas manquer le rendez-vous de chasse » et laissé le cercueil sous la remise pendant huit jours.

Le pays, jusqu’au loin, est aussi familier à Maupassant que la plage et ses abords immédiats : on sait le parti qu’il en tire dans Une Vie ; mais combien de nouvelles aussi sont nées d’un souvenir brusquement évoqué dans sa mémoire : L’Ivrogne, dont le début décrit en quelques lignes d’une sobre grandeur l’autre visage du pays — la tragédie de la tempête sous les nuages d’hiver, rapides et bas, lourds et noirs, qui jettent en passant sur la terre des averses furieuses : « La mer démontée mugissait et secouait la côte, précipitant sur le rivage des vagues énormes, lentes et baveuses, qui s’écroulaient avec des détonations d’artillerie. Elles s’en venaient tout doucement, l’une après l’autre, hautes comme des montagnes, éparpillant dans l’air, sous les rafales, l’écume blanche de leurs têtes, ainsi qu’une sueur de monstres. L’ouragan s’engouffrait dans le petit vallon d’Yport, soufflait et gémissait, arrachant les ardoises des toits, brisant les auvents, abattant les cheminées, lançant dans les rues de telles poussées de vent, qu’on ne pouvait marcher qu’en se tenant aux murs, et que les enfants eussent été enlevés comme des feuilles, et jetés dans les champs par-dessus les maisons.

« On avait halé les barques de pêche jusqu’au pays, par crainte de la mer qui allait balayer la plage, à marée pleine, et quelques matelots, cachés derrière le ventre rond des embarcations couchées sur le flanc, regardaient cette colère du ciel et de l’eau. Puis ils s’en allaient peu à peu, car la nuit tombait sur la tempête, enveloppant d’ombre l’Océan affolé et tout le fracas des éléments en furie... »

L’antithèse est, chez Maupassant, sans artifice, tout objective, aussi simple que dans la nature l’opposition de l’hiver à l’été : à l’Étretat souriant et ensoleillé que connaissent les baigneurs, il oppose l’âpre rigueur de la saison sauvage où la mer et le ciel mêlent leurs fureurs. Il les connaît aussi bien que les délices de la saison chaude : et il les aime du même amour.
De la campagne alentour, il n’ignore pas un arbre, pas un sentier. C’est elle, on l’a vu, qui sert de décor à plus d’une centaine de ses nouvelles. Mais il l’a décrite simplement, pour le plaisir, dans plusieurs chroniques. L’une, donnée au Gil Blas, le 1er août 1882, a pour titre La Belle Ernestine. Elle n’a pas été jointe aux Œuvres complètes et serait demeurée fort inconnue si A. Guérinot ne l’avait exhumée pour son étude sur Maupassant à Étretat, publiée dans le Mercure de France du 1er septembre 1925.
Le cabaret de la Belle Ernestine est une des curiosités des environs d’Étretat. Saint-Jouin, où il se trouve, est un village situé à sept kilomètres au sud-ouest :

« On monte d’abord la côte du Havre, puis on prend à droite dans un léger pli de terre ; on passe entre deux fermes, deux belles fermes normandes, riches, cossues... Puis on traverse des champs. L’horizon de gauche est fermé par des villages, des arbres, un clocher pointu. À droite, la côte brusquement tombe à la mer, dans une chute de cent mètres... La route s’enfonce entre deux collines et nous entrons en une série de ces petits vallons tortueux qui créent le charme si particulier des environs d’Étretat.

« Ils sont nus, ces vallons, plantés d’ajoncs jaunes au printemps, jaunes comme un manteau d’or, et verts en été. Ils se déroulent avec une fantaisie imprévue, charmante et toujours coquette. Ils vont à droite, à gauche, se redressent et se courbent encore. Parfois, on y rencontre des bouquet d’arbres, des bois de cent pas de long, et parfois des blés mûrs qui ondulent avec un bruit pareil à un crépitement.. Voici Bruneval, une vallée profonde qui court à la mer... On remonte par un sentier tout droit ; on pénètre en un hameau de fermes, le chemin passant entre les fossés verts plantés de grands arbres que secoue éternellement et que fait chanter le vent du large, et on arrive au village où demeure la belle Ernestine. »

Ernestine Aubourg tenait l’Hôtel de Paris, une auberge installée « dans une ancienne et jolie maison, précédée d’une entrée de manoir campagnard et toute vêtue de plantes grimpantes. En face, un beau potager, puis plus loin, séparée par une haie, une cour herbeuse, qu’ombrageait un vrai toit de pommiers ».
Les murs étaient couverts de peintures, de dessins laissés par les artistes, d’inscriptions en vers et en prose, car « la belle Ernestine savait, d’un sourire ou d’un mot, se faire donner des vers par tous les poètes, des dessins par tous les peintres ». Et Maupassant lui-même fut mis à contribution. Guérinot a relevé ce quatrain impromptu :
APRES DEJEUNER
Quatre vers, sans sortir d’ici ?
Mais mon esprit bat la campagne !
Et je n’ai gardé de souci
Que pour les verres de champagne !
On pourrait dire que la faiblesse des vers est un témoignage de l’excellence des mets et du cidre dont la belle Ernestine régalait ses hôtes. Car le champagne, je crois, n’est là que pour la rime, et la vertu du « cidre bouché » suffit à tarir l’inspiration des poètes, lorsqu’ils vont jusqu’au fond de la bouteille.
On montrait aussi ce quatrain, paroles et musique de Jacques Offenbach, familier de l’auberge normande :
À vos yeux, belle Ernestine,
Je devine
Que vous voulez un autographe :
Le voilà... phe...7.
Mais Ernestine ? « C’était une forte fille, mûre maintenant (en 1882), belle encore, d’une beauté puissante et simple, une fille des champs, une fille de la terre, une paysanne vigoureuse. Le front et le nez superbes, le front droit, tourné comme un front de statue, le nez continuant la ligne droite qui part des cheveux, rappellent les Vénus, bien qu’ils soient jetés, comme par mégarde, sur une tête à la Rubens. »
Ernestine semble, en effet, une servante de kermesse, joviale, brave fille. Mais cette pseudo-Flamande est une pure Normande : « Elle est rusée comme personne, mais rusée dans le bon sens du mot, sans aucune perfidie méchante, rusée inconsciente, astucieuse par instinct, pleine de moyens, de diplomatie voilée, d’habiletés campagnardes, d’intentions dissimulées. D’un coup d’œil elle pénètre et connaît ses clients, elle les juge et les jauge. »
Elle a sa cour et, malgré sa relative jeunesse, beaucoup de souvenirs. Alexandre Dumas, Offenbach, Swinburne, le prince Lubomirski — et cent seigneurs de moindre importance — ont pris place à l’une des tables de l’auberge fameuse. Une reine authentique y vint même un jour — la reine Marie-Christine d’Espagne. Ernestine n’en fut point émue, et comme on la consultait sur le menu :
— J’vas li servir des tripes à c’te femme. J’suis sûre qu’a n’en mange point souvent !
La reine en reprit trois fois, et elle revint.
Dans une chronique publiée par le Gil Blas le 30 août 1882, et reproduite sous le titre Correspondance parmi ses nouvelles8, Maufrigneuse-Maupassant nous dit ce qu’étaient les divertissements d’Étretat, au temps où il n’y avait pas encore de casino :

« Nous étions là quelques-uns seulement, des gens du monde, du vrai monde, et des artistes, fraternisant. On ne cancanait pas, alors. Or, comme nous n’avions point l’insipide Casino, où l’on pose, où l’on chuchote, où l’on danse bêtement, où l’on s’ennuie à profusion, nous cherchions de quelle manière passer gaiement nos soirées. Or, devine ce qu’imagina l’un de nos maris ? Ce fut d’aller danser chaque nuit, dans l’une des fermes des environs. On partait en bande, avec un orgue de Barbarie, dont jouait d’ordinaire le peintre Le Poittevin, coiffé d’un bonnet de coton. Deux hommes portaient des lanternes. Nous suivions en procession, riant et bavardant comme des folles. On réveillait le fermier, les servantes, les valets. On se faisait faire de la soupe à l’oignon (horreur !) et l’on dansait sous les pommiers au son de la boîte à musique. Les coqs réveillés chantaient dans la profondeur des bâtiments ; les chevaux s’agitaient sur la litière des écuries, le vent frais de la campagne nous caressait les joues, plein d’odeurs d’herbes et de moissons coupées ! »

Et l’on faisait des excursions à travers tout le pays, comme celle qui est contée pour servir de prélude à Miss Harriet.

Ces plaisirs furent, en effet, ceux de Maupassant et de ses amis. À la Guillette, on a dansé sous les pommiers du clos, au son des orgues de Barbarie. Un jour, Maupassant fit venir des ophicléides, — les « serpents » d’église, — recrutés dans les paroisses voisines9. D’autres distractions étaient un peu moins innocentes : telle le « Crime de Montmartre ». Le 18 août 1889, il y eut grande fête à la Guillette, et François Tassart nous en a laissé un récit détaillé. Un grand yacht, le Bull Dog, avait amené la plupart des invités ; d’autres étaient venus par voiture, de Dieppe, de Fécamp, et des châteaux environnants. Dans la prairie, près de la villa, juchés sur des tonneaux, des musiciens accueillent les visiteurs en soufflant à pleins poumons dans leurs instruments un Ça ira endiablé. Le jardin est bientôt envahi : « lorsque les présentations furent faites, ajoute François, Monsieur, aidé de quelques intimes initiés, organisa une danse monstre dans la prairie. Tout le monde y participait. Je vois encore mon maître... Il tenait une dame de chaque main, il s’en donnait à cœur joie, il se trémoussait et entraînait ses danseuses. Quant à elles, elles riaient tellement que, s’il ne les avait pas bien tenues, elles seraient tombées. De temps en temps, une de ces dames perdait un soulier, et c’étaient alors des cris et des rires qui arrivaient à couvrir le son des instruments. On passa ensuite au jeu de la bascule que des pompiers amateurs exécutaient sur la mare, où l’un d’eux tomba et s’immergea à fond.

« Puis ce fut le Crime de Montmartre, scène vécue devant laquelle tout le monde défila. Ce crime était représenté dans le fond d’un couloir où régnait un demi-jour propice à la chose... Le tableau avait été brossé en trompe-l’œil par le peintre Marius Michel. Un sergent de ville a pendu sa femme par les pieds, et, pris d’une curiosité malsaine, il lui pratique une section dans le ventre, voulant voir des choses qu’il ne comprenait pas. Le sang coule à flots, du vrai sang. Comme couteau, le stylet de mon maître est fiché dans la plaie. L’effet est saisissant, surprenant de réalité. Aussi plusieurs de ces dames sont-elles impressionnées, elles se cachent les yeux pour ne plus voir.

« Tout à coup, dans un groupe, on désigne l’assassin. Tout le public, aidé des pompiers, procède à l’arrestation du criminel, qu’on conduit immédiatement en prison. Au bout d’un certain temps, le prisonnier, roublard, met le feu à sa prison et profite de la stupeur générale pour s’enfuir. Des pompiers font leur office, s’emparent de leurs lances et se mettent en devoir d’éteindre l’incendie. Mais, plus ils jettent d’eau, et mieux cela brûle. C’est que cette prison est toute construite de bois et de paille et a été arrosée de pétrole. Dans les allées qui entourent l’incendie, tout le monde prend un réel plaisir à voir monter ces belles flammes, ce que constatent messieurs les pompiers, et, tout à coup, ils dirigent leurs lances sur des groupes de dames et laissent la prison se consumer à son aise. Des cris partent de tous côtés, un sauve-qui-peut se produit. Mon maître est obligé de nous envoyer pour faire cesser le jeu. Avec quelques serviettes, le mal est vite réparé. C’était là, entre parenthèses, une reconstitution, avec la charge en plus, du genre qu’exploita plus tard avec succès le Grand Guignol.

« On reprit un peu haleine en allant au buffet dont Mme Leconte du Nouy faisait les honneurs avec sa bonne grâce naturelle10. »

Plaisanterie un peu poussée... La campagne est une excuse. Le soir, Maupassant n’est pas aussi gai qu’il l’avait souhaité, remarque Tassart. Tous ces gens du monde ne remplacent pas les camarades de La Feuille à l’Envers.

1 Cf. aux Appendices, p. 229 et sq., les dates de publication des ouvrages de Maupassant, ainsi que quelques-unes des opinions critiques qui accueillirent ces ouvrages.
2 Cette étude sur Maupassant a été reproduite dans le Figaro (supplément littéraire) du 16 mars 1912. Ce que dit Porto-Riche, dans cet article, d’ailleurs très favorable, est à rapprocher du jugement malveillant d’Edmond de Goncourt sur l’appartement de la rue Montchanin.
0 D’après Goncourt (IX, 147), Porto-Riche aurait donné à Maupassant le sujet du Horla, et répétait : « Si cette nouvelle est d’un fou, c’est moi qui suis le fou ! » Mais Schwob, qui rapporte le propos à Goncourt, a dû confondre Hennique et Porto-Riche, car c’est après une conversation avec Hennique que Maupassant écrivit sa nouvelle.
3 Cf. MAYNIAL, loc. cit., p. 137.
4 De 1883 jusqu’au dernier jour, à la maison de santé de Passy.
5 Cf. GUÉRINOT, Maupassant à Étretat, Mercure de France, 1er septembre 1925.
6 Cf. GUÉRINOT, id, ibid.
7 J. BRINDEJONT-OFFENBACH : Offenbach, mon grand-père (Plon, 1940, p. 109).
8 Dans Le Père Milon (Ollendorff), dans Œuvres Posthumes, t. I (Conard), et t. II des Œuvres complètes, édit. de la Librairie de France.
9 J. BRINDEJONT-OFFENBACH : Avec Flaubert et Maupassant (Le Gaulois, 19 octobre 1923).
10 Souvenirs sur Guy de Maupassant, par FRANÇOIS, pp. 195 et sq.

Chapitre V, 2 Chapitre V, 3 Chapitre VI, 1