II
Chacun de nous, sur la scène du monde, porte le masque qu’il s’est choisi ; et chacun, dans le drame de la vie, de l’enfance à la vieillesse, joue successivement tous les rôles, mais s’efforce pourtant de laisser l’image définitive d’un instant préféré : All the world’s a stage, and all the men and women merely players, a dit Shakespeare. Ce n’est pas toujours hypocrisie ; ce n’est pas toujours le désir de feindre, qui fixe le déguisement, mais plutôt serait-ce une espèce de pudeur : elle nous fait craindre de paraître en état de nudité morale à l’heure de la mort ; elle nous fait espérer que la mort même ne saura point ôter tout entières les apparences dont nous sommes vêtus. Ainsi, obscurs ou célèbres, les hommes travaillent à créer leur légende. Pour ceux que leurs œuvres destinent à survivre, ils cherchent, consciemment ou non, à ce que ces ouvrages qu’ils souhaitent durables ne portent pas témoignage contre leurs auteurs au tribunal de la postérité. La grande affaire pour tous, est de demeurer tel qu’on a voulu paraître. Le destin, parfois, collabore avec l’artiste et l’aide dans un lent travail soumis à d’incessantes retouches. D’autres fois, le sort s’acharne à tout effacer, et il arrive qu’au patient mensonge laborieusement construit, une autre erreur se substitue à l’heure de la mort.
Il n’y a point d’écrivain dont la légende se soit formée plus étrangement que celle de Maupassant : son destin fut tragique et sa fin lamentable. Mais il n’est responsable que pour une bien faible part des erreurs accumulées autour de sa biographie. Certes, lui, comme tant d’autres, a caché ses traits sous un masque. Il l’a choisi selon la mode du temps où il vécut. Bel-Ami est un petit neveu dégénéré de ce don Juan de Byron qui sut avoir « plusieurs amis dont chacun avait plusieurs femmes, et qui, également bien vu des maris et des dames », sut aussi des uns des autres tirer plaisirs et profits. En cette « fin de siècle » on
respirait, encore mêlés aux odeurs fortes du naturalisme, les relents attardés du romantisme byronien. Forfanterie ou dandysme, ou les deux ensemble, il est arrivé qu’un jour, en manière de jeu, l’auteur voulut signer pour une amie la dédicace de son roman du nom même de son héros, Bel-Ami. Le masque est quelquefois comme la tunique de Nessus : dès qu’on l’a mis, rien ne peut plus l’arracher. On a, et tout au rebours de ce que l’observation prudente eût fait déduire, établi des relations imaginaires entre les faits, les actes, les paroles de Maupassant, homme privé, et le comportement de ses personnages. De certains goûts baroques dont on ne sait s’ils venaient du besoin d’étonner ou s’ils étaient naturels chez Maupassant, de certains propos qui, eux, n’étaient que galéjades normandes bien plus énormes que les provençales, on a tiré des conséquences extrêmes, et donné dès lors pour vérité ce qui n’était que médisances ou calomnies. On ne s’est point satisfait de lier si bien l’homme à son œuvre, l’écrivain à ses personnages ou à ses inventions plaisantes ou cyniques, on a recherché dans les livres et les dires — écrits ou verbaux — la trace de la maladie. On a vu systématiquement de la folie où il n’y en a point, et on a donné pour le produit de la démence le travail le plus équilibré et le plus sagement construit qu’artiste ait jamais accompli ; on a cherché jusque dans sa fécondité — prodigieuse comme celle de Balzac, mais point davantage morbide — une preuve de cette misère physique dont on voulait accabler sa personne morale.
Expliquer l’œuvre par l’homme est un des propos du critique. Mais il y faut une circonspection constante et tout exempte de parti pris. L’omission d’un document peut être tout aussi funeste que son interprétation abusive. C’est pourquoi, en pareille affaire, on n’a jamais trop de lumière et on ne réunit jamais trop de documents. Le tout est de les remettre à leur place, de les interpréter équitablement, sans fausser certains qui rapetissent les uns et grossissent les autres.
Or, bien des documents ont été publiés qui nous renseignent mieux sur Maupassant. La
Correspondance — incomplète, il est vrai, mais quand même assez abondante pour bien éclairer sa biographie en même temps que sa psychologie — a paru en 1939. Le voile qui recouvrait — de manière fort transparente, il est sûr — certains visages féminins, a été levé dans des livres comme celui
de Paul Morand. Mais, au fond, tous ces détails nouveaux ne nous ont pas appris grand-chose que nous ne soupçonnions, que nous ne sachions déjà.
D’abord les chroniques, les articles de journaux et revues, les préfaces, jusqu’alors peu connus parce qu’ils étaient demeurés hors des éditions des Œuvres complètes, nous font mieux juger l’esprit de Maupassant, point aussi barbare, aussi inculte que l’on a voulu le dire : l’homme qui a écrit les pages pénétrantes sur Balzac, sur Tourgueniev, sur les poètes français du XVIe siècle, fait preuve d’une culture indéniable et pourtant bien souvent contestée. Mais c’est surtout la Correspondance qui nous est précieuse pour connaître le vrai Maupassant.
On y voit, dès les premières lettres, s’épanouir la camaraderie fraternelle avec Pinchon, avec Hennique, avec quelques autres compagnons des premières armes. On y voit grandir cette amitié magnifique qui unit à Flaubert le disciple, et que la mort du maître ne fit point mourir. On y voit s’obscurcir d’autres lumières d’abord aveuglantes : lentement, sournoisement, la maladie rôde, guette, renouvelle ses attaques sur un organisme affaibli par le travail, épuisé par les plaisirs où l’homme a cherché l’oubli de ses maux, en même temps que l’écrivain demandait aux voyages, au dépaysement, souvent même à l’éther dans les crises intolérables, un soulagement. Mais on y trouve autre chose, aussi, et c’est là le drame le plus douloureux : ce Maupassant qu’on nous disait aussi peu « sentimental » qu’il est possible, tout enfoncé dans la matière, tout occupé de joies physiques grossières, ce garçon qu’on eût qualifié de lourdaud, s’il n’y avait dans ses écrits, malgré tout, bien de la finesse, le voici qui se révèle, de-ci de-là, tout différent de cette image, tout au rebours de sa légende. Il a — comme il le dit — caché son cœur sous l’attirail trompeur du libertin, et si bien que tout le monde l’a cru mort dès l’enfance, desséché déjà dès la jeunesse. Mais non : dans quelques lettres, ce cœur frémit, ses pulsations font jaillir une tendresse refoulée et scandent le rythme des phrases, — ces pauvres phrases désespérées d’un homme qui, sous sa vulnérable cuirasse de feinte indifférence, reste un écorché vif.