René Dumesnil : Guy de Maupassant, Tallandier, 1979, pp. 186-193.
Chapitre V, 3 Chapitre VI, 1 Chapitre VI, 2

Chapitre VI

LA RANÇON DE LA GLOIRE

I

Maupassant n’est plus l’insouciant et joyeux canotier des débuts. En quelques années, le succès et le monde l’ont transformé. Insister sur cette évolution nous entraînerait bien loin de la littérature, mais il faut au moins la noter. Sans doute, diviser la courte vie littéraire de Maupassant en deux parties, la première, écoulée tout près de ses origines et de sa terre natale, la seconde s’en éloignant, serait arbitraire comme toutes les classifications, mais ce ne serait pas absolument inexact. Il n’y a point, à vrai dire, brusque séparation, changement complet d’existence, mais évolution, causée par le succès et aussi par la maladie. Les critiques les plus clairvoyants l’ont bien remarqué, et Pol Neveux, dans sa Préface, a pu dire : « Maupassant, désormais, vit dans les salons et les raconte, exclusivement. Depuis longtemps, il avait résolu d’élargir son cycle ; un écrivain, affirmait-il, doit “tenir tous les articles et décrire les marches des trônes, comme celles, moins glissantes, des cuisines.” Soutenu par les conseils, encouragé par les succès d’un camarade de lettres1, il voulut, à son tour, scruter d’un œil qu’il voulait encore implacable, la société mondaine de son époque. L’observateur qui était en lui se flattait d’y récolter une moisson copieuse, l’homme espérait peut-être y échapper, dans l’agitation bourdonnante, à ses pressentiments, à ses cauchemars... Mais les salons, s’ils n’entamèrent point la personnalité du romancier, s’ils n’oblitérèrent point sa clairvoyance, laissèrent-ils intacte son imperturbable sérénité ? Je ne le crois pas. Maupassant, en vertu de sa plasticité, a subi l’“envahissement” des mondains comme naguère celui des ruraux. Certes, il n’a pas été asservi, mais il a été enrôlé. En dépit de leur banalité, les louanges persistantes finirent par émouvoir sa rude fierté2. »
Subir l’influence du milieu, c’est une conséquence inévitable de la vie. Mais il y a des milieux bienfaisants, dont l’influence s’exerce dans un sens favorable au développement de la personnalité, où l’être trouve son équilibre moral et physique, et il y a des milieux malsains, déprimants pour certaines natures, alors que d’autres, cependant, s’en accommodent sans paraître en souffrir. Autant le plein air du canotage et de la campagne convenaient à Maupassant, autant l’atmosphère confinée des salons lui fut peu salutaire. Il en a rapporté un chef-d’œuvre, Fort comme la Mort, c’est entendu, mais, du jour que « le monde, pour lequel il n’était pas fait, le retint dans ses lacs puérils, aux mailles fines et solides, où se prennent parfois les plus rétifs », Maupassant perd quelque chose qu’il eût retrouvé certainement en se libérant de l’esclavage, comme il l’eût fait sans doute si la maladie et la mort n’avaient, tragiquement, résolu le problème.
Il avait écrit dans son Étude sur Gustave Flaubert, dès 1884 : « Plaire aux femmes ! Voilà le désir ardent de presque tous. Être par la toute-puissance du talent, dans Paris, dans le monde, un être d’exception, admiré, adulé, aimé, qui peut cueillir presque à son gré ces fruits de chair vivante dont nous sommes affamés ! Entrer partout où l’on va, précédé d’une renommée, d’un respect et d’une adulation, et voir tous les yeux fixés sur soi, et tous les sourires venir à soi... » Il est cet homme, maintenant, mais il a tôt fait de découvrir que ces délices rêvées, sont payées de bien des soucis.
Il y a une lettre de lui, où il se plaint des servitudes que lui impose l’homme nouveau. Il n’a plus comme autrefois la sensation, si douce et si forte, d’être sans contact avec rien au monde, et il écrit : « Comme j’avais raison de me murer dans l’indifférence ! Si on pouvait ne pas sentir, et seulement comprendre sans laisser ces lambeaux de soi-même à d’autres êtres !... Il est singulier de souffrir du vide, du néant de cette vie, étant résigné comme je le suis à ce néant. Mais voilà, je ne peux vivre sans souvenirs et les souvenirs me grignotent. Je ne peux avoir aucune espérance, je le sais, mais je sens obscurément et sans cesse le mal de cette constatation et le regret de cet avortement. Et les attaches que j’ai dans la vie travaillent ma sensibilité qui est trop humaine, pas assez littéraire. » Et ailleurs : « C’est singulier comme je deviens mentalement un homme différent de ce que j’étais autrefois... Je goûte à certains songes, à certaines exaltations, le même plaisir que je goûtais autrefois à ramer comme un fou sous le soleil3. » Pol Neveux a raison : Maupassant a perdu sa magnifique sérénité.
Il devient le « romancier de soi-même » et, « au lieu d’expliquer ces élégants et ces raffinés, ces artistes et ces écrivains, de leur infuser une âme et de les différencier, il s’incarne en chacun d’eux. Sous les noms d’Olivier Bertin, d’André Mariolle, de Gaston de Lamarche, c’est toujours Guy de Maupassant que l’on retrouve. Il peut multiplier les pseudonymes, son incognito ne saurait nous leurrer4 ».
Certes, on le retrouve en tous, mais plus ou moins : beaucoup plus dans Olivier Bertin que dans André Mariolle. Fort comme la Mort, en effet, est un grand livre, comme Une Vie, comme Pierre et Jean, tandis que Notre Cœur, auprès de parties admirables, offre de grandes faiblesses. Le drame de Fort comme la Mort, c’est la tragédie éternelle de l’homme au seuil de la vieillesse, et qui, plein de force cependant, plein d’ardeur et prompt à l’illusion malgré l’expérience de la douleur, n’accepte pas sans révolte la déchéance qu’il sent prochaine et s’émeut plus qu’il ne le devrait, plus qu’il ne le voudrait, en présence d’une jeune fille. Il est dur de tuer en soi-même le conquérant qui se refuse à mourir. Mais ce drame, ces révoltes, ne sont-ils pas ceux de Maupassant à quarante ans ? Il a, depuis longtemps, la triste certitude du sort qui l’attend. Toute sa vie n’a été qu’une lutte contre l’ennemi qui le guette, dont il a senti les approches sournoises. Son hérédité l’a renseigné, et puis sont venus des symptômes qui ne trompent pas. Parfois il semble résigné. Plus souvent, il se cabre. Le travail n’est qu’un refuge précaire ; en vain, il a, pendant dix ans, produit comme d’autres en toute une longue vie. On ne peut passer l’existence tout entière devant une table à écrire. Le monde est là, avec ses tentations, ses sourires qui accueillent l’auteur célèbre, la griserie du succès près des femmes.
Il faut lire, pour connaître cette période « mondaine » de Maupassant, outre les Souvenirs de François, En regardant passer la Vie, par l’auteur d’Amitié Amoureuse, Mme Leconte du Nouy (en collaboration avec H. Amic) ; et il faut lire encore un article anonyme paru dans la Nouvelle Revue, et dont il n’est pas si difficile de deviner l’auteur ; mais ces documents, il faut les lire avec une certaine prudence ; et puis reprendre ensuite Notre Cœur. On voit comme Amitié Amoureuse semble, quoi qu’on en ait dit, une réplique tardive au roman de Maupassant, paru neuf ans plus tôt, en 1890, — réplique affadie, alambiquée, précieuse, écrite avec un souci évident de paraître dans le beau rôle d’Égérie et de consolatrice, mais réplique quand même.
Elle aussi était une habituée d’Étretat où elle possédait une villa nommée La Bicoque. Il la connut en 1885. Dans En regardant passer la Vie, elle a conté comment d’étroites relations se nouèrent entre elle et son voisin : « Guy, déjà malade, souffrait des yeux. Il craignait pourtant de se coucher trop tôt, et il venait souvent passer la soirée avec nous. Il aimait que je lui fisse la lecture, tandis qu’il était étendu dans l’ombre. » Elle lui lut ainsi beaucoup de lettres de Diderot à Mlle Volland, Mlle de Lespinasse et de Mme d’Épinay : « Et un jour, Maupassant s’amusa à composer sur le modèle d’une chanson de Mme Du Deffand neuf couplets assez lestes qui sont d’un comique excellent5 ». Quelque peu bas bleu, certes, l’aimable lectrice, et on imagine assez mal Maupassant entretenant des mois et des mois cette « amitié amoureuse ». On a laissé dire, non sans complaisance, que bien des lettres de Philippe à Denise étaient les lettres elles-mêmes de Maupassant. On a peine à le croire...
Il disait cependant de Mme Leconte du Nouy qu’elle avait « le génie de l’amitié ». Mais il allait rencontrer sur son chemin de mauvais génies qui hâtèrent l’évolution du mal impitoyable dont il devait si tôt mourir. Jean Lorrain a écrit — avant beaucoup d’autres, — ce qu’il faut penser de ces épisodes mondains qui forment l’avant-dernier chapitre de la biographie de Maupassant : « Déjà, en pleine vogue littéraire, je ne le rencontrais que chez Mme Commanville, la nièce de Gustave Flaubert, et encore commençait-il à délaisser ce salon, attiré qu’il était vers les halls princiers et le luxe de serre chaude du faubourg Saint-Honoré où Paul Bourget et lui passionnaient alors la haute société israélite. Maupassant devait y rencontrer la femme, la capricieuse et l’ennuyée, dont la fantaisie féroce hâta le déséquilibre du pauvre grand écrivain. C’est à une mondaine que la littérature doit la disparition si prompte et si inattendue du talent de Maupassant. C’est à coups d’épingle que le beau monde, en apparence épris et subjugué, creva la vanité du romancier, qui était grande. Le snobisme que ce milieu factice avait développé dans l’auteur d’Une Vie eut cruellement à souffrir des petits complots des chères Madames ; Maupassant y fut victime de quelques mystifications féroces6. » Et Jean Lorrain conclut en donnant pour preuve à l’appui l’histoire d’un dîner chez Mme C... d’A... où, pour s’en gausser, l’on complota de faire venir Maupassant en habit de couleur, alors que tous les autres convives portaient d’irréprochables fracs noirs.
Certes, il faut se garder aveuglément de croire toutes les anecdotes colportées sur Maupassant et les femmes du monde. Paul Bourget, par exemple, m’a affirmé que l’histoire de l’habit de couleur porté par Maupassant chez Mme Cahen d’Anvers était une pure invention, et Henry Céard montrait la même réserve quant aux commérages représentant l’auteur de Notre Cœur, comme un trop naïf provincial, grisé par le monde. Ces réserves de deux témoins n’étaient point dues à la bonne camaraderie, mais simplement au respect de la vérité. La biographie de Maupassant, en ses dernières années, est assez tragique pour qu’il ne soit pas besoin d’y ajouter. Il n’a pas été dupe autant qu’on l’a bien voulu dire. Il n’est pas besoin d’être dupe pour être meurtri, pour souffrir. Il était sincère en disant à ses intimes son dégoût du monde et l’ennui ressenti près des Altesses, mais il ne pouvait plus se passer de leur société.
Il croyait dominer les femmes par sa force de mâle. Il n’est pas le seul qui, parfois, trop sûr de soi, ait cependant donné dans leurs pièges tendus en prenant pour appât ce besoin de sentimentalité que gardent souvent ceux qui se croient les plus forts. Certaines se le renvoyèrent comme les raquettes renvoient le volant. Il était resté, plus qu’il ne le voulait montrer, l’homme simple d’autrefois et il s’énervait ou s’attristait qu’on exigeât, dans le rôle qu’il voulait jouer près de ses prétendues conquêtes, tout autre chose. Certaines pages de Notre Cœur rendent le son d’un aveu. Il y a quelque chose de prophétique dans ce pseudonyme de Maufrigneuse qu’il prit en 1882 au Gil Blas : ses belles amies devaient, comme Mme de Maufrigneuse, lui donner quelquefois la comédie du sentiment et de la pureté — pureté dont il se faisait gloire de les débarrasser vite. C’est avec cette réserve qu’il faut interpréter ses protestations d’indépendance ; il a été la victime consentante de perverses astuces féminines. L’aventure de Marie Bashkirtsheff est, à cet égard, bien caractéristique. Elle se passe en avril 1884. Miss Harriet vient de paraître au début du mois, suivant de près Au Soleil, mis en vente en janvier, et les Contes de la Bécasse et Une Vie, l’année précédente. Marie Bashkirtsheff s’amuse à intriguer l’auteur à succès, dont elle sait, comme tout le monde, qu’il est friand d’aventures. Elle veut bien jouer, mais en sortant les griffes, et en se protégeant sous le masque d’initiales. Elle est Mme R. G. D. et ne donne pour adresse que le bureau restant de la Madeleine. Car celle que Maurice Barrès baptisa avec une si juste ironie Notre-Dame du Sleeping-car, était aussi la Notre-Dame de la poste restante. Elle a certainement voulu imiter quelqu’une de ses belles amies ; mais elle a vite appris que son correspondant n’était pas l’homme des « liaisons intellectuelles ». Le dommage est que cette rude franchise, d’autres aient si bien su en esquiver les coups.
Il faut tenir compte aussi de ce besoin de mystifier tous ceux qui l’approchent, qui est en lui depuis toujours et qui se développe encore avec le temps. La mystification appelle sa revanche et le trompeur est berné à son tour. On sait quelles inventions il imagina, se faisant passer pour anthropophage et déclarant avec un imperturbable sérieux que l’épaule de femme était un morceau si délicat « qu’il en reprenait ». Survivance des « blagues » de Flaubert et du garçon ! Et Baudelaire, lui aussi, ne se plaisait-il pas à des inventions aussi étranges ?
Le canotier de la Grenouillère survit dans le mondain qui imagine des mystifications, qui envoie à quelque jolie femme un panier plein de grenouilles vivantes et rit tout seul à la pensée de l’effroi ressenti par la dame lorsque les bestioles s’échapperont sur le tapis du boudoir ; comme la comtesse Potocka lui avait, en manière de taquinerie, fait porter quelques poupées, il les lui renvoie... engrossées. Pourtant, il a peur d’avoir passé la mesure. Vite rassuré par un billet, il s’excuse : « Merci de ne m’en avoir pas voulu pour l’histoire des poupées, dont j’étais désolé... » Mais il n’avait pas su résister à l’impulsion baroque, et, de moins en moins, il gardera la maîtrise de lui-même, le contrôle de ses actes.
Un autre trait de caractère qui s’exagère aussi sous l’influence du surmenage auquel le contraint sa production intensive, c’est la fréquence et la soudaineté des « phobies » auxquelles il ne peut résister. Elles expliquent sa « vie errante », le dégoût subit que lui inspirent les choses supportées jusqu’alors. Pour les objets et les lieux, passe encore, mais pour les gens, comment le pauvre Maupassant (dont on ne savait pas qu’il eût la plus réelle et la plus triste des excuses) n’eût-il pas supporté les conséquences de ce que l’on pouvait prendre pour d’inexplicables incartades ?
C’est probablement ainsi qu’il faut interpréter le différend qui le sépara de Goncourt, à propos des deux dernières pages de la Préface de Pierre et Jean, datée de la Guillette, à Étretat, septembre 1887.
Il avait écrit : « Il n’est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu’on nous impose aujourd’hui, sous le nom d’écriture artiste, pour fixer toutes les nuances de la pensée... Efforçons-nous d’être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares... La langue française est une eau pure que les écrivains maniérés n’ont jamais pu et ne pourront jamais troubler... » Et il avait envoyé ce poulet à Edmond de Goncourt, accompagné d’une lettre protestant de son admiration. Inconscience, défi ou grossièreté ? Non, rien de tout cela, probablement. Après avoir, par foucade, écrit ces lignes (qui correspondent exactement à sa pensée, mais que rien ne l’eût empêché de rendre moins brutalement provocantes), il essaie par sa lettre d’en atténuer la portée, comme on l’a dit déjà plus haut. Mais l’aventure étonna tous les familiers du « Grenier ». Pour l’homme qui collectionnait des tableaux et qui avait écrit dans Idées et Sensations — livre dédié à Flaubert — « l’épithète rare, voilà la marque de l’écrivain », l’attaque du disciple était inconcevable. « Je cherche en vain — m’écrivait Céard — pour quelle raison littéraire Maupassant se livra à cette agression trop précise pour n’avoir pas été préméditée. Mais, si on considère que bientôt il intentera un procès au Figaro, coupable à ses yeux d’avoir publié sa Préface de Pierre et Jean en y pratiquant des coupures, on est amené à croire que Maupassant, à ce moment, était travaillé d’une phobie dont Goncourt devint la victime. Peut-être aussi lui avait-on rapporté le mot de Goncourt sur son appartement de la rue Montchanin, que l’homme d’Auteuil appelait un “logis de souteneur caraïbe”. Les amis transportent volontiers ces aimables appréciations7. »

1 Paul BOURGET.
2 Pol NEVEUX, p. LXXI.
3 Lettre inédite, citée par Pol NEVEUX, p. LXXVII.
4 Ibid., p. LXXIX.
5 En regardant passer la vie, passim. Cf. aussi Éd. MAYNIAL, loc. cit., p. 168.
6 Cité par G. NORMANDY, loc. cit., p. 90.
7 Lettre inédite d’Henry CÉARD.

Chapitre V, 3 Chapitre VI, 1 Chapitre VI, 2