III
Le drame offre toutes les péripéties de la tragédie antique ; les Érynnies poursuivent le romancier, s’acharnent ; elles lui ont fait un funeste don : la clairvoyance. Il a été, dès l’enfance, témoin de scènes lamentables qui ont déssillé ses yeux naïfs et les ont repus des spectacles les plus douloureux pour un fils. Il sait son hérédité « chargée », comme disent les médecins. Plus tard, il verra son frère descendre le chemin ténébreux qui conduit à la folie. Pour épargner aux siens un dangereux voisinage, il lui faudra conduire ce frère à l’asile d’aliénés de Bron ; et longtemps, jusqu’à l’instant où sa raison vacillera à son tour, il entendra le cri déchirant que poussa l’abandonné lorsque, reprenant conscience au moment de l’adieu, il comprit qu’il entrait vivant au tombeau.
« Il m’a déchiré le cœur, et tellement, que je n’ai jamais souffert ainsi — écrivait Maupassant à la comtesse Potocka le soir même. — Quand j’ai dû partir et quand on lui a refusé de m’accompagner à la gare, il s’est mis à gémir d’une façon si affreuse que je n’ai pu me retenir de pleurer en regardant ce condamné à mort que la Nature tue, qui ne sortira pas de cette prison, qui ne reverra pas sa mère. Il sent bien qu’il y a en lui quelque chose d’effroyable, d’irréparable, sans savoir quoi...
« ... Si mon frère meurt avant ma mère, je crois que je deviendrai fou moi-même en songeant à la souffrance de cet être. Ah ! la pauvre femme, a-t-elle été noyée, écrasée, broyée et martyrisée sans répit depuis son mariage ! »
Hervé allait mourir à Bron le 13 novembre 1889. Le choc est rude, et c’est de ce moment que les troubles, chez Guy, s’accentuent. Pourtant, près de trois ans encore, il va faire effort, lutter avec plus d’acharnement que jamais contre son propre destin.
Plus que jamais, aussi, il éprouve le besoin de se dépayser, de fuir. Les préparatifs de l’Exposition, la transformation que subit
Paris en vue de la grande foire, lui sont insupportables. Il le dit au début de
La Vie errante, dans le chapitre que, précisément, il intitule
Lassitude : « J’ai quitté Paris et même la France parce que la tour Eiffel finissait par m’ennuyer trop ».
Boutade ? Certes, mais qui exprime une irritation qu’il n’est pas seul à éprouver : beaucoup d’autres écrivains et d’autres artistes ont adressé une pétition aux pouvoirs publics pour qu’on démolisse, aussitôt l’Exposition fermée, cette ferraille orgueilleuse qui va ruiner l’harmonie d’un admirable paysage urbain. Mais, lui, en emporte un souvenir qui « le hante comme un cauchemar, comme la vision réalisée de l’horrible spectacle que peut donner à un homme dégoûté la foule humaine qui s’amuse. »
Il voyage, et il travaille ; c’est encore le refuge le plus sûr. Mais le mal progresse. Ses lettres en portent la trace : malgré son stoïcisme, il laisse échapper des plaintes. Les troubles oculaires, si douloureux, les maux de tête de plus en plus fréquents et pénibles, le harcèlent. Est-ce une raison pour en conclure qu’il commençait d’être fou ?
Le Horla a paru dans le
Gil Blas du 26 octobre 1886. C’était le temps où tout Paris s’occupait des leçons de Charcot à la Salpêtrière, où dans les salons et dans les journaux, les maladies de la personnalité, les troubles nerveux, l’hystérie, fournissaient matière à discussions. Le sujet du
Horla est sorti d’une conversation de Maupassant avec Léon Hennique, on l’a vu déjà, et Hennique a dit plus tard : « S’il y a un fou dans l’aventure, c’est donc moi, puisque c’est moi qui ai donné à Maupassant l’idée de cette nouvelle ! » La vérité est plus tragique : Maupassant, depuis ses débuts, souffre, craint et lutte. Mais ce n’est pas la pathologie qui nous révélera jamais le secret de son génie littéraire ; ce n’est pas
parce qu’il est mort fou, étant devenu paralytique général à la fin de sa vie (et on ne reste pas des années atteint d’une maladie qui évolue si rapidement) qu’il a écrit une œuvre abondante et de claire lucidité, c’est
malgré les menaces dont il ne savait que trop la gravité qu’il a travaillé avec un acharnement d’autant plus méritoire qu’il lui coûtait plus de peine et de souffrance
1.
Tel est le sophisme, telle est la légende de Maupassant ; on a dit :
à cause qu’il était déjà fou, Maupassant a écrit son œuvre. Il faudrait dire au contraire :
malgré la maladie dont il redoutait qu’elle aboutît à la folie, dont il savait qu’elle pouvait, comme elle avait fait de son frère, le mener au cabanon, il est parvenu à écrire. On fait de ses ouvrages une conséquence, un résultat d’un état mental morbide qui n’existait pas encore, alors qu’ils sont le fruit d’une révolte, alors qu’au lieu d’être le produit inconscient d’un malade, ils sont un témoignage de volonté et d’énergie lucide, parfois une espèce d’exorcisme.
Si Taine a dit du Champ d’Oliviers que « c’était de l’Eschyle », la vie de Maupassant, sa lutte contre le destin qui l’accable, son œuvre arrachée à la mort lente qu’il pressent, n’est-ce point du Sophocle ?
Et s’il faut à tout prix de l’extraordinaire pour qu’on juge digne d’admiration ou simplement d’intérêt tel « cas » littéraire, avouons qu’ici la vérité est plus extraordinaire que la légende, qu’elle mérite bien davantage notre admiration — et aussi notre sympathie.
1 Telle est d’ailleurs la conclusion du Dr Jacques LE BRETON (thèse de Paris : La maison de santé du docteur Blanche, ses médecins, ses maladies, Libr. Médicale Marcel Vigné, 1937).